" [Introduction]
"On trouvera en vérité quelque paradoxe dans le
fait que le livre de Thao ait pu, si durablement, constituer, pour les
phénoménologues français, l’introduction obligée à la phénoménologie
husserlienne."
[Chapitre 1 : "Tran Duc Thao et la protofondation
des archives Husserl de Paris", par Jean-François Courtine]
"Phénoménologie et matérialisme dialectique, de
Tran Duc Thao, a joué pendant trente ans au moins le rôle d’introduction à la
pensée de Husserl en France. Les plus grands s’en sont inspirés et certains
traits durables de l’exégèse française s’expliquent par les choix
herméneutiques faits par Thao. Au premier chef, sa conviction quant à la
nécessité d’une lecture dialectique de la phénoménologie fut décisive, marquant
des lecteurs aussi différents que le jeune Lyotard ou le jeune Derrida."
(p.25)
"La « constitution » phénoménologique,
c’est-à-dire la construction du sens de l’objet par la conscience, n’apparaît,
en dernier ressort, que comme « la transposition symbolique des
opérations matérielles de production en un système d’opérations intentionnelles
où le sujet s’approprie idéalement l’objet en le reproduisant dans sa
conscience » (PMD, p. 12). Cependant, il est fondamental qu’une telle
transposition soit une œuvre de (dé-)négation. En effet :
Le philosophe reste ignorant de ces origines. En tant
que membre d’une classe exploiteuse, il n’a pas l’expérience du travail réel
des classes exploitées, qui donne aux choses leur sens humain. Plus
précisément, il ne perçoit ce travail que sous sa forme idéale, dans
l’acte du commandement, et se demande avec étonnement comment ses «
significations intentionnelles » ont pu s’imposer au monde réel."
(PMD, p. 12-13)
La mise en œuvre par Thao, ici, du cadre d’analyse
marxiste classique, est particulièrement éclairante. En fait, à mon sens, elle
permet admirablement de cerner l’aporie constitutive de la phénoménologie au
XXe siècle.
La question non résolue qui traverse en effet
l’histoire de la phénoménologie au XXe siècle –au retour de laquelle on assiste
du reste symptomatiquement aujourd’hui– est celle du rapport de l’analyse
phénoménologique à la « réalité ». Une fois qu’on s’est installé dans l’analyse
des vécus et des structures idéales de la conscience, comment jamais rejoindre
celle-ci ? Le problème fondamental de la phénoménologie, depuis le
début, a été celui du passage de l’intentionnel au réel.
Or, Thao le fait apparaître pour ce qu’il
est : à savoir un problème qui ne se pose qu’à celui qui a toujours déjà placé
l’intentionalité en dehors de la réalité, précisément parce que lui-même s’est
mis hors réalité, dans la posture du commandement qui n’opère sur
elle qu’à distance et au moyen d’autres qui, eux, s’y trouvent et travaillent
au contact avec elle.
De ce point de vue, la stratégie de Thao permet aussi
bien de désamorcer l’illusion possible d’une réinterprétation de la
phénoménologie qui croirait trouver des ressources de réalisme dans une
relecture de l’intentionalité suivant un modèle qui serait celui des actes de
langage. Comme si faire de l’intentionalité une forme d’ordre donné au réel lui
conférait plus de réalité. Ce qu’une telle lecture ignore c’est, premièrement,
qu’en réalité elle ne fait jamais que dévoiler l’inconscient de la
raison phénoménologique (l’ordre, dans son détachement constitutif de la
réalité, a en fait toujours constitué le modèle de l’intentionalité
phénoménologique) ; deuxièmement, que la possibilité de l’intentionalité
thématisée par la phénoménologie n’est pas à trouver de ce côté, mais de celui
d’un rapport au réel déjà réalisé, dont la construction phénoménologique ne
fait que renvoyer une image idéalisée de l’ordre du déplacement
psychanalytique.
