"Si "la conscience et le monde sont donnés du même coup" -la conscience par son intentionnalité ayant pour essence de viser ce monde sous de multiples formes et ne pouvant être sans cette visée -, cela veut dire d'abord que la conscience ne provient pas de ce monde. Exit donc la matérialité de la conscience (ou de la pensée) liée au cerveau telle que la biologie nous la démontre [...]
Nous sommes en présence d'une forme raffinée de spiritualisme: car même si
cette conscience n'est pas une substance close [...] comme la pensée l'est chez
Descartes, puisqu'elle est caractérisée par son ouverture sur
le monde et son rapport à lui [...] elle a bien une autonomie
ontologique analogue à celle de la substance pensante cartésienne qui "pour être, n'a besoin d'aucun lieu ni ne
dépend d'aucune chose matérielle"." (pp.117-118)
"Cette approche, aussi pure soit-elle, est
bien descriptive. Or, en quoi la description d'un phénomène, même
réflexive et accompagnée des précautions indiquées, relève-t-elle de la science
dont le but est, non de décrire, mais d'expliquer le phénomène en
sortant de son approche interne ou immédiate, pour l'appréhender de l'extérieur
par toute une série de médiations, en l'incluant dans le déterminisme objectif
quel qu'il soit (naturel, historique, psychologique) de façon à nous en révéler
l'essence objective effective ? [N1] Car le risque d'une pareille
approche, c'est qu'elle s'enferme dans la manière dont le phénomène,
précisément, nous apparaît [...] et que, du coup, elle ne nous
en livre, en guise de résultat théorique, que l'apparence... aussi fidèle ou
rigoureuse que soit sa description qui recourt, Husserl y insiste constamment,
à 'l'intuition directe". [...]
[La phénoménologie] exclut l'inconscient
psychique, découvert par Freud, comme cause possible de
l'émotion et, plus largement, de nos manifestations affectives -et l'on sait
que Sartre, dans L'être et le néant, a récusé foncièrement cette
idée, affirmant que "tout fait
psychique est co-extensif à la conscience", à savoir qu'il se situe à
l'intérieur d'elle et qu'on en a donc toujours conscience." (pp.124-125)
"Pour Husserl, au contraire [de Kant], il n'y a
pas une évidence avérée de la science, donnée hors de la philosophie qui
réfléchit sur elle, et dès lors que le "comment" fondateur (comment
la science est-elle possible ?) n'est pas résolu positivement, le
"que", le "fait que" la science existe comme connaissance
devient douteux !" (p.130)
"En quoi la saisie intentionnelle et intuitive
par la conscience réflexive d'un phénomène dont l'appartenance concrète au
monde naturel a été suspendue, peut-elle nous livrer son essence, fût-ce sous
la forme d'un sens ? Pour prendre son exemple du rouge, en quoi la saisie de
son "apparaître" qui le définit comme "phénomène" pour la
conscience, peut-elle nous renseigner soit sur les propriétés chimiques de
cette couleur en tant que phénomène du monde, soit sur l'acte physiologique de
sa vision ? Il faudrait pour le savoir réellement, c'est-à-dire
scientifiquement, se situer sur le terrain empirique de l'être transcendant la
conscience extérieur à elle... ce qui est refusé d'emblée par la réduction
phénoménologique. N'est-ce pas alors à une fausse science que
nous avons affaire et à la simple conscience descriptive, sans portée
explicative, d'idéalités réflexives..." (pp.132-133)
" [Husserl a] éclairé le rôle constituant de
la conscience quant au sens des choses -il n'y a pas de sens
hors de la conscience humaine- mais en le fusionnant aussi avec leur essence,
au risque de verser dans un idéalisme de l'objet connu." (p.134)
"On ajoutera cette remarque toute simple, mais
qui a échappé à Husserl : dire que la vie n'a pas de sens et qu'aucun savoir,
de quelque type qu'il soit, ne peut lui en trouver (ce qui est ma conviction [N2]),
ce n'est pas du tout [dire] [...] hors de toute point de vue scientifique,
qu'elle n'en a pas moins du prix ou de la valeur [...]
Le nihilisme théorique du sens quant à celle-ci n'entraîne aucunement un
nihilisme de la valeur la concernant. [...]
La solution qu'envisage Husserl à cette situation de
crise [des années 1930] manifeste ultimement, sous une forme pratique, son
idéalisme théorique. C'est l'appel, réitéré, à une philosophie inédite,
transcendantale et métaphysique, porteuse d'un sens véritable et universel pour
l'humanité, capable de la régénérer face au risque mortel de la déraison et de
l'absence de finalité." (pp.137-138)
" [Tran Duc Thao montre que] La conscience
humaine, en tant que telle et dans ses contenus, n'est pas un point de départ
absolu, mais un résultat relatif, relatif au procès productif de la réalité
matérielle, naturelle et historique." (p.144)
-Yvon Quiniou, Misère de la philosophie
contemporaine, au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze,
L'Harmattan, 2016, 258 pages.
