dimanche 17 août 2025

Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, par Émile Durkheim

« L'Esprit des Lois de Montesquieu, œuvre à la fois solide et profonde. » 

(Hegel, La Raison dans l'Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, Plon, coll. 10/18, 1965, 311 pages, p.36).

« Montesquieu appartient à une période charnière entre la philosophie politique de la tradition occidentale et les sociologues. »

(Raymond Aron, Entretien avec Michel Foucault, 8 mai 1967).


"Oublieux de notre histoire, nous avons pris l'habitude de considérer la science sociale comme étrangère à nos mœurs et à l'esprit français. Le fait que d'illustres philosophes qui ont tout récemment écrit sur ces matières, ont jeté leur éclat en Angleterre et en Allemagne, nous a fait oublier que cette science a d'abord pris naissance chez nous. Et pourtant ce n'est pas seulement le Français Auguste Comte qui a été le premier à lui donner son fondement propre, à en distinguer les parties essentielles et à lui donner un nom particulier, à vrai dire un peu barbare : le nom de sociologie ; mais tout cet élan qui nous porte aujourd'hui vers les problèmes sociaux, est venu de nos philosophes du XVIIIe siècle [N1]. Dans cette brillante cohorte d'écrivains, Montesquieu se détache parmi tous les autres : c'est lui, en effet, qui, dans son livre De l'Esprit des Lois, a établi les principes de la science nouvelle.

Sans doute, dans cet ouvrage, Montesquieu n'a pas traité de tous les faits sociaux, mais d'un seul genre parmi ceux-ci, à savoir : des lois. Toutefois la méthode qu'il emploie pour interpréter les différentes formes du droit, est valable aussi pour les autres institutions sociales et peut leur être appliquée d'une façon générale. Bien mieux, comme les lois touchent à la vie sociale toute entière, Montesquieu aborde nécessairement celle-ci à peu près sous tous ses aspects : c'est ainsi que pour exposer ce qu'est le droit domestique, comment les lois s'harmonisent avec la religion, la moralité, etc., il est obligé de considérer la nature de la famille, de la religion, de la moralité, si bien qu'il a, au vrai, écrit un traité portant sur l'ensemble des faits sociaux.

Qu'on n'aille pas croire pour autant que ce livre renferme beaucoup de propositions qui, tels des théorèmes parfaitement démontrés, puissent être retenues par la science actuelle. A cette époque, en effet, presque tous les instruments qui nous sont nécessaires pour nous permettre d'explorer à fond la nature des sociétés, faisaient défaut. L'histoire, encore dans l'enfance, commençait à peine à grandir ; les récits des voyageurs touchant les peuples lointains, leurs mœurs et leurs lois étaient très rares et sans certitude ; la statistique qui permet de calculer selon une méthode déterminée les divers événements de la vie, les décès, les mariages, les crimes, etc., n'était pas encore en usage. En outre, la société n'étant rien d'autre qu'un grand être vivant qui a son esprit propre, analogue au nôtre, on peut d'autant plus exactement à facilement découvrir les lois de la société humaine que celles de l'esprit, humain sont déjà connues : or, au dernier siècle, toutes ces études n'étaient encore qu'à leurs débuts et se trouvaient à peine ébauchées. Mais il s'en faut qu'on ne puisse bien mériter de la science qu'en l'enrichissant de vérités certaines : il n'est pas moins appréciable de lui donner conscience de son objet, de sa nature et de sa méthode et de préparer les bases sur lesquelles elle s'établira. Telle fut précisément la contribution de Montesquieu à notre science."

"Une discipline ne mérite le nom de science que si elle a un objet déterminé à explorer. La science en effet s'occupe de choses, de réalités ; si elle n'a pas un donné à décrire et à interpréter, elle repose sur le vide ; il n'est rien qu'elle puisse se proposer en dehors de cette description et de cette interprétation du réel. C'est sous cet angle que l'arithmétique considère les nombres, la géométrie, l'espace et les figures, les sciences de la nature, les corps animés et inanimés, la psychologie enfin, l'esprit humain. Aussi, pour qu'une science sociale pût être constituée, était-il nécessaire, avant toutes choses, de lui assigner un objet déterminé.

Au premier abord, rien de plus facile que de résoudre cette difficulté. La Science sociale n'a-t-elle pas pour objet les choses sociales, c'est-à-dire les lois, les mœurs, les religions, etc. ? Mais, si l'on regarde l'histoire, il est clair que, parmi les philosophes, aucun, jusqu'à une époque toute récente, ne les a conçues ainsi. Ils pensaient en effet que tout cela dépend de la volonté humaine, si bien qu'ils ne se rendaient pas compte que c'étaient de véritables choses, tout comme les autres choses de la nature, qui ont leurs caractères propres et, par suite, exigent des sciences capables de les décrire et de les expliquer ; il leur paraissait suffisant de rechercher ce que, dans les sociétés constituées, la volonté humaine doit se proposer comme but ou ce qu'elle doit fuir. Aussi recherchaient-ils, non ce que sont les institutions et les faits sociaux, leur nature et leur origine, mais ce qu'ils devraient être ; ils se souciaient, non de nous fournir une image de la nature aussi vraie que possible, mais de proposer à notre admiration et à notre imitation l'idée d'une société parfaite. Aristote lui-même, bien qu'il ait prêté attention à l'expérience beaucoup plus que Platon, s'est proposé de découvrir, non les lois de la vie en commun, mais la meilleure forme de société. Au point de départ, il pose que les sociétés ne doivent avoir d'autre but que de rendre leurs membres heureux par la pratique de la vertu et que celle-ci consiste dans la contemplation ; il n'établit pas ce principe comme une loi que les sociétés observent en réalité, mais comme une loi qu'elles devraient suivre pour que les hommes puissent accomplir leur nature propre. Par la suite, il est vrai, il se retourne vers les faits historiques, mais ce n'est guère que pour porter sur eux un jugement et pour montrer comment ses propres principes peuvent s'adapter à des contingences diverses. Les autres écrivains politiques qui lui ont succédé, ont plus ou moins suivi son exemple. Qu'ils négligent complètement la réalité ou qu'ils l'examinent plus ou moins attentivement, tous n'ont qu'un but : non pas de connaître cette réalité, mais de la corriger ou même de la transformer de fond en comble ; le présent et le passé ne les retiennent pour ainsi dire pas : ils regardent vers l'avenir. Or toute discipline qui regarde vers l'avenir, manque d'un objet bien déterminé et doit par suite recevoir le nom, non pas de science, mais d'art.

Je reconnais que cet art a toujours impliqué une certaine science. Jamais personne n'a affirmé qu'une forme d'État devait être préférée aux autres sans essayer d'appuyer ses préférences par des arguments démonstratifs ; et, nécessairement, ces arguments reposent sur quelque réalité. Si, par exemple, on croit que la démocratie vaut mieux que l'aristocratie, on montre qu'elle s'accorde mieux avec la nature humaine ou bien l'on fait voir, par l'histoire, que les peuples qui jouissaient de la liberté ont surpassé les autres, etc. Quoi que nous tentions, lorsque nous agissons avec méthode, soit pour explorer la nature, soit pour formuler des règles de vie, il faut en revenir aux choses, c'est-à-dire à la science.

Mais, en premier lieu, les écrivains ayant l'habitude de déduire leurs opinions sur ces questions de la condition humaine plutôt que de l'état des sociétés, cette science, si toutefois il est permis d'employer ce mot, ne contient le plus souvent rien qui soit véritablement social. Et en effet, quand on a démontré que les hommes sont nés pour la liberté ou au contraire qu'ils ont besoin, avant tout, de sécurité, et que l'on conclut de là de quelle façon l'État doit être constitué, où est, en pareil cas, la science sociale ? Tout ce qui, en de telles discussions, ressemble à la science, relève de la psychologie, tandis que tout ce qui a trait à la société, est de l'art ; si par hasard quelque chose y appartient à la propre description ou interprétation des choses sociales, ce n'en est qu'une minime partie, et reléguée au second plan. Telle est la théorie d'Aristote sur les causes qui modifient ou bouleversent les constitutions politiques.