Ce n’est donc pas à une phénoménologie réaliste, au
sens d’une phénoménologie qui aurait enfin retrouvé le réel –là même où la
phénoménologie se définit par le fait de s’être mise en position de l’avoir
toujours déjà perdu– que nous invite Tran Duc Thao, mais bien plutôt à une
refondation réaliste de la phénoménologie, au-delà d’elle-même, dans une
réalité dont elle n’apparaît que comme la dénégation." (pp.29-30)
"On relèvera la critique très fine de la doctrine
husserlienne de l’essence. Thao insiste avec raison sur l’enracinement
originairement réel de la notion phénoménologique d’essence : « En fait
l’essence, dans sa notion originelle, ne concernait pas le pur possible, mais
bien la possibilité du réel. Elle ne se place au-dessus de l’objet effectif que
pour définir le sens de son objectivité » (PMD, p. 31).
De ce point de vue, il est essentiel de noter que «
l’intuition des essences, sous sa forme originelle, se portait directement sur
l’être même de la chose, l’être de l’existant. Les recherches eidétiques ne
visent pas de simples analyses de concepts mais la constitution d’une ontologie
universelle » (PMD, p. 32).
Le problème de la phénoménologie est que, en quelque
sorte, la méthode a échappé à son objet. De l’essence de la maison, on est
passé à celle du centaure, ou de la vérité. Faisant de l’eidos lui-même
un objet, on a fini par en faire un possible pur, dans son autonomie supposée,
ayant dénoué ses liens avec la réalité et se définissant par cette déprise
même, et non plus ce qu’il était au départ : un possible réel, au sens,
essentiellement, de celui d’une réalité – et qui la présuppose par là même
donnée.
C’était là « lui enlever ce qui faisait sa raison
d’être, à savoir son rapport au réel ». De l’essence authentique qui
était sens constitutif de l’être, on était passé à l’essence comme « simple
signification » (PMD, p. 34).Une note, page 34, énonce très bien le
principe du réalisme au fondement de la position de Tran Duc Thao, réalisme
qu’il oppose à l’échappée idéalisante opérée par la phénoménologie :
Si l’on veut comprendre la valeur synthétique a
priori des lois d’essence, il faut remonter à l’origine du possible,
dans l’expérience du réel lui-même, en tant qu’il se dévoile dans le sens de
son être. L’imagination opère sur des schèmes, qui impliquent eux-mêmes
une perception antérieure, la structure de l’être lui-même définissant la forme
dans laquelle on peut l’imaginer. (PMD, p. 34, note 1)
Au départ, on trouve « l’expérience du réel lui-même
». C’est dire que –contrairement à ce que pourrait faire croire une perspective
selon laquelle celle-ci serait à retrouver depuis une intentionalité qui serait
essentiellement signification ou dont tout au moins l’intentionalité de
signification constituerait le modèle canonique, et comme un cas particulier
d’une structure éidétique qui se déploierait essentiellement et d’abord dans
l’irréel, sous le régime du « pur possible » – cette expérience constitue le
présupposé originaire et de l’intentionalité et des essences qui s’assignent
dans les variations de cette dernière, leur véritable point de départ."
(p.31)
"La variation phénoménologique-éidétique a
prétendu tenir l'existence à distance, "éliminant tout rapport à
l'existence" [...] Mais c'est là ce qui est impossible, comme le fait bien
apparaître la critique décisive adressée par Thao à la théorie de la
constitution par esquisses en tant que pièce centrale de la phénoménologie
husserlienne de la perception.
Le problème est que :
La constitution par synthèse d'Abschattungen n'avait
de sens que dans le cadre de l'attitude théorique, qui ne vise en fait qu'une
unité idéale (focus imaginarius) de représentations subjectives. Dans le
monde de l'esprit, perçu dans l'attitude pratique, l'existence, y
compris celle des choses, ne peut se prendre qu'en son sens absolu: car la
pratique n'est évidemment possible que sur des réalités.
Le retour au sol de la pratique dissout le fantasme
d'un être purement phénoménal du perçu et nous donne au contraire l'être réel
de la chose sur laquelle nous travaillons comme point de départ absolu -celui
qui seul donne un sens à l'intentionnalité, comme représentation seconde de
celui-ci.