« Selon [Adorno], la phénoménologie de Husserl
est la dernière et la plus puissante manifestation d’une axiomatique
gnoséologique fondée sur l’alliance entre philosophie et mathématique. La
philosophie représente le moment du système comme Tout, comme Unité qui
répertorie l’étant dans sa dénombrabilité, tandis que la mathématique lui
fournit les axiomes de réduction des choses en hypostases. L’étant devient
ainsi l’expression d’une Unité qui trouve sa raison d’être dans le principe
d’un ordre dénombrable et réductif. Les nombres garantissent la possibilité de
réduire la pluralité de l’étant à l’unité de la pensée. Ce procédé, fondé par
Platon, nous le retrouvons, de l’avis d’Adorno, tantôt chez Descartes tantôt
chez Husserl. »
"La tâche de la philosophie est d’assumer, à
travers la perception intentionnelle, l’évidence d’un être-en-soi logique,
irréductible et fondé dans son absoluité. La logique devient un présupposé
ontologique, abstrait et isolé de tout mouvement capable de lui donner une
impulsion productive ; son caractère formel est le résultat de sa réification.
Cette réification « renvoie à la forme de
la marchandise dont l’identité consiste dans l’équivalence de la valeur
d’échange »., c’est-à-dire que la logique travaille sur ses objets en
dépit de leur contenu et de leur genèse, en les considérant comme de pures identités
équivalentes et interchangeables, dont il ne faut retenir que la forme.
L’absolutisme logique est le résultat de la réification opérée sur le moment
constitutif de la subjectivité, de telle façon que « la vérité apparaît à cette pensée comme ce qui ” reste ” après qu’on a
déduit les frais de son procédé de fabrication, pour ainsi dire le salaire de
son travail » [[Ibid., p. 81. ; la logique qui soutient la phénoménologie
ne considère nullement l’interaction productive qui est la base, selon Adorno,
de toute forme de connaissance. [...] Dans la logique nous retrouvons toujours
les conditions objectives de la réalité sociale, réalité que la phénoménologie
hypostasie dans ses catégories idéales, sans la pénétrer."
"Le monde est considéré d’un point de vue
désintéressé et aseptique, « scientifique », sans prendre en charge l’origine
sociale et contradictoire des actes cognitifs. Par conséquent, les contenus
de la conscience sont acceptés dans leur instantanéité, tels qu’ils sont donnés
par l’ordre social existant. [...] Dans l’acte qui « connaît » le monde, il
n’y a rien de neutre et d’immédiat ; penser l’objet signifie avant tout le «
déterminer » et donc le « transformer » en autre. L’acte de connaissance est un
acte qui modifie le donné, qui instaure une médiation dialectique entre l’objet
saisi immédiatement et le concept qui le pense [...] Contrairement à ce qui se
passe dans la phénoménologie, où la logique a pris la place de la gnoséologie, dans
la dialectique, telle qu’Adorno la conçoit, nous avons toujours affaire à un
processus synthétique d’enrichissement de l’expérience ; la structure
statique de la logique husserlienne révèle en effet ce manque de subjectivité.
L’Ego phénoménologique est un sujet philosophiquement « improductif »,
totalement séparé des médiations réelles de l’être social, de la socialisation
des rapports de production."
"L’appareil logico-formel de la phénoménologie
constitue la dernière grande tentative de la pensée contemporaine de construire
une « image du monde » systématique et cohérente, de mettre en place un
dispositif universel de connaissance ; mais ce dispositif non seulement se
révèle incapable de « produire » des connaissances, il offre aussi aux
idéologies totalitaires l’opportunité d’une justification philosophique. [...]
Quelle est l’antithèse possible pour sortir du modèle phénoménologique et
instaurer une théorie aboutissant à une « praxis modifiante » ? Telle est, nous
l’avons vu, la question qu’Adorno se pose en écrivant la Metakritik. La réponse est celle d’une « dialectique non idéaliste
» autrement dit, d’une dialectique qui détermine le contenu de son expérience
dans la médiation productive entre le sujet et l’être social – comme objet en
effet « la société est immanente à
l’expérience, ce n’est pas un allo genos. Seule l’auto-réflexion sociale de la connaissance confère à celle-ci
l’objectivité, qu’elle n’atteint pas tant qu’elle se plie aux contraintes
sociales agissant en elle sans les inclure dans sa réflexion. La critique de la
société est une critique de la connaissance et inversement » [[Adorno, «
Sujet et Objet », dans Modèles critiques,
Paris, Payot, 1984, p. 267."
