« Cet homme
d’allure assez grave, mais affable, d’une tenue extérieure sans défaillance,
mais oublieux de l’extérieur, lointain, mais non hautain et comme un peu
incertain de ses certitudes, soulignait la physionomie de son œuvre éprise de
rigueur et cependant ouverte, audacieuse et sans cesse recommançante comme une
révolution permanente, épousant des formes qu’on eût aimé, à l’époque, moins
classiques, moins didactiques et un langage qu’on eût préféré plus dramatique
et même moins monotone. Œuvre dont les accents vraiment nouveaux ne résonneront
jamais qu’aux oreilles fines ou exercées, mais, obligatoirement, à l’affût. »
-Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, « La ruine de la représentation », Vrin, 1994.
« Husserl réclame, par-delà les concepts et les
théories qui faussent l’énoncé des problèmes, le retour aux « choses
mêmes ». Il dit, comme [son contemporain] Bergson, qu’il faut revenir aux
sources vivantes de l’intuition originaire. A certains égards, la
phénoménologie dont Husserl est le fondateur peut s’interpréter comme un appel
aux « données immédiates de la conscience ». En effet, dans le terme
« phénoménologie », le mot « phénomène » ne signifie pas
(comme chez Platon et Kant) la simple apparence qui s’oppose à la vérité de
l’être, ou du « noumène » ; pour Husserl, le phénomène est
apparition plutôt qu’apparence. Il est une manifestation pleine de sens, et
toute sa philosophie consiste à élucider ce sens. Seulement, tandis que le
bergsonisme aboutit à une philosophie de la nature, Husserl voit finalement
dans toute connaissance l’activité d’un sujet pensant, d’un sujet
transcendantal. Il se situe donc dans la lignée de Descartes et surtout de
Kant. N’oublions pas que Husserl part d’une réflexion sur la pensée
mathématique –dont Bergson souligne plutôt les périls que le rôle éducateur.
Le point de départ de Husserl est une
critique du psychologisme empiriste. Un philosophe empiriste comme Hume a sans doute raison de vouloir décrire l’expérience telle qu’elle
est vraiment donnée, mais il trahit finalement l’expérience au lieu de la
décrire. Expliquer le principe de causalité par la simple habitude que nous
avons prise d’attendre le retour des phénomènes dans un certain ordre, c’est
réduire la causalité à un mécanisme psychologique ; c’est nier la
causalité en tant que vérité. […]
De même, Husserl –notamment à propos de la théorie des
nombres- rejette tout empirisme psychologique qui réduirait les idées
mathématiques au simple résultat d’une opération mentale. Si le professeur
dessine une parabole au tableau (et chaque élève une parabole sur son cahier),
la parabole dont il sera question dans le cours est tout autre chose que chacun
de ces dessins. Le dessin concret, maladroit et approximatif, n’est qu’un
prétexte, qu’un symbole à travers lequel on vise l’essence de la
parabole : pour le géomètre, l’intuition des essences (Wesenschau) fournit les ultimes fondements.
A la réduction empiriste, qui nie l’essence en prétendant l’expliquer par ses
origines accidentelles, Husserl substitue la réduction eidétique, qui nous
donne l’eidos, l’essence véritable
purifiée de tous les accidents.
La phénoménologie est donc tout le contraire d’une
description empirique : il s’agit en fait d’une intuition des essences.
C’est par le doute méthodique et universel que
Descartes […] s’efforce de nous arracher à l’objet pensé –toujours douteux-
pour nous révéler le sujet pensant, l’acte même de douter, dont l’existence est
indubitable. […] Husserl remplace le doute cartésien par une attitude plus
subtile, plus nuancée, qui est la simple « mise entre parenthèse du
monde », ou époché (mot grec
signifiant « suspension du jugement). […] Il ne nie pas radicalement
l’existence du monde extérieur.
Mais le champ de cette mise entre parenthèses est
finalement plus vaste que chez Descartes. Non seulement, comme Descartes,
Husserl met entre parenthèses l’affirmation de la réalité substantielle des
évidences eidétiques, c’est-à-dire des objets mathématiques eux-mêmes, mais
[contrairement à Descartes] il se garde d’affirmer la substantialité de l’ego, de le définir comme une chose.
Il se garde aussi de fonder la valeur de la pensée sur l’être divin, évitant
ainsi le fameux cercle cartésien (la pensée me conduit à Dieu, lequel garantit
la valeur de ma pensée). C’est pour ma pensée qu’il y a l’idée de Dieu,
et je ne peux savoir encore si c’est par Dieu que ma pensée existe.
La mise entre parenthèses de toute existence
substantielle est donc très exactement une réduction phénoménologique, car mon
expérience s’y trouve proprement « réduite » à ce qui est donné, à ce
qui apparaît, à ce qui se manifeste authentiquement.
Mais qu’est-ce qui est vraiment donné ? Est-ce,
comme dans la Deuxième Méditation, le
cogito dans sa solitude
insulaire ? Pas le moins du monde. Car je ne me saisis pas seulement comme
« moi pensant » ; je me saisis comme pensant quelque
chose ; le cogito m’est donné
avec son cogitatum. […] Toute
conscience, dit Husserl, est « conscience de quelque chose ». Toute
conscience vise un objet, et c’est cette visée que Husserl appelle, à la suite
de Brentano, l’ « intentionnalité ». Quant à l’objet visé, il n’est
pas autre chose qu’un objet pour ma conscience, qu’un objet relatif à la
visée intentionnelle de la conscience. […]
Husserl rejette toute « vie intérieure », au
sens réaliste et bergsonien du mot. Il n’y a pas d’images (images perçues,
rêvées ou remémorées) dans ma conscience, car toute conscience vise un objet.
La mémoire, l’imagination et la perception sont des intentionnalités
différentes. Je peux viser l’objet comme donné, comme imaginaire ou comme
passé. La temporalité même est constituées par des intentionnalités différentes
de la conscience, qui est visée d’un certain futur (protention), ou bien visée
d’un certain passé (rétention). »
(D. Huisman et A. Vergez, Histoire des philosophes illustrée par les textes, Nathan, 1996,
432 pages, pp.295-297).
"Le terme de phénoménologie est souvent utilisé,
notamment dans les sciences expérimentales, psychologiques surtout, mais Husserl
va lui donner un sens qui n'est pas du tout, évidemment, celui de Hegel, ni
même celui qu'il a par exemple chez son maître Brentano dont il se sent si
proche, surtout au début de sa carrière philosophique.
Par phénoménologie, il faut d'abord et simplement
entendre la science ou l'étude des phénomènes. De quels phénomènes ? De tous
les phénomènes, en tant qu'ils sont seulement des phénomènes. L'objet de la
phénoménologie, le phénomène, n'est pas un objet particulier. On ne s'intéresse
pas plus aux phénomènes étudiés par la science qu'aux phénomènes étudiés par
l'histoire ; non, on s'intéresse aux phénomènes, c'est-à-dire à la réalité
en tant qu'elle se manifeste à quelqu'un, à la manière spécifique qu'elle a de
se donner dans la perception, dans le souvenir, dans l'imagination ou dans la
pensée pure et abstraite. Il n'est de phénomène que pour une conscience ; la
conscience aux yeux de Husserl n'est pas une boîte dans laquelle les images des
choses viennent s'assembler, ce qui est un petit peu le cas, en caricaturant,
de Hume et de l'associationnisme en général ; la conscience, c'est d'abord et
même uniquement le fait de l'intentionnalité, terme ancien lui aussi placé au
premier plan de la réflexion philosophique. Et ce qui intéresse Husserl dès le
début de son travail, c'est la question du sens ; sens et conscience sont
inséparables. La conscience, pour Husserl, a toujours affaire à quelque chose
qui a du sens. Elle ne peut jamais avoir affaire à quelque chose qui est
complètement privé de sens, c'est-à-dire qui serait comme un mur devant lequel
nous butons, sans pouvoir savoir de quoi il s'agit.
Il faut dire que Husserl n'est pas un philosophe de
formation. Husserl est mathématicien de formation, un brillant mathématicien :
il a été l'assistant de Weierstrass, l'un des plus grands mathématiciens du
XIXe siècle, et à ce titre il a commencé par étudier notamment la théorie des
nombres et des multiplicités mais s'est assez vite tourné, sous l'influence
d'un autre de ses maîtres, le grand psychologue et philosophe autrichien Franz
Brentano, vers les questions « psychologiques » au sens très large
du terme, c'est-à-dire non pas vers des recherches en théorie des nombres mais
vers l'étude de la façon dont la conscience comprend les nombres, sur les
opérations ou les actes de la conscience, sur le côté subjectif de la pratique
mathématique."
"Le logicien ou le mathématicien n'ont pas le
monopole de la signification de ce qu'ils font, mais le lecteur philosophe,
lui, doit chercher dans ce que font les logiciens ou dans ce que font par
exemple les théoriciens du langage, de la grammaire, le sens de ces opérations.
C'est donc d'abord un projet de fondation de la rationalité en général et de ce
point de vue, Husserl reprend à son compte la tâche la plus ancienne de la
philosophie malgré sa défiance envers les « systèmes » philosophiques. La
phénoménologie, c'est peut-être d'abord la volonté, l'ambition de
réappropriation du sens des choses les plus compliquées, les plus exactes, les
plus scientifiques, mais de leur sens idéal plus que de leur signification
historique. Une science qui consisterait seulement à manipuler selon des règles
arbitraires des symboles vides de sens ne serait qu'une science instrumentale
et sans valeur philosophique. Le but de Husserl, c'est d'intégrer les sciences
à la philosophie et de montrer, à la manière du Descartes du tout début, celui
des Regulæ, quelle est la signification pour l'homme, pour la conscience ou
l'esprit, de la science que pourtant l'homme aussi constitue. Donc, dès le
début, on est aux antipodes de l'objectivisme. Husserl refuse de suivre la voie
de la science considérée comme la vérité divine, mais cherche à relier cette
vérité à la conscience de celui qui lit des énoncés, qui fait des opérations et
qui cherche donc à savoir ce qu'il fait.
D'une certaine manière, ce peut être la définition la
plus sobre de la phénoménologie, décrire les actes objectivants de la
conscience qui calcule, raisonne, juge. Par exemple : lorsqu'on parle, on
exprime sa pensée par la voix. Une des plus belles recherches logiques porte
sur « expression et signification » : quand on parle, quand on
assemble des mots, quand on cherche à dire quelque chose, on s'exprime et la
plupart du temps cette expression est aussi une signification, mais pas
toujours. Que signifient une exclamation, un cri, une grimace ? Ce qui donne le
sens, c'est ce que Husserl appelle l'intention de signification ou le vouloir
dire. Il faut pour ainsi parler réveiller le sens qui dort dans des énoncés
tout faits, dans les phrases débitées machinalement, et saisir le moment où
cette matière sonore s'anime, devient vivante, où la conscience reconnaît sa
prestation de sens, propriété que Husserl ne cessera jamais de placer au cœur
de la conscience.