Un tel tournant en ce qui concerne la perception,
renvoyée à la priorité du contact originairement pratique avec les choses, en
engage un plus général eu égard à l'attitude phénoménologique: le
"réel", désormais, n'est plus à constituer ou à cerner dans sa
phénoménalisation ; il est donné au départ, de telle façon que cette donnée est
une condition même de la phénoménalisation, et est constamment présupposée par
la structure de celle-ci.
Déployer cette pensée suppose la sortie de la
phénoménologie, qui, selon l'analyse qu'en fait Thao, est constitutivement et
non accidentellement idéaliste [...]
Thao voit dans [un naturalisme d'un genre nouveau],
renouvelé par le marxisme, la possibilité d'une réécriture et d'une mise en
perspective matérialiste du motif phénoménologique. Il ne s'agit pas tant de
dépasser l'apparaître au sens de le nier purement et
simplement, que de le réinscrire dans le mouvement de l'être même, d'en faire
un moment de la processualité de cet être.
[...] La position de Thao ne consiste pas tant à nier
la "subjectivité constituante" qu'à l'identifier à "la nature
elle-même dans son devenir-sujet" [...] Le matérialisme
dialectique ne constitue pas tant la réfutation que "la vérité de
l'idéalisme transcendantal" [...]
Le retour à la réalité ne reconduit donc pas à un être
chosique statique et séparé du mouvement de la vie réelle, mais à ce mouvement
même. [...]
Nous maintenons les exigences de la Weltkonstitution,
en la débarrassant de ses illusions idéalistes. Il s'agit bien de "mettre
en parenthèses" le monde des apparences constituées, que le fétichisme de
la conscience naïve prend pour des réalités en soi, et revenir à l'être
véritable, de la subjectivité constituante. Mais celle-ci n'est pas le flot
héraclitéen de la conscience pure: elle est le mouvement réel par
lequel la nature prend conscience d'elle-même dans le développement biologique
et l'histoire humaine.
Un tel naturalisme, qui reprend à son compte les
exigences de la constitution, se distingue de celui qui prédomine aujourd'hui,
par le fait qu'il est anti-réductionniste et anti-objectiviste.
Une cible privilégiée de la critique de Thao est en
effet le matérialisme classique, mécaniste dans son essence, qui, selon lui,
repose sur une conception abstraite de l'objectivité fondée sur son détachement
par rapport au mouvement réel. On trouve dans un tel détachement la source du
dualisme, comme structure fondamentale de la pensée bourgeoise.
La véritable naturalisme suppose en premier lieu de
rompre avec "la conception abstraite de la nature" (PDM, 227).
Celle-ci tient dans "la définition même de l'objet, telle qu'elle s'est
imposée à l'époque classique de la bourgeoisie montante et domine encore la
pensée de l'Occident, [qui] posait en principe l'absence de
signification comme signification du réel." [...]
[S'impose] une transformation du sens même de la
"matière", qui n'est plus essentiellement objet.
L'analyse idéaliste a découvert depuis
longtemps que toute conscience implique une activité du sujet, mais elle ne
s'en servait que comme une machine de guerre contre le matérialisme,
transformant paradoxalement l'effectivité de la vie humaine en simple négation
de sa réalité. La méthode objective de son côté ne dépassait pas la
considération mécanique des modèles spatiaux. L'opposition apparente du
subjectivisme idéaliste et du matérialisme abstrait recouvrait leur accord
profond, dans un égal refus de thématiser l'activité
concrète humaine comme devenir-sujet de la réalité objective. Une telle
dialectique est pourtant visible dans n'importe quel phénomène de conscience,
pris dans son contenu effectif, en tant qu'il renvoie
irréductiblement à des mouvements réels, esquissés dans l'organisme vivant.
(PDM, pp.223-22)
Contre le naturalisme classique, physicaliste,
statique et mécaniste, fondé sur l'exclusion préalable de la pensée de la
matière, selon un geste qui faisait de la seconde le résidu abstrait de la
première, Thao propose, renversant les fondements d'une telle alternative,
l'adoption d'un naturalisme à base essentiellement dynamique et biologique.
[...]
Là où l'on va à la recherche du sens
"naturel" de la "conscience" et de
"l'intentionalité" ce n'est certes pas du vécu qu'il
faut partir, qui n'est "qu'un aspect abstrait de la vie
effectivement réelle"."
