« S’il fallait résumer d’un mot le message du De rerum natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la plus paradoxale, serait peut-être : il n’y a pas de nature des choses.
L’objet spécifique du poème de Lucrèce, tel qu’il se
déclare d’emblée et se répète sans cesse, est de lutter contre la superstition
: c’est-à-dire contre la métaphysique, l’idéologie, la religion, tout ce qui se
tient « au-dessus » —comme le suggère l’étymologie du mot superstitio— de la
stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce procès de la
métaphysique est intenté par Lucrèce au nom de la « nature ».
Le problème de fond [...] est de déterminer si natura
[qui traduit le grec phusis] désigne le simple état des choses ou,
au contraire, le système à la faveur duquel les choses sont dotées d’un « état
». Dans le premier cas, natura désigne un constat, que caractérisent les
principes d’addition et d’а posteriori : c’est une fois le poème terminé, quand
auront été additionnés tous les éléments et combinaisons s’offrant à la
perception humaine, que la somme des choses ainsi perçues viendra, sans autre
principe que celui d’une addition empirique, remplir de manière exhaustive la
signification du mot natura. Natura ne désigne donc, en ce premier sens, ni un
principe de cohérence ni une idée d’aucune sorte ; ou plutôt, elle est une
sorte d’idée négative, désignant le principe sur lequel on table pour récuser
les idées.
Dans le second cas, natura désigne un système,
caractérisé par les principes d’explication et d’а priori : c’est elle qui rend
compte des « raisons » de la production naturelle, et c’est seulement à partir
d’elle que Lucrèce pourra entreprendre la description des choses qui viendront,
l’une après l’autre, trouver leur place dans le système déjà organisé par
l’idée de nature. En bref : natura désigne, soit simplement les choses (la
somme des choses), soit ce qui rend les choses possibles (l’origine des choses).
Une des principales difficultés de la lecture de
Lucrèce provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la natura
rerum, relève plutôt du second sens, alors que la natura de Lucrèce ne sort
jamais du cadre du premier sens. La notion moderne de « nature », quelle que
soit la diversité des sens qui lui ont successivement été reconnus, prend
toujours ses significations dans la perspective générale du second sens : celui
d’une nature explicative, principe d’une « raison » des choses. Mais lorsque
Lucrèce parle de natura, et à s’en tenir à la littéralité du texte, rien ne
permet d’inférer une signification débordant le strict premier sens : celui
d’une addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec les choses
elles-mêmes (natura rerum désignant à la fois et de manière
équivalente « nature » et « choses »."
"Le propos de Lucrèce est de montrer que
l’idée d’une « raison » des choses est l’idée superstitieuse par excellence ;
peu importent, en définitive, la « nature » de cette raison, son caractère
divin, métaphysique ou naturaliste. L’important est qu’on veuille,
au-dessus de « ce qui existe », chercher une origine cachée et transcendante ;
faire renoncer les hommes à cette recherche est la tâche spécifique du De
rerum natura. Il en résulte que, si l’idée de nature est utilisée par
Lucrèce pour lutter contre la religion, ce ne saurait jamais être au titre
d’une « raison » des choses. Paradoxe d’une nature qui suffit à tout expliquer
mais n’est la raison de rien."
"Le naturalisme est, lui aussi, une notion
métaphysique et superstitieuse, qui se tient « au-dessus » de ce qui existe. Il
serait illusoire d’y voir une pure affirmation de l’immanence, d’ordre
matérialiste ou panthéiste. A une telle immanence le naturalisme ajoute une
idée de nature : c’est-à-dire un principe transcendant à la faveur duquel ce
qui existe vient à l’existence et constitue un système, un ensemble doté d’une
raison de sa diversité. Quand Lucrèce dit d’une chose — c’est-à-dire de toute
chose — qu’elle existe à titre « naturel », il n’entend pas intégrer cette
chose à un système de la nature, mais au contraire l’affranchir de toute
nécessité de système : montrer qu’elle n’a besoin, pour être, d’aucune « raison
», qu’elle se passe de toute référence à un ensemble de significations dont
elle dépendrait."
