mercredi 27 septembre 2023

Lucrèce, ou la mélancolie du matérialisme tragique

« S’il fallait résumer d’un mot le message du De rerum natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la plus paradoxale, serait peut-être : il n’y a pas de nature des choses.

L’objet spécifique du poème de Lucrèce, tel qu’il se déclare d’emblée et se répète sans cesse, est de lutter contre la superstition : c’est-à-dire contre la métaphysique, l’idéologie, la religion, tout ce qui se tient « au-dessus » —comme le suggère l’étymologie du mot superstitio— de la stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce procès de la métaphysique est intenté par Lucrèce au nom de la « nature ».

Le problème de fond [...] est de déterminer si natura [qui traduit le grec phusis] désigne le simple état des choses ou, au contraire, le système à la faveur duquel les choses sont dotées d’un « état ». Dans le premier cas, natura désigne un constat, que caractérisent les principes d’addition et d’а posteriori : c’est une fois le poème terminé, quand auront été additionnés tous les éléments et combinaisons s’offrant à la perception humaine, que la somme des choses ainsi perçues viendra, sans autre principe que celui d’une addition empirique, remplir de manière exhaustive la signification du mot natura. Natura ne désigne donc, en ce premier sens, ni un principe de cohérence ni une idée d’aucune sorte ; ou plutôt, elle est une sorte d’idée négative, désignant le principe sur lequel on table pour récuser les idées.

Dans le second cas, natura désigne un système, caractérisé par les principes d’explication et d’а priori : c’est elle qui rend compte des « raisons » de la production naturelle, et c’est seulement à partir d’elle que Lucrèce pourra entreprendre la description des choses qui viendront, l’une après l’autre, trouver leur place dans le système déjà organisé par l’idée de nature. En bref : natura désigne, soit simplement les choses (la somme des choses), soit ce qui rend les choses possibles (l’origine des choses).

Une des principales difficultés de la lecture de Lucrèce provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la natura rerum, relève plutôt du second sens, alors que la natura de Lucrèce ne sort jamais du cadre du premier sens. La notion moderne de « nature », quelle que soit la diversité des sens qui lui ont successivement été reconnus, prend toujours ses significations dans la perspective générale du second sens : celui d’une nature explicative, principe d’une « raison » des choses. Mais lorsque Lucrèce parle de natura, et à s’en tenir à la littéralité du texte, rien ne permet d’inférer une signification débordant le strict premier sens : celui d’une addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec les choses elles-mêmes (natura rerum désignant à la fois et de manière équivalente « nature » et « choses »."

"Le propos de Lucrèce est de montrer que l’idée d’une « raison » des choses est l’idée superstitieuse par excellence ; peu importent, en définitive, la « nature » de cette raison, son caractère divin, métaphysique ou naturaliste. L’important est qu’on veuille, au-dessus de « ce qui existe », chercher une origine cachée et transcendante ; faire renoncer les hommes à cette recherche est la tâche spécifique du De rerum natura. Il en résulte que, si l’idée de nature est utilisée par Lucrèce pour lutter contre la religion, ce ne saurait jamais être au titre d’une « raison » des choses. Paradoxe d’une nature qui suffit à tout expliquer mais n’est la raison de rien."

"Le naturalisme est, lui aussi, une notion métaphysique et superstitieuse, qui se tient « au-dessus » de ce qui existe. Il serait illusoire d’y voir une pure affirmation de l’immanence, d’ordre matérialiste ou panthéiste. A une telle immanence le naturalisme ajoute une idée de nature : c’est-à-dire un principe transcendant à la faveur duquel ce qui existe vient à l’existence et constitue un système, un ensemble doté d’une raison de sa diversité. Quand Lucrèce dit d’une chose — c’est-à-dire de toute chose — qu’elle existe à titre « naturel », il n’entend pas intégrer cette chose à un système de la nature, mais au contraire l’affranchir de toute nécessité de système : montrer qu’elle n’a besoin, pour être, d’aucune « raison », qu’elle se passe de toute référence à un ensemble de significations dont elle dépendrait."

