A quelques exceptions près, les différentes manifestations des idéologies libérales et socialistes s’inscrivent dans le prolongement de la philosophie des Lumières. Inversement, le mouvement des Lumières ne semble pas avoir produit beaucoup d’autres courants politiques, sinon les tendances républicaines et démocratiques modernes, le sécularisme, ou encore certaines doctrines productivistes comme le saint-simonisme. Libéralisme et socialisme sont donc les deux faces de la modernité politique.
Qu’est-ce que les Lumières ? L’historien Antoine Lilti y voit un « courant intellectuel et polyphonique, articulé à un ensemble de pratiques sociales, dont le point commun est de promouvoir l’usage public de la raison, c’est-à-dire une discussion ouverte sur un grand nombre de sujets jusque-là réservés au secret de l’Etat ou de l’Eglise ». Cette volonté d’émancipation suppose une prise de conscience de soi qui constitue « l’intuition inaugurale d’un rapport critique d’une société à elle-même ».
La philosophie des Lumières est un humanisme, au plan épistémologique et moral. L’être humain est rehaussé dans sa capacité à comprendre, par la science, le fonctionnement du monde naturel et social. Doué de raison, aspirant au bonheur, il peut découvrir les conditions de son propre bien, et doit pouvoir interroger les institutions de sa société, les comparer avec d’autres (à une époque passée ou à l’étranger), et les réformer si besoin. La légitimité du pouvoir politique, des institutions sociales, dépend de leur aptitude à promouvoir l’épanouissement terrestre des individus, ce qui implique de limiter le pouvoir au profit des droits individuels. Par la technique et la législation, les hommes ont le pouvoir d’améliorer la société. Le rationalisme et l’eudémonisme des Lumières fondent donc une espérance dans le progrès de l’humanité. Dans leurs variantes radicales, les Lumières contestent les hiérarchies sociales, le principe monarchique, l’existence du surnaturel et la nécessité d’une religion. Enfin, la raison humaine dégage de l’étude de l’univers des vérités et des normes de portée universelle. La diffusion des idéaux humanistes laisse entrevoir la possibilité d’une paix perpétuelle, d’une évolution pacifique des rapports entre Etats, fondée sur le respect du droit international. Le commerce et les échanges culturels tirent les nations de l’isolement, des préjugés locaux, et participent au mouvement vers l’universalité.
Les libéraux et socialistes héritent de ce
corpus idéologique initial. Ce qui les divisent, ce sont les implications
politiques exactes de ces idéaux (en particulier le
périmètre de l’intervention de l’Etat et la place de la propriété privée et des rapports marchands).
Comme l’a écrit le philosophe et économiste libéral Ludwig von Mises : « Socialisme et libéralisme ne se distinguent
point par le but qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour
y atteindre. » (Le Socialisme,
1922).
Ces chefs d’œuvre libéraux que sont la Déclaration d’Indépendance des USA et la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, comment justifient-ils les droits inviolables et sacrés de l’individu, sa liberté dans la limite de l’égale liberté de son compatriote, sinon au nom du « bonheur de tous » ?
Mais lorsqu’en 1795 Babeuf, le premier communiste moderne, attaque le droit de propriété privée, il le fait tout pareillement au nom de l’instauration d’une « société paisible et vraiment heureuse ».
Outre ces points communs, il existe une certaine perméabilité sociale entre ces deux familles de pensée. De nombreux intellectuels socialistes ou communistes -Pierre Leroux, Karl Marx, Jean Jaurès ou William Morris- ont été libéraux dans leur jeunesse.
Inversement, certains libéraux (ou quasi-libéraux, comme Raymond Aron) étaient d’anciens socialistes (par exemple le fameux Friedrich Hayek). Un libertarien comme Bruno Leoni était un ancien marxiste, tout comme François Furet.
On pourrait du reste ajouter qu’entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent la propriété privée des moyens de production, il existe les gros bataillons (qui m’ont toujours paru intellectuellement incohérents) des sociaux-démocrates. Comme les libéraux, les sociaux-démocrates admettent le capitalisme, le rapport de subordination salarial et ne contestent pas la propriété privée. Mais contrairement aux libéraux (et comme les socialistes), les sociaux-démocrates considèrent la santé et le bien-être comme des buts politiques pouvant primer sur la maximisation de la liberté individuelle, ce qui les conduit à favoriser des politiques sociales, des institutions publiques comme les hôpitaux publics, une redistribution économique entre les classes sociales et une législation du travail limitant le pouvoir des capitalistes sur les salariés.
Dans ces conditions, on pourrait s’attendre à ce que
les débats entre libéraux et socialistes soient relativement cordiaux, puisqu’ils
s’opèrent sur fond de convergences philosophiques fondamentales. On sait que ce
n’est guère le cas.
