"Une fois qu'on a éliminé la garantie des
"processus objectifs", qu'est-ce qui reste ? Pourquoi voulons-nous la
révolution -et pourquoi les hommes la voudraient-ils ?" (p.117)
"Dans la gestion de la production par les
producteurs, il est impossible de ne pas voir l'incarnation de l'autonomie dans
le domaine fondamental du travail." (p.122)
"J'ai le désir, et je sens le besoin, pour
vivre, d'une autre société que celle qui m'entoure. Comme la grande majorité
des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m'en accommoder -en tout cas, j'y
vis. Aussi critiquement que j'essaye de me regarder, ni ma capacité
d'adaptation, ni mon assimilation de la réalité ne me semblent inférieures à la
moyenne sociologique. Je ne demande pas l'immortalité, l'ubiquité,
l'omniscience. Je ne demande pas que la société "me donne le
bonheur", je sais que ce n'est pas là une ration qui pourrait être
distribuée à la mairie ou au Conseil ouvrier du quartier, et que, si cette
chose existe, il n'y a que moi qui puisse me la faire, sur mes mesures, comme
cela m'est arrivé et comme cela m'arrivera sans doute encore. Mais dans la vie,
telle qu'elle est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses
inadmissibles, je dis qu'elles ne sont pas fatales et qu'elles relèvent de
l'organisation. Je désire, et je
demande, que tout d'abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce
qu'il sert et la manière dont il est fait, qu'il me permette de m'y dépenser
vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m'enrichir et de me
développer. Et je dis que c'est possible, avec une autre organisation de la
société, pour moi et pour tous. Je dis que ce serait déjà un changement
fondamental dans cette direction, si on me laissait décider, avec tous les
autres, ce que j'ai à faire, et, avec mes camarades de travail, comment le
faire.
Je désire pouvoir, avec tous les autres,
savoir ce qui se passe dans la société, contrôler l'étendue et la qualité de
l'information qui m'est donnée. Je demande de pouvoir participer directement à
toutes les décisions sociales qui peuvent affecter mon existence, ou le cours
général du monde où je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé, jour
après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles ou simplement
inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous les autres, que des chiffres
dans un plan ou des pions sur un échiquier et qu'à la limite, ma vie et ma mort
soient entre les mains de gens dont je sais qu'ils sont nécessairement
aveugles.
Je sais parfaitement que la réalisation
d'une autre organisation sociale et sa vie ne seront nullement simples,
qu'elles rencontreront à chaque pas des problèmes difficiles. Mais je préfère
être aux prises avec des problèmes réels plutôt qu'avec les conséquences du
délire de De Gaulle, des combines de Johnson ou des intrigues de Krouchtchev.
Si même nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans cette voie, je
préfère l'échec dans une tentative qui a un sens à un état qui reste en deçà
même de l'échec et du non-échec, qui reste dérisoire.
Je désire pouvoir rencontrer autrui comme
un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme
une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur peu
importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le
voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre être humain, que nos rapports ne
soient pas un terrain d'expression de l'agressivité, que notre compétition reste
dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent
être résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels,
charrient le moins possible d'inconscient, soient chargés le moins possible
d'imaginaire. Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là où
commence la liberté de l'autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que
"vertueux dans le malheur". Je ne compte pas que les hommes se
transformeront en anges, ni que les âmes deviendront pures comme des lacs de
montagne -qui m'ont du reste toujours profondément ennuyé. Mais je sais combien
la culture présente aggrave et exaspère leur difficulté d'être, et d'être avec
les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'infini les obstacles à leur
liberté.
Je sais, certes, que ce désir ne peut pas
être réalisé aujourd'hui ; ni même, la révolution aurait-elle lieu demain, se
réaliser intégralement de mon vivant. Je sais que des hommes vivront un jour,
pour qui le souvenir même des problèmes qui peuvent le plus nous angoisser
aujourd'hui n'existera pas. C'est là mon destin, que je dois assumer, et que
j'assume. Mais cela ne peut me réduire ni au désespoir, ni à la rumination
catatonique. Ayant ce désir qui est le mien, je ne peux que travailler à sa
réalisation. Et déjà dans le choix que je fais de l'intérêt principal de ma
vie, dans le travail que j'y consacre, pour moi plein de sens (même si j'y
rencontre, et j'accepte, l'échec partiel, les délais, les détours, les tâches
qui n'ont pas de sens en elles-mêmes), dans la participation à une collectivité
de révolutionnaires qui tente de dépasser les rapports réifiés et aliénés de la
société présente -je suis en mesure de réaliser partiellement ce désir. Si
j'étais né dans une société communiste, le bonheur m'eût-il été plus facile -je
n'en sais rien, je n'y peux rien. Je ne vais pas sous ce prétexte passer mon
temps libre à regarder la télévision ou à lire des romans policiers.
