"Husserl oppose en effet la « psychologie
génétique » de Franz Brentano à la thèse d’une autonomie du système formel
logico-mathématique défendue par son maître Weierstrass : si Husserl se veut
philosophe des mathématiques et non pas simple mathématicien, c’est qu’il
reconnaît que la question de la fondation des mathématiques n’est pas un
problème mathématique, mais relève d’une philosophie que Husserl comprend alors
comme « psychologie » : « L’analyse du concept de nombre », écrit-il, « appartient
intrinsèquement à la psychologie. » La généalogie des mathématiques
qu’entreprend Husserl le mène alors à fonder les idéalités sur l’activité du
sujet : « Les nombres sont des créations de l’esprit dans la mesure où
ils constituent des résultats d’activités que nous exerçons à l’égard de
contenus concrets. »
C’est donc la même tâche qui échoit, au même moment, à
Nietzsche et à Husserl : contre la thèse métaphysique d’une autonomie de la
rationalité qui a trouvé son achèvement dans le système hégélien, engager un
travail généalogique visant à la refonder sur la vie du sujet."
"L’histoire occidentale est une visée
intentionnelle qui cherche sa vérification : l’époque du nihilisme est sa «
déception ultime », dans laquelle il devient manifeste que cette visée de sens
est invérifiable, c’est-à-dire insensée. – Et puisque Husserl donne au Logos
absolu le nom de « Dieu », puisqu’il fait de l’histoire « le processus de
l’autoréalisation de la divinité » (Selbstrealisierungs-prozess der
Gottheit), il faut donner à l’avènement du nihilisme contemporain le nom
qui lui revient : celui de la mort de Dieu. [...]
Il convient de souligner ici la radicalité de la pensée de Husserl, puisque
c’est « l’idée de la science universelle », qui guidait les Méditations cartésiennes et qui était le « rêve » de toute la phénoménologie, qui se
retrouve mise en question. L’étude de cette intention inaugurale y décèle en
effet un « préjugé » : « La tradition antique préjuge tacitement qu’il y a
une vérité “ultimement valable”, qu’il y a un être-en-soi ultimement valable,
absolu (...) un monde vrai. » Ici apparaît ce qui est sans doute le signe
le plus flagrant de l’intimité entre la phénoménologie et la pensée
nietzschéenne : la remise en cause de la valeur de la science et de son statut
d’idéal."
[Glose 1 : L’association d’Husserl a une
conception de l’histoire comme auto-réalisation de l’Absolu (Dieu) est
déconcertante, dans la mesure où Husserl, quoique chrétien, ne traite pas -à ma
connaissance- de Dieu dans ses œuvres philosophiques. De plus, une telle
conception est habituellement associée à la philosophie de l’histoire hégélienne, et plus classiquement aux théodicées des théologiens. Or, je n’ai
remarqué nulle part une influence de Hegel sur Husserl.
Mon autre motif de perplexité tient à ce que la Krisis de Husserl ne semble pas rejeter son projet de longue haleine visant -prétendument…- à ériger la phénoménologie en « science rigoureuse », architectonique.]
"La Krisis découvre dans l’ « idéal théorique » –dans l’idée que l’homme idéal est l’homme théorique, idéal formulé en Grèce et réactivé à la Renaissance– la cause de la crise européenne : Husserl reprend ainsi le diagnostic initial de Nietzsche, formulé dès La Naissance de la tragédie et sur lequel il ne reviendra plus, qui voit dans la civilisation théorique ou « civilisation alexandrine » l’origine de l’angoisse moderne : « Notre monde moderne est tout entier pris dans le filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idéal l’homme théorique (...) Le désastre qui sommeille au sein de la civilisation théorique se met peu à peu à envahir d’angoisse l’homme moderne. » De cet idéal mortifère, Socrate est « l’archétype et l’ancêtre » : il incarne – si l’on peut dire – ce refus de la vie, il est celui qui, affecté d’une « hypertrophie de la faculté logique », a « fait de la raison un tyran » dressé contre les instincts, qui a « instauré une lumière perpétuelle » dirigée contre l’abîme de la nuit dionysiaque, et qui a fait de la dialectique une « forme de vengeance » contre l’innocente jouissance de la vie."