"La natura de Lucrèce ne traduit pas exactement la phusis d’Epicure. La seconde désigne un monde constitué, d’où l’action des dieux est absente, mais qui n’en est pas moins muni d’un ordre fixe, presque confortable en sa stabilité (« l’univers a toujours été le même qu’il est maintenant et sera le même de toute éternité », dit la Lettre à Hérodote) ; la première une somme d’éléments épars, ouverte à tous les aléas et à toutes les catastrophes, et incapable de constituer un monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrèce. C’est pourquoi la morale d’Epicure peut proposer, comme on sait, une distinction entre les plaisirs naturels et les plaisirs non naturels : phusikai et non phusikai (Lettre à Ménécée) ; une telle distinction, qui suppose la référence à une nature constituée, n’aurait aucun sens chez Lucrèce. D’où l’impossibilité d’une morale lucrétienne : c’est nécessairement (c’est-à-dire dans la logique de sa propre philosophie, qui apparaît ici comme non épicurienne) que Lucrèce n’a conservé de l’épicurisme que la Physique, excluant du De rerum natura toute considération morale. Car il ne peut y avoir de norme à faire valoir dans un contexte philosophique qui substitue l’idée de hasard à celle de nature."

"Epicure parle plutôt d’un monde d’où les dieux sont absents, Lucrèce plutôt d’une absence de monde."

"En enfermant ce qui existe dans un système de normes, dans un ensemble qui n’est pas seulement additif mais signifie une raison du divers, on constitue une nature à partir de laquelle seulement pourra apparaître une « surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s’y ranger pouvant être considéré comme surnaturel). Pour Lucrèce, il n’y a pas de surnaturel parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de naturel."

"Le monde décrit par Lucrèce est dénué des caractères de monotonie qui lui sont habituellement reconnus (Martha, Bréhier, Bergson, parmi beaucoup d’autres). Un monde sans rien d’extraordinaire ne signifie pas du tout un monde où tout serait ordinaire ; tant s’en faut : un monde, au contraire, où rien n’est ordinaire non plus. Il est assez étrange que tant d’interprètes aient voulu voir dans le sentiment de la monotonie la source de la tristesse de Lucrèce. Non que cette mélancolie lucrétienne soit un mythe, comme l’a suggéré parfois l’interprétation marxiste : elle s’exprime à plusieurs reprises de manière évidente dans le De rerum natura. Mais on ne saurait en dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier son interprétation, Bergson, dans son édition des Extraits de Lucrèce, cite sept passages dans lesquels il est dit seulement qu’à partir du moment où une généralité s’est constituée (un foedus naturai : « contrat » de la nature), tout s’y passe — provisoirement : tant que durera ce type particulier d’organisation — de manière strictement déterminée (certum). Par quoi Lucrèce affirme, non la monotonie de ce qui se passe, mais le fait qu’en tout domaine rien ne survient qui ne soit déterminé par sa seule « nature »."

"L’hypothèse selon laquelle l’homme cesserait d’être mortel (si numquam sis morilurus) ne désigne pas un regard éternel jeté sur la nature des choses, mais l’arrêt imaginaire d’une certaine combinaison à un moment de son existence. Ce que l’homme immortel verrait serait donc bien la répétition du même, mais d’un même qui ne serait que son propre même, non le même de la nature des choses. Eadem sum omnia semper ne signifie donc pas que la nature soit immuable ; seulement que les possibilités offertes à une combinaison sont limitées par la « nature » de cette combinaison. Qu’en revanche la nature « des choses », considérée généralement, soit rien moins qu’immuable est affirmé par Lucrèce presque à chaque page de son poème ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne demeure semblable à elle-même : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en poussière, et s’épuise et dépérit de vieillesse ; puis un autre croît à sa place et sort de l’obscurité. Ainsi donc la nature du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d’un état à un autre : ce qu’elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce dont elle était incapable ». Loin d’insister sur la permanence et la stabilité des combinaisons, Lucrèce met sans cesse l’accent sur le caractère éphémère, fragile et périssable de tous les êtres existants, de toutes les combinaisons existantes, y compris le monde dans lequel vit l’homme, qui est destiné à périr. Toute organisation est sujette à une dissolution imminente par modification de l’équilibre atomique ; d’où l’importance, chez Lucrèce, du thème de la catastrophe imminente, qui est inscrite dans la « nature » même de toute existence : la peste d’Athènes, qui termine le De rerum natura, illustre de manière significative l’importance que revêtent, aux yeux de Lucrèce, les idées de cataclysme et de dissolution, leur place centrale dans la représentation lucrétienne de la nature. Aussi pourrait-on assez justement renverser la perspective bergsonienne et prétendre qu’une des sources de la mélancolie de Lucrèce est l’intuition qu’aucune chose n’est durable. Les choses ne sont « toujours les mêmes » que l’espace d’un instant ; dans une perspective plus lointaine, rien n’a d’avenir, et rien, pour les mêmes raisons, n’a de passé.