Est-ce que mon attitude revient à refuser
le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? Est-il qu'il
faut travailler -ou bien qu'il faut nécessairement que le travail soit privé de
sens, exploité, contredise les objectifs pour lesquels il a prétendument lieu ?
Ce principe vaut-il, sous cette forme, pour un rentier ? Valait-il, sous cette
forme, pour les indigènes des îles Trobriand ou de Samoa ? Vaut-il, encore
aujourd'hui, pour les pêcheurs d'un pauvre village méditerranéen ? Jusqu'à quel
point le principe de réalité manifeste-il la nature, et où commence-t-il à
manifester la société ? Jusqu'où manifeste-t-il la société comme telle, et à
partir d'où telle forme historique de la société ? Pourquoi pas le servage, les
galères, les camps de concentration ? Où donc une philosophie prendrait-elle le
droit de me dire : ici, sur ce millimètre précis des institutions existantes,
je vais vous montrer la frontière entre le phénomène et l'essence, entre les
formes historiques passagères et l'être éternel du social ? J'accepte le
principe de réalité, car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps du
reste qu'elle est réelle, car elle devient chaque jour moins évidente) et la
nécessité d'une organisation sociale du travail. Mais je n'accepte pas
l'invocation d'une fausse psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui
importe dans la discussion précise des possibilités historiques des
affirmations gratuites sur des impossibilités sur lesquelles elle ne sait rien.
Mon désir serait-il infantile ? Mais la
situation infantile, c'est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est
donnée. Dans la situation infantile, la vie vous est donnée pour rien ; et la
Loi vous est donnée sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je
veux, c'est tout le contraire : c'est faire ma vie, et donner la vie si
possible, en tout cas donner pour ma vie. C'est que la Loi ne me soit pas
simplement donnée, mais que je me la donne en même temps à moi-même. Celui qui
est en permanence dans la situation infantile, c'est le conformiste ou
l'apolitique : car il accepte la Loi sans la discuter et ne désire pas
participer à sa formation. Celui qui vit dans la société sans volonté
concernant la Loi, sans volonté politique, n'a fait que remplacer le père privé
par le père social anonyme. La situation infantile c'est, d'abord, recevoir
sans donner, ensuite faire ou être pour recevoir. Ce que je veux, c'est un
échange juste pour commencer, et le dépassement de l'échange par la suite. La
situation infantile c'est le rapport duel, le phantasme de la fusion -et, en ce
sens, c'est la société présente qui infantilise constamment tout le monde, par
la fusion dans l'imaginaire avec des entités irréelle : les chefs, les nations,
les cosmonautes ou les idoles. Ce que je veux c'est que la société cesse enfin
d'être une famille, fausse de surcroît jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre de société, de réseau de rapports
entre adultes autonomes.
Est-ce que mon désir est désir du pouvoir
? Mais ce que je veux, c'est l'abolition du pouvoir au sens actuel, c'est le
pouvoir de tous. Le pouvoir actuel, c'est que les autres sont choses, et tout
ce que je veux va à l'encontre de cela. Celui
pour qui les autres sont choses est lui-même une chose, et je ne veux pas être
chose ni pour moi ni pour les autres. Je ne veux pas que les autres soient
choses, je ne saurais pas quoi en faire. Si je peux exister pour les autres,
être reconnu par eux, je ne veux pas l'être en fonction de la possession d'une
chose qui m'est extérieure -le pouvoir ; ni exister pour eux dans l'imaginaire.
La reconnaissance d'autrui ne vaut pour moi qu'autant que je le reconnais
moi-même. Je risque d'oublier tout cela, si jamais les événements m'amenaient
près du "pouvoir" ? Cela me paraît plus qu'improbable ; si cela
arrivait, ce serait peut-être une bataille de perdue, mais non la fin de la guerre
; et vais-je régler toute ma vie sur la supposition que je pourrais un jour
retomber en enfance ?
Poursuivrais-je cette chimère, de vouloir
éliminer le côté tragique de l'existence humaine ? Il me semble plutôt que je
veux en éliminer le mélodrame, la fausse tragédie -celle où la catastrophe
arrive sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les
personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux
Indes, cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent les
paysans qui produisent "trop", c'est une macabre farce, c'est du
Grand-Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n'est pas de
la tragédie, il n'y a là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt un jour à
coups de bombes à hydrogène, je refuse d'appeler cela une tragédie. Je
l'appelle une connerie. Je veux la suppression du Guignol et de la
transformation des hommes en pantins par d'autres pantins qui les
"gouvernent"." (pp.136-140)
-Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, coll Essais. Points, 1975, 538 pages.
Un texte qui exprime bien le malaise de l’intellectuel dans la société technicienne, mais suffirait-il d’une autre « organisation » pour tout changer ? On butte là sur une vraie pierre d’achoppement métaphysique : l’homme est-il bon en soi et les bonnes intentions suffisent-elles, ou le mal est-il plus profond ?
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