La réalité au fondement de ce qu'on appelle vie
mentale et qui constitue l'objet du "nouveau naturalisme", Tran Duc
Thao la cerne à travers la notion de comportement:
En réalité le monde sensible ne peut pas
se définir avec précision sur le plan du pur vécu comme tel, car il tient tout
son sens des structures du comportement: il ne fait aucun doute que les
directions du "champ sensoriel" ne correspondent à la conduite de la locomotion,
l'extériorité de l' "objet-fantôme" à celle de la préhension et
la substantialité de la "chose" primordiale à celle de la manipulation.
Il n'est donc nullement étonnant que la méthode phénoménologique se soit
heurtée ici à des difficultés insurmontables: la description des significations
antéprédicatives renvoie aux conditions de l'existence matérielle et place
nécessairement le sujet dans le cadre de la réalité objective.
Tran Duc Thao propose donc une réécriture des
catégories fondamentales de la phénoménologie en termes pragmatico-comportementaux.
L'intériorité de la conscience et son
rapport idéal à l'objet renvoient à la structure du sujet réel, à savoir le
corps vivant comme centre de mouvements. Il ne s'agit nullement d'une
"réduction" arbitraire au point de vue de l'objet: l'acte de
conscience, dans son sens vécu, se définit de manière
exhaustive par la dialectique du comportement.
Le "comportement" n'est pas un
"objet": il est le devenir-sujet de la nature elle-même -qui
constitue, simultanément, le sens "réel" de la subjectivité.
L'ensemble de l'analyse génétique de
l'intentionnalité proposée par Thao se déploie donc sur la terrain
éthologique, et plus particulièrement celui l'étude des fonctions
sensori-motrices, présentées comme le lieu d'origine de la structure
intentionnelle. [...]
L'idée partagée par Thao [et des chercheurs
contemporains] est qu'il faut reconnaître dans la perception même un
faisceau d'actions esquissés. Ainsi
quand je vois cet arbre, je sens plus ou
moins confusément s'esquisser en moi un ensemble de réactions qui dessinent un
horizon de possibilités pratiques -par exemple la possibilité de m'approcher,
m'éloigner, tourner autour, grimper, couper, cueillir, etc.
L'important, bien sûr, est qu'il ne s'agit pas là
d'une simple concomitance -de l'amorce de réactions que déclencherait cette
perception, mais qui ne feraient pas partie de son "contenu"- mais de
cela même qui détermine ledit "contenu" et le sens vécu de cette
perception: "Le sens vécu de l'objet, son
être-pour-moi se définit par ces possibilités mêmes."
[...] L'objet ("arbre" par exemple) c'est
l'horizon de toutes ces possibilités pratiques, mais en tant que celles-ci sont
déniées, inhibées. [...]
Le sens vécu de
l'objet, son être-pour-moi se définit par ces possibilités mêmes, senties et
vécues dans ces comportements esquissés et immédiatement réprimés, inhibés par
les données objectives, l'acte réel se réduisant ici à une simple adaptation
oculo-motrice.
[...] Dans sa déduction naturaliste du niveau
phénoménologique (c'est-à-dire du vécu intentionnel), Thao introduit
un principe de négativité, d'inhibition, de refoulement, dont le modèle est
très clairement emprunté à la psychanlyse. Du mouvement réel, qui est la base,
à l'intentionnalité, qui en est l'expression idéalisée, il y a une
(dé-)négation: celle de l'empêchement de l'effectuation dudit mouvement. On
retrouve ici, dans le procès de la réalité même, cette même négation qui était
au principe de l'idéalisme phénoménologique.
Thao décrit à ce niveau l'origine de la conscience comme
un processus d'intériorisation fondamentalement lié à un empêchement
d'extériorisation. Le mouvement demeure à l'état d'esquisse, et comme tel il
est "réprimé". Dès lors, il ne s'effectue pas, ne s'extériorise pas,
et l'organisme le "maintient en soi". "C'est [...] ce même
même qui constitue la conscience de soi". [...]