Un des thèmes les plus saisissants de Lucrèce est ainsi celui de la nouveauté du monde : « Tout est nouveau dans ce monde, tout est récent ; c’est depuis peu qu’il a pris naissance ». L’aptitude à voir sous les auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement vieux, à saisir comme insolite ce qui s’est déjà suffisamment répété pour constituer une généralité, est d’ailleurs un des traits les plus caractéristiques de la pensée du hasard. Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l’on veut garder ce terme pour le désigner, en raison de l’idée d’immanence qui lui est attachée, on dira qu’il s’agit, chez Lucrèce, d’un naturalisme sans idée de nature (comme, peut-être, le spinozisme est un panthéisme sans idée de Dieu), d’un naturalisme ayant remplacé l’idée de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement. Il se distingue ainsi d’un certain nombre de systèmes matérialistes plus récents par l’exclusion de tout principe étranger à la stricte expérience de la matérialité : d’où un vide idéologique d’une pureté peut-être sans égale, qui fait du De rerum natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la littérature philosophique. Vide propre à inquiéter le spiritualisme, mais aussi à dérouter à l’occasion un certain nombre de pensées se recommandant du matérialisme. 

Au matérialisme lucrétien, l’athéisme du siècle des lumières et un rationalisme de type marxiste reprocheront deux manques principaux : l’absence de toute perspective progressiste, et celle de tout véritable principe de déterminisme. L’absence de finalité historique de l’espèce humaine a été reconnue par tous les commentateurs ; certains la déplorent tant qu’ils en déduisent gratuitement, tel E. Bréhier dans son Histoire de la philosophie, l’affirmation chez Lucrèce, d’une décadence progressive de l’humanité : comme si l’absence de référence à une idéologie progressiste signifiait nécessairement l’idéologie pessimiste d’un progrès à rebours. En revanche, la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs tendances philosophiques, s’accordent à voir en Lucrèce un rigoureux affirmateur du déterminisme. Il est en effet possible, si l’on s’en tient à l’examen des combinaisons (provisoirement) stables, de juger que Lucrèce considère tout « effet » comme déterminé (certus). A partir de quoi on conclura au déterminisme universel de la nature ; on dira, avec Bergson, que « la nature s’est engagée, une fois pour toutes, à appliquer invariablement les mêmes lois ». Toutefois cette affirmation de caractère déterministe du matérialisme lucrétien est appelée à trébucher sur un élément central de la pensée de Lucrèce, qui est principe de hasard : la théorie du clinamen."

"La doctrine épicurienne aurait certes pu s’épargner la déclinaison, même dans l’hypothèse admise de la chute des atomes en ligne droite, mais à condition de supposer la vitesse de chute inégale : la différence des vitesses engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet de « rattrapage ». Celle-ci étant conçue comme uniforme, l’idée de déclinaison rend seule possibles les rencontres et les agrégats qui en résultent."

"Un tel matérialisme fondé sur le hasard existe, par exemple chez Lucrèce ; et, aux yeux d’un tel matérialisme, c’est le matérialiste de type déterministe qui manque de cohérence et de rigueur en ajoutant, au silence idéologique de ce qui existe, un principe de détermination universelle qui sera, au matérialisme dans le sens le plus pur du terme, une « entorse » aussi sérieuse qu’à un matérialisme déterministe la notion de clinamen."

"La manière dont Bergson interprète Lucrèce est un modèle de la manière sinueuse qu’ont certaines philosophies spiritualistes, en particulier chrétiennes, de se débarrasser du matérialisme lucrétien. On commence par déclarer que Lucrèce affirme un déterminisme naturel ne souffrant aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on déclare qu’un tel principe met en échec le déterminisme universel ; on en conclut enfin que l’existence du clinamen au sein de la doctrine atomiste constitue l’ultime aveu d’un manque, la preuve que la physique ne peut complètement se passer de la métaphysique."