"La natura de Lucrèce ne traduit
pas exactement la phusis d’Epicure. La seconde désigne un
monde constitué, d’où l’action des dieux est absente, mais qui n’en est pas
moins muni d’un ordre fixe, presque confortable en sa stabilité (« l’univers a
toujours été le même qu’il est maintenant et sera le même de toute éternité »,
dit la Lettre à Hérodote) ; la première une somme d’éléments épars,
ouverte à tous les aléas et à toutes les catastrophes, et incapable de
constituer un monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrèce. C’est
pourquoi la morale d’Epicure peut proposer, comme on sait, une distinction
entre les plaisirs naturels et les plaisirs non naturels : phusikai et non
phusikai (Lettre à Ménécée) ; une telle distinction, qui suppose la
référence à une nature constituée, n’aurait aucun sens chez Lucrèce. D’où
l’impossibilité d’une morale lucrétienne : c’est nécessairement (c’est-à-dire
dans la logique de sa propre philosophie, qui apparaît ici comme non épicurienne)
que Lucrèce n’a conservé de l’épicurisme que la Physique, excluant du De
rerum natura toute considération morale. Car il ne peut y avoir de norme à
faire valoir dans un contexte philosophique qui substitue l’idée de hasard à
celle de nature."
"Epicure parle plutôt d’un monde d’où les dieux
sont absents, Lucrèce plutôt d’une absence de monde."
"En enfermant ce qui existe dans un système de
normes, dans un ensemble qui n’est pas seulement additif mais signifie une
raison du divers, on constitue une nature à partir de laquelle seulement pourra
apparaître une « surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s’y ranger pouvant
être considéré comme surnaturel). Pour Lucrèce, il n’y a pas de surnaturel
parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de naturel."
"Le monde décrit par Lucrèce est dénué des
caractères de monotonie qui lui sont habituellement reconnus (Martha, Bréhier,
Bergson, parmi beaucoup d’autres). Un monde sans rien d’extraordinaire ne
signifie pas du tout un monde où tout serait ordinaire ; tant s’en faut : un
monde, au contraire, où rien n’est ordinaire non plus. Il est assez étrange que
tant d’interprètes aient voulu voir dans le sentiment de la monotonie la source
de la tristesse de Lucrèce. Non que cette mélancolie lucrétienne soit un mythe,
comme l’a suggéré parfois l’interprétation marxiste : elle s’exprime à
plusieurs reprises de manière évidente dans le De rerum natura.
Mais on ne saurait en dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier
son interprétation, Bergson, dans son édition des Extraits de Lucrèce,
cite sept passages dans lesquels il est dit seulement qu’à partir du moment où
une généralité s’est constituée (un foedus naturai : « contrat
» de la nature), tout s’y passe — provisoirement : tant que durera ce type
particulier d’organisation — de manière strictement déterminée (certum).
Par quoi Lucrèce affirme, non la monotonie de ce qui se passe, mais le fait qu’en
tout domaine rien ne survient qui ne soit déterminé par sa seule « nature »."
"L’hypothèse selon laquelle l’homme cesserait
d’être mortel (si numquam sis morilurus) ne désigne pas un regard éternel jeté
sur la nature des choses, mais l’arrêt imaginaire d’une certaine
combinaison à un moment de son existence. Ce que l’homme immortel verrait
serait donc bien la répétition du même, mais d’un même qui ne serait que son
propre même, non le même de la nature des choses. Eadem sum omnia
semper ne signifie donc pas que la nature soit immuable ; seulement
que les possibilités offertes à une combinaison sont limitées par la «
nature » de cette combinaison. Qu’en revanche la nature « des choses »,
considérée généralement, soit rien moins qu’immuable est affirmé par Lucrèce presque
à chaque page de son poème ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne demeure
semblable à elle-même : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de
la nature. Un corps tombe en poussière, et s’épuise et dépérit de vieillesse ;
puis un autre croît à sa place et sort de l’obscurité. Ainsi donc la nature du
monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d’un état à
un autre : ce qu’elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce
dont elle était incapable ». Loin d’insister sur la permanence et la stabilité
des combinaisons, Lucrèce met sans cesse l’accent sur le caractère éphémère,
fragile et périssable de tous les êtres existants, de toutes les combinaisons
existantes, y compris le monde dans lequel vit l’homme, qui est destiné à
périr. Toute organisation est sujette à une dissolution imminente par
modification de l’équilibre atomique ; d’où l’importance, chez Lucrèce, du
thème de la catastrophe imminente, qui est inscrite dans la « nature » même de
toute existence : la peste d’Athènes, qui termine le De rerum natura,
illustre de manière significative l’importance que revêtent, aux yeux de
Lucrèce, les idées de cataclysme et de dissolution, leur place centrale dans la
représentation lucrétienne de la nature. Aussi pourrait-on assez justement
renverser la perspective bergsonienne et prétendre qu’une des sources de la
mélancolie de Lucrèce est l’intuition qu’aucune chose n’est durable. Les
choses ne sont « toujours les mêmes » que l’espace d’un instant ; dans une
perspective plus lointaine, rien n’a d’avenir, et rien, pour les mêmes raisons,
n’a de passé.