Pire encore, il est arrivé régulièrement que l’un de ces courants préfère nuire à l’autre en s’alliant aux extrémismes politiques. Du côté libéral, l’historien Ralph Raico a baptisé de « syndrome de Pareto » les dérives autoritaires, anti-démocratiques et fascistes d’anciens intellectuels libéraux, comme Vilfredo Pareto, Eugen Richter ou Theodor Heuss.
Du côté socialiste, on ne peut pas dire que tous les militants anticapitalistes ont eu la clairvoyance d’esprit d’Otto Bauer, lorsque celui-ci a refusé de déclencher une insurrection en Autriche, qui aurait profité à l’extrême-gauche bolchévisée.
Tout ceci nous confirme une triste loi de la politique : les groupes idéologiquement proches se détestent souvent davantage que les groupes qui, n’ayant rien en commun, ne risquent même pas de se côtoyer.
Post-scriptum: La continuité entre Lumières et socialisme a été notamment analysé et revendiqué par Friedrich Engels (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880), par Jaurès (Unité doctrinale du socialisme, 1891) ; elle est flagrante dans la Morale anarchiste de Kropotkine. On pourra aussi lire: Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la guerre froide, Saint-Amand, Gallimard, coll. Folio histoire, 2010, 945 pages.
Post-scriptum du 22 août: Billet aimablement repris par Contrepoints.
Libéralisme et socialisme se détestent tellement qu'à Singapour, le dirigeant libéralissime s'était allié aux communistes contre l'Empire anglais et pour l'indépendance.
RépondreSupprimerC'est un problème intéressant que vous soulevez-là, Johnathan Razorback. Il y aurait beaucoup de choses à dire. Il me semble que les Lumières, dans leur essence la plus fondamentale, sont avant tout une entreprise de démolition de la chrétienté, considérée en tant que prise en main de la société au nom de principes chrétiens. En cela le Dictionnaire philosophique de Voltaire est paradigmatique. De ce point de vue, l'entreprise a réussi, et la société a été désacralisée jusqu'en son fondement. Pour le reste, la prétention d'amener l'humanité au bonheur par la raison a été critiquée et quasiment disqualifiée dès le dix-neuvième siècle. La transformation des idéaux révolutionnaires en société bourgeoise et mesquine a été dépeinte avec génie par Flaubert, Nietzsche et toute cette génération. Le vingtième siècle avec deux guerres mondiales et le fléau du stalinisme n'a pas arrangé les choses. L'idéal des Lumières semble donc daté, il n'a pas vraiment survécu à son siècle de naissance.
RépondreSupprimerLes sociaux-démocrates que vous attaquez sont au fond les plus pragmatiques, contrairement aux libéraux et aux socialistes qui restent enfoncés dans l'idéologie.
Encore une fois vous partez du principe intellectuel, dogmatique, pour arriver à la société. Mais ce n'est pas parce que des principes sont inscrits dans la Constitution qu'ils dictent le fonctionnement de la société. Du reste, aux États-Unis comme en France, la raison est de moins invoquée dans le débat public, ce sont d'autres forces qui prennent le dessus : on le voit avec Trump, les Gilets jaunes, les antivax, les complotistes, etc. D'un point de vue dialectique, le moment du dépassement de la critique des Lumières, entamé il y a deux siècles, n'est toujours pas arrivé.
Bonsoir Laconique,
SupprimerLes Lumières radicales, matérialistes ou spinozistes, comme Diderot ou d'Holbach, tendent à attaquer tous les aspects de la société d'Ancien Régime, christianisme inclus. Mais ce n'est pas vrai du mouvement des Lumières dans son ensemble. Rousseau (qui est certes à cheval entre Lumières et romantisme), mais aussi Kant ou Hegel se revendiquent chrétiens. Il existe ce livre sur cette problématique.
J'ai aussi l'impression que vous vous méprenez sur le sens de certains de mes textes. Je ne cherche pas toujours à décrire ou comprendre le fonctionnement de la société, mais aussi à dégager philosophiquement les raisons normatives, les principes qui devraient nous guider dans l'action, pour transformer ladite société vers quelque chose de meilleur. Je me considère comme un philosophe avant d'être un historien ou un écrivain politique.
Sinon, je pense que vous avez raison de dire que les idéaux des Lumières sont en crise et
même attaqués, depuis les années 1970 à mon avis, avec le déclin du marxisme et la montée du
post-modernisme. Mais ils n'ont pas disparu. Chaque génération depuis la Grande Révolution a eu à se positionner par rapport à l'héritage des Lumières, c'est quelque chose qui doit nous préoccuper de nouveau, si nous voulons sortir la France du déclin, de l'agitation improductive et de la morosité.
Merci pour votre réponse.