D'autre part, la science, lorsqu'elle se mêle à l'art, ne peut conserver sans altération sa nature propre : elle dégénère en l'on ne sait quoi d'équivoque. L'art en effet consiste à agir ; il est donc pressé par l'urgence ; il entraîne et pousse avec lui la science qu'il contient. La vraie science ne souffre pas tant de précipitation. En effet, chaque fois que l'on recherche ce qu'il faut faire - ce qui est le rôle propre de l'art, on n'a pas le loisir de temporiser sans limite on doit répondre le plus vite possible, parce qu'il faut vivre. Si l'État est malade, il est impossible de demeurer dans le doute et l'hésitation jusqu'à ce que la science sociale ait décrit la nature du mal et découvert ses causes ; il faut agir sans retard. Toutefois, possédant une intelligence et la faculté de délibérer, nous ne prenons pas nos décisions au hasard ; il est nécessaire que nous comprenions ou plutôt croyions comprendre les raisons de nos desseins. C'est pourquoi nous recueillons, comparons et interprétons hâtivement les faits qui nous tombent sous le sens ; en un mot, nous constituons, tout en marchant, une science improvisée grâce à laquelle notre opinion semble avoir un fondement. Voilà la science – combien altérée ! on le voit - qui se rencontre au sein de l'art lui-même. Ayant procédé sans méthode, elle ne peut nous offrir que des probabilités douteuses qui n'ont Pour nous que l'autorité que nous voulons bien leur prêter. Si nous les suivons, ce n'est pas que les arguments sur lesquels elles semblent s'appuyer, ne laissent place à aucune incertitude, c'est qu'elles répondent à nos sentiments intimes : elles ne nous inspirent que ce à quoi nous portent nos tendances spontanées. Au reste, en ces matières où notre intérêt est en cause, tout excite nos sentiments avec vivacité. Quand quelque chose est d'une telle importance pour notre vie, nous ne sommes pas capables de l'examiner avec soin et d'un esprit calme ; il y a des choses que nous aimons, d'autres que nous haïssons, d'autres que nous souhaitons ; et nous apportons avec nous nos haines, nos amours, nos désirs, qui viennent troubler notre réflexion. Ajoutez encore qu'il n'existe aucune règle bien déterminée permettant de discerner ce qui, par soi, est utile et ce qui ne l'est pas. Car, une seule et même chose étant le plus souvent utile par certain côté, préjudiciable de l'autre, et le préjudice ne pouvant être comparé mathématiquement avec l'utilité, chacun suit sa nature propre et, selon son naturel, considère tel ou tel côté de la chose et néglige l'autre. Il y a, par exemple, des gens qui sont tellement épris de la concorde des citoyens qu'ils ne voient rien de plus utile que l'unité aussi complète que possible de l'État et qui n'ont aucun regret pour la liberté si cette cohésion excessive la supprime ; il en est d'autres au contraire qui placent la liberté avant tout. C'est pourquoi tout cet assemblage d'arguments sur lesquels s'appuient les diverses opinions, n'exprime pas les choses, les réalités, ni le véritable ordre des choses, mais seulement des états d'âmes : ce qui est à l'opposé de la science véritable.

La science diffère donc de l'art au point qu'elle ne peut rester fidèle à sa propre nature qu'en demeurant entièrement indépendante, c'est-à-dire à condition de s'appliquer à un certain objet en vue de le connaître sans aucune préoccupation d'utilité. C'est à cette condition en effet que, sans être poussé par aucune nécessité vitale, loin des débats publics ou privés, on peut avoir le loisir de vaquer à l'étude dans la paix et le silence du cabinet, sans que rien nous pousse à avancer nos conclusions au delà de ce qu'autorisent nos arguments. Sans doute, même sur les questions abstraites, nos pensées ont leur origine dans le cœur ; car le cœur est la source d'où vient toute notre vie. Mais, si nous ne voulons pas nous abandonner témérairement à l'esclavage des sentiments, il faut qu'ils soient gouvernés par la raison et, par suite, que nous placions celle-ci au-dessus des contingences et des accidents de la vie ; autrement, étant inférieure en force aux désirs de toutes sortes qui nous agitent, elle se tournerait inévitablement du côté où ils la pousseraient.

N'allons pas croire que la science soit, pour cela, inutile à la direction de la vie humaine ; bien au contraire, elle prête à l'art une aide, d'autant plus efficace qu'elle en est mieux séparée."

"La première tâche de la science est de décrire, telles qu'elles sont, les réalités dont il s'agit. Mais, si ces réalités différaient entre elles au point de ne pas constituer un type, aucune description n'en pourrait être tentée par la voie rationnelle. Elles devraient en effet être considérées et définies une à une, chacune à part des autres. Or tout cas individuel comprend une infinité de propriétés entre lesquelles aucun choix ne peut être fait : on ne peut pas décrire ce qui est infini. Il ne resterait donc plus qu'à les traiter à la manière des poètes et des littérateurs qui dépeignent sans méthode ni procédé rationnel les choses telles qu'elles leur paraissent être. Au contraire, si elles peuvent être ramenées à des types, elles présentent quelque chose qui peut être véritablement défini et c'est ce qui constitue la nature de ces types. Car les caractères communs à tous les individus du même type, sont [...] nombre fini et font connaître leur essence : il suffit donc de les superposer les uns aux autres et de noter par où ils concordent. En un mot, la science ne peut décrire les individus, mais seulement les types. C'est pourquoi il n'y aura dans la Science sociale aucune place pour cette première approche de la science, si l'on ne peut classer les sociétés humaines par types et par espèces."

"Chez le même peuple, le régime de l'État peut être changé, bien que la société elle-même ne change pas pour cela d'espèce. [La] classification des sociétés par Aristote n'exprime donc rien touchant la nature des sociétés. Mais les philosophes qui ont traité par la suite de ces questions, ont imité cette classification et n'ont pas essayé d'en établir une autre ; c'est qu'ils ne croyaient pas à la possibilité de comparer entre elles les sociétés humaines sauf en ce qui touche à la forme de l'État. Les autres éléments qui ont trait à la moralité, à la religion, au commerce, à la famille, etc., leur paraissaient être tellement fortuits et variables que personne n'entreprit de les ramener à des genres ou à des espèces."

"La description n'est cependant que le degré le plus bas de la science : celle-ci ne s'achève que par l'interprétation des choses. Or, pour cette interprétation, une autre condition est requise, dont l'existence dans les faits sociaux a été tout aussi longtemps niée.

Interpréter les choses, ce n'est rien d'autre que disposer les idées que nous en avons, selon un ordre déterminé qui doit être le même que celui de ces choses. Ce qui suppose que, dans les choses elles-mêmes, cet ordre existe, c'est-à-dire qu'il s'y trouve des séries continues, dont les éléments sont liés entre eux de telle sorte qu'un effet résulte toujours de la même cause et ne peut sortir d'une autre. Que l'on suppose au contraire détruite la nécessité de ce lien causal, les effets pouvant se produire sans cause ou à la suite d'une cause quelconque, tout devient aussitôt capricieux et fortuit ; or ce qui est capricieux n'est pas susceptible d'interprétation. Il faut donc choisir : ou bien les choses sociales sont incompatibles avec la science, ou bien elles sont gouvernées par la même loi que les autres parties de l'univers.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner à fond toute cette question. Nous voulons montrer seulement qu'aucune science des sociétés n'est possible si elles échappent à cette loi ; et, la science faisant défaut, c'est aussi l'art lui-même, nous l'avons vu, qui s'évanouit en même temps, à moins qu'on ne fasse appel, pour établir les règles de la vie humaine, à on ne sait quelle faculté autre que notre raison. D'ailleurs, comme ce principe d'après lequel tous les phénomènes de l'univers sont étroitement liés entre eux, a déjà été mis à l'épreuve dans les autres domaines de la nature et qu'il ne s'y est jamais présenté comme faux, il est fort vraisemblable qu'il est valable aussi pour les sociétés humaines, lesquelles font partie de la nature."

"Pourtant les hommes et les philosophes eux-mêmes sont naturellement enclins à rejeter des choses sociales le principe dont nous parlons. En effet, nous croyons ordinairement que nos actes n'ont pas d'autres raisons que celles dont l'action sur notre volonté apparaît à la lumière de la conscience et nous nions l'existence des autres parce que nous ne les sentons pas ; nous faisons de même pour les institutions sociales : c'est aux causes les plus apparentes que nous attribuons la puissance la plus grande, bien qu'elles la reçoivent d'autres causes. N'est-ce pas une tendance naturelle que de tenir ce qui est premier selon l'ordre de la connaissance pour premier aussi dans l'ordre de la réalité ? Or, y a-t-il, dans les institutions politiques, juridiques, religieuses, quelque chose qui soit plus manifeste, qui frappe davantage le regard, que la personnalité de ceux qui ont gouverné les États, rédigé les lois, établi les cérémonies sacrées ? Aussi la volonté personnelle des rois, des législateurs, des prophètes ou des prêtres semble-t-elle être la source d'où émane la vie sociale toute entière. Tous ces actes s'accomplissent en effet sous les regards de tout le monde et n'ont en eux-mêmes rien d'obscur. Le reste, au contraire, demeurant caché parmi les éléments peu apparents de l'organisme social, ne peut être aperçu facilement. C'est de là qu'est née cette superstition si répandue d'après laquelle le législateur, doué d'un pouvoir à peu près illimité, serait capable de créer, modifier, supprimer les lois selon son bon plaisir."