Un des thèmes les plus saisissants de Lucrèce est ainsi celui de la nouveauté du monde : « Tout est nouveau dans ce monde, tout est récent ; c’est depuis peu qu’il a pris naissance ». L’aptitude à voir sous les auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement vieux, à saisir comme insolite ce qui s’est déjà suffisamment répété pour constituer une généralité, est d’ailleurs un des traits les plus caractéristiques de la pensée du hasard. Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l’on veut garder ce terme pour le désigner, en raison de l’idée d’immanence qui lui est attachée, on dira qu’il s’agit, chez Lucrèce, d’un naturalisme sans idée de nature (comme, peut-être, le spinozisme est un panthéisme sans idée de Dieu), d’un naturalisme ayant remplacé l’idée de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement. Il se distingue ainsi d’un certain nombre de systèmes matérialistes plus récents par l’exclusion de tout principe étranger à la stricte expérience de la matérialité : d’où un vide idéologique d’une pureté peut-être sans égale, qui fait du De rerum natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la littérature philosophique. Vide propre à inquiéter le spiritualisme, mais aussi à dérouter à l’occasion un certain nombre de pensées se recommandant du matérialisme.
Au matérialisme lucrétien, l’athéisme du siècle des lumières et
un rationalisme de type marxiste reprocheront deux manques principaux :
l’absence de toute perspective progressiste, et celle de tout véritable
principe de déterminisme. L’absence de finalité historique de l’espèce humaine
a été reconnue par tous les commentateurs ; certains la déplorent tant qu’ils
en déduisent gratuitement, tel E. Bréhier dans son Histoire de la
philosophie, l’affirmation chez Lucrèce, d’une décadence progressive de
l’humanité : comme si l’absence de référence à une idéologie progressiste
signifiait nécessairement l’idéologie pessimiste d’un progrès à rebours. En
revanche, la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs tendances
philosophiques, s’accordent à voir en Lucrèce un rigoureux affirmateur du
déterminisme. Il est en effet possible, si l’on s’en tient à l’examen des
combinaisons (provisoirement) stables, de juger que Lucrèce considère tout «
effet » comme déterminé (certus). A partir de quoi on conclura au déterminisme
universel de la nature ; on dira, avec Bergson, que « la nature s’est engagée,
une fois pour toutes, à appliquer invariablement les mêmes lois ». Toutefois
cette affirmation de caractère déterministe du matérialisme lucrétien est
appelée à trébucher sur un élément central de la pensée de Lucrèce, qui est
principe de hasard : la théorie du clinamen."
"La doctrine épicurienne aurait certes pu
s’épargner la déclinaison, même dans l’hypothèse admise de la chute des atomes
en ligne droite, mais à condition de supposer la vitesse de chute inégale : la
différence des vitesses engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet
de « rattrapage ». Celle-ci étant conçue comme uniforme, l’idée de déclinaison
rend seule possibles les rencontres et les agrégats qui en résultent."
"Un tel matérialisme fondé sur le hasard existe,
par exemple chez Lucrèce ; et, aux yeux d’un tel matérialisme, c’est le
matérialiste de type déterministe qui manque de cohérence et de rigueur en
ajoutant, au silence idéologique de ce qui existe, un principe de détermination
universelle qui sera, au matérialisme dans le sens le plus pur du terme, une «
entorse » aussi sérieuse qu’à un matérialisme déterministe la notion de
clinamen."
"La manière dont Bergson interprète Lucrèce est
un modèle de la manière sinueuse qu’ont certaines philosophies spiritualistes,
en particulier chrétiennes, de se débarrasser du matérialisme lucrétien. On
commence par déclarer que Lucrèce affirme un déterminisme naturel ne souffrant
aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on déclare qu’un tel
principe met en échec le déterminisme universel ; on en conclut enfin que
l’existence du clinamen au sein de la doctrine atomiste constitue l’ultime aveu
d’un manque, la preuve que la physique ne peut complètement se passer de la
métaphysique."