Autrement dit, pour lui, la conscience n'est pas une
boîte dans laquelle s'assemblent des éléments tout faits, mais un mouvement
vers la chose à comprendre ; c'est l'attention que nous portons ou que nous
prêtons à ce que nous voulons dire, du moins quand la pensée ne se laisse pas
guider par un assemblage inerte de mots mais veut au contraire se rendre claire
à elle-même. C'est cela qui, pour Husserl, est le fait caractéristique de la
conscience, l'intention de signification ; ce n'est pas tant la signification
déjà posée que le vouloir dire. Je veux dire quelque chose et tant que je ne
l'aurai pas dit, je ne serai pas en accord avec moi-même, je ne serai pas
satisfait scientifiquement.
Cette recherche inlassable de l'évidence comme
acquisition indépassable et inaliénable constitue le moment cartésien de la
phénoménologie husserlienne, même si à l'époque de ses premières grandes
recherches il est peu probable que Husserl se soit penché de très près sur les
écrits de Descartes. Il y a ceci de semblable chez les deux penseurs que, pour
eux, l'acte de comprendre s'achève dans la saisie indubitable d'une
évidence, que comprendre vraiment, c'est voir, ou apercevoir, par les yeux de
l'esprit une idée ou une relation entre idées.
Comprendre, c'est faire sien quelque chose et donc,
quand je comprends une expression, une phrase, quand je comprends une relation
logique dans une proposition que je décompose, quand je comprends un énoncé
mathématique simple, la marque de cette compréhension est l'évidence : l'idée
est devenue mienne, elle n'est plus quelque chose d'étranger à ma conscience.
Être conscient de la présence d'un objet est une chose, c'est savoir qu'il y a quelque
chose devant soi, mais porter le regard de l'esprit sur un objet de pensée,
c'en est une autre, et revient à dire qu'on a rendu sienne cette réalité qui
s'est d'abord présentée comme étrangère à nous."
"Pendant un long moment, Husserl aurait trouvé absurde
de considérer que le phénomène n'est que la face apparente d'une chose qui,
elle, dans son intégralité ou son identité métaphysique, nous est
nécessairement cachée. Il n'y a pas de choses en soi pour Husserl ;
ce serait une absurdité. Toute chose est une chose pour la conscience. C'est
une loi a priori pour Husserl, cette relation, mieux cette
corrélation, entre la conscience et son objet, entre ce qu'il appelle le
noème (le côté chose de la signification, si l'on veut) et la noèse (le côté
intention de la signification). Toute intention a un corrélat
noématique, sinon, ce n'est qu'une visée à vide d'un objet.
C'est en ce sens que la conscience acquiert dans
les Recherches logiques le rôle, la fonction d'un centre. La
conscience est comme le centre du système planétaire de la connaissance,
c'est-à-dire que c'est autour de la conscience que tournent tous les objets de
la connaissance. Et donc l'idée que des objets de la connaissance échapperaient
de droit à la conscience est une contradiction, car il n'y a de choses que pour
une conscience, c'est pourquoi des choses en soi et qui
resteraient en soi ne pourraient, même pas à titre de supposition, être
désignées comme telles. Une conscience peut être obscure ou au contraire
claire, il y a des degrés dans l'évidence bien sûr, mais c'est toujours à un
objet intentionnel qu'une conscience a affaire, c'est ce fait que souligne
la corrélation noético-noématique."
"Ce qui caractérise les Recherches
logiques, c'est la variété des thèmes qui y sont abordés, mais aussi et
continûment la critique du psychologisme, c'est-à-dire de la réduction
des lois logiques et des essences à des dispositions psychologiques, à la
nature de l'esprit humain, ainsi que la critique de l'associationnisme,
c'est-à-dire de la théorie de Locke et de Hume, entre autres, selon laquelle
l'esprit humain est fait d'un ensemble d'impressions singulières, distinctes
qui finissent par former l'idée de l'existence continue d'une même chose.
Voilà ce qu'étudie et critique inlassablement Husserl dans ses Recherches
logiques."
"Un vécu intentionnel est un acte de la
conscience qui se distingue d'un autre par son objet. Husserl distingue les
vécus intentionnels qui sont des actes, toujours, quelle que soit leur nature,
de la matière intentionnelle. Je touche cette table. Dans le simple fait de la
toucher, il y a une articulation de deux niveaux totalement différents. Il y a
la table touchée, en un sens la matière de la table, l'effet que
cette table fait sur mes mains quand je la touche, et il y a aussi, mélangée
avec la matière de mon impression, l'objet intentionnel « table »,
c'est-à-dire ce à quoi la conscience se rapporte, ce qu'elle vise, le
noème table, bien différent de la table physique qui se trouve à cet
endroit. La table dans l'espace est une chose transcendante, le vécu
intentionnel est au contraire immanent à la conscience. Ce qu'il y a « dans »
la conscience (mieux vaudrait dire : ce qu'elle vise), Husserl le nomme
un vécu intentionnel, et c'est de cela et de rien d'autre que s'occupe
le phénoménologue, c'est cela l'objet propre de la phénoménologie."
"Pour Husserl, la grande différence n'est pas la
différence de l'esprit et du corps, ce n'est pas non plus la différence entre
la durée et l'espace comme chez Bergson, la grande différence passe entre ce
qui est intentionnellement saisi par la conscience et ce qui est d'une certaine
manière irréductible à la conscience, non seulement la chose transcendante,
extérieure à la conscience, mais aussi les synthèses passives, les
associations, le flux temporel, qui constituent comme le soubassement de la
conscience intentionnelle et comme la limite à l'œuvre de constitution qui est
proprement celle de la conscience. À l'action causale de « la matière »
sur la conscience, unique thèse des différentes formes de matérialisme, Husserl
oppose la relation de motivation qui unit les vécus intentionnels dans une même
conscience, qui a toujours affaire à des choses ayant un sens pour elle. Ce
qui « entre » dans la conscience, c'est ce qui a un sens et par conséquent
l'idée que la conscience serait déterminée par des lois objectives, qu'on peut
l'étudier comme on étudie le comportement d'un animal dans un laboratoire, est
non seulement absurde mais c'est une idée néfaste, que Husserl ne cessera de
critiquer par la suite.
Cela veut dire que le monde de la conscience n'est pas
le monde réel, extérieur, sans être pour autant un monde apparent, fictif ou
illusoire. Le monde de la conscience est le même monde que celui qu'on nomme à
bon droit extérieur (Husserl dira qu'il n'y a pas plus réaliste que lui). La
différence ici est de point de vue, ou d'intentionnalité, différence
typiquement phénoménologique, et sans doute plus importante et surtout plus
expérimentale que la différence ontologique. L'intentionnalité n'est pas une
possession à distance ou en idée du monde, c'est au contraire une présence
intime de l'homme aux choses perçues. La conscience husserlienne est une
conscience qui n'a pas de « dedans », pas d'« intériorité »,
c'est une conscience qui est tout entière dirigée vers les choses et qui, de ce
fait, ne peut pas se confondre avec une chose.
Il y a donc deux façons de parler de la réalité, deux
points de vue : il y a la réalité objective, extérieure, physique, matérielle,
comme on voudra l'appeler, mais ce n'est pas une réalité phénoménale, personne
ne percevant une chose purement matérielle ou physique, et il y a la réalité
des choses en tant que perçues, qui est une réalité intentionnelle. Cette
distinction est une distinction absolument fondamentale que Husserl maintiendra
tout au long de sa carrière. Elle veut dire que la conscience, en tant que
telle, n'est pas une partie du monde extérieur ou de la Nature, que chaque
conscience est un point de vue sur le monde, ce qui veut dire qu'elle n'est pas
plus en dehors du monde que dans le monde, et que si le monde « comprend » la
conscience (au sens où un élément est compris dans un ensemble), c'est la
conscience qui « comprend » le monde (au sens où elle se représente son
inclusion dans le monde, mais que par cela elle s'en distingue)."
"Pour lui comme pour Descartes, philosopher,
c'est commencer tout de nouveau dès les fondements."
"La mémoire est seulement la conscience modifiée
dans le sens de la reproduction d'une chose passée, ou du souvenir de cette
chose, de même que l'imagination est conscience d'image, modifiée dans le sens
d'une libre reproduction, alors que le souvenir pose l'existence de la chose
représentée."
"Pour Hume, l'origine de la sensation de la durée
est hors de l'esprit, encore que la distinction entre l'objet (extérieur) et
l'idée (intérieure) est davantage une supposition qu'une constatation. Mais
chez l'un comme chez l'autre, l'origine du temps (de la conscience, de la
sensation) réside dans l'impression originaire, qui est chez Husserl le présent
ou le maintenant, non pas point mathématique sur une ligne, mais impression
suivie d'un halo rétentionnel et dirigée vers une protention. L'origine est un
son perçu dans son continuum sonore, avec sa retombée dans le passé immédiat et
avec son prolongement attendu. Husserl, tout en se tenant comme Hume à
l'impression originaire qui est pour les deux penseurs affection de la
conscience par un donné, fait de cette impression un présent toujours
renouvelé, toujours neuf. Cela a des conséquences pour la question du statut et
de l'importance de la mémoire dans ces Leçons (et aussi par la suite). Tout se
passe comme s'il n'y avait pas de sédimentation du présent sous la forme d'un
passé immémorial, comme si le passé n'était que « ce qui a été présent »,
le passé n'étant qu'une modification intentionnelle spécifique du présent et
non une dimension spécifique, objective, non réductible de la temporalité.
Mais le souvenir n'est pas une sensation affaiblie de ce qui fut
présent, pas plus que l'image du théâtre illuminé n'est une perception faible,
comme le soutient Hume tout au long de son Traité de la nature
humaine.
Dans le souvenir, dit Husserl au début, le passé est
donné en personne, et le souvenir est « la donnée du passé » ; « je vois dans
le souvenir primaire, le passé ; il y est donné » (§ 13). Cela signifie (ce que
Hume ne peut bien sûr pas admettre, peut-être même pas penser) qu'il y a une
conscience spécifique du souvenir, une intention dirigée vers le passé et qui
l'intuitionne lui-même (et non une image, un signe, une trace). La question
n'est bien sûr pas celle de la fidélité ou de l'intégrité du souvenir. Voir une
chose passée, ce n'est pas la voir comme si elle était présente, sinon il n'y
aurait pas de différence entre la perception et le souvenir (ou l'image). Le
passé ne se rejoue pas comme présent dans la conscience.
C'est ici qu'il faut évoquer la distinction importante
faite par Husserl dès le début entre souvenir primaire et ressouvenir. Le
rapport avec la perception éclaire et justifie cette célèbre distinction. Le
souvenir primaire (qui correspond à la rétention mais qui est un vécu temporel
alors que la rétention ne l'est pas) porte sur ce qui vient de s'accomplir et
tombe dans le passé. C'est une quasi-perception ou, pour reprendre la célèbre
image, une queue de comète de la perception. Il est comme le sillage laissé par
la chose ou l'événement perçu. La conscience est affectée par les phases de
l'objet temporel : le son que l'on vient d'entendre résonne encore dans la
conscience sans que celle-ci se dirige vers lui, le vise comme elle le fait
pour tout objet intentionnel. Mais une fois le souvenir primaire (immédiat)
disparu, poussé par un autre, etc., il devient quelque chose que la conscience
se souvient d'avoir perçu et qu'elle peut reproduire sous le mode du
ressouvenir, qui n'est pas souvenir de souvenir (régression sans fin) mais
souvenir d'un vécu temporel, et de ce fait inséré dans le flux continu de la
conscience.