"Tant que tout, dans les sociétés, paraissait livré à une telle contingence, il ne pouvait venir à l'esprit de personne de les classer par types et par espèces. Il ne peut y avoir de types dans les choses s'il n'existe des causes qui, tout en faisant sentir leur puissance en des lieux et à des moments différents, engendrent toujours et partout les mêmes effets. D'autre part, si le législateur organise et dirige arbitrairement la vie sociale, où trouvera-t-on matière à science ? Tout ce qui est matière de science, consiste en des choses qui possèdent une nature propre et stable et sont capables de résister à la volonté humaine ; si au contraire elles sont, pour ainsi dire, flexibles à l'infini, rien ne nous excitera à les observer. Il n'y aura même en elles rien que l'observation puisse chercher à saisir ; car, si elles avaient par elles-mêmes une nature propre, personne ne pourrait les arranger selon son bon plaisir. De là vient que la Science sociale n'a été longtemps qu'un art.

Mais, dira-t-on, personne n'a jamais nié que la science de la nature humaine fût nécessaire à qui veut diriger les hommes. - Je l'accorde ; mais, comme nous l'avons montré ci-dessus, cette science doit être appelée psychologie, et non pas science sociale ; car elle a trait à l'homme individuel, non à la société. Pour que la science sociale existe réellement, il faut que les sociétés possèdent une certaine nature qui résulte de la nature même des éléments dont elles se composent ainsi que de leur disposition, et qui soit la source des faits sociaux."

"La psychologie, elle aussi, a longtemps tâtonné avant de réussir à se constituer une méthode propre. La science sociale est embarrassée de difficultés encore plus grandes. Les choses y sont en effet si diverses que ce qu'elles ont de commun reste comme dissimulé aux regards ; elles y sont si mobiles qu'elles semblent fuir l'observateur. De plus, les causes et les effets sont à tel point impliqués les uns dans les autres qu'il faut prendre de grandes précautions pour ne pas les confondre entre eux. Surtout, il est impossible de faire des expériences dans les sociétés humaines et il n'est pas facile de trouver un autre procédé capable de remplacer l'expérience. Il apparaît donc que la méthode ne peut être constituée avant que la science n'ait été ébauchée : elle se dégage de la science, tout en lui étant indispensable."

"Beaucoup l'ont même blâmé de n'avoir jamais rien blâmé, mais d'avoir respecté la réalité au point de n'oser même pas porter un jugement sur elle. Il est bien loin pourtant de considérer les choses humaines d'un regard aussi tranquille, et ceux qui lui ont reproché cette indifférence, ont sans aucun doute laissé échapper le sens de son ouvrage. Mais beaucoup de coutumes qui s'écartent des nôtres et que repoussent aujourd'hui tous les peuples de l'Europe, ont, à son avis, un fondement légitime dans la nature de certaines sociétés. C'est ainsi qu'il estime qu'une certaine forme d'esclavage, modérée certes et humaine, que la polygamie, que les religions fausses et beaucoup d'autres coutumes de ce genre sont adaptées à certaines époques et à certains pays ; il n'est pas jusqu'à la forme de régime politique qui lui est la plus odieuse, nous voulons dire : le gouvernement despotique, qu'il ne juge nécessaire aux peuples de l'Orient.

[...] Ce ne sont pu seulement les lois, mais les règles de la vie humaine qui sont étudiées dans son livre ; ce n'est pas seulement la science, mais aussi l'art. Bien plus, ce n'est pas sans quelque raison qu'on peut le blâmer de ne pas les avoir séparés suffisamment. Il ne consacre pas une partie de son ouvrage à chercher ce qui est, une autre à déterminer ce qui doit être : l'art et la science s'y mêlent à tel point que le plus souvent on passe sans s'en apercevoir de l'un à l'autre. Il ne sépare pas encore de façon nette ces deux séries de problèmes, il les discute simultanément : et qui n'est pas sans inconvénient, puisqu'elles exigent des méthodes différentes.

Cette confusion est pourtant différente de celle qui était habituelle chez les philosophes antérieurs. D'abord, la science que l'on rencontre chez Montesquieu, est réellement la science sociale : elle ne traite pas de la conscience de l'homme individuel ; ce sont les choses sociales qu'elle a pour objet. Cette science nouvelle, bien qu'elle ne soit pas suffisamment distinguée de l'art, possède du moins l'existence. J'ajoute que, bien loin d'être étouffée sous les problèmes qui ont trait à l'action, elle occupe la majeure partie du livre. Elle commande à l'art, bien loin d'en être la servante, et elle peut mieux ainsi rester fidèle à sa nature propre. L'auteur s'est en effet avant tout donné comme but de connaître et d'expliquer ce qui est ou a été. Les règles qu'il énonce, ne sont le plus souvent rien d'autre que des vérités, traduites en un autre langage, que la science a déjà démontrées auparavant à l'aide de sa méthode propre. Il ne s'agit pas en effet d'instaurer on ne sait quel nouvel ordre politique, mais de déterminer des formes politiques normales, ce qui est le propre de la science. Comme, pour chaque corps social, le salut du peuple est la loi suprême et que la société ne peut se conserver sans veiller à sauvegarder l'intégrité de sa nature propre, il suffit de décrire cette nature pour pouvoir en conclure ce qu'il y a lieu de rechercher et ce qu'il y a lieu de fuir [...] Par exemple, après avoir démontré que la Démocratie ne peut exister que dans les petits États, Montesquieu pouvait facilement formuler ce précepte que toute Démocratie doit s'abstenir d'étendre excessivement ses frontières."

"Ces règles mêmes, étant établies par des moyens nouveaux, diffèrent beaucoup de celles que l'on rencontre chez les écrivains politiques antérieurs. Ces derniers nous présentaient un type, supérieur à toutes les déterminations spatiales et temporelles, qui devait convenir au genre humain tout entier. Ils avaient la conviction qu'il existait une forme unique de régime politique, une discipline unique de la moralité et du droit, qui était en accord avec la nature de tous les hommes, et que toutes les autres formes qui se rencontrent dans l'histoire, sont vicieuses ou tout au moins imparfaites et que seule l'inexpérience des peuples a pu leur donner naissance. N'en soyons pas surpris : ils avaient fermé les yeux sur l'histoire ; ils ne pouvaient donc se rendre compte que l'homme n'est pas toujours et partout le même, qu'il est au contraire mobile et divers et que, par suite, ces différences dans les mœurs, les lois, les institutions sont fondées dans la nature des choses. Montesquieu, lui, comprend que les règles de vie sont sujettes à changer avec les conditions de vie. Dans ses investigations, il avait vu s'offrir à lui différentes espèces de sociétés qui étaient également normales ; il ne pouvait donc lui venir à l'esprit de formuler des règles qui fussent valables pour tous les peuples : il adapte les siennes à la nature propre de chaque genre de société. Ce que la monarchie doit rechercher, la démocratie doit le fuir ; et pourtant ni la monarchie ni non plus la démocratie ne possèdent par elles-mêmes une telle supériorité qu'elles doivent, l'une ou l'autre, être préférées à tous les régimes politiques. Mais ce sont les conditions de temps et de lieu qui font que c'est tantôt telle forme de gouvernement, tantôt telle autre qui convient. Montesquieu n'est donc pas tellement indifférent aux avantages des choses qu'il décrit ; mais il traite ces problèmes avec une autre méthode que celle dont on usait habituellement. Il n'approuve pas tout ce qui s'est fait ; mais il décide de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas, d'après des normes qu'il tire des choses elles-mêmes et qui, pour cette raison, correspondent à la diversité de ces choses."

"L'instinct qui nous pousse à nouer des relations avec nos semblables, s'il ouvre les voies à la société, n'en produit cependant pas les formes, la nature, ni les lois. [...] Quant aux lois qui regardent la société, il les sépare absolument des précédentes et il leur donne un nom particulier, parce qu'elles ne peuvent se déduire de la nature de l'homme. Ce sont celles dont il est question dans son livre ; c'est là le véritable objet de la recherche qu'il entreprend : c'est le droit des gens, le droit civil, le droit politique, ce sont toutes les institutions principales de la société humaine. Mais interprétons avec attention le sens des termes. S'il ne donne pas le nom de naturelles a ces diverses formes du droit, il ne les estime pas cependant étrangères à la nature, mais fondées dans la réalité d'une autre façon que les premières : elles résultent en effet, selon lui, non de la nature de l'homme, mais de celle des sociétés. Leurs causes doivent être cherchées, non dans l'esprit humain, mais dans les conditions de la vie sociale."

"Rien de plus injuste par conséquent que de comparer Montesquieu à Machiavel, lequel n'a considéré les lois que comme des instruments dont les princes peuvent user à leur gré."

"Il semble que Montesquieu ait classé, non les sociétés, mais la façon dont elles sont gouvernées et, par suite, repris simplement, en la modifiant quelque peu, la division habituelle. Il distingue en effet trois types : la République qui englobe l'Aristocratie et la Démocratie la Monarchie, et le Gouvernement despotique. C'est pourquoi Comte le critique vivement d'avoir abandonné le projet qu'il avait exposé au commencement de son livre, et d'être revenu à la forme de l’œuvre aristotélicienne. Si cependant l'on y regarde de plus près, on se convaincra que ces deux conceptions ne se ressemblent qu'en apparence.