"Les étapes de l’interprétation marxiste sont
approximativement les suivantes : 1) Lucrèce est un vigoureux affirmateur de la
« raison » des choses, d’un déterminisme rationnel qui enchaîne les uns aux
autres tous les événements de l’histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant,
les insuffisances de la science et de la philosophie de son temps lui
interdisent de justifier entièrement cette raison, qu’il a plutôt pressentie
que prouvée : il est donc, en certains cas, obligé de faire intervenir la
notion de clinamen, qui vient combler le vide philosophique dû au manque de
maîtrise d’une science dialectique ; 3) II s’ensuit nécessairement une
faiblesse fondamentale du système lucrétien : l’absence de toute référence à
une science véritable du devenir, fondée sur une connaissance des principes du
matérialisme dialectique et du matérialisme historique ; en un mot, un manque
du sens de l’histoire qui, à des oreilles marxistes, résonne aussi
fâcheusement qu’aux oreilles chrétiennes le manque de considérations sur la
grandeur morale de l’homme. A l’idéologie chrétienne comme à une certaine
idéologie marxiste s’oppose ainsi une même indifférence lucrétienne à l’égard
de toute idéologie, c’est-à-dire à l’égard de toute interprétation qui n’aurait
pas le hasard pour principe unique. Il est évident que ce contre quoi
s’insurgent l’interprétation marxiste et l’interprétation chrétienne désigne un
même manque : ce qui inquiète n’est pas l’affirmation du matérialisme, mais
l’affirmation du hasard ; plus précisément : la conception d’un matérialisme se
passant de toute référence — y compris l’idée déterministe — pour rendre compte
de ce qui existe.
On n’en conclura pas, cependant, que le matérialisme de Lucrèce, s’il ignore les principes de nature et de déterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du déterminisme ne signifie pas le rejet d’une certaine forme de rationalité universelle, excluant de l’ensemble de « ce qui existe » toute possibilité d’arbitraire. Doivent être ici distinguées les notions d’arbitraire et de fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit puisque constitué par le hasard ; mais il ne s’ensuit pas que les êtres et les événements, une fois « naturellement » constitués par le hasard, apparaissent et disparaissent au gré du caprice. C’est là, si l’on veut, un des grands paradoxes de la pensée de Lucrèce : la raison est exclue du monde au bénéfice du hasard : mais, de son côté, le hasard constitue une raison, qui est précisément ce que Lucrèce entreprend de décrire sous le nom de « nature des choses ».
Pourquoi, demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais
non l’arbitraire ? En raison, dit Lucrèce (37), d’une nécessaire limite
inscrite dans la nature, qui d’une part ne permet que certaines combinaisons,
d’autre part que certains « effets » au sein de ces combinaisons. Il faut ici
rappeler certaines données fondamentales de la théorie atomique, telle que la
développe Lucrèce dans le livre II au De rerum natura : 1) Le nombre des formes
d’atomes est fini ; 2) Le nombre des atomes de chaque forme est infini, mais
limité — limité par les conditions de viabilité qui rendent, dit Lucrèce, telle
combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y a donc une
distinction à faire entre le fini et le limité : que le nombre des combinaisons
atomiques soit limité par un principe de viabilité (qui n’est pas très éloigné
du principe leibnizien de compossibilité) ne signifie pas nécessairement que le
nombre de ces combinaisons soit fini. Il est très possible de concevoir un
nombre infini de cas possibles, au nombre duquel ne figurent cependant pas un
certain nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilité » ne
signifiant pas limitation en « quantité ». Cette distinction assez subtile
entre le fini et le limité explique la distinction entre l’arbitraire et le
fortuit : le monde de la nature des choses serait arbitraire, et pas seulement
hasardeux, si le nombre des combinaisons atomiques était à la fois infini et
illimité (c’est-à-dire, non limité par des conditions de viabilité, de «
compossibilité »). En d’autres termes : les combinaisons d’atomes d’où naissent
les mondes sont limitées et non arbitraires, encore qu’elles soient, malgré
cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction de qualités
apparemment contradictoires au sein du système lucrétien est la source de
l’ambiguïté des interprétations : lesquelles, selon qu’elles s’en tiennent à
l’un ou à l’autre aspect de la théorie atomique (aspect « limité », aspect «
infini »), font de Lucrèce un rationaliste laïque du type libre penseur
(perspective chrétienne), ou un irrationaliste n’ayant pas eu accès à une
véritable scientificité (perspective marxiste)."