Mais si la conscience n'était que ce flux,
comme chez Hume, la différence entre le souvenir d'une impression passée et
une fiction de l'esprit serait instable, il n'y aurait pas moyen de savoir avec
certitude que je n'ai pas inventé ce qui me revient à l'esprit comme un fait
passé. La distinction serait affaire de croyance car la différence entre les
deux images serait seulement celle de leur vivacité respective. Hume ne peut
pas échapper à cette conclusion sceptique dès lors qu'il a rejeté l'idée du soi
(self) comme identité à soi-même, ce qui est la thèse défendue avec
constance par Locke dans son Essai : celle d'un maintien de
soi dans toute l'étendue du temps de la vie. Or, la conscience de soi (comme
l'a dit Levinas à propos de l'œuvre de Husserl) est une intentionnalité d'un
autre type. Elle s'accomplit certes dans la conscience immanente du temps, si
bien que l'analyse de la conscience du temps se confond avec la description de
la conscience de soi, mais elle ne se réduit pas à l'expérience de ce flux
temporel continu. « Sous » la conscience intime du temps se tient la conscience
absolue qui correspond à ce que Husserl nomme l'intentionnalité
longitudinale (l'intentionnalité transversale étant celle de la durée
de l'objet temporel)."
"La conscience ne plonge pas dans le passé,
désertant le présent pour habiter le passé, vivre dans le passé. [...] . Le
souvenir n'est pas un refuge pour une conscience qui s'absente du présent,
comme dans le rêve."
"Rien dans ces Leçons qui évoque
une opposition, ni même une dualité, entre un temps vulgaire ou spatialisé, et
la vraie durée ou le temps authentique. [...] La conscience intime ou interne
du temps est au temps en général ce que le cogito est à la pensée, son point
source auquel il faut ramener toute relation temporelle, tout objet temporel,
pour lui accorder l'objectivité. La subjectivité absolue n'est donc pas un mode
d'être soustrait à l'objectivité et au temps qui semble en être pour Husserl la
marque la plus certaine, mais l'origine, la source ou le fondement de
l'objectivité, ici celle du temps comme la forme la plus universelle des
phénomènes. Or, la face subjective de l'objectivité est la conscience de
l'unité et de l'identité de l'objet, spatial ou temporel.
Telle est la profonde différence entre les analyses de
Husserl et celles de Hume, qui semblent souvent se confondre. L'unité
de l'objet pour Hume est le produit de la transition facile de l'esprit d'une
impression à une autre, elle est fondée sur la ressemblance ou la contiguïté
des impressions de sensation. L'identité n'est que le produit de la
reproduction par l'imagination de ces associations primitives, devenues
coutumières avec le temps. Alors que, pour Husserl, l'unité de l'objet
temporel (le son qui dure) et son identité (c'est le même son qui dure bien que
chaque phase temporelle se substitue à celle qui la précède immédiatement) sont
des données certaines parce qu'immanentes de la conscience du temps. Si bien
que, paradoxalement là aussi, à côté ou au-dessous du temps comme flux se tient
un temps qui ne passe pas, un temps qui demeure continuellement identique à lui-même,
comme la conscience de soi dont ce n'est peut-être qu'un autre nom (voir § 31,
p. 84 : « Le temps est rigide et pourtant le temps coule. Dans le flux du
temps, dans la descente continue dans le passé, se constitue un temps qui ne
coule pas, absolument fixe, identique, objectif »)."
"Husserl écrit : « Que le même son surgisse sans
cesse, cette continuité de l'identité est un caractère interne de la conscience
», même s'il reconnaît aussitôt après qu'il s'agit sans doute d'une «
fiction idéalisante ». Mais après avoir reconnu et accordé avec sa probité
ordinaire les variations, les changements et les différences dans les flux
continus, il conclut que la conscience du changement « présuppose l'unité
»."
"La conscience est toujours conscience de quelque
chose. Mais quand on dit cela, on veut dire justement qu'elle n'est pas tant
conscience de soi que conscience de quelque chose. Or, le tournant
transcendantal semble nier cette direction objective, si je puis dire, de la
conscience vers les choses en disant que finalement la conscience est
toujours liée à un ego et, inversement, que l'ego est toujours une polarité
d'actes conscients.
Dans les Idées directrices pour une
phénoménologie, la conscience acquiert le statut de principe de la
connaissance. C'est dans ce texte, au § 24, que l'on trouve ce que Husserl
appelle « le principe des principes » qu'il dresse comme un barrage à toutes
les dérivations ou divagations philosophiques – ou scientifiques. Le principe
des principes est cette idée que toute intuition originaire est
donatrice de sens."
"Hume soutenait qu'avant les idées, il y a des
impressions de sensation, et que ces impressions sont absolument premières. Je
peux, quand je pense à un endroit que j'ai vu, m'en souvenir, en avoir une
idée, mais cette idée sera toujours plus faible que le contact avec la chose
même que j'ai eu la première fois. Il y a chez Husserl aussi la volonté de
remonter à ce qui est premier. Et ce qui est premier ne peut être donné à la
conscience que par une intuition.
L'intuition est, chez Husserl, vraiment le mode et
peut-être même l'unique mode de donation des choses. Autrement dit, on ne
connaît pas les choses parce qu'on en a entendu parler – c'est la connaissance
historique.
Après tout, on m'a dit qu'il a existé un empereur romain
nommé César, mais je ne l'ai jamais vu. Il y a des villes dans le monde dont on
me dit qu'elles existent, mais je ne les ai jamais vues. Je ne veux pas dire
qu'elles n'existent pas, mais que la connaissance que j'en ai est une
connaissance seulement dérivée, et non une connaissance originaire, par
moi-même comme la connaissance intuitive pour Husserl. Je vois par mes propres
yeux et immédiatement cette lampe, cette bouteille d'eau, ce papier, ce feu,
comme dirait Descartes ; aucun doute ne peut vaincre ni diminuer
l'évidence de la présence « en chair et en os » des choses ainsi perçues.
Ce ne sont pas des « idées » pour Husserl, mais les choses elles-mêmes,
l'équivalent de ce que Hume nomme des impressions de sensation.
Il y a chez Husserl une sorte de magnification
du présent. Le présent, c'est toute la richesse de la
conscience, sa matière en quelque sorte. Les sons individuels disparaissent les
uns après les autres, mais la mélodie est tout entière présente à la conscience
qui est comme une dilatation infinie du présent. Le présent, le temps du verbe
qui indique que c'est maintenant que je parle, renvoie à la présence des choses
mêmes, en chair et en os, non seulement celles que je perçois actuellement,
mais aussi celles que je me figure par l'imagination, et celles qui sont
passées, présentes à ma conscience comme choses passées.
Pour Husserl, le fondement de la connaissance, et
c'est extrêmement banal, est ce qui se tient devant moi, ce dont je ne peux pas
douter. C'est cela qu'il appelle – expression que Husserl affectionne
particulièrement – la présence en chair et en os, aussi bien les
choses sensibles comme cette table que les choses idéales comme un triangle ou
une relation d'égalité. Contrairement à ce que l'on entend souvent dire,
Husserl est un réaliste radical, pour lui, nous ne sommes pas séparés des
choses par des idées, par « le voile des idées » comme chez les
philosophes empiristes du XVIIIe siècle.
C'est cette sorte d'étreinte des choses et de nous qui
constitue pour Husserl le véritablement fondement ou la véritable base de toute
connaissance. Toute connaissance doit revenir à son origine ; et son origine,
c'est cette sorte d'étreinte entre les choses et nous, les choses mêmes et non
les représentations, les idées, les copies mentales des choses."
"La réduction phénoménologique est la décision de
s'en tenir aux pures données immanentes de la conscience et donc de mettre
entre parenthèses croyances, présomptions, visées objectivantes qui forment le
tissu de l'attitude naturelle. D'une certaine manière, la réduction n'est pas
une invention de Husserl mais la reprise et la radicalisation du plus vieux
motif philosophique : l'époché des stoïciens, c'est-à-dire la
suspension du jugement, ou la résolution cartésienne de mettre en doute tout ce
qui n'est pas absolument certain, c'est aussi, quoique moins nettement, ce que
Kant appelle l'examen critique. Quel est le philosophe qui ne commence pas par
rassembler les données certaines et suspendre son jugement sur les opinions
qu'il n'a pas encore et par lui-même vérifiées ? La réduction phénoménologique
ne supprime rien, à la différence du doute méthodique ; elle installe le
penseur dans une attitude permanente (et non provisoire), qui consiste à
décrire les phénomènes tels qu'ils se donnent à une conscience qui ne prend pas
appui sur des données objectives mais seulement sur celles qui lui sont
immanentes."
"En montrant comment la conscience constitue le
monde, le phénoménologue retranché dans la réduction inverse cette relation et
fait paraître le monde comme un relatif et la conscience comme un absolu. La
corrélation noético-noématique prend alors la place de la croyance objectiviste
ou naturaliste en une relation causale entre le monde-cause et la
conscience-effet (ou épiphénomène)."
"Ce ce que Hume, à la suite deBerkeley, cherche à
montrer, c'est que ce que nous croyons être un objet avec
toutes ses propriétés, n'est qu'un ensemble d'images et d'impressions de
sensations. C'est cela seulement qui se présente à l'esprit, c'est de cela
seulement dont nous faisons l'expérience.
Husserl critique cet empirisme-là, mais pour lui
l'idée est bonne, qui consiste à ôter de ce que je pense tout ce qui est en
dehors de cette pensée, de ramener la pensée à l'intuition, conformément au
principe des principes. C'est pour cela que l'intuition, on l'a dit et on l'a
suffisamment critiqué, qui est absolument inséparable de la réduction, est pour
Husserl non pas quelque chose de passif, une chose que l'on reçoit peut-être
comme dans l'expérience mystique, mais l'unique mode de saisie des objets «
transcendants », extérieurs à la conscience et pourtant aussi immanents à elle.
L'intuition donne la chose elle-même."
"L'analyse ou la description d'une chose perçue
se fait nécessairement par phases successives, et les moments ne cessent de se
multiplier et de se fondre les uns dans les autres. L'analyse d'une même chose
est un processus infini. La « synthèse » de l'objet est toujours à l'horizon de
la perception, elle n'est jamais totalement effectuée. C'est pour cela que chez
Husserl, et ça peut être déroutant et même décevant, l'analyse de la moindre
chose a un caractère interminable comme si elle courait après quelque chose qui
la devance toujours. Mais ce non-recouvrement de la chose perçue par l'analyse
de ses apparences n'est pas un accident dû aux limites de l'esprit humain, il
est impliqué dans l'essence même de la perception.