-Ansaldi Saverio, "Adorno critique d’Husserl :
dialectique, sociologie et phénomenologie", Futur Antérieur 19-20 :
1993/5-6.
"Adorno consacre une première thèse à Husserl en
1924, retravaillée lors d’un séjour à Oxford dans les années 1930 où il rédige
deux essais dont les conclusions seront reprises dans l’ouvrage de 1956 (Contribution
à une métacritique de la théorie de la connaissance). Ce livre représente
la première pierre d’un nouveau projet critique, qui se prolonge par un cours
de 1960-1961 (Ontologie und Dialektik) et un brûlot politique en 1964 (Jargon
de l’authenticité), tous deux consacrés au tournant ontologique de la
phénoménologie de Heidegger. Ces derniers travaux sont conçus comme une
propédeutique à la Dialectique négative, opus magnum de 1966 qui en
propose une synthèse dans sa première partie. Force est donc de constater
l’importance – presque la moitié de son œuvre philosophique – et la constance
de l’intérêt d’Adorno pour la phénoménologie."
"Le détour par la phénoménologie frayé par Adorno
n’a rien d’un désaveu de la pensée de Marx en tant que telle ; il permet plutôt
la prise de recul critique à l’égard de deux versions apparemment opposées du
marxisme : d’une part la doctrine de la IIIe Internationale, réduisant la
pensée à n’être qu’un simple reflet des mouvements de la matière et d’autre
part l’hégéliano-marxisme du jeune Lukács, traduisant le concept idéaliste
allemand de sujet transcendantal dans la notion matérialiste de « conscience de
classe ». Afin de mieux se repérer au sein de cette constellation théorique, on
pourrait présenter le projet méthodologique de la Dialectique négative comme
une tentative de sauvetage du marxisme menacé par les deux écueils du
matérialisme vulgaire et de l’idéalisation de la dialectique."
"Il s’agit donc dans un premier temps de déconstruire
le primat de l’immédiateté, qui caractérise le concept phénoménologique de
donné, pour ensuite dénoncer dans un second moment la prétention
idéaliste d’une totalisation de toutes les médiations en un système rationnel."
"Avant de rechercher la dynamique sociale qui le
constitue, tâchons de délimiter avec Adorno le noyau logique autour duquel
graviterait la phénoménologie. Au-delà d’un simple rapport historique de
parenté, quel est donc le caractère spécifique liant à la fois la recherche
épistémologique de Husserl, sa traduction existentialiste chez le premier
Heidegger puis chez Sartre, et l’ontologie tardive du dernier Heidegger ? En
suivant l’interprétation officielle, nous pourrions rassembler toutes ces
entreprises sous la bannière d’un « retour aux choses mêmes » (Zu den Sachen selbst), en suivant
l’injonction formulée par Husserl et reprise par ses successeurs. Cette nostalgie
d’une expérience entière de l’objet, en chair et en os (leibhaft), peut
toutefois se traduire de bien des manières. Quel lien y a-t-il entre
l’équation, dont le mathématicien éprouve l’évidence, l’angoisse ou l’ennui
profond, dont le Dasein fait
l’expérience intime, ou encore les guises de l’être jalonnant le destin
historial de l’homme ? Par-delà la pluralité des choses recherchées,
c’est avant tout une même forme logique qui configure ces expériences : la
donation du phénomène. Cette notion d’un « donné » doit contrebalancer l’idée
d’une relativité de l’expérience au sujet qui la constitue. Il s’agit en
effet à chaque fois de retrouver un fondement, ou pour reprendre le terme
d’Adorno « une arché », permettant de ménager un accès à la vérité, qu’elle
soit épistémique, existentielle ou ontologique. Loin d’en rester à une simple
description de cette méthode phénoménologique, Adorno la retraduit dans des
termes permettant de l’opposer à la méthode dialectique : au lieu de
considérer que tout objet d’expérience est médiatisé par une praxis historique,
la phénoménologie s’appuie sur l’immédiateté d’une donation pour s’assurer du
caractère absolu de son principe. En quoi l’immédiateté, qui n’est qu’un
rapport primitif et passif au réel, pourrait-elle valoir comme fondement de
vérité ? C’est là précisément – selon Adorno – le problème que cherche à
résoudre Husserl en forgeant le concept d’intuition catégoriale dans la sixième
Recherche logique, en posant ainsi
les bases de toute méthode phénoménologique. Ce noyau génétique, pour la
première fois mis au jour dans deux essais de la fin des années 1930 consacrés
à Husserl (« Husserl and the Problem of Idealism » et « Zur Philosophie
Husserls »), permet en effet à Adorno de reconstituer une continuité
conceptuelle avec l’ontologie du dernier Heidegger, ainsi qu’il l’indique dans
son cours de 1961."