SupprimerRousseau et Kant ne sont pas aussi frontalement anti-chrétiens que Voltaire, mais ils sont loin de faire de l'apologétique chrétienne pour autant. Ils ont sans doute été mis à l'index par le Vatican, il faudrait vérifier. Et la morale de l'un et de l'autre ne repose absolument pas sur le christianisme, c'est très explicite. Ce terme de chrétien est trop vague pour être employé tel quel dans un exposé sur l'histoire des idées. À ce compte même Nietzsche est chrétien, il fait l'éloge de Jésus dans son ouvrage L'Antéchrist...
Oui, votre clarification sur votre positionnement recoupe tout à fait ce que j'avais ressenti. Si c'est le positionnement que vous avez choisi d'adopter, c'est tout à fait légitime. Il me semble malgré tout qu'il faut prendre garde à ne pas s'enfermer dans la pure spéculation lorsqu'on traite de ces matières, et que vous risquez de vous couper d'une certaine audience en ne faisant pas le lien entre ce que vous appelez le "normatif" et les évolutions concrètes de la société. C'est précisément ce lien entre une pensée et le vécu que la plupart des gens recherchent.
Cher Laconique, parlez-vous des chrétiens au sens de "chrétiens favorables au clergé d'Occident" ? Ou de personnes favorables à la foi chrétienne, et voyant dans le clergé actuel et son oeucuménisme faisant de la religion une pure philosophie une dégénérescence (point de vue selon moi justifié), tels les charismatiques ?
SupprimerCependant, je dois reconnaître que nos pensées se rapprochent sur certains points. Razor semble partir d'axiomes arbitraires pour en déduire des choses, et je suis d'accord que c'est risqué. Je dirais même que ce ne peut être juste que par coincidence. Il faut plutôt partir de la nature humaine, ce qu'est l'homme, avant de penser à comment il devrait être, car comment imaginer ce qu'il devrait être en dehors de ce qu'il est ?
Prenons l'exemple de l'économie. Comment déterminer la nature de l'économie ? Prenons les moments de l'histoire où nous avonsd essayer de les nier au plus haut point (ex : URSS) et voyons ce qui arriva. Etatisation de toute l'économie -> marché noir, qui légalisés forma le gros de la nouvelle économie de la Russie. Donc, l'économie "soviétique" n'était pas que l'&économie d'état officielle, sauf pour quelques domaines précis. ce qui comptait vraiment au jour le jour, c'était le marché noir. L'économie soviétique est donc une économie de l'illégalisme et de la dissimulation, où se cachent les principes de l'économie humaine. Très intéressant à étudier, et très complexce car dissimulé justement.
Et il faut faire cela dans tous les domaines. Cela peut requérir de connaître les expériences humaines de l'intérieur. Pour l'économie, parlons à des entrepreneurs. Pour la religion, parlons à des gens ayant ressenti le sentiment religieux. Ressentons le nous-mêmes, étudions les sentiments du passé.
C'est pour cela que je suis en désaccord profond avec sa réponse, opposant philosophes et historiens et autres. Je pense au contraire que déterminer la nature humaine ne peut se faire que par l'étude de l'histoire, etc. Et comme disait Alexandre Dumas dans le Comte de Monte-Cristo, "la philosophie est la réunion de toutes les sciences acquises à qui les maîtrise".
Merci pour votre éclairage. Je trouve seulement que J. Razorback dégaine l'épithète "chrétien" un peu facilement. Ce n'est pas la première fois qu'il qualifie Rousseau de chrétien par exemple. Pour moi dire que Rousseau est "chrétien" n'a pas de sens, cela entretient la confusion sur ces questions. Un penseur chrétien est un penseur qui tire sa vision des choses des Écritures. C'est tout le contraire chez Rousseau, qui pose sans cesse le paradigme d'un idéal naturel, au rebours de toute la Bible (Ancien et Nouveau Testaments). Rousseau qui dans son testament spirituel, Les Rêveries du Promeneur solitaire, ne cite pas une fois les mots "Jésus" ou Christ", mais ne parle que de lui. Et toute La Profession de foi du Vicaire savoyard ne repose que sur des considérations de morale naturelle, jamais sur la logique des Écritures (que peu de gens connaissent à notre époque). Idem pour Kant, qui est un rationaliste pur (en morale du moins). Ce sont des questions difficiles, il faut vraiment saisir la réalité des concepts en jeu, derrière les formulations ou citations. Et il ne s’agit pas de « sentiment religieux » contrairement à ce que vous dites, il s’agit avant tout de lecture rigoureuse de la Bible, de la comprendre, d’avoir des notions d’exégèse, avant d’accoler à quelqu’un l’épithète de « chrétien ». Un chrétien est avant tout quelqu’un qui se réclame de la Bible, c’est simple.
SupprimerPour le reste je suis assez d’accord avec vous. Pour moi un penseur devrait faire le lien entre toutes les dimensions de l’existence : la pensée, la théorie, mais aussi le vécu social, et le vécu individuel. Tous les grands penseurs ont uni toutes ces dimensions d’une façon ou d’une autre. Sinon on peut être un grand professeur, mais ce n’est pas la même chose