Un vécu, au contraire, se donne tout entier et sans
esquisses, il n'y a aucun sens à dire que je perçois un aspect de la
joie que je ressens [!]. La joie se donne tout entière dans ma conscience.
La joie, la peine, la souffrance, la douleur, sont des absolus. Alors que les
choses perçues sont toujours des relatifs. Et on en tire à nouveau cet
enseignement que, pour Husserl, les choses du monde sont toujours des
choses relatives, des existences relatives, alors que la vie immanente de la
conscience et le flux qui la constitue sans cesse sont des absolus.
Il y a donc une différence abyssale entre ce que
Husserl appelle dans les Ideen la « région conscience » et les
autres régions, qui correspondent aux différents êtres du monde. Ce que Husserl
désigne sous le nom d'« ontologie régionale », entendons par là la description
de la nature des objets auxquels on a affaire, ce sont ces choses qui
appartiennent à des régions distinctes de la réalité : choses matérielles,
êtres vivants ou animés, objets idéaux, choses sensibles… L'être n'est pas une
idée pour Husserl, mais l'ensemble des régions formées par des êtres distincts.
En ce sens, toutes ces régions ont un mode de fonctionnement, un mode
d'apparition, un mode de dévoilement propres à chacune d'elles.
Mais la conscience est autre chose. Même si c'est une
région, cette région est fondamentale, parce que toutes les autres régions sont
liées à elle. Elle aussi est liée aux autres régions, mais il y a ce privilège
de la conscience par rapport aux êtres ou choses relevant d'autres régions
qu'une conscience qui pratique la réduction sait que les autres régions
dépendent d'elle, non pas causalement bien sûr, mais quant à leur sens. Elle
sait quelle est la différence entre elle et ces autres régions. Mais
précisément, cette différence fait qu'elle ne peut pas se séparer d'elles, les
concevoir sans qu'elles dépendent d'elle."
"On ne peut examiner ici l'ensemble de ces Méditations,
d'autant qu'elles recoupent beaucoup les analyses des Idées directrices et
Husserl l'a souhaité. Il a voulu donner de la phénoménologie un aperçu pour un
public néophyte car rien n'était traduit. Seul un jeune étudiant de Strasbourg,
à la même époque, entreprend de faire une thèse sur la théorie de l'intuition
de Husserl. Ce jeune étudiant s'appelle Emmanuel Levinas ; il traduira par la
suite les Méditations cartésiennes – cela pour montrer que
Levinas est un pionnier, qu'avant lui personne ou presque personne ne connaît
Husserl en France."
"Husserl se lance dans une entreprise très
périlleuse, dans cette Cinquième méditation, pour tenter de
voir au plus près comment l'ego que je suis constitue l'ego d'autrui,
c'est-à-dire l'identifie comme un alter ego, et non comme un corps situé en un
point de l'espace. C'est contre une telle entreprise qu'ira Sartre dans la
troisième partie de L'Être et le Néant, en disant que l'on
rencontre autrui, on ne le constitue pas (sous-entendu comme Husserl a cherché
à le faire). C'est cette recherche fondamentale que fait Husserl ici, et comme
toutes (ou presque) les recherches de Husserl, elle est aporétique : elle
n'aboutit pas à un résultat bien défini malgré l'intérêt de son motif et la
profondeur des analyses déployées avec une rigueur et une probité admirables.
Le problème de cette Cinquième méditation est donc le
suivant : comment, sans sortir de ma conscience, et comment le pourrais-je
d'ailleurs ?, vais-je pouvoir faire d'autrui ou reconnaître en autrui un autre
ego que le mien, une autre conscience que la mienne, même si, évidemment, par
définition, je n'ai pas accès à cette conscience ou à cet ego ?"
"L'intuition éidétique (contre
l'empirisme et l'abstraction en général) est sans doute l'idée la plus « intellectualiste
» de la phénoménologie husserlienne. Que l'eidos de rouge puisse être
intuitionné sur une chose particulière rouge est impensable dans l'empirisme,
que Husserl combat en l'associant au psychologisme. Il est évident, pour
Husserl, que la conscience peut se dégager de la particularité et saisir sur
l'objet particulier le noyau général ou essentiel. Husserl a beaucoup lu et
discuté les analyses de George Berkeley, de John Locke, de David Hume sur les
idées générales et l'abstraction. Il a consacré l'une de ses « recherches
logiques » à cette question pour lui essentielle : la saisie intuitive de
l'essence, sans pour autant verser dans le mysticisme.
En ce sens, la phénoménologie des Recherches
logiques et des Ideen s'inscrit dans la lignée
des philosophies rationalistes, qui rejettent le dogme empiriste de la
formation du général par abstraction de la particularité, donc par un acte
psychique, et nullement par une opération logique. Cela revient à faire de la
conscience une simple surface d'inscription des objets perçus par les sens.
L'intentionnalité est le contraire de cette idée empiriste : la
conscience ne reçoit pas quelque chose sans se diriger vers elle. La réception
est aussi une donation de sens. Il n'y a donc ni catégories ni idées innées, et
c'est pourquoi il faut inverser le problème : non pas se demander comment on
arrive au général en partant du particulier, mais comprendre qu'il n'y aurait
pas de choses particulières s'il n'y avait pas intuition du général ou de l'eidos.
Telle est l'idée constante de Husserl : les choses singulières se donnent
toujours comme des exemplaires de types et on les perçoit selon leur type. Les
actes de saisie de la conscience ne sont pas réductibles aux « données
sensibles » et aux « lois » de l'association passive."
-Pierre Guenancia, La voie de la conscience.
Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Presses Universitaires de
France/Humensis, 2018.
"La phénoménologie et la philosophie analytique
ont dominé la vie philosophique du siècle, Husserl est le père de la première
et la seconde peut se rapporter à lui et se retrouver en lui de manière
féconde. L’œuvre husserlienne est immense, nouvelle, riche d’analyses et
d’inventions conceptuelles profondes et formatrices, elle est comme un gisement
encore largement inexploité. C’en est assez pour que même ceux, nombreux, qui
ne voient en lui qu’un personnage grisâtre, un idéaliste dépassé par le monde
et l’histoire, et un écrivain assommant, acceptent, de guerre lasse, de le
célébrer.
Le but de ce petit livre, au-delà de la simple
exposition correcte des principaux gestes et idées de la philosophie
husserlienne, serait de donner un contenu de passion à cette incontournable
célébration. De montrer ce qu’il y a de fou, de grand, de littéraire, de
mathématique, en bref d’émouvant et de vertigineux dans cette construction
monumentale."
"Dans l’espoir d’embarquer notre lecteur sur la
rivière husserlienne, de lui faire partager d’emblée son expérience
originaire. Ce serait en substance celle-ci :
« À chaque
instant je me trouve être quelqu’un qui perçoit, se représente, pense, sent,
désire, etc. ; et par là je me découvre avoir la plupart du temps un
rapport actuel à la réalité qui m’environne constamment. Je dis la plupart du
temps, car ce rapport n’est pas toujours actuel ; chaque Cogito, au sein
duquel je vis, n’a pas pour Cogitatum des choses, des hommes, des objets
quelconques ou des états de chose appartenant à mon environnement. Je puis par
exemple m’occuper des nombres purs et des lois des nombres ; rien de tel
n’est présent dans mon environnement, entendons dans ce monde de “réalité
naturelle”. Le monde des nombres, lui aussi, est là pour moi ; il
constitue précisément le champ des objets où s’exerce l’activité de
l’arithméticien ; pendant cette activité, quelques nombres ou
constructions numériques seront au foyer de mon regard, environnés par un
horizon arithmétique partiellement déterminé, partiellement indéterminé ;
(…). Le monde arithmétique n’est là pour moi que quand je prends et aussi
longtemps que je garde l’attitude de l’arithméticien ; tandis que le monde
naturel, le monde au sens ordinaire du mot, est constamment là pour moi, aussi
longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle. [...]
Aussi
longtemps qu’il en est ainsi, je suis “dans l’attitude naturelle” (natürlich
eingestellt) ; et même les deux expressions ont exactement le même sens.
Il n’est nullement besoin que cette présence naturelle du monde soit changée
lorsque je fais mien le monde arithmétique ou d’autres “mondes”, en adoptant
les attitudes correspondantes. Le monde actuel demeure encore “présent”
(vorhandene) ; je reste après comme avant engagé dans l’attitude
naturelle, sans en être dérangé par les nouvelles attitudes. Si mon Cogito se
meut uniquement dans les divers mondes correspondant à ces nouvelles attitudes,
le monde naturel n’entre pas en considération, il reste à l’arrière-plan de mon
acte de conscience, mais il ne forme pas un horizon au centre duquel viendrait
s’inclure un monde arithmétique. Les deux mondes simultanément présents
n’entretiennent aucune relation, si on fait abstraction de leur rapport au moi,
en vertu duquel je peux librement porter mon regard et mes actes au cœur de
l’un ou de l’autre. » [Husserl, Idées directrices
pour une phénoménologie (Ideen I dans la suite), 1913,
trad. franç. Paul Ricœur, Paris, 1950, Gallimard, p. 92-93].
Donc, selon Husserl, nous sommes entre des
mondes, dénués de toute relation les uns avec les autres. Il y a bien un qui
est privilégié, le « monde de l’attitude naturelle », il est pour
ainsi dire constamment sous-jacent ou disponible, mais cela ne veut pas dire
que tous les mondes soient des sous-mondes de celui-ci, ni que notre
« activité », notre engagement, lui soient une fois pour toutes
voués, y trouvent leur lien et leurs axes. Nous flottons d’un monde l’autre,
nous sommes essentiellement et avant tout ce bouger, ce glissement qui va
nous projeter dans les coordonnées, devant les horizons d’un monde. D’ailleurs,
notre flottement est aussi une intermittence, si les mondes clignotent,
basculent, comparaissent l’un après l’autre, c’est aussi parce que notre
rapport à l’un ou l’autre s’actualise et se virtualise, nous nous allumons à un
monde, ou nous nous en évadons, par une sorte d’interruption électrique.
Mais si nous pouvons ainsi flotter, trouver l’entrée
et la sortie des mondes, nous allumer et nous éteindre, c’est que nous sommes
un lieu, un champ, c’est qu’il y a un territoire de nos aventures, de nos
velléités, de nos glissements. Une immanence dans laquelle nous sommes constamment
perdus. Ce lieu d’immanence, Husserl l’a toute sa vie appelé flux héraclitéen
des vécus. [...]
Ce qui peut empêcher de le suivre, c’est l’attachement
à un autre point de vue, tout aussi « séduisant » sans doute, selon
lequel nous sommes d’abord et fondamentalement les enfants de notre
monde : nous y sommes en quelque sorte empalés, en lui nous nous
réalisons, nous le défions et dialoguons avec lui, et c’est cela notre
existence d’hommes. Telle serait plutôt la situation humaine de base au gré de
Hegel, de Marx, de Heidegger ou de Merleau-Ponty, par exemple.