Aussi la référence au comportement ne doit-elle pas
êtr reçue au sens d'un simple behaviorisme, tout en extériorité: loin de
substituer au vécu un simple processus externe, il s'agit d'expliquer
comment le premier se constitue par inhibition du second, selon une forme
de déduction négative de l'intériorité. [...]
A travers ce détour d'un mouvement arrêté, suspendu,
et comme tel, intériorisé, "l'organisme vivant est devenu
sujet"." [...]
Thao ressaisit les différents feuillets de la
phénoménologie husserlienne de la perception : le "fantôme"
(c'est-à-dire le pur apparaître phénoménal de la chose indépendamment de ses
relations causales) et la "chose" (causalement identifiée) comme
divers moments de cette intentionalisation stratifiée du réel, correspondant à
deux niveaux de dénégations successives.
Le sens du "fantôme" comme simple
extériorité sensible identifiable à travers les différents champs sensibles,
mais sans épaisseur causale et strictement identique à sa manifestation, est à
trouver dans "le mouvement de locomotion esquissé et immédiatement
réprimé, par lequel j'atteins idéalement l'objet extérieur" [...] C'est
dans cet acte de locomotion que je n'effectue pas se constitue le sens de
l'extériorité, cette extériorité que le fantôme pourra occuper comme tel, en
apparaissant à la place où je pourrais aller mais où je ne vais pas. En même
temps, par son apparaître idéal -sa qualification comme "fantôme" est
déjà une norme, celle qui le définit comme "ce qui apparaît là- il
institue un nouveau niveau d'activité, dont il détermine le sens intentionnel:
celui de la "préhension" par lequel celui qui ne se déplace pas
saisit ce qui lui apparaît comme donné à une certaine distance de lui.
Ainsi Thao énonce-t-il une lois générale de production
des niveaux de contenus intentionnels et donc d'intentionnalités: "La
structure du comportement réel au stade qui précède définit le contenu
intentionnel de l'acte vécu au stade qui suit" [...]
L'existence d'une telle loi d'engendrement implique un
fondamental principe de traductibilité de l'intentionnel au
réel: il n'y a pas de structure intentionnelle que, dans son genre, on
ne puisse reconduire à une relation réelle d'abord nouée entre le vivant et son
environnement. Une telle traduction, cependant, c'est là le point
essentiel, n'est possible qu'au prix d'un décalage:
Ainsi, à condition d'opérer un décalage
systématique, il est possible de faire coïncider en toute rigueur la série
phénoménologique et la série réelle, les formes intentionnelles de chaque stade
s'identifiant avec les formes réelles du stade précédent.
Ce "décalage", c'est l'intentionnalité même.
Pour qu'il y ait intentionalité, il est en effet fondamental que la relation
réelle soit suspendue, inhibée et convertie en idéalité -ce qui permet par là
même, à l'étage supérieur, l'institution de relations réelles d'un type nouveau.
Il y a donc un véritable travail du négatif qui
traverse la réalité et conditionne la création en elle d'intentionalité et,
plus précisément, de différents niveaux hiérarchisés d'intentionalités.
Ce qui rend possible l'intentionalité et la conscience
comme telles, c'est la différance, le fait de ne pas faire, de mettre en
suspens et par là même de transformer en signification ce qui était une
réalité: "la conscience est le mouvement des conduites
différées".
[...] Thao insiste sur le fait qu'un réflexe conditionné
ne se comprend qu'en termes d'orientation dans un champ, dont les emplacements
ont une valeur. Il est impossible d'en donner une lecture purement
mécaniste, en termes d'association et de rappel de traces passées. Ce qui
compte, en effet, c'est que de telles "traces" aient une valeur, et
une telle détermination est bien, en un sens très élémentaire, de l'ordre
de l'idéalité: pas celui du donné, mais de la norme pour le donné, ou plutôt du
donné transcendé (mis en suspens) et institué en norme. A ce niveau, on ne
peut encore parler de "conscience", mais, d'ores et déjà, de ce que
les Recherches sur l'origine du langage et de la conscience appelleront
"signification tendancielle" [...]