Leur différence deviendra déjà manifeste, pour peu qu'on prenne garde que cette classification n'est pas tirée du nombre des gouvernants, selon la méthode d'Aristote. La Démocratie et l'Aristocratie sont considérées par Montesquieu comme deux variétés d'un seul et même type, bien que, dans l'une, ce soient tous les citoyens, dans l'autre, un petit nombre seulement qui aient accès au gouvernement. Par contre, la Monarchie et le Gouvernement despotique, quoique dans l'une et l'autre le pouvoir appartienne à un seul, constituent deux espèces, non seulement dissemblables, mais même absolument opposées entre elles. C'est pourquoi beaucoup d'auteurs ont accusé cette division de confusion et d'équivoque ; et l'accusation serait justifiée s'il était vrai que Montesquieu n'eût rien vu d'autre dans les sociétés que le régime politique. Mais, sur ce point, sa manière de voir a une bien plus grande portée. Car ces trois types de sociétés ne diffèrent pas seulement par le nombre des gouvernants et l'administration des affaires publiques, mais par leur nature toute entière.

Cela apparaît déjà clairement dès que l'on comprend comment il les distingue. Tandis qu'Aristote et ses imitateurs empruntent leur classification à une notion abstraite de l'État, Montesquieu la tire des choses elles-mêmes. Ces trois types, il ne les déduit pas de quelque principe, posé a priori ; il les a formés par la comparaison des sociétés qu'il a connues par l'histoire ou les relations des voyageurs, ou bien par ses propres voyages à lui-même. Aussi, le sens des termes nous échapperait-il si nous ne commencions par chercher quels peuples sont ici désignés.

Il donne le nom de République, non à n'importe quelle société administrée par le peuple tout entier ou par une certaine partie du peuple, mais aux cités grecques et italiques de l'antiquité, auxquelles il faut ajouter les célèbres villes italiennes qui jetèrent leur éclat au moyen âge. Les premières tiennent cependant la place principale ; dans tout le livre, chaque fois qu'il est question de République, il est clair que l'auteur a en vue Rome, Athènes, Sparte. C'est la raison pour laquelle il rassemble Démocratie et Aristocratie sous le même titre, celui de République. Comme, dans ces cités, l'une et l'autre forme se rencontrent pareillement ou même que l'une succède à l'autre chez le même peuple, elles ne pouvaient être complètement séparées. Au contraire, les peuples barbares, bien que très fréquemment gouvernés par l'ensemble des citoyens, ne se trouvent pas mêlés sous le même nom, ainsi que nous le verrons plus loin, et il n'est pas douteux que, si Montesquieu eût connu la forme politique que la France s'est donnée aujourd'hui, il ne l'aurait pas comptée au nombre des Républiques.

En ce qui concerne la Monarchie, il ne trouve cette structure sociale que chez les grands peuples de l'Europe moderne uniquement. Il démontre en effet qu'elle fut nécessairement inconnue aux peuples de l'antiquité et qu'elle fit sa première apparition lorsque les Germains envahirent l'empire romain et s'en partagèrent les fragments. Certes, il n'ignore pas que les Grecs et les Latins ont longtemps vécu sous le pouvoir des rois ; mais cette constitution de l'âge héroïque lui paraît extrêmement différente de la vraie nature de la Monarchie. Quant au Gouvernement despotique, bien qu'en un sens, il puisse prendre naissance, par corruption, de n'importe quelle forme politique, ce n'est, selon lui, qu'en Orient qu'il a eu une existence naturelle. Il entend par là les Turcs, les Perses et beaucoup d'autres peuples d'Asie, auxquels il faut joindre les peuples de l'Europe septentrionale. Or, qui pourrait douter que cités antiques, royaumes d'Orient et nations modernes de l'Europe occidentale ne soient trois espèces de sociétés, entièrement distinctes les unes des autres ?"

"Il ne les distingue pas seulement les unes des autres parce qu'elles ne sont pas gouvernées de la même façon, mais parce qu'elles diffèrent par le nombre, la disposition et la cohésion de leurs éléments.

La République n'a fleuri que dans les petites villes et n'a jamais pu s'étendre au delà de leurs limites restreintes : tel est le type de la cité chez les Anciens. L'État despotique se rencontre au contraire chez des peuples aux dimensions considérables qui occupent d'immenses étendues, telles que les nations asiatiques. La Monarchie enfin a un volume moyen, et, si le nombre de ses sujets est supérieur à celui de la République, il est inférieur à celui du Gouvernement despotique.

De plus, les membres de ces différentes sociétés ne sont pas disposés selon la même ordonnance ni unis entre eux par les mêmes liens. En République et surtout en Démocratie, tous sont égaux entre eux et même semblables. La cité a, pour ainsi dire, l'aspect d'un bloc dont les éléments sont de même nature et juxtaposés les uns aux autres, sans qu'aucun possède la supériorité. Tous veillent également à la chose commune ; ceux qui détiennent les magistratures ne sont pas au-dessus des autres, car ils ne remplissent leurs charges que pour un temps. Bien mieux, même dans la vie privée, ils ne diffèrent guère davantage entre eux. En effet, c'est le principe de la République, ou du moins le but auquel elle tend, que personne ne dépasse trop les autres en ressources ; car, s'il est vrai qu'une égalité absolue n'est pas facile à réaliser, du moins, partout où la République existe, les lois font obstacle à ce qu'il y ait une trop grande distance entre les fortunes individuelles. Or ceci ne pourrait se faire si chacun pouvait accroître ses richesses sans limites ; il est nécessaire que les moyens de tous soient médiocres pour qu'ils soient suffisamment égaux. « Chacun, dit Montesquieu, devant y avoir le même bonheur, y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances. Chose qu'on ne peu attendre que de la frugalité générale ».

Dans ces conditions, les fortunes privées, étant à ce point réduites, ne tiennent pas beaucoup de place dans la vie et la pensée de chacun, qui sont au contraire toutes remplies du souci de l'intérêt commun. Ainsi est donc supprimée la cause d'où la différence entre les hommes tire son origine principale. Bien mieux, la vie privée elle-même ne peut y être très différente. Car cette condition médiocre établie par la loi entre tous les citoyens supprime à peu près tous les stimulants au commerce, lequel ne peut guère exister sans une certaine inégalité des conditions. Aussi tous ont-ils à peu près la même activité : ils travaillent à tirer d'une certaine portion de terre, qui est égale pour tous, ce qui leur est nécessaire pour vivre. En un mot, toute division du travail fait défaut entre les parties du corps social, à moins qu'on ne veuille appeler de ce nom cette alternance dans l'exercice des magistratures publiques dont nous avons parlé ci-dessus. - Cette peinture exprime plus spécialement la nature de la Démocratie ; quant à l'Aristocratie, comme elle est, pour Montesquieu, une altération de la Démocratie, il pense qu'elle est d'autant plus parfaite qu'elle est plus semblable à la Démocratie, ou peut la laisser de côté sans danger d'erreur.

[...] L'image de la patrie occupe les esprits, tandis que chacun en particulier est indifférent à son intérêt propre, parce qu'il n'a à peu près rien en propriété ; il n'y a donc rien qui puisse désunir les citoyens en les tirant vers des partis contraires. C'est là cette vertu que Montesquieu considère comme le fondement de la République."

"Toute différente est la nature de la Monarchie. Dans celle-ci, toutes les fonctions, non seulement de la vie publique, mais aussi de la vie privée sont partagées entre les diverses classes de citoyens. Les uns s'adonnent à l'agriculture ; d'autres, au commerce ; d'autres, aux divers arts et métiers ; il en est qui font les lois, d'autres qui les font exécuter, soit en jugeant, soit en gouvernant, et personne n'a le droit de s'écarter de son rôle et d'empiéter sur celui des autres. C'est pourquoi la Monarchie ne peut se définir par le pouvoir d'un seul. Montesquieu lui-même ajoute d'ailleurs qu'une société ne doit jamais être appelée de ce nom, même si elle est gouvernée par un seul, lorsqu'il n'existe pas de lois fixes et constantes selon lesquelles le roi gouverne et qu'il ne peut modifier à son gré. Ceci implique qu'il existe des ordres constitués qui imposent des limites à son pouvoir. Bien qu'il soit supérieur à eux, il est nécessaire pourtant que ces ordres possèdent une puissance propre et qu'ils ne lui soient pas tellement inégaux qu'ils ne puissent lui résister. Supposez en effet que rien ne fasse obstacle à l'autorité du prince : il ne pourrait y avoir de loi qui limite sa volonté, puisque les lois elles-mêmes dépendraient de celle-ci seule. C'est là le principe par où la Monarchie diffère des autres régimes politiques : la division du travail qui, dans la République, était nulle, tend ici à son développement maximum."

"C'est la raison pour laquelle Montesquieu estime la liberté politique propre à la Monarchie. [...] [Chaque ordre,] étant empêché par les autres de s'accroître à l'infini et de tirer à soi toutes les forces de l'organisme, peut développer sa nature particulière sans obstacles, mais non pas sans mesure. On comprend maintenant quelle place tient chez Montesquieu la célèbre théorie de la division des pouvoirs ; elle n'est rien d'autre que la forme particulière de ce principe d'après lequel les différentes fonctions publiques doivent être réparties en des mains différentes."