Ce qui peut aussi dissuader de se reconnaître dans le
flottement retranché de Husserl, c’est une réserve prudente, voire une peur
devant l’atmosphère de schizoïdie rêveuse dans laquelle il nous plonge. Husserl
nous emmène loin du sens commun pour nous soumettre à des expériences de pensée
folles, comme un romancier de science-fiction inspiré. Dans la première partie
de notre passage, il y a par exemple cette formulation qui peut paraître
insensée : « aussi longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle ».
Quelle alternative ai-je, dira-t-on ? Comment puis-je faire passer au
conditionnel cet engagement, comment puis-je tout simplement le baptiser
engagement, comme s’il s’agissait de prendre l’uniforme ? Toute la
phénoménologie husserlienne, certes, explique et rend plausible ce langage
[...] mais on ne saurait nier, selon nous, son étrangeté initiale."
"Dès les Recherches logiques, Husserl
distingue trois sens du mot conscience : le premier selon lequel la
conscience est le « tissu des vécus psychiques dans l’unité du flux des vécus
» ; le second selon lequel elle est perception interne ; le troisième
selon lequel elle est le nom générique de nos actes psychiques. Ces trois
significations sont finalement coordonnées, rendues solidaires dans la
philosophie de Husserl, mais il est important qu’il ait originairement donné la
prévalence au premier. Il en résulte que sa notion de flux des vécus est
d’abord impersonnelle et collective, qu’elle vise la richesse fluente du vivre
de la conscience avant le rapport de soi à soi de la pensée ou l’orientation de
celle-ci vers un monde ou des résultats.
Le flux, donc, est une entité collective, il y a de
multiples vécus rassemblés dans le flux. C’est un tissu, ce qui signifie que
les vécus entretiennent des relations non indifférentes, caractéristiques du
flux. La désignation le flux, avec l’article défini, évoque le collectif des
vécus dans sa totalité."
"Le « projecteur » réflexif ne peut,
par principe, nous révéler qu’une partie du flux, privilégiée pour un
« observateur » idéal identifié au rayonnement du projecteur, qui
finit par s’appeler l’ego transcendantal. Au stade des Recherches
logiques, Husserl ne veut pas concevoir le flux des vécus comme dominé par un
ego."
"Husserl se réclame en fait d’une des plus
anciennes traditions de la pensée scientifique et philosophique pour nommer
d’un seul coup cette richesse illimité, excessive du flux : il dit –
constamment – que le flux des vécus est continu, qu’il est un flux continu, que
la multiplicité substrat et dépôt du vivre dans son écoulement doit être
dévisagée par la phénoménologie comme un continu.
Que signifie, dans le contexte, le mot continu ? Il a,
en substance, toutes les grandes significations théoriques présentes à l’époque
de Husserl et susceptibles d’être importantes.
Le continu du flux des vécus, certainement, est un
continu aristotélicien : quelque chose qui est une virtualité incluant en
soi toute multiplicité concevable, et refusant de se résoudre à l’agrégation
d’actualités ponctuelles ou l’agencement de parties actuelles. Les points et
parties sont en effet seulement virtuels, seulement des marquages possibles
dans le continu et pas ses constituants isolables et authentiques. Le continu
est « non compositionnel », selon l’expression souvent employée pour
exprimer cette propriété « aristotélicienne ». Le continu est aussi
un élément dans lequel les parties contiguës fusionnent sur leur bord, autre
aspect de la définition aristotélicienne que l’on retrouve chez Husserl, et qui
correspond bien avec notre intuition de l’espace. En tout cas, le continu est
substantif, il est le nom d’un élément, d’un réceptacle, d’une
quasi-multiplicité, il ne vaut pas comme qualité, modalité ou aspect.
D’ailleurs, le continu du flux des vécus, pour
Husserl, est aussi, très certainement, quelque chose qui ressemble au continu
mathématique."
"Une connaissance du continu paraît par principe
impossible. En effet, connaître, c’est, semble-t-il, nommer, distinguer, comparer,
décrire en termes de concepts synthétisants. Connaître les plantes, c’est
savoir les identifier individuellement et porter sur elles des jugements qui
les rattachent aux espèces qui leur conviennent ; connaître le langage,
c’est trouver les unités de base – phonèmes ou entrées lexicales par exemple –
en termes desquelles décrire la formation des unités langagières plus
complexes, tout en évaluant selon toutes les catégories adaptées les objets de
niveaux divers ainsi pris en considération. Mais comment pourrait-on connaître
en ce sens si aucun constituant primitif élémentaire ne se donne, sur lequel le
discours de connaissance puisse s’appuyer pour élaborer son réseau
conceptuel-classifiant ?
[...] Husserl répond que le flux des vécus nous tire
lui-même du mauvais pas où son continu nous a originellement mis. Il y a, en
effet, dans ce flux, opérant en lui, un « flux de la synthèse intentionnelle »,
qui constitue des unités adaptées à la connaissance conceptuelle et descriptive
à laquelle aspire légitimement, comme toute activité théorique, la
phénoménologie. Donc, la phénoménologie sera la description rationnelle
complète du flux à travers la considération des unités qui émergent de ce flux
selon la synthèse intentionnelle, et la mise en évidence de l’agencement
structural de ces unités. On voit donc tout de suite l’importance de ce que
Husserl appelle analyse intentionnelle pour la phénoménologie."
"La question de principe posée par Husserl, celle
de l’impossibilité d’une détermination théorique descriptive du continu, se
pose, s’est posée dans ces autres champs, et la difficulté a été en fait
contournée de plusieurs façons (généralement par une démarche imaginative et
volontariste procurant malgré tout au savoir des éléments à assembler, sur
lesquels opérer, même si l’expérience n’en fournit pas). Husserl n’envisage
même pas de répondre d’une telle manière, et, à vrai dire, il traite en
profondeur ce point dans Ideen I, où il affirme avec force que la
phénoménologie ne peut pas être une « géométrie des vécus ». Il donne à ce
sujet des arguments qui sont les siens et que nous ne voulons pas reprendre
ici. On peut néanmoins, croyons-nous, faire l’hypothèse que ce qui compte le
plus – dit ou pas dit – est la différence qu’apporte l’adjectif héraclitéen : à
la différence du continu spatial ou du continu des nombres réels qui en est
d’abord une réplique théorique, le continu des vécus est un flux héraclitéen,
c’est-à-dire qu’il est le continu d’un écoulement ne revenant jamais sur soi,
en proie à une dissipation irréversible."
"Le temps est la façon dont le flux s’apparaît
primitivement à lui même."
"La rétention, c’est ce que nous faisons ou qui
nous arrive lorsque, juste après que s’est déroulée en nous la réception d’un
processus temporel, par exemple juste à l’issue de l’entente d’une mélodie,
nous « retenons » encore ce fait temporel alors même que sa limite
est déjà transgressée. Nous restons en arrière de la limite après l’avoir
franchie, nous adhérons encore au son, à l’instant révolu, au « tout juste
passé ». La présence du radical tenir dans le mot rétention a semble-t-il
un double sens : d’une part, la rétention nous rattache au tout juste
passé, nous fait tenir à lui, d’autre part dans la rétention nous
maintenons l’identité de la réception révolue de la mélodie comme telle,
nous unifions et synthétisons notre propre vécu en quelque sorte."
"Sa vision phénoménologique du temps a été bâtie
sur la rétention et pas sur la protention [l'attente du tout prochain
futur]."
"La rétention est un opérateur infinitésimal,
mais c’est aussi une fonction de type perceptif, dénuée de pensée ou
d’imagination, qui n’est pas à la disposition d’une liberté
intellectuelle : elle surgit en moi nécessairement comme une sorte de
vision ou de toucher compulsifs du temps. [...]
À côté de cette relation originaire au temps procédant
de la rétention, donnant forme au champ temporel originaire, Husserl décrit un
second mode temporalisant de la conscience : celui du ressouvenir ou
souvenir secondaire (la rétention étant alors rebaptisée souvenir primaire). La
rétention, nous l’avons dit, est supposée un mode perceptif, elle est la
manière dont le temporel comme passé se présente originairement en nous, et pas
du tout une représentation du temps par nous. Le ressouvenir ajoute à notre
palette temporalisante, justement, la fonction représentative. Il consiste en
la visée d’une durée non seulement révolue, mais aussi hors d’atteinte de la
rétention, échappant à la fenêtre du champ temporel originaire. Cette visée est
pour Husserl de type reproductif : lorsque je me ressouviens d’un contenu qui a
été vécu selon un champ temporel originaire, mon champ temporel originaire
actuel reproduit trait pour trait, rétention pour rétention, le champ
d’occurrence du souvenu. En plus de la disposition « primaire »
suivant laquelle nous mettons en perspective le présent et le tout-juste-passé
selon le diagramme des rétentions, nous avons donc une disposition
« secondaire » à rejoindre le fruit de cette mise en perspective
alors qu’il échappe, qu’il est séparé de notre faculté de présentation
temporelle : notre art secondaire consiste en l’emploi mimétique de notre
champ temporel actuel, aux fins de la reproduction du champ temporel détaché de
nous. Husserl insiste sur le « je peux » lié à cette seconde
disposition temporelle : à l’égard de ce qui est séparé de la
« perspective de présence », l’accès devient libre et réitérable.
C’est en quelque sorte malgré nous, dans la passivité, ou en suivant la pente
du flux que nous « projetons » la forme du diagramme des rétentions :
en revanche, nous suscitons la reproduction du secondairement souvenu ad
libitum. Le ressouvenir donne lieu à un jeu formel de la reproduction, qui nous
permet de reproduire des enchaînements en mettant bout à bout des morceaux de
reproduction, de reproduire des actes reproducteurs ou des structures combinant
des degrés divers de reproduction. Le sujet phénoménologique du souvenir
secondaire est une sorte de grammairien ou de logicien qui use de ses parties
de flux comme des pièces d’un jeu de domino, comme des touches d’un clavier.
Comme nous l’annonçions tout à l’heure, Husserl se
propose de comprendre comment, à partir de ces deux dispositions temporelles,
nous en venons à un temps total, unique et omni-englobant. À le lire, on s’aperçoit
qu’il conçoit en fait cette synthèse totalisante du temps de deux façons :
sur le mode objectif, et sur le mode subjectif. Cette distinction est rendue
nécessaire par le point de vue phénoménologique qui est le sien : dès le
début des Leçons…, il a déclaré d’une part qu’il entendait ne pas accorder
crédit a priori au temps chosique, au temps des choses réelles du monde,
d’autre part qu’il accueillait une certaine évidence primitive de l’écoulement
comme quelque chose au-delà de quoi le questionnement n’avait pas de
sens ; que toutes les réalités se tiennent dans un « temps
objectif » avec leurs dates ou leurs durées, c’est une vérité rationnelle
totalisante qui peut être suspendue, mais il est hors de notre pouvoir de nier
le « passage » que nous vivons. Cette déclaration est en quelque
sorte l’équivalent, au stade des Leçons…, de ce qui s’appelle dans la suite de
son œuvre réduction phénoménologique."