Ainsi quand un Ver de terre apprend dans
un labyrinthe à éviter un couloir où il s'est heurté un certain nombre de fois
à une grille électrique, on ne saurait parler d'une simple répétition du
comportement antérieur: le Ver ne reproduit pas sa réaction originelle au choc
électrique, il évite une certaine direction
qui lui apparaît comme une valeur négative dans le champ.
[PMD, p.258] [...]
Pour Thao, le noème, donc le visé comme tel,
correspond à la cible du mouvement esquissé (mais réprimé) ; inversement, la
noèse c'est ce mouvement même, en tant qu'arrêté et réfléchi comme tel, dans
son arrêt. [...]
Il est vrai que l'homme a parlé parce
qu'il "avait quelque chose à dire", mais ce qu' "il avait à
dire" ne se présentait pas originellement sous une forme intentionnelle :
l'Ancêtre humain n'a pas dit ce qu'il pensait parce qu'il le pensait, il l'a
pensé parce qu'il l'a dit, et il l'a dit parce qu'il s'arrêtait de le faire [...]
C'est donc en ébauchant une certaine action et en la
retenant que l'on constitue un signifié, loin que la visée intentionnelle du
signifié précède l'effectuation d'une telle ébauche et son institution en
signe. Thao renverse ici le présupposé idéaliste de la théorie
husserlienne de la signification. Il n'y a pas de signification sans signe
et le signe, dans son ordre propre, précède la signification. Or le
signe, comme y insiste Thao, ce n'est plus du "vécu". [...]
Et la signification du geste de
l'indication est justement d'exprimer ce rapport d'extériorité objective, en
quoi consiste l'intentionnalité fondamentale de la conscience comme conscience
de l'objet, par opposition au psychisme simplement sensorimoteur de l'animal. (ROLC,
p.15)
La symbolicité est désormais faite condition de
l'intentionnalité elle-même, et cela porte évidemment d'importantes
conséquences notamment quant au caractère originairement social d'une
telle "intentionalité" : l'indication, en effet,
originairement, c'est bien sûr l'indication à l'Autre. Dès lors,
"l'intentionnalité" apparaît comme une forme de structure dérivée: d'
"indication à soi", ou de retournement de l'indication sur soi.
"Le sujet s'indique l'objet à lui-même à partir des autres
avec lesquels il s'identifie" [...] Cette indication à soi-même "est
vécue comme visée intentionnelle de l'objet singulier dans son
extériorité objective". [...]
Une telle idéalisation n'a de sens qu'adossée à une
conception résolument pragmatique de la pensée. Le fondement,
même et y compris dénié, c'est l'action. Ainsi, Tran Duc Thao réécrit dans des
termes pratico-matériels la tradition idéaliste. [...]
Il ne s'agit pas alors de nier les opérations de la
conscience, ni la spécificité de celle-ci, mais de dégager leur base
matérielle, puis de mettre en évidence comment elles se constituent par le
refoulement de cette réalité, convertie en idéalité. [...]
L'incapacité du structuralisme à [penser l'indication]
comme telle -cf les tentatives de Jacobson de la reconduire à un processus de
détermination prédicative- est un symptôme du caractère fondamentale abstrait
de sa représentation du langage, détaché de son fondement réel [la chose même
donnée dans l'intuition sensible]. [...]
La signification du signe de l'indication
ne renvoie absolument à aucun autre signe, elle se rapport uniquement et
directement à la chose même dans son
existence extérieure comme indépendante du sujet, autrement dit dans son
existence matérielle. [...]
Le langage et l'ordre symbolique en général n'est pas
un arrachement au donné, mais son articulation même, en tant que celui-ci
précède la conscience individuelle et constitue ce en relation à quoi elle se
définit. [...]
La constitution de la conscience ne saurait [...] se
définit sur le simple plan organique puisqu'elle implique une dialectique
originale dans le trajet de l'influx nerveux [...] La structure du système
nerveux ne peut se comprendre que par l'évolution du comportement, ce qui nous
fait dépasser le cadre du biologique comme tel. (PMD, pp.265-266)."
