« « Un Spinoza, ce monstre qui, après avoir embrassé différentes religions, finit par n'en avoir aucune, n'était pas empressé de chercher quelque impie déclaré qui l'affermît dans le parti de l'irréligion et de l'athéisme ; il s'était formé à lui-même ce chaos impénétrable d'impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l'ennui et le dégoût de ceux qui le lisent ; où, hors l'impiété, tout est inintelligible, et qui, à la honte de l'humanité, serait tombé en naissant dans un oubli éternel, et n'aurait point trouvé de lecteur, s'il n'eût attaqué l'Être suprême : cet impie, dis-je, vivait caché, retiré, tranquille ; il faisait son unique occupation de ses productions ténébreuses, et n'avait besoin pour se rassurer que de lui-même.
Mais ceux qui le cherchaient avec tant
d'empressement, qui voulaient le voir, l'entendre, le consulter, ces hommes
frivoles et dissolus, c'étaient des insensés qui souhaitaient de devenir
impies, et qui, ne trouvant pas dans le témoignage de tous les siècles, de
toutes les nations et de tous les grands hommes que la religion a eus, assez
d'autorité pour demeurer fidèles, cherchaient dans le témoignage seul d'un
homme obscur, d'un transfuge de toutes les religions, d'un monstre obligé de se
cacher aux yeux de tous les hommes, une autorité déplorable et monstrueuse qui
les affermît dans l'impiété, et qui les défendît contre leur propre conscience
. »
Qu'on y songe ! C'est vers la fin du dix-septième
siècle (1698) que Massillon laisse échapper ces brûlantes invectives. Certes,
loin d'amortir les haines, le temps les a plutôt envenimées. Spinoza n'est déjà
plus simplement un impie. A lire les paroles enflammées, et malgré lui
calomnieuses, du pieux Oratorien, il est clair que Spinoza est devenu la
personnification vivante et comme le héros légendaire de l'impiété. »
-Jean-Félix Nourrisson, Spinoza et le
Naturalisme contemporain, Paris, Didier & cie, 1866, 305 pages, pp.122-125.
***
« Epicure […] se trouve être le seul philosophe dont les positions
trouvent grâce aux yeux de Spinoza, du moins dans l’Ethique »
(Jean-Pierre Vandeuren,
Pourquoi philosopher et pourquoi principalement avec Spinoza ?, vivrespinoza.wordpress.com, 7 mars 2012).
« La relation
d'utilité ou d'usage avec l' "autre" naturel et avec
"autrui" ne se conclut pour Spinoza que si la logique de la force
immédiate (les gros poissons mangent les petits ; les puissants asservissent
les faibles) se traduit et se détermine, sans rupture de continuité, en
rapports d'association avec les corps de même essence, tels que chaque corps
puisse se développer dans le respect de la puissance infinie des choses.
Spinoza espère une traduction des rapports de force en rapports d'échange et de
communication. »
(André Tosel, Du
matérialisme de Spinoza, Éditions Kimé, 1994, 215 pages, p.27).
« Il fut le premier à proposer une philosophie politique à la fois
libérale et démocratique. Comme « le sage Locke » sera l’autorité officielle du
XVIIIe siècle, « l’athée Spinoza » en sera l’autorité clandestine. »
(Pierre Manent, Les Libéraux, Gallimard, coll. Tel,
2001 (1986 pour la première édition), 891 pages, p.88).
***
« D’un côté, le philosophe hollandais mérite en effet
d’être compté au nombre des pères historiques de la pensée libérale, puisqu’il
a été l’un des premiers et l’un des plus audacieux défenseurs de la liberté
d’expression et de la démocratie dans l’Europe de l’âge classique. D’un autre
côté, il mérite de figurer au rang des critiques les plus radicaux des impensés
du libéralisme actuel. Non seulement sa philosophie déconstruit par avance
l’individualisme possessif autour duquel s’est cristallisée la doctrine libérale au cours des deux derniers siècles, mais surtout, en sapant le
fondement métaphysique sur lequel est censée reposer notre liberté de choix et
de préférence, il ne pouvait que remettre drastiquement en question la valeur
légitimatrice des procédures électorales et consuméristes dont les sociétés
libérales font leurs boussoles pour orienter leur devenir. » (p.16-17)
« Le nécessitarisme, qui semble condamner toute
liberté et assujettir l’homme à la condition passive d’un objet purement
physique, est simultanément la condition de possibilité du savoir et du pouvoir que l’homme espère acquérir sur la nature. C’est dans la mesure où la
philosophie et la science nous permettent de reconnaître (toujours
partiellement) les rapports d’enchaînement causal dans lesquels s’inscrivent
nos comportements que cette « reconnaissance de la nécessité » peut se
transformer en « puissance de libération ». » (p.89)
« La résonance, c’est en premier lieu ce qui permet au
son de durer, d’affirmer son existence propre une fois qu’a cessé d’agir la
cause qui l’a produit : tant que l’archet frotte la corde, c’est son frottement
qui se fait entendre ; l’identité propre au son de la corde elle-même