"Du point de vue du temps objectif, du temps
chosique ou temps du monde, appelé à être systématisé comme temps de la
science, la synthèse totalisante est une pure affaire de technique
rationnelle : Husserl la décrit d’abord comme un processus systématique de
prolongation de la droite temporelle objective « vue », en faisant
collaborer la faculté de reproduction et la disposition à l’ouverture d’un
champ temporel originaire : je peux « déployer-reproduire » le
champ originaire centré en n’importe quel point de mon ressouvenu, et de cette
façon, repousser plus loin vers le passé la partie du temps que je totalise.
Reste, en quelque sorte, à passer à la limite et symétriser, tout en s’assurant
que la structure d’ordre du temps est bien une le long de ces
recollements. L’intéressant, dans cette description de Husserl, est que l’on y
voit comment il conçoit les modalités primitives de la rationalité
scientifique, on comprend qu’à ses yeux certains actes du comportement
fondamental de l’homme, actes jamais appris et pas même thématisés en général,
ont déjà le type de cohérence et d’efficacité qui caractérise au plus haut
niveau la science. Les opérations de reproduction des champs temporels révolus
et de déploiement du présent épais d’une fenêtre temporelle de base, en effet,
ne sont pas des opérations théoriques conscientes et volontaristes, mais les
gestes fondamentaux de notre rapport au temps ; cependant, ils sont
supposés « tracer » de proche en proche pour nous quelque chose comme
une droite temporelle convenant à la science.
Mais ce qui est en fin de compte le plus intéressant
est la manière dont il décrit l’unité subjective du temps. Il remarque d’abord
que cet « écoulement » intime, dont il a déclaré d’emblée que le
mettre en doute n’avait aucun sens, est le flux lui-même, le flux des vécus
comme « subjectivité absolue ». Subjectivité signifiant ici, non pas
qu’il y aurait un sujet, une conscience, une instance égoïque de contrôle
possédant et supervisant tout, mais simplement que l’intimité de l’écoulement
et de l’éprouver de l’écoulement ne peut comparaître devant aucun tribunal,
elle est un témoignage ultime qu’aucun point de vue externe ne saurait
amender."
"Husserl baptise du nom général d’intentionnalité
la fonction de visée dont notre immanence, dont le flux des vécus, a la
faculté, et sur laquelle repose donc son analyse de la temporalité. Dans sa discussion
de l’unité du temps ultimement immanent, il distingue entre l’intentionnalité
longitudinale, celle que portent les rétentions comme visées du
tout-juste-passé comme tel, selon laquelle les durées révolues adhérentes sont
repoussées – intentionnalité qui est comme l’auto-susceptibilité du flux – et
l’intentionnalité transverse, celle qui habite la conscience impressionnelle,
par la grâce de laquelle dans les vécus s’annonce à nous quelque chose
d’étranger."
"Il s’agit pour Husserl d’étudier le vivre dans
sa complexité de façon séparée et indépendante d’abord, pour ne traiter la
question de sa « validité », de sa corrélation au « monde »,
que dans un second temps.
D’autre part, elle nous révèle peut-être une
inspiration profonde et essentielle de la démarche husserlienne. Le prototype
de cette étrange notion d’épochè pourrait bien être, en effet, la suspension
mathématique, dont Platon, déjà, remarque la singularité dans La
République : il appartient à l’optique et à l’attitude
mathématiciennes de s’emparer des énoncés ou des situations en coupant court à
tout questionnement sur leur validité ou leur effectivité, pour chercher
seulement, dans un premier temps, à les analyser dans leur structure ou à
dégager leurs conséquences, toute prise de position dogmatique quant à ce qui
est ou ce qui peut être intuitionné étant renvoyée à plus tard. Il est
plausible que la démarche phénoménologique avait dans cette attitude son secret
modèle plus que dans le doute cartésien."
"Ne disposant plus de la facilité de plonger
constamment dans le monde des entités que je valide, de les contempler et d’en
user comme des repères, je rencontre l’activité ordinairement cachée,
silencieuse et inaperçue par le truchement de laquelle ces entités comme
leur(s) monde(s) en viennent à valoir pour moi. La réduction me
« renvoie » à une région dont Husserl s’attache à dire qu’elle est
multiforme, riche, proliférante, et qui est tout simplement la région de la
conscience pure ou le lieu de l’immanence, soit, à la lettre, et comme le dit
Husserl, le flux des vécus [...]
Mais, donc, le flux des vécus, dans le circuit
phénoménologique, est décelé au prix de la perte de toute validation et de
toute objectivité, au-delà même, de tout monde. On comprend ainsi l’orientation
odysséenne de la phénoménologie : il s’agit pour elle, après cet exil
« troyen » qu’est la réduction, de retrouver les objets et le
monde, Pénélope dont il est à redouter qu’elle ne se donne jamais plus
telle qu’on l’a laissée. Le programme phénoménologique, donc, est celui d’une
restitution des objets et du monde, que l’on espère de l’activité de la
conscience."
"Les anciens objets du monde, les arbres et les
tables que l’attitude naturelle prenait pour argent comptant, ont une trace
dans l’immanence : ils s’y résolvent en système d’esquisses. « À la
place » de l’arbre, dans l’immanence, j’ai une multiplicité d’esquisses
qui me présentent l’arbre sous telle ou telle face, avec telle ou telle
luminosité. Mon rapport immanent à l’ancien arbre n’est pas enclos dans la
ponctualité d’un vécu fugitif, il s’élabore au fil de tout un bougé d’esquisses
différentes les unes des autres, variant selon les circonstances de la
connexion perceptive. En première analyse, mon rapport à l’arbre consiste en
cela que l’arbre est constamment posé un et le même tout le long de cette
variation des esquisses. Cela, c’est le mode typique de présentation dans
l’immanence des entités qui valent pour nous comme transcendantes, mot qui,
dans le vocabulaire de Husserl, qualifie simplement la situation « au-delà »
de l’immanence, l’extériorité par rapport à ce résidu d’abord purement
subjectif qu’est le flux comme immanence. Elles ne se donnent pas totalement
dans une intuition pleine, mais leur donation se divise en une multiplicité
d’esquisses dont chacune est structurellement incomplète.
À cette façon de se donner s’oppose singulièrement
celle des entités immanentes : elles m’apparaissent dans la simple
réflexion, mon immanence a ce pouvoir de revenir sur elle-même pour
s’apparaître. Et, dans le principe, cette saisie ou cette donation est
pleine : l’entité immanente n’est pas structurellement diffractée en
esquisses, la proximité à soi de l’immanence me la campe comme se montrant dans
sa totalité, l’inachèvement ou le raté de la saisie sont limités à des
paramètres marginaux (degré de vigilance, flou de la frontière temporelle des
vécus réflexivement pris en vue).
La réflexion dans l’immanence purement subjective sur
les modes de donation des entités nous « restitue » donc deux
catégories d’entités, deux régions ontologiques, celle de la transcendance et
celle de l’immanence, qui seront désormais distinguées a priori au pôle
objectif : à chaque région correspond un « type intentionnel »
de la donation, celui de la diffraction en esquisses et celui de la saisie
réflexive principiellement totale respectivement. Nous disons « type
intentionnel » pour exprimer le fait que ces deux modes de donation sont
évidemment deux façons pour l’immanence de se tourner vers des contenus dont
elle fait ses objets, semblent bien correspondre à des intentions de style
différent émanant du flux des vécus.
Donc, la phénoménologie rencontre une sorte de
bénédiction : la réduction, qui menaçait de faire perdre toute entité,
tout objet, révèle au bout du compte « deux fois plus » d’objets qu’il
n’y en avait auparavant."
"Cette première analyse distinctive des modes de
donation, rapportée ici d’après Ideen I
toujours, est exemplaire pour l’entreprise phénoménologique. Le projet de
Husserl est bel et bien d’inventorier les modes de donation, de mettre au jour,
pour les entités de chaque type, la façon dont nous les « avons »
originairement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le fameux « Principe
des principes » :
« (…) toute
intuition donatrice originaire est une source de droit pour la
connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition »
de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être
simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les
limites dans lesquelles il se donne alors ».
Le principe, dans la citation donnée, insiste
simplement sur le fait qu’il y a certaines « intuitions
originaires » qui sont source de droit, si bien qu’il n’y a pas de sens à
les questionner : il faut enregistrer ce qu’elles enseignent sur ce qui se
montre en elles et le valider comme connaissance phénoménologique, sans
aller au-delà. Mais le projet phénoménologique postule
« réciproquement » que toute entité, dès lors qu’elle est
concevable, dès lors qu’elle fait partie du champ polymorphe de ce qui passe
pour quelque chose dans le monde humain – pour un homme au moins, pour le
philosophe accomplissant le métier phénoménologique – a son intuition
originaire : il peut lui être associé un protocole de donation
définissant comment une entité de cette sorte est connue de l’immanence, et
comment une connaissance de cette sorte d’entité est corrélativement possible.
En raison même de sa volonté de remonter toujours à des intuitions donatrices
originaires, l’analyse intentionnelle de la phénoménologie est constitutivement
régionaliste, elle est conduite à diviser l’être en autant de couches qu’il y a
de types de donation."
"Le principe des principes dit aussi que nous
devons, pour nous réapproprier notre connaissance et en faire une connaissance
réellement scientifique, c’est-à-dire philosophique indissolublement, remonter
à des évidences premières, indiscutables. Et de fait, dans la plupart des
expositions de la phénoménologie qu’il a rédigées, Husserl part de cette
volonté fondationnelle, de l’exigence d’un système de la certitude : où
l’on puisse clairement désigner les connaissances primitives,
connues sur le mode de l’évidence apodictique – ce qui signifiera en
l’occurrence qu’aucun doute à leur sujet ne parvient à se stabiliser en aucune
conscience – et les règles de dérivation conduisant de ces
évidences aux connaissances médiates, règles dont la légitimité est saisie
avec une certitude apodictique aussi."
"L’évidence, en dernière analyse, est celle de la
présentation de la conscience à elle-même, soit de l’auto-apparition du flux,
sur laquelle repose tout ce que recouvre pour nous le mot réflexion. Elle est
donc prise dans le bougé du continu, qui l’entame : elle est bordée
d’apparition déclinante, elle fait champ et multiplicité."
"Ce qu’on appelle dans ce chapitre restitution
intentionnelle, en effet, consiste, on vient de le dire, à décrire pour chaque
type d’objet, chaque région donc, le genre d’intentionnalité qui lui
correspond. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, de prendre sur le fait une
certaine conformation intentionnelle du flux à chaque fois qu’un objet
particulier du type considéré est donné ; de se contenter, par exemple,
que se superposent en nous des visions élémentaires de l’étendue occupée par
cette pomme sous cet angle à cet instant, et des visions élémentaires
concomitantes de son rouge pailleté de jaune si remarquable. La phénoménologie
husserlienne ne nous délivre pas des compte rendus ou des photographies
d’exemplaires psychologiques singuliers de tel ou tel agencement intentionnel.