"Le phénoménologue renonce à toute position
d’objectivité pour accéder au sol des significations objectives : mais ce
que révèle cette suspension de jugement, c’est que l’objectivité est insensée
et que le sujet est la seule source de sens. Bref, la négation du monde le fait
apparaître comme constitué par les visées de sens, et manifeste sa structure
phénoménale : « Ce que j’avais là autrefois devant les yeux comme “le” monde
étant et valant pour moi, cela est devenu un simple phénomène. » En cela,
l’εποχη est le dénouement de la crise que constitue le nihilisme contemporain
et ouvre une voie de dépassement pour l’humanité européenne : la
phénoménologie, précise en ce sens la Krisis, fonde « la possibilité d’un
changement radical de l’humanité dans son ensemble par cette εποχη qui
l’atteint dans ses profondeurs philosophiques ». En effet, l’εποχη « consiste
à soumettre réellement toute chose au renversement (Umsturz), tout ce qui
valait ou pourrait valoir pour moi » ; elle est une universelle «
transvaluation » […] des significations, qui les déleste de leur index mondain
pour les rapatrier dans le pur vécu. L’εποχη laisse ainsi subsister le monde
dans son intégralité, mais libéré de ses arrière-mondes : elle révèle que le
monde n’est rien au-delà de sa présence phénoménale, que le monde
n’a pas d’au-delà mais consiste tout entier dans son immanence aux vécus –et
finalement que le sujet est le sens et l’origine du monde."
"L’ « abolition du monde vrai » est son εποχη par
laquelle est révélé le monde total et plein de la vie subjective."
"Nietzsche et Husserl cherchent à remédier à une
perversion congénitale de l’esprit européen en le ressourçant à son origine
perdue, la vie."
"La phénoménologie s’inaugure certes dans
les Recherches logiques par une mise hors jeu de l’ontologie,
mais l’ontologie qui est alors annulée « vise à des déterminations
aprioriques pour des objets d’une conscience possible ». La phénoménologie
est pure, écrit Husserl en 1901, en ce qu’elle « n’effectue aucun acte
positionnel empirique ni judicatif se rapportant à des objets transcendants à
la conscience. (...) Ainsi comprises, toutes les recherches du présent ouvrage
(...) ne comportaient pas de thèmes ontologiques »."
"Le manuscrit de 1933 intitulé Téléologie
universelle est à ce titre crucial : Husserl y tente en effet de
déterminer la nature de la couche primordiale, et la définit en ces termes :
« La primordialité est un système pulsionnel. » Ce texte opère en
ce sens la plus radicale des réductions, puisque c’est l’intentionnalité
égoïque elle-même qui se voit fondée sur l’archè-intentionnalité de la « pulsion
» (Trieb). Pour définir le monde primordial ou monde de la vie,
Husserl formule alors l’hypothèse d’ « une intentionnalité pulsionnelle
universelle ». Un tel texte ne peut être sous-estimé, puisqu’il répond à la
nécessité énoncée dans la Krisis de déterminer « l’intentionnalité
vivante qui règne dans ce fondement » : or il est clair qu’avec l’hypothèse
d’une « intentionnalité pulsionnelle universelle », Husserl se rapproche de la
pensée nietzschéenne de la Volonté de puissance."
[Glose 2 : le rapprochement est incontestable.
On pourrait alors parler d’un tournant « désubjectivant » de la
phénoménologie. On peut d’ailleurs se demander si l’appellation d’idéalisme convient
encore à un phénoménisme rapporté à l’expression du corps vivant. Ne devrait-on
pas plutôt parler d’un vitalisme ?]
"La pensée nietzschéenne du corps, loin de
tout biologisme, relève de la pensée phénoménologique de la chair :
pas seulement parce que Nietzsche use expressément du vocable Leib,
mais parce qu’il définit le corps comme un Soi, qu’il le définit donc comme
corps subjectif, et non pas comme le corps objectif des sciences positives. La
différence entre corps vécu et corps conçu est ainsi explicitée par Nietzsche :
« Quelle différence entre le corps (Leib) que nous éprouvons, voyons,
sentons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste !
» C’est donc sur cette Chair éprouvée dans la passivité et l’affectivité que se
déporte tout le poids de la subjectivité transcendantale et de sa fonction
de constitution : « Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?” ;
c’est l’interpréter lui-même, en tant que forme de la Volonté de puissance, qui
existe (non cependant en tant qu’ “être”, mais en tant que processus, que
devenir) en tant qu’affection (als ein Affekt) » ; « L’interprétation
d’un événement soit comme agir, soit comme souffrir – tout agir étant donc un
souffrir (ein Leiden). » En accédant à ce domaine, la pensée « fraye la
voie qui mène jusqu’aux Mères de l’être », et la méthode impose de s’en
tenir à lui. Nietzsche note ainsi pendant les années de rédaction du Zarathoustra :
« Ce “miracle des miracles” (diesem “Wunder der
Wunder”)... tout ce phénomène “Chair” (dieses ganze Phänomen
“Leib”) est, au point de vue intellectuel, aussi supérieur à notre
conscience, à notre “esprit”, à nos façons conscientes de penser, de sentir et
de vouloir, que l’algèbre est supérieur à la table de multiplication. L’
“appareil neuro-cérébral” n’a pas été construit avec cette “divine” subtilité
dans la seule intention de produire la pensée, la sensation, la volonté : il me
semble tout au contraire que justement pour produire le penser, le sentir et le
vouloir, il n’est nul besoin d’un “appareil”, mais que ces phénomènes,
et eux seuls, sont la chose elle-même (die Sache Selbst). »
Nietzsche doit alors reconnaître et expliciter le statut méthodologique de la
Chair : « Le phénomène de la Chair (Das Phänomen des
Leibes) est un phénomène plus riche, plus clair, plus saisissable
[que la conscience] : à placer au premier rang, pour des raisons de
méthode, sans rien préjuger de sa signification ultime. »
C’est donc « guidée par le fil conducteur de la Chair
(am Leitfaden des Leibes) » [103] qu’est élaborée l’ « hypothèse » de la
Volonté de puissance."