(pp.32-46)
[Chap 9 : De la phénoménologie au matérialisme
dialectique. Comment régler ses comptes avec sa conscience philosophique
d’autrefois ?, par Alexandre Feron]
"Période qui va de 1945 à 1950 dans laquelle Tran
Duc Thao semble vouloir synthétiser les deux courants de pensée pour constituer
une sorte de « marxisme phénoménologique ». Ensuite, nous aborderons Phénoménologie
et matérialisme dialectique (PMD) – ouvrage dans lequel Tran Duc
Thao conçoit le dépassement de la phénoménologie comme un moyen de la réaliser
(Aufhebung). Enfin, nous verrons comment il critiquera cette conception
pour penser la nécessité d’une sortie (Ausgang) de la phénoménologie – laquelle
n’est plus vue comme une étape, mais une impasse." (p.164)
"La « visée » de la phénoménologie peut se
résumer en une formule : « revenir aux choses mêmes », ou encore, « retour au concret
». Contre toute philosophie « abstraite » qui opère une séparation dans
le donné entre ce qui est « réel » (ou « objectif ») et ce qui est « subjectif
» et illusoire, la phénoménologie veut se donner les moyens de penser,
selon les termes de Tran Duc Thao, « l’expérience totale où le monde se donne à
nous avec cette plénitude de sens humain, avec laquelle il existe pour nous,
pendant que nous vivons en lui »." (p.165)
"Essayons de voir en quoi la phénoménologie a
échoué. Pour cela, repartons de cette visée d'une "expérience totale où le
monde se donne à nous avec cette plénitude de sens humain, avec laquelle il
existe pour nous, pendant que nous vivons en lui".
Dans la dernière partie de la phrase nous retrouvons
la distinction entre, d'une part, le "sujet" en tant qu'il est le
destinataire de l'apparaître, c'est-à-dire en tant qu'il est au monde,
ou encore être-au-monde, et, d'autre part, ce même
"sujet" en tant qu'il est un être qui existe dans le
monde, en tant que corps parmi les corps, soumis à tous les déterminismes du
monde. Or, le retour vers le concret impliquerait de penser l'unité de ces deux
dimensions, ou plutôt en quoi leur distinction n'est qu'une abstraction. Mais,
selon Tran Duc Thao, la phénoménologie n'a pas su réaliser le monisme qu'elle
promettait et retomberait dans une forme de dualisme idéaliste:
l'existence du moi posée désormais comme
existence réelle, continue de s'opposer au monde et de se refuser à entacher sa
notion d'aucun prédicat mondain : l'homme n'est pas partie du monde, mais le
monde est bien un moment de l'existence humaine, en tant que le Dasein est être-au-monde. [...]
Tout le progrès réalisé [...] s'est ainsi perdu dans le refus de considérer
l'existence dans sa réalité objective -refus où se perpétuent les préjugés de
l'idéalisme transcendantal qu'on prétendait justement dépasser.
Tout cela aboutit à reconduire, dans
l'existentialisme, la "scission de l'homme et de la nature".
Comment donc penser cette unité ? A travers le concept
de praxis, en tant qu'il est l'unité d'un corps vivant se
rapportant au monde en lui donnant un sens par son activité. Le sens
fondamental de la corrélation phénoménologique n'est pas le niveau
"idéaliste" du rapport entre conscience et objet, mais le niveau
"matérialiste" de la praxis et du "monde de la vie". Cette
activité réelle du sujet dans le monde est l'expérience première et
fondamentale sur laquelle s'érigent les superstructures
"conscientes" en tant que celles-ci sont d'une part des
explicitations des premières (ainsi la théorie ne fait que
"thématiser" ce qui était implicite et préconstitué dans la praxis:
"tout le sens de la théorie résidait dans la pratique"), et d'autre
part y trouvent leur fondement de vérité: "la notion même de vérité
renvoie aux évidences qui jaillissent de la pratique: cela est vrai qui est
vécu authentiquement dans l'activité réelle". [...]
Ainsi, l'approfondissement pas à pas de l'exigence
phénoménologique de concret amène au dépassement de la théorie phénoménologique
vers le marxisme." (pp.165-167)
-Jocelyn Benoist et Michel Espagne (dir.), L’itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transfert culturel, Armand Colin, 2013.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire