« En 1674, Hugo Boxel, docteur en droit et magistrat de la ville de Gorcum, écrit à Spinoza pour lui demander ce qu’il pense des spectres. Lui, Boxel, y croit dur comme fer, ne serait-ce que parce que de nombreux récits, tous émanant de témoins dignes de foi, en attestent l’existence. Mais il n’est pas certain que son correspondant partage son jugement, aussi prend-il quelques précautions oratoires. Il ne sera pas déçu du voyage : Spinoza, dans un premier temps, à la fois poli et ironique, lui répond qu’après tout, même les sornettes peuvent inciter à la réflexion. Boxel renonce alors aux anecdotes et recourt aux autorités : Platon et Aristote ont cru aux fantômes. Cette fois la réponse de Spinoza est plus cinglante : « L’autorité de Platon et d’Aristote n’a pas grand poids pour moi, j’aurais été surpris si vous aviez allégué Démocrite, Épicure, Lucrèce ou quelqu’un des partisans des atomes. » Voici donc le cadre tracé, et brutalement : il y a deux camps en philosophie, d’un côté ceux qui croient aux revenants - de Platon à Boxel ; de l’autre, ceux qui n’y croient pas - des atomistes à Spinoza.
On ne s’étonnera pas du mépris affiché pour Aristote,
banal chez les partisans de la « nouvelle philosophie », à l’âge classique ; ni
de la relation entre platonisme et superstition, qui est aussi un lieu commun
au XVIIe, siècle (à cause de la tradition néoplatonicienne et des spéculations
sur le démon de Socrate). On peut être plus surpris, en revanche, de voir
Spinoza se ranger lui-même si vite dans le camp de Démocrite et d’Épicure. Tout
semble les opposer en effet : la physique de Spinoza, autant qu’on puisse la
connaître, n’admet pas le vide, alors que l’atomisme le suppose nécessairement
; Épicure fonde la naissance des mondes sur le hasard, tandis que Spinoza
constitue l’univers sur la base de la nécessité ; chez Épicure et Lucrèce, le clinamen
assure la liberté humaine, Spinoza refuse farouchement tout ce qui pourrait
ressembler à un libre-arbitre ; enfin l’Éthique s’achève sur l’éternité,
alors que Lucrèce consacre un livre entier à prouver la mortalité de l’âme.
Et pourtant, à y regarder de près, est-il si étonnant
que Spinoza, qui ne se reconnaît pas souvent de prédécesseurs, désigne
néanmoins ceux-là précisément, lorsqu’il s’agit de combattre la superstition ?
C’est peut-être qu’au-delà des clivages, même sur des questions essentielles,
ils défendent des positions communes contre les tenants de la crainte et des
passions tristes, contre ceux qui jugent les hommes concrets au nom d’une
essence imaginaire ou d’une volonté divine marquée par la colère et la vengeance.
Trois choix, trois refus les unissent par-delà leurs divergences ponctuelles :
une physique qui expulse la finalité de la nature ; une défense de la Raison
contre tout ce qui ressemble à de la superstition ; une éthique de la finitude
qui exclut la fascination pour la mort et l’au-delà.
La physique du hasard, chez les épicuriens, a d’abord
pour fonction de montrer que les mondes ne sont pas l’œuvre d’un Démiurge - ils
ne sont donc gouvernés par aucune Providence ; le mouvement aléatoire des
atomes dans le vide suffit à constituer les agglomérats d’où naissent les
astres, la terre, les races d’animaux et les hommes. De même, la nécessité chez
Spinoza s’affirme contre le miracle (c’est tout le sens du chapitre VI du Traité
théologico-politique) et contre l’idée que le monde a été fait à notre
usage (c’est l’enjeu de l’Appendice de la Première Partie de l’Éthique).
Il ne faut d’ailleurs pas se tromper sur le statut du hasard des atomistes :
s’il est à l’origine de tout, s’il gouverne les dispersions premières des
éléments et leurs chocs, le monde une fois constitué est régi par des lois
tout aussi inflexibles que les lois de la nature que découvrira la physique du
XVIIe siècle, les fameux foedera naturae, que Lucrèce oppose à la libre
fiction de la mythologie : le feu ne naît pas au milieu des fleuves, les
arbres ne produisent pas n’importe quels fruits, les hommes ne se changent pas
en bêtes ; d’ailleurs sous la plume de Spinoza viennent souvent des formules
empruntées à Lucrèce contre cet imaginaire des métamorphoses (ainsi dans l’Ethique
: « Ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout et, sans
protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes
parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liqueur
séminale et des formes quelconques se changeant en d’autres aussi bien
quelconques »). Chez l’un comme chez l’autre, au règne des fins se
substitue sans faille un univers des lois. Leur constance, leur généralité,
leur caractère connaissable fondent la lutte contre la superstition, l’angoisse
et l’ignorance qui croit à l’arbitraire divin. Les deux regards jetés sur la
Nature, quelles que soient leurs modalités, visent d’abord à en chasser
l’intention providentielle et le commandement d’un dieu qui pourrait normer,
juger ou punir.
La physique justifie donc chez tous deux aussi le même
militantisme de la Raison ou de la connaissance, la même lutte contre la
superstition. On dit souvent qu’il n’y a pas de politique épicurienne (vivre
caché), ce n’est exact que si on identifie politique et participation active
aux « affaires » de la cité ; mais il y a une stratégie lucide de diffusion des
Lumières et certains passages du De la
Nature ont des accents qui font penser au Traité théologico-politique : la préface du Traité cherche dans la
crainte les racines de la superstition et dénonce ceux qui s’en servent pour
tromper les hommes ; le poème de Lucrèce, en citant le sacrifice d’Iphigénie
conclut : tant la religion put susciter de maux ! Ni chez l’un ni chez l’autre,
l’aspiration au vrai n’apparaît comme un désir originel chez l’homme, mais l’un comme l’autre y voient le moyen inéluctable d’assurer son bonheur.
Son bonheur : il consiste d’abord, chez les
épicuriens, à ne pas craindre les dieux, certes, mais tout autant à ne pas
redouter la mort. La mort n’est rien pour nous, disent Épicure et Lucrèce ;
le sage ne pense à rien moins qu’à la mort, dit Spinoza. Ces formules
étrangement parallèles renvoient à des conceptions analogues de la vie -car la
crainte de la mort, c’est chez les ignorants d’abord la crainte d’une moindre
vie, et non pas seulement la terreur de l’au-delà. L’un et l’autre ont une
conception positive, affirmative de la finitude. Au milieu des souffrances et
des déchirements, il n’y a pas à se plaindre de ce que nous sommes. Les deux
philosophies partent d’un point de départ identique : l’homme vit au milieu des
tourments -impuissance, angoisse, déchirement-, et le plus souvent, les efforts
qu’il fait spontanément pour y échapper ne font que l’y enfoncer plus encore ;
y compris cet effort apparemment vain que représente une connaissance partielle
ou mal fondée. Mais c’est pourtant dans la connaissance du corps, de sa
constitution et de ses limites, de ses effets dans la passion comme des règles
de son désir que pourra se fonder la recherche d’une félicité qui ne soit pas
illusoire. La confiance du sage épicurien dans sa propre disparition et la
certitude du sage spinoziste recèlent toutes deux une méditation sur la limite
et un ferme refus d’y échapper par la transcendance.
Reste alors la ligne de démarcation : si ces deux
pensées sont secrètement proches, qu’est-ce qui justifie leurs différences ?
L’époque, peut-être, car Spinoza raisonne d’abord sur la révolution
scientifique de l’âge classique et en tire rigoureusement les conséquences ;
Épicure et Lucrèce vivent dans une autre sphère de pensée ; ils ne sont sans
doute pas aussi hostiles à la science que leurs adversaires ont voulu le dire,
mais la connaissance solide se fonde pour eux d’abord sur la confiance dans les
sens et non sur une mathématisation du visible. Là n’est cependant peut-être
pas la frontière la plus effective. C’est là où ils sont le plus près que
surgit leur point d’éloignement le plus fort. Tous deux accordent au corps une
importance exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie - les livres I et
IV de Lucrèce sont au fond entièrement consacrés à se demander comment celui-ci
connaît, est animé, désire et agit ; Spinoza remplace le cogito par une
construction assez elliptique qui conclut que « nous avons un corps
conformément au sentiment que nous en avons », et c’est le rapport à ce
corps qui fonde à la fois la connaissance du premier genre et la Raison ; on
cite toujours (sans l’interpréter jamais) la formule « on ne sait pas ce que
peut un corps » ; et l’éternité mesure sa part à chacun en fonction des
aptitudes du corps. Pourtant, le corps épicurien, lucrétien surtout, est le
lieu d’expériences multiples et directement lisibles la blessure, le sommeil,
les différentes formes de mort, la catalepsie, les expériences de la vision ;
le corps spinozien, tout fondamental qu’il soit, est rentré dans l’anonymat ;
plus que du corps, les expériences sont celles d’individus incorporés :
l’ivrogne, le somnambule, l’enfant, l’amnésique, la bavarde ou le bavard -
comme si le corps ne signifiait plus qu’à l’intérieur d’une conduite, comme si
on n’osait plus étudier pour eux-mêmes les événements qui surviennent à chacune
de ses parties. Totalité mécanique contre totalité biographique, en somme. Le
vivant est dès lors moins accumulation d’atomes que construction d’une
singularité. Dès lors son bonheur est moins le plaisir et la fin de la douleur
que la vraie vie, celle du citoyen dans l’État bien constitué comme celle de l’homme
libre dans la Béatitude. »
-Pierre-François Moreau, "Spinoza et
l’épicurisme", Magazine littéraire,
novembre 2003, n°425, pp.48-50: http://caute.lautre.net/hyperspinoza/Spinoza-et-l-epicurisme-par-Pierre-Francois-Moreau?debut_article_actuel=5
"Ce qui réunit ces deux auteurs et les unit
contre le reste de la philosophie, c'est la direction que prend leur
philosophie : il s'agit de jouir, de prendre du plaisir effectivement ; il
s'agit de vivre satisfait." (p.14)
"Ils ne se refusent pas à certains plaisirs
catégoriquement et au nom d'une idée, mais ils les refusent avec mesure car ils
contreviennent à leur quête du bien. En cela, Épicure et Spinoza s'opposent aux
philosophes de l'Académie, du Lycée et de la Stoa qui refuseraient un mal non
pour le mal qu'il leur fait subir, mais pour « l'amour du bien »." (p.15)
"Ce n'est pas Épicure et Spinoza qui se plaignent
du monde tel qu'il est, qui se plaignent des personnes qui les entourent et qui
se voient désireux de les conformer à leurs envies, mais ce sont les individus
qui se plaignent d'eux-mêmes, et qui ne se plaignent pas d'une essence cachée,
mais d'un constat tout simple et qu'ils vivent certains jours (mais pas tous!)
: parfois – souvent ? –, ils sont tristes. Donc, le signe, le symptôme de ce
qu'ils appellent une maladie est clairement identifié : il s'agit de la
tristesse. Donc, le signe de la guérison est du même coup tout aussi clairement
identifié : il s'agit de ne plus être triste. De ce fait, qui mieux que le
sujet se considérant comme triste peut être à même de juger s'il est guéri ?
Qui mieux que lui peut savoir s'il se sent joyeux ? Qui mieux que lui peut être
le juge de sa guérison ? Du même coup, en tant que juge de sa guérison, il en
est également le seul acteur ; car, s'il ne se sent pas guéri, s'il se sent
dans une position qui l'affaiblit, qui l'avilit et qui le rend coupable, il se
sent de facto plus malade – plus triste – encore qu'il ne l'était ! Donc
une telle guérison n'en est pas une. Donc il doit s'en défaire et chercher
ailleurs. En cela, non seulement Épicure et Spinoza ne « rendent » pas malade
mais entendent des gens se présenter comme tels, mais en plus, ils ne
s'octroient pas le privilège d'être juges de la guérison qu'ils proposent, mais
laissent chacun considérer si, en suivant leur remède, il se sent mieux ou non.
En cela, le sujet se considérant triste est le seul à pouvoir y faire quelque
chose effectivement. Non seulement le secours n'est pas extérieur à lui,
mais il ne lui tombera pas tout cru du ciel : c'est à lui de le créer, de le
mettre en place et de le suivre : c'est à lui de se faire son propre
médecin." (p.18)
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