"Les étapes de l’interprétation marxiste sont approximativement les suivantes : 1) Lucrèce est un vigoureux affirmateur de la « raison » des choses, d’un déterminisme rationnel qui enchaîne les uns aux autres tous les événements de l’histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant, les insuffisances de la science et de la philosophie de son temps lui interdisent de justifier entièrement cette raison, qu’il a plutôt pressentie que prouvée : il est donc, en certains cas, obligé de faire intervenir la notion de clinamen, qui vient combler le vide philosophique dû au manque de maîtrise d’une science dialectique ; 3) II s’ensuit nécessairement une faiblesse fondamentale du système lucrétien : l’absence de toute référence à une science véritable du devenir, fondée sur une connaissance des principes du matérialisme dialectique et du matérialisme historique ; en un mot, un manque du sens de l’histoire qui, à des oreilles marxistes, résonne aussi fâcheusement qu’aux oreilles chrétiennes le manque de considérations sur la grandeur morale de l’homme. A l’idéologie chrétienne comme à une certaine idéologie marxiste s’oppose ainsi une même indifférence lucrétienne à l’égard de toute idéologie, c’est-à-dire à l’égard de toute interprétation qui n’aurait pas le hasard pour principe unique. Il est évident que ce contre quoi s’insurgent l’interprétation marxiste et l’interprétation chrétienne désigne un même manque : ce qui inquiète n’est pas l’affirmation du matérialisme, mais l’affirmation du hasard ; plus précisément : la conception d’un matérialisme se passant de toute référence — y compris l’idée déterministe — pour rendre compte de ce qui existe.

On n’en conclura pas, cependant, que le matérialisme de Lucrèce, s’il ignore les principes de nature et de déterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du déterminisme ne signifie pas le rejet d’une certaine forme de rationalité universelle, excluant de l’ensemble de « ce qui existe » toute possibilité d’arbitraire. Doivent être ici distinguées les notions d’arbitraire et de fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit puisque constitué par le hasard ; mais il ne s’ensuit pas que les êtres et les événements, une fois « naturellement » constitués par le hasard, apparaissent et disparaissent au gré du caprice. C’est là, si l’on veut, un des grands paradoxes de la pensée de Lucrèce : la raison est exclue du monde au bénéfice du hasard : mais, de son côté, le hasard constitue une raison, qui est précisément ce que Lucrèce entreprend de décrire sous le nom de « nature des choses ». 

Pourquoi, demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais non l’arbitraire ? En raison, dit Lucrèce (37), d’une nécessaire limite inscrite dans la nature, qui d’une part ne permet que certaines combinaisons, d’autre part que certains « effets » au sein de ces combinaisons. Il faut ici rappeler certaines données fondamentales de la théorie atomique, telle que la développe Lucrèce dans le livre II au De rerum natura : 1) Le nombre des formes d’atomes est fini ; 2) Le nombre des atomes de chaque forme est infini, mais limité — limité par les conditions de viabilité qui rendent, dit Lucrèce, telle combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y a donc une distinction à faire entre le fini et le limité : que le nombre des combinaisons atomiques soit limité par un principe de viabilité (qui n’est pas très éloigné du principe leibnizien de compossibilité) ne signifie pas nécessairement que le nombre de ces combinaisons soit fini. Il est très possible de concevoir un nombre infini de cas possibles, au nombre duquel ne figurent cependant pas un certain nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilité » ne signifiant pas limitation en « quantité ». Cette distinction assez subtile entre le fini et le limité explique la distinction entre l’arbitraire et le fortuit : le monde de la nature des choses serait arbitraire, et pas seulement hasardeux, si le nombre des combinaisons atomiques était à la fois infini et illimité (c’est-à-dire, non limité par des conditions de viabilité, de « compossibilité »). En d’autres termes : les combinaisons d’atomes d’où naissent les mondes sont limitées et non arbitraires, encore qu’elles soient, malgré cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction de qualités apparemment contradictoires au sein du système lucrétien est la source de l’ambiguïté des interprétations : lesquelles, selon qu’elles s’en tiennent à l’un ou à l’autre aspect de la théorie atomique (aspect « limité », aspect « infini »), font de Lucrèce un rationaliste laïque du type libre penseur (perspective chrétienne), ou un irrationaliste n’ayant pas eu accès à une véritable scientificité (perspective marxiste)."