"Comment un concept aussi spécifique, dont la
fonction est étroitement liée au contexte d’une fondation du savoir
logico-mathématique, pourrait-il servir de modèle à toute démarche
phénoménologique ? Dans la sixième Recherche logique, Husserl se
penche sur les conditions de validité des énoncés portant sur des idéalités
(grammaticales, logiques et mathématiques), à partir de sa reformulation de
la vérité comme adéquation entre une intention de signification et une
intuition remplissante. L’intention de signification, portée par la
forme logique du discours, a beau être cohérente, elle ne saurait être vraie
qu’à condition de se rapporter à un objet donné. Il est aisé de comprendre que
la vérité d’un énoncé de fait dépend de sa possible corroboration empirique
dans la perception. Qu’en est-il toutefois des énoncés portant sur des
idéalités, comme les propositions formulées par les mathématiques ? Ils ne
pourront prétendre à la vérité qu’à condition de se fonder sur une expérience
d’un objet idéal : l’intuition catégoriale. Il y aurait, sous le mode d’une
donation immédiate analogue à la perception sensible, un rapport intuitif aux
objets idéaux et donc aux essences. Cette conception paradoxale, selon laquelle
les vérités de raison peuvent être saisies sous le mode d’un état de fait
(Sachverhalt), serait – pour reprendre les mots d’Adorno – l’expression d’une
antinomie propre à la phénoménologie : penser des objets qui, n’existant qu’en
étant visés par une conscience, ne sont pourtant pas relatifs à cette visée.
Loin de restreindre la portée de l’intuition catégoriale à l’appréhension des
vérités logico-mathématiques, Adorno indique son emprise sur le concept plus
tardif de vision des essences (Wesenschau),
formulé par Husserl dans les Idées
directrices. Cette notion plus large désigne non seulement une donation
intuitive des idéalités logico-mathématiques, mais aussi une appréhension des
essences structurant notre rapport au monde sensible. Par exemple, contre la
méthode empiriste selon laquelle l’idée du rouge serait abstraite de
l’expérience d’une pluralité d’individus rouges similaires, Husserl réaffirme
la possibilité d’une saisie immédiate de l’essence du rouge à même la
perception d’un seul objet l’exemplifiant. Ainsi, les essences ne
seraient plus des objets construits par une pensée en quête d’intelligibilité
mais elles subsisteraient comme des données immédiates de la conscience.
[...]
La seule preuve que fournit Husserl pour penser cette
donation d’un objet intelligible réside dans le renvoi à l’expérience
subjective de l’évidence par laquelle la vérité s’impose à la conscience."
"Là où le concept d’intuition catégoriale
établissait des essences (logico-mathématiques) comme de véritables faits de
conscience, et non de simples produits de l’activité cognitive, le concept de Wesenschau y découvre des structures de
l’expérience, présentes à même les faits. [...] L’essentialisme de la
phénoménologie ne saurait donc se réduire à un épiphénomène, se traduisant par
quelques divagations réactionnaires. Il s’ancre au plus profond de la relation
intuitive entre la conscience et les essences, qui légitime un tournant
ontologique attribuant un Être indépendant à ces dernières."
"Penser dialectiquement, c’est toutefois admettre
que l’objet n’est rien de donné, qu’il est bien plutôt constitué dans son
rapport au sujet, et donc que la médiation prime sur l’immédiateté. Résoudre
dialectiquement l’antinomie de la phénoménologie, cela reviendrait donc à
montrer en quoi le phénomène d’immédiateté de l’essence est en réalité une
apparence produite par la médiation elle‑même. On parviendrait ainsi à
comprendre cette sublimation, par laquelle une chose constituée par la visée
active d’un sujet se donne pourtant comme une donnée originaire. Ce paradoxe
présent au cœur des constructions mathématiques est très clairement indiqué par
Husserl. « Il se produit – écrit-il –
des actes dans lesquels quelque chose
apparaît comme réel et donné en personne, de telle sorte que cela même, tel
qu’il apparaît ici, n’était et ne pouvait encore être donné dans les actes
fondateurs seuls ». Pour le résoudre, Adorno entreprend alors une
traduction du vocabulaire phénoménologique dans une conceptualité marxiste, en
affirmant que « l’être transsubjectif de
la proposition logique, la conception fondamentale de la phénoménologie, n’est
autre que la réification de la fonction de la pensée, l’oubli de la synthèse ou
[…] de l’acte de produire, du travail contenu dans le produit du travail, ce
dernier étant hypostasié comme “nature” à sa place ». D’un geste implicite,
et par un langage apparemment métaphorique, Adorno se réfère ici au concept de
fétichisme, élaboré par Marx dans le Capital, selon lequel un
produit du travail, résultat de l’activité historique des hommes, apparaît
comme un phénomène naturel, un donné. Cette lecture n’est toutefois pas de
première main. Le concept de réification (Verdinglichung) est un emprunt
à peine dissimulé à l’essai de Lukács intitulé « La réification et la
conscience du prolétariat » publié en 1923, où ce dernier se propose d’exposer
la logique générale de ce phénomène dans les termes d’une séparation entre
l’objet et l’activité qui l’a engendré. Adorno interprète donc l’antinomie de
la phénoménologie en transposant le modèle critique par lequel Lukács tentait
de percer « l’antinomie de la pensée bourgeoise » en montrant que le dualisme
du sujet et de l’objet, propre au kantisme, serait le symptôme de l’aliénation
du prolétaire, privé des moyens de travail et donc des conditions de
réalisation de son activité.
