lundi 3 janvier 2022

Nietzsche était-il matérialiste ?


« C'est une question délicate, à laquelle contribue en partie l'utilisation ambiguë du terme "matérialisme" en philosophie. Les philosophes qui proposent que le matérialisme soit identique au physicalisme (la doctrine selon laquelle tout est physique) trouvent généralement peu de choses à approuver chez Nietzsche après avoir été confrontés à son scepticisme scientifique. Il s'agit des "matérialistes" que Nietzsche critique, notamment à travers ses attaques contre le darwinisme.

Cependant, d'autres définitions du matérialisme sont plus enclines à accepter Nietzsche dans leur giron. J'ai vu Nietzsche caractérisé comme un "matérialiste vitaliste", aux côtés de Bergson et Deleuze. Cela fonctionne comme une identification en raison de son utilisation de la Volonté de puissance - il la traite comme la substance dont tout est fait (dans ses dernières œuvres au moins), et donc comme la "matière" de sa théorie. Cependant, Nietzsche ne peut être un physicaliste en raison de sa foi dans le vitalisme et l'irrationalisme (qui sont en contradiction avec la tendance scientifique du physicalisme moderne).

Pour les matérialistes vitalistes, tout est fait de quelque "force vivante" (élan vital), comme la Volonté de puissance chez Nietzsche, le Préindividuel chez Simondon, et la Différence chez Deleuze. Ils peuvent encore être intelligiblement appelés "matérialistes" (plutôt qu'idéalistes) puisqu'ils donnent la priorité à l'Être sur la Pensée, en donnant à l'Être le nom de l'élan vital.

Il existe de nombreux types de matérialisme, mais ils sont tous généralement unifiés par ce critère de "l'Être avant la Pensée", bien que ce "avant" puisse être interprété de diverses manières pour aboutir au matérialisme dialectique, au matérialisme vitaliste, ou même au physicalisme.

Pour donner un sens à Nietzsche en tant que matérialiste, considérez son traitement de la morale et des vertus : elles ne sont, pour lui du moins, rien d'autre que les affectations momentanées du corps (le contentement est produit par un bon sommeil et un estomac facile, et ainsi de suite). ). Ensuite, elles trouvent leur origine dans la "base" matérielle et non dans les idéalités comme dans la philosophie de Platon. Ce qui est "bon" n'est pas le résultat d'une pensée absolue à la manière de l'anamnèse, mais le produit expérientiel des circonstances corporelles/matérielles. »

(Phenomenolaghast, Réponse à la question "Nietzsche était-il matérialiste ?", 2020).

 

Il y a certainement des « gestes théoriques matérialistes » chez Nietzsche :

« Selon [Yvon Quiniou], Nietzsche formule lui-même, nonobstant ses critiques bien connues du matérialisme mécaniste, un certains nombre de positions philosophiques « … caractéristiques d’un matérialisme » en général : extériorité et antériorité du monde vis-à-vis de la « conscience », « origine naturelle de l’homme » (exclusive de toute origine transcendante ou transcendantale et a priori), « phénoménalité intégrale de l’expérience » (libérée de tout dualisme métaphysique), nécessitarisme enfin. »

(André Stanguennec, "Le matérialisme questionne Nietzsche : le tragique et l’immoralisme impossibles ?", chapitre 3 in Le questionnement moral de Nietzsche, Presses universitaires du Septentrion, 2005, 368 pages).

 

Nietzsche refuse également un « fixisme » ontologique individuel originel, ce qui l’apparente à la démarche matérialiste « anti-substantialiste » (et/ou "anti-mécaniste") de Simondon. L’Etre c’est le devenir :

"[Si le monde] était capable de s'arrêter, de se figer, d'« être », […] il y a longtemps que tout devenir serait révolu, et toute pensée, et tout « esprit »."

(Nietzsche, "La volonté de puissance". Tome 1, Livre II chapitre IV "Le monde pensable et mesurable" §3 "Le Retour éternel" aphorisme 330). 