"L’exaltation devant la vérité atomiste serait
ainsi l’endroit d’une disposition d’esprit dont l’angoisse et la perdition
constitueraient le revers. Les rares renseignements laissés sur Lucrèce par
l’Antiquité font état d’un homme angoissé ayant mis fin à ses jours, avant
l’achèvement de son poème, dans un accès de mélancolie ou de démence. Cette
tradition du suicide, attestée par saint Jérôme dans ses Additions à la
Chronique d’Eusèbe, reprises dans un manuscrit munichois du De rerum
natura qui donne, en marge, des précisions sur les circonstances du
suicide, a été combattue, à partir du XVIIIe siècle, par une autre tradition,
celle de nier tous les renseignements de provenance chrétienne, surtout
lorsqu’ils tendaient à la dépréciation des œuvres et des auteurs de l’Antiquité
gréco-romaine, au nom d’un soupçon systématique de procès d’intention. Un des
rares commentateurs modernes à avoir pris le contre-pied de cette seconde
tradition est le Dr Logre qui, dans L’anxiété de Lucrèce (1946), a essayé de
montrer en quoi l’hypothèse du suicide de Lucrèce, sans être, en attendant
d’hypothétiques découvertes archéologiques, démontrable, était néanmoins
psychologiquement et psychanalytiquement très vraisemblable. A l’appui de sa
thèse, le Dr Logre fait remarquer que l’exaltation jubilatoire de Lucrèce
présente les caractéristiques de l’exaltation propre aux tempéraments dits «
cyclothymiques », par son aptitude à concevoir sur un mode allègre des vérités
qui, en d’autres moments — lors des phases dépressives — paraîtraient
désespérantes. Cette théorie d’une cyclothymie de Lucrèce — laquelle, au dire
même du Dr Logre, n’attente en rien au génie philosophique de Lucrèce — a
l’avantage de proposer une explication plausible de ce qui, aux yeux de tous
les commentateurs, fait figure d’inexplicable mystère : la jubilation agressive
et terroriste avec laquelle Lucrèce rend compte des plus tristes vérités (ainsi
les descriptions de la mort, au livre III ; de l’amour, au livre IV).
Dans cette hypothèse, Epicure aurait été pour Lucrèce
exactement un médecin, un psychiatre, dont le génie thérapeutique aurait sauvé
— provisoirement — Lucrèce lors d’une crise dépressive. D’où la reconnaissance
exaltée que lui manifeste constamment Lucrèce, qui n’est pas sans rappeler, en
effet, le type particulier de dévotion qu’à l’issue d’une maladie qu’il
redoutait mortelle le patient guéri voue à son médecin, voire l’amour de
l’analysé pour l’analyste pendant la période dite de « transfert ». D’où aussi
le poème lui-même, sorte d’ex-voto reconnaissant, qui correspond, chez le
cyclothymique, à la phase active et productive pendant laquelle le sujet,
encore émerveillé de sa guérison subite, s’efforce de se rendre utile en
faisant profiter de sa découverte l’humanité entière : trait fréquent dans
l’évolution des cyclothymiques. En d’autres termes : les angoisses que veut
dissiper Lucrèce seraient les propres angoisses de Lucrèce pendant les phases
dépressives. Angoisses qui auront d’ailleurs, si l’on en croit saint Jérôme, le
dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier mot du De rerum
natura, avec la description horrifiante de la peste d’Athènes. Se préciserait
ainsi le contexte psychologique dans lequel se situe le fameux passage par
lequel s’ouvre le livre II du poème, Suave mari magno : « II est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots,
d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non que la souffrance de
personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir à quels maux on échappe
soi-même est chose douce ». On a beaucoup écrit pour reprocher à Lucrèce
ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de laver Lucrèce du
soupçon, à leur lecture, d’indifférence aux malheurs d’autrui. Tout cela est
peut-être hors de propos. Il est possible que les dangers face auxquels Lucrèce
se ménage, en ces deux vers, un confortable mais précaire abri, aient moins
menacé autrui que l’auteur même du De
rerum natura, en dehors des heures d’exaltation à la faveur desquelles il
composait son poème."
"Aux yeux de la pensée tragique, Lucrèce apparaît
ainsi comme le philosophe par excellence, l’un des rares anti-idéologues sans
restrictions mentales : penseur d’aucune idée — pas même celle de « nature » —,
visionnaire du rien, auditeur du silence."
-Clément Rosset, Logique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 2015 (1971 pour la première édition).
Vous poursuivez vos investigations sur Lucrèce avec ce texte de Clément Rosset aux intentions très décapantes, visant à débarrasser Lucrèce de toute conception explicative englobante. Pourquoi pas ? Il faut sans doute toujours prêter aux auteurs autant de radicalité qu’on peut légitimement le faire sans « tordre » leurs textes. Mais je vous avoue qu’à titre strictement personnel toute cette notion de clinamen me semble tout aussi ésotérique – voire plus – que celles de Saint Esprit ou d’Immaculée Conception…
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