Elle se propose de décrire la forme à laquelle tous les agencements tels
satisfont. Ou plutôt : la structure qui fait critère pour déterminer si un
objet du type correspondant est à chaque fois donné. Les formes ou structures
intentionnelles dégagées au fur et à mesure par la phénoménologie ont donc une
signification normative : elle sont en quelque sorte le critère immanent
ou la règle de la donation d’objets d’un type particulier. Ainsi tout
objet externe se montre dans des « esquisses » qui nous révèlent
une extension spatiale en même temps qu’un aspect
chromatique, et il doit en aller ainsi pour toute entité perçue de notre
environnement : cette division, bidimensionnalité ou bivalence de notre
visée a force de loi pour la donation de ces entités, par exemple celle de la
pomme rouge pailleté de jaune de tout à l’heure.
Husserl décrit l’agencement intentionnel qui
est comme l’essence de chaque mode intentionnel particulier accomplissant la
donation d’un objet du type considéré. Une essence, dans son langage,
s’appelle aussi un eidos, une idéalité, soit, conformément
à la tradition platonicienne, une sorte de modèle qui transcende chacun de ses
exemples, où il se reconnaît néanmoins. La forme dégagée par l’analyse
intentionnelle, donc, est une idéalité ayant une valeur normative, dominant
chaque accomplissement intentionnel occurrent dans un flux de vécus :
chacun d’eux lui correspond, l’illustre, en constitue une instance, comme on le
dit volontiers dans une terminologie de style logique.
L’acte philosophique du dégagement de cette forme est
nommé restitution intentionnelle ici, parce que l’on insiste sur le biais
réflexif de la phénoménologie, et sur le fait que l’investigation et la
description phénoménologiques sont une sorte de répétition dans l’après-coup du
cours événementiel du flux. Husserl, quant à lui, parle plutôt de constitution.
C’est que, pour lui, le dégagement de ces essences configuratives caractérisant
la donation des divers types d’objet est la « science transcendantale »
par excellence. Connaître une forme intentionnelle de la donation, c’est
connaître dans sa détermination essentielle première tout objet du type
considéré, c’est anticiper tout savoir possible de tels objets : l’analyse
intentionnelle accomplit donc une « prestation transcendantale »,
elle élucide la possibilité de la connaissance et en prépare normativement
l’exercice."
"Pour en revenir à la façon dont la
phénoménologie trouve de tels modèles, de telles essences ou eidè, disons qu’elle nous recommande
l’expérience de pensée suivante : on part d’une donation particulière d’un
objet du type, et l’on explore par l’imagination tout ce que cette donation
pourrait être, on la déforme selon les possibilités qui se présentent dans
l’espace des configurations phénoménologiques où l’objet se dessine, où la
donation a lieu. De la sorte, on accède à un point de vue tel que l’on voit ce
qui appartient essentiellement à l’objet, à sa donation : ce que le point
de départ de l’expérience de pensée pouvait avoir de particulier est abrogé par
le plongement du cas dans la famille de ses variantes phénoménologiques. À
tel point que, Husserl le remarque, on peut aussi bien partir d’une
imagination, d’une situation perceptive fictive, seulement envisagée, pour
rejoindre le même universum de possibles à partir d’un élément
non actuel : de toute façon, le champ des possibles qu’il faut prendre en
considération excède largement ce qui remplit actuellement la conscience à
titre de donation.
Donc, Husserl prévoit et promet que, en suivant cette
sorte d’expérience de pensée, on « tombe » naturellement sur ce qui
domine et caractérise l’universum de possibles que l’on visite, sur les limites
et les contraintes de la variation, sur les invariances qui se manifestent à
mesure que l’on varie sur fond d’elles : sur l’eidos, sur ce qui est
proprement l’essence sous-jacente au type de donation considéré, sur les
propriétés de structure qu’elle possède toujours, qu’une donation doit
respecter pour rester un cas de son type. L’essence se montre, à la faveur de
l’expérience dite par Husserl expérience de la variation eidétique, un peu
comme un optimum visuel se trouve dans l’effort dit d’accommodation du regard,
ou plus proprement comme le vrai et le général se révèlent dans le raisonnement
imaginant du géomètre, lui aussi constamment projeté dans les infinies
possibilités évoquées par la particularité de la donnée stylisée qu’est – sous
ses yeux sur sa feuille – la figure base de sa spéculation, qu’il s’agisse d’un
triangle, d’un cercle ou d’un arc d’hyperbole.
Cette expérience de pensée présuppose
clairement la réduction phénoménologique, puisqu’elle a tout entière lieu dans
l’immanence, et roule sur la saisie réflexive des modalités intentionnelles
du flux. Les types de donation ne peuvent renvoyer qu’à des types de
dispositifs intentionnels, à travers lesquels un objet est accueilli. Mais ces
dispositifs témoignent du travail clandestin qu’abrite le flux et auquel nous
devons notre confiance ordinaire en des choses et un monde : il faut
l’épochè pour les révéler.
Donc, la connaissance de l’essence procède de
l’imagination : la méthode suivie pour arriver à la saisie intuitive
de l’essence en porte témoignage. L’imagination prend conséquemment le
rang d’une faculté noble et fondamentale. Deux observations
philosophiques générales peuvent éclairer la portée de cette séduisante thèse.
D’abord, la méthode de la variation eidétique fait
appel à l’imagination comme faculté de parcourir les possibles pertinents : ce
qui nous rend sûrs que nos variations nous autorisent à dire l’essence, c’est
en effet la conviction que toute modification d’une situation intentionnelle
pertinente pour la donation, notamment toute modification typique susceptible
d’entraîner la non-donation, aura été envisagée. En d’autres termes,
l’imagination embrasse tout le possible qui compte pour cette affaire. Cela se
comprend, dans la perspective de Husserl, parce que l’imagination a une prise
compétente sur la réflexion : ce qui peut être réfléchi, c’est-à-dire ce
dont la conscience peut témoigner que c’était présent dans le flux, peut aussi
être convoqué par elle, présentifié arbitrairement, soit imaginé. D’où il
résulte, puisque la réflexion est ce par quoi le flux nous est donné, son
prisme transcendantal en quelque sorte, que l’imagination pénètre par principe
toutes les configurations concevables du flux, l’immanence dans toute sa diversité.
En second lieu, il faut bien voir que cette
imagination experte à concevoir les configurations possibles du flux des vécus
n’est pas pour Husserl autre chose que l’imagination de tout le monde, plus
précisément, elle englobe l’imagination culturelle et littéraire. Dans la
mesure où la réduction ne perd rien de ce que connaît l’attitude naturelle,
elle le met seulement entre parenthèse, l’imagination peut accéder dans ses
variations à toute fiction appartenant à la tradition de l’esprit objectif.
Exposant la méthode de la variation dans Ideen
I, Husserl tient à expliciter cette ouverture « encyclopédique »
de l’imagination conduisant la recherche des essences. Il affirme la
possibilité, pour l’imagination de sa méthode, de puiser dans les « (…)
exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par
l’art et en particulier par la poésie »."
"L’intentionnalité désigne d’abord, chez Husserl,
la propriété qu’a la conscience de faire événement, l’activité par excellence
de la conscience. Cette conscience qui est avant tout flux des vécus, elle sait
se cristalliser ou se nouer en telle sorte qu’elle se fait acte, ce qui, dès
les Recherches logiques, nous l’avions dit, signifie en même temps de sa part
pointer sur, viser. L’intentionnalité satisfait à une fonction de visée, mais
elle s’accomplit toujours dans des actes, qui sont autant d’événements.
Husserl, il ne s’en cache pas, reçoit le concept d’intentionnalité
de Brentano."
Qu’il y ait des flèches qui pointent sur, hantant le
flux des vécus et témoignant de sa capacité d’acte, qu’il y ait de l’intentionnalité,
en somme, c’est en fin de compte supposé par Husserl résulter de ce qu’une
multiplicité de micro-actes, les noèses, anime les vécus participant de
l’intentionnalité, en sorte de leur faire composer avec le matériau des vécus
hylétiques une forme. La hylè de conscience est promue par les vécus de
l’intentionnalité, sous l’égide des noèses, au rang de la morphè. C’est
seulement dans la mesure où vécus hylétiques et vécus participant de
l’intentionnalité s’équilibrent dans une telle forme qu’un objet est visé.
Cette analyse s’applique par excellence et
prioritairement à l’objet de perception banal. L’arbre du jardin se
« traduit » dans le flux des vécus – comme nous l’indiquions déjà
plus haut – par un faisceau d’esquisses perceptives, chacune d’elles me donnant
cet arbre sous un certain angle, avec un certain contour apparent, avec un
certain chromatisme et une certaine luminosité, avec une senteur actuelle
peut-être également, etc. Ces esquisses varient pour le sujet perceptif en qui
elles se recueillent en raison du bougé du flux des vécus, qui est proprement
le bougé de la vie : qui, en tout cas, recèle constamment la profusion
micro-événementielle que nous connaissons comme la vie, justement. Cependant,
l’arbre est le même pour nous le long de la variation de nos esquisses de lui.
Toutes nos esquisses lui sont imputées comme autant de façon de pointer sur
lui, comme homologues selon l’intentionnalité dans la mesure où elles le
visent.
Or, cette convergence intentionnelle des
esquisses, elle est interprétée par Husserl comme liée à leur équilibration
dans une forme, agie par le moment noétique de la conscience, pour nommer ainsi
d’un seul coup la multiplicité des noèses dans leur fonction. C’est parce
que, et pour autant que, toutes mes esquisses de l’arbre sont équilibrées dans
une morphè, constituent collectivement quelque chose comme une statue à partir
du bronze des data hylétiques de l’arbre, que je vise l’arbre, que
l’arbre est mon objet intentionnel, que j’accède à ce que Husserl appelle alors noème
perceptif de l’arbre : l’arbre perçu comme tel, l’arbre en tant que pôle
unitaire de mes esquisses sous l’animation noétique. Les noèses,
collectivement, font de mes vécus les agents solidaires d’une visée, et cela
qui est visé, considéré comme tel, nommé au seul titre qu’il est visé et pas
parce qu’il aurait par ailleurs ou préalablement une consistance dans l’être,
est baptisé noème."
"La « donation de sens » qui a lieu
chaque fois que la forme s’équilibre, valant intimement comme règle, est pour
une part « avènement de sens », comme on le dirait dans un langage
idéaliste, elle est, disons, la spiritualité et l’idéalité du sens s’affirmant
ou s’accomplissant à la faveur du flux, à même le flux.
Cela signifie notamment que le repérage de l’émergence
intentionnelle est ce qui distingue la description phénoménologique du flux des
vécus d’une taxinomie visant l’être-là « minéral », pour ainsi dire
mort, du psychique. Husserl pense s’opposer, à cet égard, aux conceptions de
ses prédécesseurs anglais Hume, Berkeley et Locke [...] leur leur appréhension
de l’immanence comme diversité inanimée, « étendue intime » morte
attendant une description classifiante naturaliste."