Cette critique esquissée par Adorno n’en reste-t-elle
pas toutefois à un niveau analogique, comparant l’activité du sujet de la
connaissance au travail du prolétaire, en succombant à nouveau aux écueils
d’une critique transcendante ? Pour dépasser ce reproche de superficialité, il
convient de préciser l’objet de sa critique : non pas la fondation
husserlienne du savoir mathématique en tant que telle, mais l’extension de sa
base logique – l’intuition catégoriale – à l’ensemble du champ de l’expérience,
y compris social. Loin de se contenter d’un simple discrédit de la méthode
phénoménologique, selon laquelle les essences structurant le monde de
l’expérience pourraient être données à l’intuition, la métacritique d’Adorno se
doit de retrouver les conditions concrètes engendrant cette apparence. C’est
justement ainsi qu’il faut comprendre l’hypothèse qui clôt l’essai de 1938,
selon laquelle les essences découvertes par Husserl « légitiment [rechtfertigen] une
effectivité qui, en tant que système, détermine de manière si totale tout objet
supposément individuel que l’on parvient en fait à discerner la présence du
système, comme son “essence”, dans chacun de ses traits particuliers ; et c’est
ainsi que la duperie de la vision des essences serait malgré tout, d’un point
de vue dialectique, une vraie fausse conscience ». L’extrême degré
de socialisation, c’est-à-dire de médiation de chaque individu – sujet ou chose
– par la totalité du système qui le contient, réalise concrètement des formes
essentielles à même la concrétude de l’expérience. Cependant, au lieu de
refléter fidèlement cette base sociale, la phénoménologie la travestit dans une
théorie érigeant comme vérité un processus qui resterait à critiquer. Bien que
fausse, car incapable de rendre raison des paradoxes qui sous-tendent sa
conception du monde, cette conscience nous apprend une vérité cachée : le
particulier contient de manière immanente une signification conceptuelle, liée
à son intégration dans la totalité. Autrement dit, l’expérience du monde social
est structurée par des universaux, qui se laissent apercevoir à même les objets
concrets. En érigeant cependant cette détermination du particulier par
le social au rang d’essence, la phénoménologie fait l’impasse sur les processus
historiques dont résulte une telle universalisation abstraite de l’expérience,
au premier rang desquels la généralisation de l’échange marchand."
"C’est le même concept-outil de la réification
dont se sert Adorno pour déceler un oubli de la médiation minant la théorie de
la connaissance développée par Lénine dans son essai Matérialisme et
empiriocriticisme. En s’appuyant sur Feuerbach et Engels, ce dernier
affirmait contre les épistémologies critiques que les sensations ne sont faites
« ni de symboles, ni d’hiéroglyphes, mais
de copies, de photographies, d’images, de reflets des choses ». En
commentant ce texte dans la Dialectique négative,
Adorno rappelle que « seule une
conscience réifiée avec constance prétend ou fait accroire aux autres qu’elle
possède des photographies de l’objectivité. Son illusion se transforme en
immédiateté dogmatique ». Or, c’est précisément le même reproche qui se
trouvait déjà formulé contre Husserl dans son essai de 1938, lorsqu’il
comparait sa théorie de la perception à la « photographie qui croit pouvoir s’emparer de l’effectivité inentamée,
lorsqu’elle pétrifie ses objets en les isolant dans l’éclair d’un clin d’œil
». La récurrence de cette métaphore technologique recouvre ici une même
critique d’un rapport réifié entre la conscience et le monde, supposant une
extériorité des deux termes mis en rapport, comme si le réel se manifestait «
en tant que tel », une fois soustraite l’activité de la subjectivité.