"Le lien social ne peut donc être le même que dans la République. Chaque classe en effet, n'embrassant qu'un domaine restreint de la vie sociale, ne voit rien au delà de la fonction qu'elle remplit. Aussi est-ce l'image de cette classe, non celle de la patrie, qui occupe les esprits ; chaque ordre ne tend qu'à un but : c'est de grandir lui-même, non d'accroître le bien commun. Il y a plus : même l'homme privé veille davantage à ses intérêts, En effet, tandis que, dans la République, l'égalité de tous a pour conséquence nécessaire la frugalité générale, cette diversité de conditions du régime monarchique excite au contraire les ambitions. Il y a des degrés différents d'honneurs, de dignités, de richesses, de pouvoir, de sorte que chacun a devant les yeux une condition de vie supérieure à la sienne et que, par suite, il envie. Les membres de la société détournent donc tout de l'intérêt commun vers l'intérêt personnel, si bien que toutes les conditions de cette vertu qui est le fondement de la République, font défaut. Mais la cohésion des éléments naît de leur diversité même. Cette ambition qui met en mouvement les ordres et les individus, les stimule en effet, en même temps, à s'acquitter chacun le mieux possible de sa fonction. Aussi poursuivent-ils inconsciemment le bien commun, tout en croyant viser seulement des avantages personnels."

"Sur le Gouvernement despotique, je serai bref ; car Montesquieu lui-même semble avoir mis moins de soin à le décrire. Au reste, il tient le milieu entre les sociétés précédentes. L'État despotique est en effet une sorte de Monarchie dans laquelle tous les ordres seraient abolis et où n'existerait aucune division du travail, ou bien une Démocratie dans laquelle tous les citoyens, sauf le chef de l'État, seraient égaux entre eux, mais égaux dans la servitude. Il offre donc l'aspect d'un être monstrueux dans lequel la tête seule serait vivante, parce qu'elle aurait tiré à elle toutes les forces de l'organisme. Aussi le principe de la vie sociale ne peut-il être ni la vertu parce que le peuple ignore les affaires de la communauté, ni l'honneur parce qu'aucune différence de condition n'existe. Si les hommes sont attachés à la société, c'est parce qu'ils sont si peu actifs qu'ils suivent la volonté du prince sans résistance, c'est-à-dire uniquement par crainte.

Ce qui précède suffit à établir clairement que Montesquieu a distingué de véritables espèces sociales. Ce serait encore plus manifeste si l'on descendait aux détails. Car ce ne sont pas seulement les principes de structure qui diffèrent, mais la vie tout entière. Les mœurs, les pratiques religieuses, la famille, le mariage, l'éducation des enfants, les crimes et les châtiments ne sont pas les mêmes dans la République, dans l'État despotique ou dans la Monarchie. »

"Si l'on néglige les termes dont il se sert, on ne trouvera sans doute dans tout l'ouvrage rien de plus vrai ni de plus pénétrant que cette classification, dont les principes peuvent être conservés, même aujourd'hui. Non seulement, en effet, les trois formes de vie sociale qu'il a décrites, constituent trois espèces réellement distinctes, mais de plus leur description, telle qu'on la trouve dans son livre, exprime avec une certaine part de vérité leur nature et leurs différences propres. Certes, l'égalité et la frugalité n'ont pas été, dans les cités antiques, aussi grandes que l'a cru Montesquieu. Il est certain pourtant que, si on les compare avec les peuples d'aujourd'hui, les intérêts privés y ont eu une étendue très restreinte, tandis que les affaires de la communauté y tenaient une place considérable. Il a admirablement compris qu'à Rome et à Athènes chaque citoyen eut fort peu de choses en propre, et que ce fut là la cause qui assura l'unité de la société. Chez nous, au contraire, les bornes de la vie individuelle se sont étendues : chacun de nous a sa personnalité, ses opinions, ses mœurs, sa religion ; il se distingue profondément, lui-même et tout ce qui touche à lui, de la société et des choses publiques. La solidarité sociale ne peut donc être la même ni avoir la même origine : elle vient de la division du travail qui rend les citoyens et les ordres sociaux nécessaires les uns aux autres."

"On a objecté avec raison à Montesquieu qu'il n'a existé nulle part d'empire où le pouvoir du despote ait été sans mesure. Mais l'auteur corrige lui-même la première définition qu'il avait donnée et reconnaît que, jusque sous le Gouvernement despotique, il y a aussi certains tempéraments apportés au pouvoir souverain, mais qui sont autres que dans la Monarchie ; car ils ont leur source, non dans l'institution des différents ordres, mais dans l'autorité souveraine et unique dont jouit la religion non seulement auprès du peuple, mais même dans l'esprit du despote. Il est hors de doute que, dans ces sociétés, la religion possède réellement un tel pouvoir : car non seulement elle ne dépend pas de la volonté du prince, mais c'est au contraire le prince, ainsi que notre auteur le remarque pertinemment, qui reçoit précisément d'elle son pouvoir exorbitant : rien d'étonnant par suite s'il est limité par elle.

Si l'on veut comprendre pleinement la manière de voir de Montesquieu sur ce sujet, il faut aux précédents un quatrième type que ses interprètes omettent généralement. Il mérite de nous arrêter ; car c'est de lui que la Monarchie est sortie. Il comprend les sociétés qui vivent de la chasse ou de l'élevage. Ces dernières diffèrent en effet des autres par de nombreux et de remarquables caractères : leurs membres sont très peu nombreux ; la terre n'est pas partagée entre eux ; elles n'ont pas de lois, mais des coutumes ; ce sont les vieillards qui y possèdent l'autorité suprême, mais ils ont un tel souci de la liberté qu'ils ne tolèrent aucun pouvoir durable. Il est certain que telle est la nature des sociétés inférieures qui, pour cette raison, peuvent être appelées une Démocratie inférieure. Montesquieu divise ce type en deux variétés. Quand les hommes sont dispersés en petites sociétés de ce genre qui ne sont unies entre elles par aucun lien social, il les appelle peuples sauvages ; il les nomme barbares quand elles se réunissent en un tout. Les premières s'adonnent plutôt à la chasse, les autres mènent la vie des peuples pasteurs."

"Montesquieu ne se contente pas de classer les sociétés par types ; il estime que les faits sociaux, et principalement ceux dont il parle de façon spéciale, à savoir les lois, obéissent à un ordre déterminé et sont par suite susceptibles d'une interprétation rationnelle. Cette idée apparaît dès le début du livre, où l'on trouve la célèbre définition : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Car cette définition embrasse non seulement les lois de la nature, mais aussi celles qui régissent les sociétés humaines.

Auguste Comte a accusé Montesquieu de s'être ensuite détourné de ce principe, de telle sorte qu'on ne pourrait découvrir aucun ordre dans la masse des faits accumulés dans le reste de l'ouvrage. Mais cette accusation s'écarte de la vérité. En effet, chaque fois qu'il s'agit de quelque loi, Montesquieu nous la montre dépendant de conditions déterminées. Ces conditions sont de deux genres. Les unes sont inhérentes à la nature des choses auxquelles la loi se rapporte : à la nature du commerce si elle a trait au commerce ; à celle de la religion, si elle concerne la religion. Mais il est une autre cause qui étend son action bien plus loin et qui prévaut sur les autres : c'est la nature de la société. La plupart des lois, comme nous l'avons déjà dit, ne peuvent être les mêmes en Monarchie qu'en République ou sous le Gouvernement despotique ; chez les peuples inférieurs, elles font complètement défaut. Qu'un peuple soit de tel type ou de tel autre, et un système unique de lois s'ensuit nécessairement."

"Montesquieu remonte même encore plus loin la série des causes et des effets. Il ne se borne pas à montrer que les lois dépendent de la forme de société : il recherche aussi les causes dont dépendent les formes de sociétés elles-mêmes, et parmi ces causes, celle qui joue le premier rôle, c'est le volume de la société.

Supposons en effet une société resserrée en d'étroites limites : il n'est personne qui n'ait continuellement les affaires de la communauté sous les yeux et tout entières présentes à l'esprit. De plus, les conditions de vie étant à peu près les mêmes pour tous - car, dans une telle société, la place même manque pour leur diversité, - le genre de vie, lui non plus, ne peut guère différer ; même ceux qui détiennent le pouvoir, n'étant investis que d'une puissance limitée, en rapport avec les limites de la société, ne sont que des « primi inter pares ». L'image de la patrie n'est pas seulement sans cesse offerte à l'esprit de tous, elle a en outre une force très grande parce qu'elle n'est bornée par aucune autre. A cette description, l'on reconnaît la République. Mais, si la société s’accroît, tout change. Car il est déjà plus difficile pour chaque citoyen, pris individuellement, d'avoir le sentiment du bien publie : il n'aperçoit qu'une petite partie des intérêts de la société. L'environnement, étant d'autre part beaucoup plus différencié, pousse les individus à s'orienter de côtés différents et à se porter vers des buts opposés. En outre, le pouvoir souverain devient si grand que celui qui l'exerce, domine les autres de très haut. C'est pourquoi la société passe nécessairement de la République à la Monarchie. Mais, si son volume, au lieu d'être moyen, est excessif, la Monarchie se transforme en Gouvernement despotique. Car un empire immense ne pourrait subsister si le prince ne possédait un pouvoir absolu lui permettant de maintenir unis des peuples dispersés sur une si grande étendue. Si étroit est le lien entre la nature des sociétés et leur volume que le principe propre à chacune est détruit si la population s'accroît ou si au contraire elle diminue outre mesure.

Certes, ici, bien des objections doivent être faites. Innombrables sont les peuples qui, tout en ne possédant qu'une grandeur moyenne ou même restreinte, vivent soumis à des despotes. [...] Il n'en est pas moins vrai que Montesquieu a fait preuve de perspicacité en attribuant au nombre des unités sociales une telle influence. C'est en effet cette cause qui a l'importance la plus grande pour la définition des choses sociales ; bien plus, nous croyons qu'elle est en quelque sorte la source d'où émanent les principales différences entre les sociétés. Selon que les habitants sont rares ou au contraire nombreux, la religion, la famille, la moralité, le droit, etc., ne peuvent être les mêmes. Un seul point a échappé à Montesquieu : c'est que l'important n'est pas le nombre qui sont soumis à la même autorité, mais le nombre de ceux qui sont liés entre eux par quelque relation. Car, si nombreux que soient ceux qui obéissent au même chef, si la distance entre les uns et les autres est telle qu'il ne puisse y avoir entre eux que des relations nulles ou rares, l'abondance de population est sans effet."

"Au reste, à cette cause, Montesquieu en ajoute plusieurs autres qui ne sont pas sans influence par elles-mêmes pour la constitution des sociétés. C'est sur elles qu'ont surtout porté les commentaires des interprètes. C'est ainsi que la nature du sol, lorsqu'elle consiste en vastes plaines d'un seul tenant, favorise la constitution de l'État despotique pour cette raison que de grands empires peuvent plus facilement s'étendre dans de tels territoires. Au contraire, les régions montagneuses où les îles sont les citadelles de la liberté parce que l'autorité du chef est comme brisée par les montagnes ou par l'océan. Ce n'est seulement la configuration du sol, mais aussi sa nature qui est à considérer. Une terre peu féconde pousse les esprits à l'effort et à la frugalité et, par suite, fraye les voies à la République ; la fertilité du sol au contraire qui éveille l'amour des richesses et le souci de l'intérêt personnel, les ouvre à la Monarchie ; si elle est excessive, elle convient aux formes inférieures de la Démocratie : car les terres, produisant naturellement, n'ont pas besoin d'être cultivées ni, par suite, d'être partagées entre les Membres du groupe. Enfin un climat chaud effémine les esprits et les corps et force les hommes à la servitude.

Ces mêmes causes ne déterminent pas seulement, pour une part, la nature de la société et toute sa structure juridique, prise dans son ensemble, mais même les lois particulières dans leur contexture propre. Ainsi une chaleur excessive engendre l'esclavage civil, la polygamie et beaucoup de coutumes domestiques. La nonchalance de l'esprit et du corps qui s'ensuit, produit l'immutabilité des lois, des pratiques religieuses et des mœurs. Pour les mêmes raisons, la nature du commerce est autre en Orient qu'en Europe.

Quoique Montesquieu n'ait pas placé ces dernières causes sur le même rang que la première et qu'il ait reconnu lui-même qu'elles dominent seulement chez les peuples sauvages, on doit avouer que leur influence n'a été nulle part aussi grande qu'il l'a pensé."

"En de nombreux passages, il parle des lois de Rome, de Sparte, d'Athènes, comme si elles avaient été créées de toutes pièces par Romulus ou Numa, par Solon, par Lycurgue. Quand, dans un autre livre, il raconte les origines de l'État romain, il pose en principe que les institutions des peuples naissants sont faites par les chefs et que c'est ensuite seulement que les chefs se forment d'après les institutions. C'est la raison pour laquelle il distingue entièrement les lois des mœurs : les mœurs naissent spontanément de la vie en commun, les lois ne peuvent exister sans avoir été établies par une volonté spéciale du législateur. Tel est le sens de cette pensée que l'on trouvera dans le premier chapitre du livre : « Fait pour vivre dans la société, l'homme y pouvait oublier ses devoirs sociaux s'il n'y avait été ramené par les législateurs ». Sans doute, Montesquieu ne croit pas qu'on puisse faire des lois sur n'importe quoi et selon sa fantaisie ; il pense que les mœurs et la religion sont en dehors du pouvoir du législateur et que les lois mêmes qui concernent d'autres sujets doivent être mises en accord avec les mœurs et la religion. L'établissement de ces lois n'en est pas moins au pouvoir du législateur. Il existe même des sociétés dans lesquelles non seulement les lois, mais même la religion et les mœurs peuvent être plus ou moins façonnées par le prince. Bien que ce fait ne se rencontre que dans des cas assez rares, on voit cependant par là quelle est, aux yeux de Montesquieu, la puissance de l'autorité politique.

On le comprendra facilement pour peu que l'on étudie en quel sens il dit que les lois humaines résultent de la nature des choses : formule équivoque et qui comporte deux interprétations. Elle peut signifier, ou bien que les lois sont issues de la nature des choses, c'est-à-dire des sociétés, comme l'effet sort de la cause qui l'engendre ; ou bien qu'elles sont simplement des moyens qu'exige la nature de la société pour s'accomplir, c'est-à-dire pour atteindre sa fin, moyens qui peuvent cependant lui faire défaut. En d'autres termes, doit-on comprendre que l'état de la société est la cause efficiente des lois ou bien seulement leur cause finale ? Montesquieu ne semble même pas soupçonner le premier sens. Il ne dit pas que les lois de la Démocratie naissent du nombre restreint des citoyens par une nécessité inéluctable, comme la chaleur naît du feu, mais que seules elles permettent d'amener à réalisation la frugalité et l'égalité générale qui sont dans la nature de ce genre de société. Il n'en résulte pas d'ailleurs que les lois puissent être confectionnées arbitrairement ; car, certaines conditions sociales étant données, il n'est qu'un seul corps de lois qui lui convienne et aucun autre ne pourrait lui être imposé sans altération de la société. Mais, pour discerner ce qui convient à chaque peuple, il est nécessaire qu'il y ait des hommes capables d'examiner avec perspicacité la nature des choses et de distinguer vers quel but ce peuple doit tendre et par quels moyens. Or c'est là le rôle des législateurs : rien d'étonnant donc à ce que Montesquieu leur attribue une certaine primauté. Supposez au contraire que les lois tirent leur origine de causes efficientes dont les hommes peuvent même être souvent inconscients, les fonctions du législateur se trouvent alors diminuées : elles ne consistent plus qu'à exprimer plus clairement ce qui subsiste obscurément au fond des autres consciences. Mais il n'invente rien ou presque rien de nouveau ; même s'il n'existait pas, rien n'empêcherait qu'il y eût des lois : elles seraient seulement moins bien définies.

Elles ne peuvent être rédigées que par lui, soit ! Mais il est l'instrument qui permet de les établir plutôt que leur cause génératrice.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter la question de savoir s'il y a des institutions sociales qui dépendent tout entières de causes finales ; du moins n'est-il pas douteux qu'elles sont extrêmement rares. La vie sociale contient en effet tant de choses qu'aucun esprit n'est capable de la saisir dans sa totalité ; aussi n'est-il pas facile de prévoir ce qui lui sera utile, ce qui lui sera nuisible. Quand même ce calcul ne dépasserait pas le plus souvent les forces de l'esprit humain, il est tellement abstrus qu'il ne pourrait avoir grande influence pour mettre en mouvement les volontés. Les choses sociales ne se font pas, d'ordinaire, d'une façon délibérée ; les lois ne sont pas les moyens que le législateur imagine parce qu'ils lui paraissent en harmonie avec la nature de la société : elles naissent le plus souvent de causes qui les engendrent par une sorte de nécessité physique. Par suite des conditions dans lesquelles se trouve la société, la vie commune est déterminée à revêtir nécessairement une certaine forme définie ; or ce sont les lois qui expriment cette forme ; elles résultent donc avec la même nécessité de ces causes efficientes. Si l'on conteste cela, il faut admettre alors que la plupart des choses sociales et principalement les plus importantes sont absolument sans causes."

"Nous sentons en effet que les règles du droit et des mœurs sont bonnes ; mais. si l'on nous demande à quoi elles tendent, les discussions n'ont plus de fin. S'il est donc permis de chercher de quelle façon telle ou telle loi est utile à la société, on n'explique pas par là d'où elle est issue. C'est pourquoi celui qui borne ses investigations aux causes finales des choses sociales, laisse échapper leurs origines et mutile ainsi l'image de la science. Or telle sera la science sociale si nous suivons la méthode de Montesquieu."

"Il attribue en effet aux sociétés humaines je ne sais quelle faculté de s'écarter de leur propre nature : les hommes ne suivraient pas les lois naturelles inhérentes à leur constitution avec la même nécessité que les choses inanimées, mais pourraient de temps en temps secouer le joug. Montesquieu introduit donc dans les choses sociales une contingence qui, du moins à première vue, semble ne pas pouvoir s'accorder avec l'existence d'un ordre déterminé ; car, s'il en était ainsi, les rapports entre causes et effets ne demeureraient pas constants et immuables.

Aussi importe-t-il de définir ce qu'est cette contingence ; car il est bien à craindre qu'elle ne détruise les fondements mêmes de la science sociale.

Peut-être pensera-t-on que Montesquieu l'a posée en principe parce que, si on la supprimait, la liberté humaine elle aussi apparaîtrait supprimée. Mais, si c'était là la vraie raison, cette contingence serait sans exception et elle s'étendrait à la vie tout entière. Il serait surprenant que notre auteur se soit mis ainsi en contradiction avec lui-même, lui qui a déclaré en termes si nets que les hommes et les sociétés sont régis par des lois et qui s'est efforcé de les découvrir. D'autre part, il est fort peu vraisemblable que sa manière de voir se fonde sur une métaphysique quelconque. Il n'y a rien dans toute son œuvre qui manifeste quelque souci des problèmes métaphysiques ; nulle part il n'est question du libre arbitre. Aussi n'y a-t-il pas de raison pour que cette hypothèse philosophique ait eu chez lui une telle importance. Il y a d'ailleurs dans le premier chapitre du livre un passage qui s'oppose de façon évidente à cette interprétation. Montesquieu y dit que cette contingence n'est pas propre à l'homme : il la trouve aussi chez les animaux, et même les plantes lui semblent n'en être pas complètement dépourvues.

Il nous avertit lui-même qu'il ne l'a imaginée qu'afin de pouvoir expliquer l'origine de l'erreur. Si nous ne commettions jamais d'erreurs, nous obéirions en toute occasion aux lois de notre nature. Si l'on veut comprendre ce qui a amené Montesquieu à cette opinion, il faut d'abord déterminer ce qu'il veut faire entendre par « nature des choses ». Par ce terme, il désigne non pas toutes les propriétés d'une chose, mais celles-là seulement qui contiennent en elles les autres et qui font que la chose est de tel ou tel genre, c'est-à-dire son essence. En outre, il pense qu'il existe un lien logique entre cette nature et les formes normales de la chose, de telle sorte que celles-ci sont impliquées dans la première. C'est pourquoi, s'il est vrai que les hommes et les peuples ne dérogent jamais à leur nature, ils seront toujours et partout tels qu'ils doivent être. Or il existe, dans la vie individuelle comme dans la vie sociale, bien des imperfections : il y a des lois injustes, des institutions défectueuses, que les sociétés ont reçues des erreurs des législateurs. Tout cela, aux yeux de Montesquieu, semble indiquer chez l'homme une certaine faculté de s'égarer hors des lois de la nature. Ce n'est pas une raison pour que ces faits soient dépourvus de causes ; mais ces causes sont fortuites et, pour ainsi dire, « accidentelles ». Elles ne peuvent donc se ramener à des lois ; elles corrompent en effet la nature des choses que les lois, au contraire, expriment.

Assurément le principe d'où dépend toute cette argumentation est faux. Ces erreurs en effet, dans la mesure où elles touchent à la vie sociale, ne sont pas autre chose que des maladies de l'organisme social ; mais la maladie fait partie de la nature des êtres vivants non moins que la santé. Ces deux états ne sont pas contraires entre eux: ils appartiennent au même genre, de sorte qu'on peut les comparer et que, de cette comparaison, l'interprétation de l'un et de l'autre bénéficie. Mais cette opinion fausse s'accorde si bien avec l'apparence extérieure des choses qu'elle s'est maintenue longtemps jusqu'en physiologie. Comme il paraît évident que les êtres vivants sont naturellement en état de santé, on en conclut que la maladie, puisqu'elle fait obstacle à la santé, est une violation de la nature de la vie. C'est pourquoi Aristote déjà était d'avis que les maladies, les monstres et toutes les formes aberrantes de la vie étaient les résultats de quelque contingence obscure. La science sociale ne pouvait donc être affranchie sur-le-champ de cette erreur, d'autant plus que la maladie n'occupe nulle part une plus grande place que dans les sociétés humaines et que l'état normal n'est nulle part plus imprécis ni plus difficile à définir.

C'est ainsi que s'expliquent plusieurs passages où Montesquieu semble doter le législateur de l'étrange pouvoir de faire violence à la nature elle-même. Par exemple, dans les pays où une chaleur excessive invite les habitants à la paresse, il prescrit au législateur de réprimer cette paresse par tous les moyens. Mais, bien que ce vice ait son origine dans des causes physiques, notre auteur ne pense pas que celui qui s'y oppose, viole les lois de la nature, mais au contraire qu'il ramène les hommes à leur nature normale, laquelle n'est pas compatible avec une telle indolence. C'est pour la même raison qu'il dit que, chez les peuples qui ont un caractère fier et intrépide, il est nécessaire d'instituer des châtiments terribles pour contenir cette fougue du caractère. Dans tous ces cas, si le législateur possède un tel pouvoir, ce n'est pas que les sociétés soient sans lois et sans nature définie et puissent par suite être organisées selon sa fantaisie ; c'est au contraire parce que son action est conforme à la nature normale des hommes et des sociétés et se borne à lui servir d'auxiliaire.

Cette manière de voir n'implique donc pas de contradiction proprement dite et expresse. Montesquieu ne dit pas que c'est pour les mêmes faits sociaux qu'un ordre déterminé existe ou fait défaut ; partout où les choses sont normales, elles se font selon des lois nécessaires et cette nécessité ne cesse que lorsqu'on s'écarte de l'état normal. C'est pourquoi cette contingence ne détruit pas la science sociale, mais en limite seulement la portée. Car elle n'a guère pour objet que les formes normales de la vie en société, tandis que les maladies, selon l'opinion de notre auteur, sont presque en dehors de la science, parce qu'elles se situent en dehors des lois de la nature.

La conception même qu'il se fait de la loi naturelle et que toutes ces idées supposent, conserve encore beaucoup d'obscurité et d'imprécision. Les lois sont en effet les rapports nécessaires entre les choses ; or, si elles peuvent parfois être violées, elles ne possèdent pas une nécessité réelle, mais une nécessité purement logique. C'est-à-dire qu'elles expriment ce qui est impliqué dans la définition de la société, mais que celle-ci peut affecter une autre forme que celle qui résulte rationnellement de sa nature. Elles nous apprennent,' non ce qui est, mais ce qui est rationnel."

"Tant que la Science sociale n'était qu'un art, les écrivains sociaux usaient principalement de la déduction. De la notion générale de l'homme, ils tiraient la forme de société qui convenait à la nature humaine et les préceptes qui devaient être observés dans la vie en commun. Il est inutile d'énumérer les défauts de cette méthode. La déduction, même dans l'art, ne nous permet d'obtenir que de simples hypothèses. Par la seule force de la raison, personne ne peut établir l'utilité d'un précepte, s'il n'a pas mis cette utilité à l'épreuve de l'expérience. Mais c'est surtout dans la science, lorsqu'elle est distinguée de l'art, que la déduction doit nécessairement n'occuper que le second rang, du moins dès qu'il est question de réalités, et non de notions abstraites comme en mathématiques. Sans doute, la déduction nous fournit des idées qui dirigent notre recherche à travers les obscurités des choses ; mais, tant que ces idées n'ont pas été confirmées par l'observation, on ne peut savoir si elles expriment vraiment la réalité. Il n'est pas d'autre moyen pour découvrir les lois de la nature que d'étudier attentivement la nature elle-même. Disons mieux : il ne suffit pas de l'observer, il faut l'interroger, la tourmenter, la mettre à l'épreuve de mille manières. La science sociale, puisqu'elle a des choses pour objet, ne peut donc employer avec succès que la méthode expérimentale.

Or il n'est pas facile d'adapter cette méthode à notre science, parce qu'il n'est pas possible d'expérimenter dans les sociétés. Il y a cependant un biais qui permet de surmonter la difficulté. Pour découvrir les lois de la nature, rien d'autre en effet n'est nécessaire que de pouvoir instituer entre les différentes formes d'une même chose des comparaisons suffisamment nombreuses. Par ce moyen, les rapports constants et immuables qu'exprime la loi se trouvent séparés des autres, c'est-à-dire des rapports passagers et fortuits. Tout l'essentiel de l'expérimentation consiste simplement à faire varier les choses à volonté de sorte qu'elles offrent une large et féconde matière à la comparaison. Mais rien ne s'oppose à ce que l'on compare des faits sociaux de même genre, tels qu'ils se présentent dans des sociétés différentes, et à ce que l'on note ceux d'entre eux qui concordent constamment, ceux qui disparaissent simultanément, ceux qui varient en même temps et selon le même rapport. Ces comparaisons, bien qu'elles aient cet inconvénient de ne pouvoir être répétées indéfiniment, peuvent cependant jouer dans la science sociale le rôle de l'expérimentation.