"Si le flux des vécus est constamment soumis à la
pression d’une activité noétique, faisant advenir en lui des formes qui
insistent comme des prescriptions, cela signifie que ce qu’il est ou plutôt la
façon dont il se dispose est constamment concerné par une norme. La
phénoménologie transcendantale appréhende la vie immanente comme révélant la
norme à laquelle, comme activité, elle renvoie, et se donne pour tâche de
dégager, dans chaque cas, cette norme. L’intentionnalité surgissant de fait, à
chaque fois, est une émergence de sens selon laquelle le flux se dénaturalise,
et qui atteste la gouvernance en lui d’une norme transcendantale.
La méthode eidétique, par la voie de la variation
imaginaire, remonte des faits intentionnels aux morphès sous-jacentes en
tant que structures régulatrices."
"Dans la première partie d’Ideen I, il
distingue, pour une chose quelconque de la nature, les niveaux intentionnels du
schème sensible et de la réalité : en substance, le schème sensible
correspond la synthèse intentionnelle des qualités sensibles
apparaissantes – comme la couleur et la rugosité – en l’étendue qu’elles
remplissent, et la réalité à la position de la chose comme existante au sein
d’un contexte de choses, en sorte qu’elle voit ses phénomènes se modifier au
gré des mouvements respectifs des choses, d’un système causal en d’autres
termes. Dans cette orientation, il est amené à s’intéresser à la relativité
de la donation des choses aux mouvements de notre corps : il introduit
le concept extrêmement fécond pour la psychologie et la philosophie de la
perception ultérieures de kinesthèse, soit d’une « attitude motrice »
qui est en même temps accueil de la chose : Husserl décrit comment
« l’œil parcourt les angles, les surfaces », ou « la main glisse
sur les objets en les touchant », comment en général la perception renvoie
à des séries de sensations pilotées par la mobilité du corps. Toutes ces études
fines de notre rapport canonique aux choses externes passe donc par la mise en
évidence de « modes intentionnels » eux-mêmes canoniques. »
"Husserl essaye de comprendre la complication
pour ainsi dire « grammaticale » du système des objets et de nos
relations intentionnelles à eux. Il s’appuie à cet effet essentiellement sur la
notion de noème fondé. Pour en prendre un exemple aussi simple que possible, si
je tire mon contentement de l’arbre dans le jardin que je suis en train de
percevoir, cela se transcrit phénoménologiquement par cela qu’à mes noèses
perceptives se surimposent des noèses évaluatives visant, à partir des mêmes
données hylétiques, l’agréable comme tel dans l’arbre en sus de l’arbre. L’arbre
agréable comme tel est alors un noème plus riche, corrélat d’une activité
noétique plus vaste, dont le déploiement exige plus de dimensions, que l’arbre
comme tel. Néanmoins, ce noème ne pourrait pas exister sans celui de l’arbre
comme tel, son existence appelle celle du noème purement perceptif au nom d’une
loi d’essence : c’est ce qui, dans le langage de Husserl, se formule en
disant que l’arbre agréable comme tel est fondé sur l’arbre comme tel. Il
n’est pas difficile d’imaginer l’ensemble des « formations
noématiques » que cette notion de fondement conduit à envisager, en
faisant jouer, au besoin, des enchâssements intentionnels complexes.
Un autre type de modification systématique des noèmes
envisagé par Husserl est celui des modifications doxiques, et qui correspond en
partie à ce qui est classiquement connu comme le registre des modalités. Un
contenu perceptif – un noème de perception – étant donné, il est susceptible
d’être visé selon des modes divers de validation : comme probable, douteux,
nié, etc. Il peut même, et cela ouvre une catégorie intentionnelle fondamentale
pour Husserl, être visé dans l’abstention à l’égard de tout type de validation,
de croyance : cela revient à faire subir au contenu ce que Husserl appelle
modification de neutralité. C’est à partir de cette « catégorie
doxique » d’ailleurs qu’il pense et définit les modes intentionnels de
l’admettre et de l’imagination. Dans tous les cas, l’interprétation
phénoménologique des modifications est qu’il s’élabore un noème fondé, nous donnons
des statuts positionnels aux noèmes, et formons de la sorte des noèmes
supérieurs, fondés sur les noèmes minimaux.
Ce qui se dessine à partir de ces possibilités
générales de promotion des noèmes, décrites par Husserl, c’est ce que lui même
appelle une morphologie noématique. Si le noème fondamental est tributaire du
continu du flux des vécus, et n’a sa consistance intentionnelle que dans la
mesure où il est soutenu par une morphè intentionnelle précipitant le sens
qui le porte, les noèmes fondés au-delà semblent se laisser engendrer avec les
moyens que le langage a épinglés, avec ses structures exactes. La hiérarchie
des noèmes fondés semble donc discrète, et le déploiement de cette hiérarchie
pouvoir être gouverné par une grammaire."
"L’expérience de pensée se poursuit en
envisageant la présentation à une telle sphère (à ma sphère d’appartenance
propre) d’un alter ego. Celui-ci, visiblement, se donne à moi primitivement
comme un corps, comme une entité charnelle dans le monde. Cependant, cette
entité charnelle a les mêmes phénomènes que mon corps, je puis relever,
éprouver, toute sorte de similitude entre le corps d’autrui dans ses
manifestations, de motricité notamment, et le mien. Le corps d’autrui se
comporte exactement comme un corps animé par la vie consciente d’un moi (par
une intériorité égologique), notion dont j’ai le prototype dans ma sphère
d’appartenance propre, si je prends en considération les phénomènes de mon
corps et leurs liaisons systématiques avec mes perceptions, mes pensées et mes
mouvements.
Reste, pour Husserl, à conclure que cette comparution
d’une entité charnelle similaire dans son être et dans ses aventures à mon
corps propre est – selon ses termes – une apprésentation d’un autre ego, en
tout point semblable à moi : lui-même siège d’un champ phénoménal – d’un
flux héraclitéen de vécus – en qui la synthèse intentionnelle opère afin de
constituer un monde. Par l’effet d’une sorte de couplage primordial, lorsque
l’enveloppe charnelle d’autrui se présente à moi, c’est le « contenu
égologique » d’autrui qui, bien qu’absent, s’ap-présente.
Conçue de la sorte, l’apprésentation semble une pure
conjecture. Dans Philosophie première,
Husserl la décrit en effet comme une intention interprétative. Elle est en tout
cas une présentation in absentia,
soit, en premier examen, un paradoxe. Mais il ne faut pas l’entendre ainsi, il
faut accepter que l’imputation au corps propre d’autrui d’une profondeur
égologique, d’un lieu de phénoménalisation identique au mien, jaillit
nécessairement et vaut comme évidence donatrice. Husserl insiste bien sur le
fait que, dans notre expérience, cette imputation ne survient pas comme un
raisonnement, et que ce que nous voyons à proprement parler est « autrui
en colère » et non pas un corps agité dont nous inférons secondairement
qu’il manifeste l’humeur méchante d’un sujet.
En matière d’autruicité, ce qui fait loi est
l’apprésentation, comme en matière de passé, ce qui fait loi est la rétention.
Tout cela nous pouvons le conclure normativement au nom de la méthode de la
variation eidétique, à laquelle toute la démarche phénoménologique se réfère
toujours implicitement : toute modification sur un point significatif des
caractéristiques de la « rencontre » typique d’autrui racontée par
Husserl détruirait la donation d’autrui. Pour désigner la manière dont nous
recevons la manifestation d’autrui comme expression d’une intériorité
égologique, Husserl utilise le terme allemand suggestif d’Einfühlung, qu’on a pris l’habitude de traduire fort joliment en
français par intropathie.
Au-delà de cette restitution intentionnelle de notre
rapport à autrui, Husserl, comme il n’est pas étonnant, aborde le problème de
l’intersubjectivité transcendantale. En effet, une fois que j’ai solennellement
accueilli, dans le cercle des entités apportées par la synthèse intentionnelle,
des sphères subjectives, des centres de phénoménalisation en tout point
semblables au flux des vécus que je suis, une multiplicité de
« monades » (Husserl reprend à l’occasion à Leibniz, en raison d’une
analogie évidente de la description, le terme clef de sa métaphysique)
projetant le monde exactement comme je le fais, alors je puis concevoir à l’intérieur
de l’épochè, c’est-à-dire en m’appuyant sur le champ de mes phénomènes, la
collaboration intentionnelle des diverses monades à la constitution d’un monde
qui soit le même pour tous : il me suffit de décrire les procédures de
validation en commun des expériences telles que chacun les connaît ; elles
font sens dans mon univers intentionnel reconstruit puisque je dispose, avec
les monades, du matériel nécessaire à les décrire.
En fait, toujours en suivant la méthode de la
variation eidétique, je parviens à savoir a priori quels sont les modes d’accès
normativement communs aux choses, par quel système concordant de données
intentionnelles monadiques – par quelle intentionnalité intermonadique – se
traduit la disponibilité d’une chose dans et pour une intersubjectivité. De la
sorte, Husserl sur-ordonne à la couche des agencements intentionnels intimes
ayant valeur normative pour la donnée et la connaissance des choses une couche
des agencements intentionnels collectifs ayant une semblable valeur : un
transcendantal de l’intermonadicité se surimpose au transcendantal de la
conscience individuelle isolée – transcendantal solipsiste – d’abord exploré.
Mais le vrai transcendantal, du moins celui qui est le
support direct de la construction scientifique, celui qui gouverne
immédiatement la connaissance scientifiquement valide du monde, est ce
« nouveau » transcendantal de l’intermonadicité, plutôt que le
transcendantal primitif d’abord introduit (celui qui qualifie n’importe
laquelle de mes synthèses intentionnelles dès lors que je la reconnais comme
ayant valeur normative au moyen de la variation eidétique, n’importe quelle
« prestation de sens » canonique détectée en moi par l’analyse
intentionnelle)."
"Aux yeux de Husserl, la coupure entre le
registre pratique – qui est registre du désir et de la morale dans une
tradition kantienne à laquelle il se rattache – et le registre théorique n’est
pas absolue. D’une part, pour expliquer que la logique est d’abord une
discipline théorique et que sa valeur technico-pratique de bréviaire ou de mode
d’emploi en découle, Husserl réduit en général les propositions obligatives du
type « Un guerrier doit être brave » à des propositions théoriques de
l’espèce « Il n’y a qu’un guerrier brave qui soit un bon guerrier »
sous-jacentes, affirmant en quelque sorte, via l’emploi de prédicats spéciaux
comme bon, que les médiévaux appelaient transcendantaux, la continuité de
principe entre la doctrine du vrai et celle du juste ou du bien. D’autre part, il
insiste sur le fait que le connaître est aussi, en dernière analyse, une
pratique, et « tombe sous les règles formelles de la raison pratique
universelle (sous les principes éthiques) ». Enfin il décrit comment
le comportement déontologique du savant s’insère, à la fois au plan collectif
et au plan individuel, dans l’effort général de la poursuite de fins
rationnelles et bonnes : tout indique que le comportement théorique –
l’attitude du savant pleinement assumée – est, pour Husserl, une sorte de
« modèle » privilégié du comportement humain, sur lequel s’appuie
l’espérance éthique plutôt qu’elle n’en dénonce la particularité."
-Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).
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