C’est donc par un usage stratégique du schème critique
de la réification qu’Adorno parvient à déconstruire dialectiquement l’impératif
phénoménologique d’un retour « aux choses mêmes », tout comme la prétention de
Lénine d’un accès immédiat à la réalité. Face au dogmatisme de la IIIe
internationale, régressant dans un matérialisme brut à la Feuerbach, le retour
à la dialectique hégélienne paraît salutaire. En effet, le concept de la
réification suppose que toute immédiateté n’est que seconde nature, activité fossilisée
vouée à être à nouveau mise en mouvement et fluidifiée par le devenir
historique. Pour reprendre une formule de Martin Jay, cette
conceptualité héritée de l’idéalisme allemand caractériserait un « marxisme
expressif » selon lequel « le tout exprime
l’intentionnalité et la pratique d’un sujet-créateur, qui se reconnaît lui-même
dans le monde objectif environnant »."
"Plutôt que de dénoncer simplement l’insuffisance
méthodologique de la phénoménologie, par son recours dogmatique à
l’immédiateté, Adorno cherche toujours aussi à rendre justice à la légitimité
de l’impulsion qui anime ce courant philosophique. Dès la conférence de 1931
sur L’actualité de la philosophie,
l’influence grandissante de la phénoménologie sous la République de Weimar est
interprétée comme le symptôme d’une « crise de l’idéalisme », ou plutôt de son
principe fondamental selon lequel « la
ratio autonome […] était censée pouvoir
développer à partir de son propre fonds le concept de réalité et toute réalité
même ». Cette définition doit se comprendre à partir du contexte d’un
néo-kantisme florissant, décrivant la constitution de l’objectivité par des
formes a priori inscrites dans le sujet. Sa radicalité
rappelle toutefois le projet de Fichte prétendant déduire le contenu de
la nature à partir de l’ego transcendantal, en outrepassant la frontière du
criticisme. Or, c’est précisément sous les auspices de cet idéalisme
subjectif que Lukács plaçait lui-même sa réinterprétation du marxisme, en
affirmant dans un essai de jeunesse intitulé « Vers une sociologie du drame »
que « dans ses fondements essentiels...
toute la philosophie de Marx émerge d’une seule source – Fichte. [...] «
Bien qu’il n’ait plus défendu ce jugement radical de la seule influence de
Fichte, la notion de sujet dans Histoire et conscience de classe porte
encore les traces incontestables de l’activisme subjectif de Fichte. C’est en
fait ce désaveu impatient de Fichte à l’égard de l’impénétrabilité du
noumène kantien et sa conception du sujet comme le créateur de l’objet, et non
pas simplement son observateur passif, qui suscitèrent l’éloge de Lukács. »."
"La relation ambiguë qu’Adorno entretenait avec
la philosophie de Lukács est pour le moins complexe. Son amour de jeunesse pour
ce penseur, dont il disait dans une lettre de 1925 qu’il « m’a influencé intellectuellement plus profondément que tout autre
», se renverse vite en une vive critique de ses prises de positions politiques
[...] Il ne s’agit pourtant pas, comme nous souhaitons le montrer, d’un simple
rejet des textes plus tardifs de Lukács, contemporains de son adhésion au parti
soviétique. C’est en effet le concept même de réification, caractérisant son
célèbre essai de jeunesse, qu’il sera lui-même appelé à renier en raison de son
engagement, qui est au centre de la critique élaborée dans la Dialectique
négative."
"Malgré son admiration première pour le vaste
projet théorique du premier Lukács, esquissé dans sa Théorie du roman puis déployé dans Histoire et conscience de classe, Adorno se libère donc
progressivement de cette tutelle par sa critique de l’idéalisme qui sous-tend
sa philosophie, dont l’étude de la phénoménologie constitue un moment
essentiel. Cette rupture est d’ailleurs déjà esquissée dans les deux essais sur
Husserl écrits à la fin des années 1930, où s’affirme le motif de l’Ausbruch,
par lequel Adorno désigne la percée hors de l’idéalisme entreprise par la
phénoménologie. Même si le constat reste celui d’un échec, dans la mesure où
cette volonté de « faire exploser l’idéalisme » reste effectuée du point de vue
de l’immanence de la conscience, et donc à partir d’une conceptualité elle-même
idéaliste, la critique d’Adorno n’est en rien une disqualification de ce projet
originaire. Dans une lettre à Alfred Sohn-Rethel de 1936, rédigée donc au même
moment que ces deux essais, il évoquait sa propre entreprise théorique dans les
termes mêmes qu’il employait pour définir la tâche critique de la
phénoménologie : dynamiter l’idéalisme."