n’apparaît que lorsque l’archet s’est levé. S’esquisse ici une réflexion sur la
physique de la pensée : une idée n’est certes que l’effet de rencontres
matérielles entre des corps ; elle n’est originellement que le résultat d’impressions
imposées (de l’intérieur ou de l’extérieur) au cerveau pensant. Mais elle
acquiert une existence propre à partir du moment où elle résonne, soit dès que
sa durée s’étend au-delà de la rencontre qui l’a produite. […] Pour que la
métaphore harmonique perde ses connotations platoniciennes essentialisantes (et
politiquement lénifiante), il suffit d’imaginer que les corps ne soient pas
limités à résonner selon des proportions déjà fixées de tout temps par « la
Nature » (naturée) mais qu’ils puissent –en tant que parties de cette nature
(naturante)- s’élever par palier à des niveaux et à des domaines de résonance
inédits et parfaitement « artificiels », « se monter à des tons » jamais
atteints préalablement, dont l’harmonie reste à inventer. […] Que l’on vise la
beauté en musique ou la démocratie en politique, le défi [du spinozisme
résonant] est le même : découvrir (au double sens inséparable de comprendre et
d’inventer) des formes de résonances inouïes entre les corps humains. » (p.200
et 203)
« Comme l’attestera la physique quantique […] l’onde
est peut-être bien cet horizon du matérialisme qui lui permet de dépasser les
limites de son imaginaire mécaniste, sans pour autant être condamné à fuir dans
la transcendance dualiste. » (p.211-212)
« En faisant de moi un mode, Spinoza affirme que mon
être et mes actions ne peuvent s’expliquer à partir de moi-même, mais seulement
par référence à une autre chose. En pivotant du mode à la mode, on voit cette «
autre chose » apparaître sous sa forme sociologique : je suis mode en ce que
mes manières d’être s’expliquent par la réalité transindividuelle des
communautés auxquelles j’appartiens ; mon effort d’auto-constitution ne peut se
concevoir qu’au sein des mouvements (ondulatoires) par lesquels ces collectivités
elles-mêmes s’auto-organisent et s’individuent. » (p.228-229)
« L’éloge spinoziste de la raison débouche donc sur la
conclusion que l’Homme n’est pas raisonnable. La rationalité fait l’objet non
pas d’un être, mais d’un perpétuel devenir. […] Seuls les êtres humains
[peuvent] prétendre à une intellection rationnelle qui distingue leur nature de
celle des autres animaux ; toutefois cette capacité d’intellection ne leur est
donné que sous la forme d’un potentiel qui reste sans effet tant qu’il n’est
pas actualité. » (p.259)
« Du vicaire
savoyard de Rousseau à l’Etre et le
néant de Sartre, les traditions philosophiques dominantes seront d’accord
avec le sens commun pour doter la volonté humaine de liberté, c’est-à-dire pour
en faire une source originale de mouvement. » (p.266)
« Affirmer la liberté de la volonté revient […] à
soutenir que le vouloir humain ne se réduit pas à l’effet (même complexe) de
causes antérieures, mais qu’il a le privilège unique de pouvoir faire surgir
(depuis son for intérieur) le chaînon originel d’une nouvelle concaténation de
causes et d’effets. » (p.267)
« Faire croire à la liberté métaphysique peut être un
outil d’asservissement. En persuadant les individus qu’ils sont responsables de
leurs comportements, qu’il ne tient qu’à eux de bien faire, et qu’ils ne
doivent s’en prendre qu’à leur propre volonté lorsque la réussite n’est pas au
rendez-vous, le discours de la liberté est très utile pour réprimer les
peuples. […] Dans la mesure où ma volonté est toujours le produit de certains
conditionnements, on ne peut pas parler sérieusement de liberté sans tenter de
prendre la mesure de ces conditionnements, de leurs origines, de leurs
orientations, de leurs visées et de leurs effets. […]
Une première définition extérieure [et
libérale] de la liberté demanderait (légitimement) si le comportement de
l’agent est volontaire ou s’il relève d’une contrainte qui fait violence
à sa volonté. Le spinoziste rajoute aussitôt une deuxième question qui porte
sur l’utilité propre de ce comportement : est-il dans l’intérêt de
l’agent de se comporter ainsi (volontairement ou non) ? Et si non, dans
l’intérêt de qui agit-il ? […]
Les sociétés de contrôle décrites par Deleuze tendent
à nous faire épouser de plus en plus étroitement la servitude volontaire de
l’esclave de Fontenelle, en ce qu’elles rendent de plus en plus difficile de
connaître son maître, de savoir qu’on exécute ses ordres et de distinguer entre
ses commandements et de nos inclinations. […]
Tel est bien ce par quoi le spinozisme se distingue
fondamentalement de tout libéralisme naïf : il n’accepte pas la définition
hobbesienne de la liberté comme absence d’obstacle extérieur nous empêchant de
« faire ce qu’on veut » sans ajouter aussitôt que cette liberté n’est qu’une
forme de servitude tant que je ne veux pas ce qui est conforme à mon intérêt.