[Glose 3 : L’opposition méthodologique de
Nietzsche au cartésianisme est limpide. On hésite tout de même à admettre que
Husserl -un Husserl postérieur aux Méditations cartésiennes- l’eut
repris à son compte, tant les sciences biologiques ne semblent pas l’avoir
intéressé -contrairement à Nietzsche (et ceci doit amener à douter de l’absence
de « biologisme » dans la conception nietzschéenne du corps).
Attribuer une force de constitution des
représentations au « corps » ne semble guère être un moyen de s’extirper
de l’opposition métaphysique entre le matérialisme et l’idéalisme.
Car :
-ou bien le fondement est rapporté au « corps
vécu », et donc à des faits de conscience (j’ai conscience de
sensations, etc.). On aurait alors un monisme idéaliste (le réel se
ramène au sujet conscient).
-ou bien alors les représentations sont rapportées à un corps objectif (ce qui n’est ici qu’une spéculation gratuite, puisque l'objectivité n'est pas démontrée) -et on s’oriente alors vers un naturalisme ou un matérialisme (la matérialité d’un agencement corporel produit les représentants, la matière organique produit la pensée, etc.). Et de fait, plus d’un trait de la démarche de Nietzsche s’apparente au matérialisme, ce qui, il faut bien le dire, n’est nullement le cas de Husserl. D’où l’impossibilité d’admettre que la phénoménologie marque un « aboutissement systématique du nietzschéisme ». Il serait beaucoup plus juste de parler d’un moment nietzschéen dans la réflexion tardive de Husserl -on parle après tout de manuscrits en partie non publiés du vivant de l’auteur… Et dans cette perspective, l'accomplissement / dépassement de la phénoménologie n'est-il pas atteint avec le matérialisme de Tran duc Thao ? L'intentionnalité y est en effet rapportée aux possibilités d'action du sujet incarné vis-à-vis d'un objet qui lui résiste, qui est donc objet réel, transcendant, etc.
Il n'y a pas de troisième possibilité. On ne voit pas très bien ce que serait un "corps" ou une "chair" (comme dit Merleau-Ponty) antérieure à la division du sujet et de l'objet. Le terme convient mal pour désigner ce qu'il faudrait plutôt nommer, avec James, expérience pure -ou, avec Deleuze, champ d'immanence. Du reste, le projet même d'atteindre à un fondement, donc à l'absolu, n'est-il pas contradictoire avec la démarche sceptique et antimétaphysique de Nietzsche ?]
"L’ « esprit libre » n’est pas, comme l’affirme
toute la tradition métaphysique, celui qui s’est libéré par le savoir, mais
bien au contraire celui qui s’est libéré du savoir, du savoir de structure
métaphysique, caractérisé par l’asservissement à l’objectivité."
-Jean Vioulac, « De Nietzsche à Husserl. La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen », Les Études philosophiques, 2005, 73(2), 203-227.
Hum, oui, pourquoi pas. Mais je partage vos réserves quant au fait de considérer Husserl comme un continuateur de Nietzsche. Bien sûr il y a une défiance commune à l’égard du « réalisme » métaphysique, mais les perspectives ne sont vraiment pas les mêmes. Par ailleurs vous qualifiez Husserl de « chrétien », j’ai toujours lu pour ma part qu’il était d’ascendance juive, ce n’est pas la même chose. J’ai remarqué que vous dégainez facilement ce qualificatif de chrétien (pour Rousseau aussi jadis), je pense que les « vrais » chrétiens sont plus rares que vous ne pensez, surtout chez les philosophes…
RépondreSupprimerLes convictions religieuses exactes de Husserl seraient à vérifier, je m'appui en effet sur un texte dont je n'ai pas la source, une lettre de Husserl à Roman Ingarden et Edith Stein :
RépondreSupprimer« La vie d’un homme n’est rien d’autre qu’un chemin vers Dieu. J’ai essayé de parvenir au but sans l’idée de la théologie, ses preuves, ses méthodes, en d’autres termes, j’ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissaient pas la route sûre de la foi passant par l’Eglise. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du risque que j’aurais moi-même couru si je ne m’étais pas senti profondément lié à Dieu et chrétien du fond du cœur. »