"C’est en préparant la Dialectique
négative, dans son cours du 12 janvier 1961, qu’il en vient alors à
désigner ce moment de vérité de la phénoménologie comme un antidote contre le
subjectivisme moderne, parachevé par l’idéalisme allemand. En suivant cette
hypothèse, il serait dès lors possible d’interpréter le mot d’ordre d’un « retour
aux choses mêmes » à partir d’un « besoin ontologique », résistant à l’ambition
idéaliste de réduire toute la réalité au résultat de l’activité d’un sujet
transcendantal. On ne peut comprendre la force d’attraction exercée par la
phénoménologie sur ses contemporains qu’à la condition de retrouver le désir
d’altérité qui s’exprime à travers elle contre le fantasme solipsiste de
l’idéalisme. Lorsqu’Adorno rappelle dans ce cours l’hypothèse de sa
conférence de 1931, suivant laquelle l’insistance de ce besoin dans la
phénoménologie serait le symptôme d’une crise de l’idéalisme face à la
non-rationalité du monde social contemporain – contre l’identification
hégélienne de l’effectivité au concept –, c’est en même temps pour
l’approfondir. Un tel besoin trouverait son origine dans un refoulement
primitif de l’altérité de l’objet, qui aurait suivi la crise de la subjectivité
déclenchée par la révolution copernicienne. Contre le risque d’un
affaiblissement du sujet, impliqué par l’héliocentrisme décentrant le point de
vue de l’observateur, la philosophie s’est précisément emparée de ce motif pour
réaffirmer un primat du sujet transcendantal autour duquel gravite le monde
objectif. C’est alors en un double sens qu’Adorno critique l’interprétation de
cette révolution théorique proposée par Kant dans la seconde préface de
la Critique de la raison pure : le sauvetage de la
subjectivité témoigne non seulement d’une mésinterprétation du décentrement
réel du sujet provoqué par le renversement héliocentrique, mais en instaurant
le point de vue transcendantal, il fournit aussi la justification d’une «
domination de la nature »."
"Dans le chapitre de son essai sur la
réification, intitulé « L’antinomie de la pensée bourgeoise », [Lukács] retrace
en effet le récit héroïque d’une révolution copernicienne inaugurant une
nouvelle tâche positive pour la philosophie : ne plus s’en tenir à l’idée que
le monde serait « quelque chose
d’engendré indépendamment du sujet connaissant (par exemple créé par Dieu),
mais le concevoir bien plutôt comme son propre produit ». Loin d’y voir
l’origine d’une nouvelle forme de domination, Lukács salue la réappropriation
philosophique de la révolution copernicienne comme « conception formidable » (ibid., p. 299), dévoilant une nouvelle
tendance en philosophie : « parvenir à
une conception du sujet, qui peut être pensé comme le producteur de la totalité
du contenu » (ibid.). Plutôt que de dénoncer l’hybris du sujet
transcendantal des idéalistes allemands, Lukács promet plutôt la réalisation de
cette idée encore abstraite dans la praxis consciente du
prolétariat, érigée en principe du devenir historique. Contre cette
interprétation qui ne fait que transposer le concept fichtéen d’activité
originaire (Tathandlung) dans l’acte concret de production, Adorno fait
jouer un moment phénoménologique qui restitue la non-identité entre le sujet et
le monde : « Chez Heidegger aussi, on
peut trouver de solides rudiments, de solides linéaments, de cette critique du
pur esprit dominant la nature », qui est en même temps critique de
l’illusion « selon laquelle ce qui nous
fait face, ce avec quoi nous avons à faire, quoi que cela puisse bien être –
j’évite ici toute expression pour le dire, car aucune ne serait juste –, que
c’est là quelque chose qui est effectivement dominé par nous, qui nous est
soumis, et ne le serait qu’en se pliant à la forme de notre esprit ». Il y
aurait ainsi un véritable potentiel critique, « anti-idéologique » (ibid.), dans le besoin ontologique de la
phénoménologie."
"Autrement dit, la pure séparation du sujet et de
l’objet n’est qu’un moment du présupposé normatif de leur unité fondamentale.
Ce point paraîtra plus clair, si l’on se souvient de l’horizon à l’aune duquel
est critiquée la réification : le projet idéaliste d’une réduction de l’objectivité
à l’activité productrice du sujet, devant être menée à bien par la praxis du
prolétariat. On comprend dès lors que la critique ne saurait s’en tenir à la
dénonciation de la réification."