"L’exaltation devant la vérité atomiste serait ainsi l’endroit d’une disposition d’esprit dont l’angoisse et la perdition constitueraient le revers. Les rares renseignements laissés sur Lucrèce par l’Antiquité font état d’un homme angoissé ayant mis fin à ses jours, avant l’achèvement de son poème, dans un accès de mélancolie ou de démence. Cette tradition du suicide, attestée par saint Jérôme dans ses Additions à la Chronique d’Eusèbe, reprises dans un manuscrit munichois du De rerum natura qui donne, en marge, des précisions sur les circonstances du suicide, a été combattue, à partir du XVIIIe siècle, par une autre tradition, celle de nier tous les renseignements de provenance chrétienne, surtout lorsqu’ils tendaient à la dépréciation des œuvres et des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, au nom d’un soupçon systématique de procès d’intention. Un des rares commentateurs modernes à avoir pris le contre-pied de cette seconde tradition est le Dr Logre qui, dans L’anxiété de Lucrèce (1946), a essayé de montrer en quoi l’hypothèse du suicide de Lucrèce, sans être, en attendant d’hypothétiques découvertes archéologiques, démontrable, était néanmoins psychologiquement et psychanalytiquement très vraisemblable. A l’appui de sa thèse, le Dr Logre fait remarquer que l’exaltation jubilatoire de Lucrèce présente les caractéristiques de l’exaltation propre aux tempéraments dits « cyclothymiques », par son aptitude à concevoir sur un mode allègre des vérités qui, en d’autres moments — lors des phases dépressives — paraîtraient désespérantes. Cette théorie d’une cyclothymie de Lucrèce — laquelle, au dire même du Dr Logre, n’attente en rien au génie philosophique de Lucrèce — a l’avantage de proposer une explication plausible de ce qui, aux yeux de tous les commentateurs, fait figure d’inexplicable mystère : la jubilation agressive et terroriste avec laquelle Lucrèce rend compte des plus tristes vérités (ainsi les descriptions de la mort, au livre III ; de l’amour, au livre IV).

Dans cette hypothèse, Epicure aurait été pour Lucrèce exactement un médecin, un psychiatre, dont le génie thérapeutique aurait sauvé — provisoirement — Lucrèce lors d’une crise dépressive. D’où la reconnaissance exaltée que lui manifeste constamment Lucrèce, qui n’est pas sans rappeler, en effet, le type particulier de dévotion qu’à l’issue d’une maladie qu’il redoutait mortelle le patient guéri voue à son médecin, voire l’amour de l’analysé pour l’analyste pendant la période dite de « transfert ». D’où aussi le poème lui-même, sorte d’ex-voto reconnaissant, qui correspond, chez le cyclothymique, à la phase active et productive pendant laquelle le sujet, encore émerveillé de sa guérison subite, s’efforce de se rendre utile en faisant profiter de sa découverte l’humanité entière : trait fréquent dans l’évolution des cyclothymiques. En d’autres termes : les angoisses que veut dissiper Lucrèce seraient les propres angoisses de Lucrèce pendant les phases dépressives. Angoisses qui auront d’ailleurs, si l’on en croit saint Jérôme, le dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier mot du De rerum natura, avec la description horrifiante de la peste d’Athènes. Se préciserait ainsi le contexte psychologique dans lequel se situe le fameux passage par lequel s’ouvre le livre II du poème, Suave mari magno : « II est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir à quels maux on échappe soi-même est chose douce ». On a beaucoup écrit pour reprocher à Lucrèce ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de laver Lucrèce du soupçon, à leur lecture, d’indifférence aux malheurs d’autrui. Tout cela est peut-être hors de propos. Il est possible que les dangers face auxquels Lucrèce se ménage, en ces deux vers, un confortable mais précaire abri, aient moins menacé autrui que l’auteur même du De rerum natura, en dehors des heures d’exaltation à la faveur desquelles il composait son poème."

"Aux yeux de la pensée tragique, Lucrèce apparaît ainsi comme le philosophe par excellence, l’un des rares anti-idéologues sans restrictions mentales : penseur d’aucune idée — pas même celle de « nature » —, visionnaire du rien, auditeur du silence."

-Clément RossetLogique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 2015 (1971 pour la première édition).

1 commentaire:

  1. Vous poursuivez vos investigations sur Lucrèce avec ce texte de Clément Rosset aux intentions très décapantes, visant à débarrasser Lucrèce de toute conception explicative englobante. Pourquoi pas ? Il faut sans doute toujours prêter aux auteurs autant de radicalité qu’on peut légitimement le faire sans « tordre » leurs textes. Mais je vous avoue qu’à titre strictement personnel toute cette notion de clinamen me semble tout aussi ésotérique – voire plus – que celles de Saint Esprit ou d’Immaculée Conception…

    RépondreSupprimer