Quoique Montesquieu n'ait nulle part traité cette question, il a compris instinctivement la nécessité de cette méthode. S'il rassemble tant de faits empruntés à l'histoire des différents peuples, ce n'est pas dans un autre dessein que de les comparer entre eux et, par le moyen de cette confrontation, de trouver leurs lois. En fait, il est évident que l'ouvrage tout entier consiste en une comparaison des lois qu'observent les peuples les plus divers, et l'on petit dire véritablement que, par ce livre, Montesquieu a inauguré un nouveau genre d'études que nous appelons aujourd'hui le droit comparé.

Mais, si chez lui la déduction a fait place à l'expérience, elle occupe encore beaucoup plus d'espace que la science ne le comporte.

Dès la préface, il avertit lui-même le lecteur qu'il a voulu traiter la Science sociale d'une façon quasi mathématique : qu'il a posé des principes d'où les lois particulières des sociétés s'ensuivissent logiquement. Il a compris, il est vrai, qu'il est indispensable de tirer ces principes de l'observation du réel ; mais il croit que toute la science y est comme impliquée, si bien que, dès qu’on y est parvenu, elle peut être achevée par la seule déduction. Et il n'est pas douteux qu'il ait bien entrepris de procéder par cette voie et par cette méthode. Remarquons d'abord de quelle façon il emploie la méthode inductive. Il ne commence pas par rassembler tous les faits qui ont trait à la question, par les rapporter pour qu'on puisse les examiner et les apprécier objectivement ; le plus souvent, il s'efforce de prouver par la déduction pure l'idée qu'il a dans l'esprit. Il montre que cela est enveloppé dans la nature ou, si l'on veut, dans l'essence de l'homme, de la société, du commerce, de la religion, en un mot dans la définition des choses dont il s'agit ; c'est ensuite seulement qu'il expose les faits qui lui paraissent confirmer l'hypothèse. Mais, si l'on tient pour assuré que l'expérience seule peut établir quels sont les rapports des choses, on ne subordonne pas l'expérience à la déduction ; on ne donne pas la primauté aux arguments, qu'on regarde comme de peu de valeur pour la démonstration et dont en se défie ; mais on commence par observer les choses et ce n'est qu'ensuite qu'on interprète déductivement ce que l'on a observé.

D'ailleurs, si l'on examine les démonstrations mêmes de Montesquieu, on s'aperçoit facilement que toute leur portée consiste dans la déduction. Sans doute, il confirme le plus souvent par l'observation les conclusions qu'il a ainsi tirées ; mais combien faible est toute cette partie de son argumentation ! Les faits qu'il rapporte en les empruntant à l'histoire, sont exposés brièvement et sommairement et il ne se soucie pas beaucoup de les établir tels qu'ils sont en réalité, même s'ils peuvent offrir matière à controverse. Il les énumère sans ordre et pêle-mêle. S'il affirme qu'il y a un lien causal entre deux faits, il ne s'applique pas à montrer que, dans tous les cas ou du moins dans la plupart, ces faits apparaissent simultanément, disparaissent simultanément ou varient de la même façon. Il lui suffit de pouvoir alléguer quelques exemples qui cadrent à peu près avec la loi supposée. Il lui arrive même d'affirmer de toute l'espèce ce qu'il n'a observé-que sur une seule société. Soit, par exemple, la séparation des pouvoirs : bien qu'on ne la trouve que chez les Anglais, il dit qu'elle est le propre de la Monarchie, et il déclare que la liberté est une conséquence de cette séparation, quoiqu'il ne sache pas si elle existe vraiment chez les Anglais eux-mêmes. En un mot, au lieu de se servir de la déduction pour interpréter ce qui a été prouvé par l'expérience, il emploie plutôt l'expérience à éclaircir à l'aide d'exemples les conclusions de la déduction. Aussi, quand la déduction est achevée, considère-t-il que la démonstration presque tout entière l'est aussi.

Allons plus loin : selon l'opinion de Montesquieu, il existe, comme nous l'avons déjà dit, certaines institutions qui, bien qu'existant ou ayant existé dans toutes les sociétés du même genre, ne leur conviennent cependant pas. Mais cette affirmation ne repose et ne peut reposer que sur une seule raison : savoir, que ces institutions ne peuvent, selon lui, se déduire des principes qu'il a antérieurement posés. Il montre en effet qu'il y a contradiction entre l'institution de l'esclavage et la définition de la République. De même, il déteste le Gouvernement despotique parce que celui-ci répugne logiquement à l'essence de l'homme et même de la société, telle qu'il la conçoit. Il peut donc arriver, dans certains cas, que la déduction prévaille même contre l'observation et l'expérience.

Si donc, chez Montesquieu, l'induction fait sa première apparition dans la science sociale, elle ne s'éloigne pas encore de la méthode contraire et se trouve altérée par ce mélange. Si notre auteur a ouvert une voie nouvelle, il n'a pas su abandonner les sentiers battus. Cette équivoque dans la méthode est une conséquence de l'équivoque dans la doctrine, que nous avons signalée ci-dessus. Si en effet les formes normales de la société sont comprises dans sa nature, elles peuvent se conclure de la définition de cette nature : ce sont ces nécessités logiques que Montesquieu appelle des lois. Les choses étant à ce point apparentées à notre raison, la raison suffit à les interpréter. On s'étonnera peut-être que cette nature intime des choses apparaisse avec une telle clarté qu'on puisse la connaître et la définir dès le début de la science, alors qu'au contraire elle semble ne pouvoir être déterminée qu'au terme de la science plutôt qu'à son commencement. Mais ce résultat s'accorde bien avec les principes de Montesquieu. De même que le lien qui existe entre les faits sociaux et l'essence de la société est un lien rationnel, de même cette essence elle aussi, qui est la source d'où émane toute cette déduction, est de nature rationnelle, c'est-à-dire qu'elle consiste dans une notion simple que la raison est capable de saisir d'un rapide coup d’œil. D'un mot, Montesquieu n'a pas suffisamment compris à quel point, comme dit Bacon, la finesse des choses dépasse la finesse de l'esprit humain : c'est ce qui explique qu'il ait une telle confiance dans la raison et la déduction. Nous ne prétendons pas d'ailleurs que les choses sociales soient par elles-mêmes absurdes. Mais, s'il y a en leur fond une certaine logique, cette logique est autre que celle à laquelle se conforme notre raisonnement déductif ; elle n'a pas la même simplicité ; peut-être suit-elle d'autres lois. Aussi est-il indispensable que ce soient les choses elles-mêmes qui nous en instruisent."

"La plupart des moralistes traitent la moralité et les règles de la conduite qui sont ou doivent être pratiquées, comme si elles existaient par elles-mêmes, et ils ne se soucient pas de savoir quelle est dans les mêmes sociétés la nature des richesses ; ceux qui traitent des richesses, soutiennent non moins vivement que la science qu'ils cultivent, l'économie politique, est absolument autonome et qu'elle peut s'acquitter de sa tâche en demeurant dans l'ignorance totale de ce système de règles qui constitue la morale. On pourrait donner beaucoup d'autres exemples du même genre.

Montesquieu, au contraire, a bien vu que tous ces éléments forment un tout, de telle sorte que, pris isolément et à part des autres, on ne peut les comprendre ; c'est pourquoi il ne sépare pas le droit de la moralité. de la religion, du commerce, etc., ni surtout de la forme de la société qui étend son influence à toutes les choses sociales."

"Il ne soupçonne pas que ces différentes espèces de sociétés descendent de la même souche et qu'elles se succèdent les unes aux autres. [...] Il ne se rend pas compte que la nature des sociétés contient en elle des contraires qui s'opposent, parce qu'elle se dégage peu à peu d'une forme antérieure et que peu à peu aussi elle tend vers celle qui naîtra d'elle."

"Montesquieu ne s'est pas contenté de poser les principes ; il s'en est servi avec bonheur : la classification qu'il a esquissée exprime non sans quelque vérité la répartition même des choses. Il se trompe cependant sur deux points. En premier lieu, c'est à tort qu'il pose que les formes sociales résultent des formes de la souveraineté et peuvent se définir par là. D'autre part, il admet qu'un des types qu'il distingue, le Gouvernement despotique, a par lui-même quelque chose d'anormal : ce qui est incompatible avec la nature d'un type, car chaque type possède sa perfection propre qui, compte tenu des conditions de temps et de lieu auxquelles il répond, est égale à celle des autres."

-Émile Durkheim, Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, thèse latine, Norp-Nop Editions, 2011 (1892 pour la première édition).

[Note 1]: « Aron rappelle [...] qu'à l'entrée "Social" l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert note : "mot nouveau". » (Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, 161 pages, note 5 p.45).

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