"Contre l’hypostase du donné par la
phénoménologie, il s’agit de restituer les médiations qui constituent toute
expérience ; contre le présupposé idéaliste de la réduction de toute
objectivité à l’activité constituante du sujet, il s’agit de rappeler les
droits d’un moment d’immédiateté. [...] Adorno ne reproche donc pas à la
phénoménologie le recours à la notion d’immédiateté, mais sa fixation en un
principe inébranlable, son hypostase. Bien comprise comme « moment », et non
comme « fondement » (ibid.), l’expérience d’une immédiateté peut donc servir
d’antidote à une dialectique totalisante. Là où la phénoménologie a
succombé à la substantialisation de l’immédiat, il reste donc à montrer que le
besoin ontologique qui la nourrit peut trouver à se réaliser dans une
reformulation de la dialectique."
"Contre « l’abstraction », qui est au principe de
la réduction subjective de l’objet concret à un objet de pensée, mais aussi de
l’appauvrissement de l’expérience sociale soumise au règne de la marchandise,
s’opère un mouvement vers le concret, qui n’est pas sans rappeler le « retour
aux choses mêmes ». Seulement, la chose visée n’est jamais réduite à un simple
donné, puisqu’elle est toujours comprise dans son caractère social,
historiquement conditionné. Pour Benjamin, le concret n’est rien d’autre que le
résultat d’un mouvement de concrétisation. N’assiste-t-on pas ici à une simple
répétition du motif de la réification, déjà décrit par Lukács comme
sédimentation de la médiation sociale en un simple « étant-là » ? Ce serait là
oublier le supplément conceptuel propre à cette reprise benjaminienne qui
n’interprète pas simplement la réalité réifiée comme un moment négatif à
surmonter par la praxis historique, mais aussi comme le lieu d’une expérience.
« Elle se voue sans désemparer à la
réification au lieu de s’y opposer » (ibid., p. 17). Quelque chose de «
substantiel » persiste dans l’objectivation du réel, irréductible au point de
vue du sujet. L’antinomie de l’immédiateté et de la médiation se cristallise
donc dans une double exigence : comprendre la réalité sociale comme étant le
résultat d’un processus de réification, sans pour autant perdre son moment
d’objectivité."
"Contre l’illusion de l’immédiateté, la
conscience allégorique saisit le mouvement du devenir au sein de l’expérience
donnée, sans toutefois dissoudre cette dernière dans un mouvement du concept.
Cette subtile différence est mise en lumière par la distinction travaillée par
Benjamin dans son ouvrage, lorsqu’il oppose l’allégorie au symbole. Dans une
représentation symbolique, la matérialité du signifiant est subsumée par la
signification conceptuelle qu’elle indique, tandis que le sens d’une allégorie
est indissociablement lié à sa figuration sensible [...]
"Loin d’être un donné, le réel apparaît plutôt
comme le résultat d’un processus de constitution. Il est médiatisé. À s’en
tenir là, le schème de la réification, supposant que l’objet n’est que le
produit de l’activité du sujet, pourrait encore fonctionner comme mot d’ordre
de la dialectique. « Mais alors que pour
l’idéalisme, l’histoire inhérente à l’immédiateté justifie celle-ci en tant
qu’étape du concept, elle devient d’un point de vue matérialiste, non seulement
la mesure de la non-vérité du concept, mais aussi celle de l’étant immédiat
» (ibid.). La pierre de touche, permettant de distinguer les deux méthodes,
n’est autre que le rapport du devenir historique dont procède la chose et de sa
représentation conceptuelle. Pour une dialectique idéaliste, la genèse
historique serait en droit réductible à une genèse conceptuelle et, en ce sens,
la réification ne serait autre que le résultat oublié de l’activité d’un
hypothétique sujet (transcendantal) dépositaire de ces concepts. À l’inverse,
la dialectique matérialiste repose sur l’idée d’une médiation « en soi »,
irréductible à l’activité théorique d’un sujet – fût-il empirique ou
transcendantal. Là où l’idéalisme résout l’immédiateté de la chose dans le concept,
pour en faire un moment de son développement, le matérialisme conséquent
insiste sur l’indissolubilité de l’expérience de l’objet, en raison de la
complexité du réseau sémantique qui le lie à son passé, et de l’écheveau des
relations sociales dans lesquelles il est impliqué."
"La critique de la phénoménologie entreprise par
Adorno n’est donc pas simple désaveu, mais bien négation déterminée."
-Timothée Haug, "D’une critique de la
phénoménologie à la refonte de la dialectique. Adorno lecteur de Husserl et
Heidegger", in Matteo Vincenzo d’Alfonso et Pierre-François Moreau
(éd.), Phénoménologie et marxisme. Perspectives historiques et legs
théoriques, Lyon, ENS Éditions, 2021, 264 pages, p. 179-204.
[Note 1] : L’absence de théorisation et de visée
explicative de la phénoménologie a aussi été critiquée par Philip Pettit
(1969).
[N2] : On aimerait cependant savoir ce qui justifie la valeur de la vie, selon Quiniou, si aucune connaissance morale n’est possible…
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