« Pour ce qui est de l'atomisme matérialiste : il fait partie des choses les mieux réfutées qui soient ; et peut-être n'y a-t-il, aujourd'hui en Europe, parmi les savants, plus personne d'assez peu savant pour lui prêter encore une portée sérieuse [...] ce que l'on doit avant tout à ce Polonais, Boscovich, qui, avec le Polonais Copernic, fut jusqu'à présent le plus grand et le plus victorieux adversaire de l'apparence sensible. En effet, alors que Copernic nous a persuadés de croire, à l'encontre de tous les sens, que la terre n'est pas immobile, Boscovich a enseigné à abjurer la croyance au dernier bout de terre qui "demeurait immobile", la croyance à la "substance", à la "matière", à l'atome-résidu-de-terre et à l'atome-caillot : ce fut le plus grand triomphe sur les sens que l'on ait remporté jusqu'à présent. - Mais il faut aller encore plus loin, et déclarer aussi la guerre, une guerre sans merci, à l'arme blanche, -au "besoin atomiste", qui n'en finit pas de survivre dangereusement dans des domaines où personne ne le soupçonne, pareil au "besoin métaphysique", plus célèbre. »

(Friedrich NietzschePar-delà bien et mal, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2000 (1886 pour la première édition allemande), 385 pages, pp.59-60, §12).

 

Mais il s’agit tout de même d’une « matière » très étrange :

« Pour un matérialisme antique, mais aussi bien marxiste, l’être originaire de la nature n’est en aucune façon valorisation, la matière n’est en aucun sens volonté, l’extériorité factuelle ne saurait dissimuler d’aucune façon une intériorité normante. Mais, précisément, la valorisation interne à la nature et même, sans que cette expression soit pour lui en rien contradictoire, interne à la matière, est ce qui permet à Nietzsche d’éviter la contradiction entre son ontologie et sa visée pratique lorsqu’il parle à l’impératif à ses lecteurs, puisque la nécessité naturelle est déjà selon lui celle d’une évaluation et d’une normativité internes. C’est là ce que reconnaît d’ailleurs Y. Quiniou, en parlant du « matérialisme vitaliste » de Nietzsche posant dans la matière le perspectivisme interprétatif et la volonté de puissance caractéristiques de la vie. En tant que volonté de puissance, toute réalité est interprétante, c’est-à-dire évaluante. »

(André Stanguennec, op. cité).

 

L’autre problème est que le matérialisme me semble nécessairement un réalisme ontologique, tandis que la philosophie de Nietzsche, me semble-t-il, n’est pas réaliste (mais peut au contraire se comprendre comme une radicalisation de l’idéalisme kantien et post-kantien) : 

« La réalité est d’abord appréhendée à partir du clivage Apollon/Dionysos, dans la période de La naissance de la tragédie. Cette approche n’est intelligible que si l’on souligne l’influence de Schopenhauer lecteur de Kant sur le jeune Nietzsche. En ce sens, la réalité est pensée à partir de la Volonté schopenhauérienne, influencée par la chose en soi kantienne. Ici, c’est la musique qui permet de s’ouvrir à la réalité. Celle-ci est ensuite pensée comme devenir absolument insaisissable, et c’est à ce titre qu’elle est l’irréalité même. Plus simplement, la réalité ne serait qu’une projection des catégories figées de l’esprit humain sur du radicalement fluctuant. Elle serait une simple fiction issue du besoin de trouver de la stabilité dans le monde. Parler de volonté de puissance, ce serait dire qu’il n’y a que des phénomènes en conflit avec eux-mêmes et les uns avec les autres, sans chose en soi. La volonté de puissance nous conduit à un monisme de la force, c’est-à-dire à la réalité comme interprétation, par laquelle des configurations de forces donnent formes et sens à d’autres configurations de forces. »

(Blaise Benoit, « La réalité selon Nietzsche », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2006/4 (Tome 131), p. 403-420).

[Post-scriptum]: On notera qu'il n'est pas fait mention de Nietzsche dans l'Histoire des philosophies matérialistes de Pascal Charbonnat. Dans son Nietzsche en langage clair (2014), Daniel Martin qualifie Nietzsche d' "immatérialiste", ce qui me semble erroné.

La matière de ce billet a donné lieu à une soirée d'échanges qu'on pourra retrouver ici.

1 commentaire:

  1. Je partage les points de vue que vous citez ici sur Nietzsche. Il me semble très difficile de le qualifier de matérialiste, pour la bonne raison que ce n'est pas du tout un philosophe dogmatique. Il n'y a pas chez lui de formulation globale et systématique concernant la nature du monde et de l'existence, le plus juste serait de le qualifier de « penseur critique de l'histoire des idées », c'est l'histoire des idées qui l'intéresse, pas la « nature » au sens de Lucrèce ou Schopenhauer. Avec, pour compliquer le tout, une forte charge esthétisante et poétique, directement héritée de Wagner.

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