[…] La servitude la plus absolue et la plus irrémédiable n’est pas celle qui me
force à obéir contre mon gré à un tyran, mais celle à laquelle me condamne ma
propre définition du plaisir (voluptas) lorsqu’elle me conduit à être
incapable de voir ou de faire ce qui m’est utile. On a ici affaire à une seconde
définition de la servitude et de la liberté, qui n’est plus simplement
extérieure (définie par l’absence d’obstacles externes à ce que je veux faire),
mais qui permet d’instaurer une distance entre l’individu et ses volontés :
certaines de ses volontés iront dans le sens de sa libération, tandis que
d’autres contribueront à son asservissement. » (p.275-280
« Si l’on spécifie l’usage de l’adjectif « spinozien »
pour faire référence à ce qu’a écrit effectivement Spinoza, la plupart des
auteurs que nous considérons comme « spinozistes » apparaîtront comme des
hérétiques à l’égard de la doctrine spinozienne. […] Qui que ce soit peut
s’emparer de ce corpus de propositions et poursuivre le développement de la
logique qu’elles ne font qu’esquisser, orienter cette logique vers des domaines
insoupçonnés du philosophe hollandais, l’approprier à des fins qui pourraient diverger
des siennes. » (p.18-19)
« La plupart des penseurs des Lumières, tous
profondément marqués par l’empirisme lockien [sont] passablement sceptiques
face au rationalisme que Spinoza hérite de Descartes. » (p.245)
« Spinoza parvient à la fois à s’aliéner les partisans
de la liberté en s’acharnant contre le libre arbitre et à s’aliéner les tenants
de l’absolutisme en affirmant la supériorité de la démocratie. » (p.262)
« Si tous [Spinoza, Diderot, D’Holbach et Sade]
affirment l’inanité des définitions traditionnelles de la morale, les leurres
d’un antropocentrisme qui biaise nos représentations de la Nature, l’inutilité
voire la nocivité du repentir, l’égocentration de tout être individué, l’état
de guerre caractérisant les rapports interindividuels, autant de principes que
résumé l’identification du droit et de la puissance, il y a toutefois entre eux
cette différence qui porte l’un [Sade] à se contenter de la position immoraliste,
tandis que les autres pensent tout leur travail d’écriture comme un effort voué
à la dépasser à travers la construction d’un nouvel édifice théorique. […] En
ce sens, Spinoza (et, avec lui, ceux que nous regroupons sous la catégorie
des « spinozistes modernes »), apparaît plutôt comme un anti-Sade. […] Au
sein de ce que deviendra la modernité, ces auteurs s’opposent aussi bien à
Kant qu’à Sade. […] Contrairement […] à ce que deviendra le kantisme, cette
reconstruction [de la morale] doit se faire dans une stricte immanence : ce
n’est pas en sortant les êtres humains du règne de la nature corporée, pour en
faire a priori des fins-en-soi ou des âmes dotées de libre arbitre,
qu’on doit chercher à solidifier la consistance d’une morale ; ce n’est pas en
opposant l’éthique à l’intérêt qu’on produira une définition éclairante ; ce
n’est pas à partir d’impératifs catégoriques, de respect inflexible de ses «
promesses », ou de fétichisation contractualistes, qu’on se mettra le mieux en
position d’effectuer un monde possible moins injuste que le monde actuel. »
(p.302)
« L’opposition frontale avec la morale chrétienne (et
kantienne) du sacrifice, qui articule toute l’éthique autour d’un choix
exclusif entre mon intérêt et celui d’autrui, apparaît bien à travers cette
remarque de d’Holbach : « Il seroit
inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux, s’il ne
peut l’être sans se rendre malheureux. » (Holbach, [Système de la] Nature, I, 179). » (p.305)
« Il est significatif que d’Holbach […] attribue la
paternité de cette universalisation du principe de conservation au livre XI de
la Cité de Dieu. Dans les chapitres 27 et 28, Saint Augustin unifie lui
aussi sous une même tendance à « aimer l’existence » l’amour de soi humain,
l’instinct de conservation animal, le principe de croissance qui anime les
plantes, et jusqu’aux forces mécaniques qui poussent un objet inanimé à
protéger son existence en prenant la position d’équilibre qui convient le mieux
à sa nature. Il n’est donc pas étonnant que même un réfutateur du spinozisme
comme Pluquet puisse tomber d’accord avec d’Holbach pour autant qu’on lui présente
le conatus sous ce jour particulier. » (p.170)
-Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, éditions Amsterdam, 2006.
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