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Apothéose d'Homère |
« Homère est pour moi la plus grande victoire sur le Christianisme et les cultures chrétiennes. »
(Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques
complètes, X, Fragments posthumes. Printemps-automne 1884,
Gallimard, NRF, 1982, 386 pages, Printemps 1884. 25 [293], p.101).
"Après qu’au VIe s. avant J.-C. l’Iliade
et l’Odyssée ont été fixées par écrit à l’initiative de Pisistrate pour
être récitées lors des fêtes des Panathénées, « Homère », perçu comme l’«
éducateur de la Grèce », a incarné la figure exemplaire du prôtos
eurétès, inventeur et initiateur de tous les grands courants de pensée qui
se sont développés en Grèce après lui : on le considéra à la fois comme le «
premier des Sophistes », le « premier des Tragiques », le « premier des
Stoïciens », le « premier des Historiens », et c’est aussi à lui que Platon
rapporte la tradition héraclitéenne du relativisme de Protagoras.
Rien d’étonnant alors que certains, à ce que rapporte
Diogène Laërce, fassent aussi remonter les origines du Scepticisme à Homère :
« Cette école, disent certains, a commencé
avec Homère, parce que plus que personne, sur les mêmes sujets, il se prononce
tantôt ainsi, tantôt autrement, et ne dogmatise en rien de façon déterminée
dans sa manière de se prononcer. »
D’ailleurs, précise Diogène Laërce, « Philon
d’Athènes, qui était son familier, disait […] que Pyrrhon citait volontiers
Homère qu’il admirait », et il donnait comme exemple ces vers de l’Iliade :
« Ployable est la langue des mortels, beaucoup
de paroles l’ont pour demeure,
Riche pâturage de mots dans un sens et dans l’autre ;
Tel le mot que tu as dit, tel celui que tu entends en retour »
(Iliade, XX, 248-250). […]
que Pyrrhon commentait en termes sceptiques : «
(Homère) veut ici parler de la force égale (isosthenia) et de
l’opposition des discours (dunamis antithetikè). »
Ce témoignage de Diogène Laërce est précieux puisqu’il
nous révèle que, ce que Pyrrhon admire chez Homère, c’est l’absence de
dogmatisme et de définitions, et la reconnaissance de ce que les penseurs
sceptiques appelleront plus tard « l’équipollence » du langage."
"Dans l’épopée homérique, les choses sont
présentées d’une façon qui met en évidence cette relativité. Par exemple,
lorsqu’il expose l’ecphrasis du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade,
le poète fait se succéder des points de vue variés pour présenter les bœufs :
simples objets de rapine dans l’optique des soldats ennemis (vers 524 sq.), ils
sont, en tant que bêtes de sacrifice, dotés d’une valeur religieuse par le roi
(vers 559), tandis que les paysans les voient comme des animaux d’élevage (vers
573-576), et les lions comme du gibier de chasse (vers 580).
De la même façon, comme s’il anticipait la définition
que donnera Sextus de la relativité des représentations, le poète
montre qu’un individu n’est pas réductible à un « type générique » et ne peut
être figé dans une identité qui constituerait son essence mais qu’il offre des
visages différents, voire contradictoires au gré des circonstances.
Un exemple particulièrement éclairant figure au chant
III de l’Iliade dans l’épisode bien connu de la Teichoscopie, qui permet
d’observer l’acuité avec laquelle le poète a illustré cette vertigineuse
labilité des apparences. Le roi troyen Priam interroge Hélène sur les héros
achéens qu’il distingue au loin, du haut du rempart troyen : il lui demande de
venir les observer afin de les lui nommer. Or, chacun des guerriers évoqués
apparaît sous un jour différent selon qu’il est présenté à travers le regard étranger
de Priam ou le souvenir d’Hélène. Priam, qui les découvre, s’arrête sur leur
apparence physique : il perçoit Agamemnon comme un homme qui en impose par sa «
taille extraordinaire » (pelôrios, vers 166), Ulysse comme un guerrier «
aux larges épaules » (euruteros, vers 194), et Ajax comme quelqu’un dont
se manifeste « la noblesse et la grandeur » (èus te megas te, vers 226).
Mais le point de vue d’Hélène, qui les connaît bien, introduit des variations
dans leur description : elle caractérise Agamemnon par « l’étendue de son
pouvoir » (euru kreiôn, vers 178), Ulysse par son « esprit rusé » (polumètis,
vers 200) et Ajax par « sa taille extraordinaire »."
"Après la mort de son compagnon puis sa propre
victoire sur son ennemi Hector, Achille a décidé de procéder à des jeux
funèbres en l’honneur de Patrocle, qui pourraient préfigurer, comme l’ont
remarqué les commentateurs, les futures épreuves des jeux Olympiques. La course
de chars, où s’affrontent cinq des plus prestigieux héros (Eumèle, Diomède,
Ménélas, Antiloque et Mérion) en constitue la première épreuve. Au cours de cet
épisode, le titre de « meilleur » (aristos) se trouve attribué non
seulement à deux héros différents, mais de façon plus surprenante encore à deux
hommes classés chacun le dernier à un moment donné : Diomède, classé dernier (hustatos,
vers 356) par tirage au sort, et Eumèle, proclamé par Achille « le meilleur »,
au moment même où il arrive le dernier de la course, dans un oxymore qui
souligne le paradoxe de sa situation (« le dernier, homme le meilleur (aristos)
», vers 538).
De fait, l’examen détaillé du déroulement de la
compétition révèle l’acuité avec laquelle le poète saisit la succession des
bouleversements qui viennent perturber les classements et au final, l’absurdité
d’un classement définitif toujours susceptible d’être remis en
cause."
"Le monde que met en scène l’épopée homérique est
présenté comme un monde de phénomènes toujours en mouvement, impossibles à
ramener à des taxinomies. Une telle appréhension de la réalité entre en
convergence avec la pensée sceptique qui, pour combattre le dogmatisme, va
jusqu’à refuser tout discours théorique qui aboutirait à fixer les
choses."
"B. Snell montre aussi qu’il n’existe pas
d’abstraction chez Homère."
"Achille soutient alors que seule une perception
circonstancielle des choses peut faire connaître la « vérité » dans la
situation présente et que l’on ne doit se fier qu’au regard d’un observateur
attentif aux fluctuations du réel hic et nunc : « Allons !
restez donc là, assis dans l’assemblée, et tournez vos regards (eisoraasthe)
vers les chars. Ils se hâtent vers la victoire et vont être bientôt ici (enthade).
C’est alors que vous saurez chacun (tote de gnôsesthe hekastos) quels
sont parmi les chars d’Argos, ceux qui sont au second et au premier rang »
(vers 495-498). Confirmant l’approche empirique d’Idoménée auquel il emprunte
son vocabulaire (verbes de perception et adverbes spatio-temporels), Achille
proclame qu’il faut savoir se défaire des identités ou des taxinomies
préétablies, pour se rendre apte à capter les manifestations véridiques de la
réalité. Car l’excellence se manifeste concrètement à certains moments critiques, dans certaines circonstances imprévisibles le plus souvent, comme le
note le poète à propos du dernier stade de la course."
"Pour ne pas bloquer le mouvement de la pensée, il cherche des expressions « révélatrices de la disposition sceptique », telles les comparaisons ou les approximations, comme « pas plus (ou mâllon) » ou « peut-être (tacha) », expressions dont l’auteur explique pour conclure qu’elles sont « relatives ».
Or, de tels principes sont repérables dans la langue des poèmes homériques et
quelques exemples suffiront à rappeler que la parataxe, les figures
d’accumulation et les expressions relatives constituent des traits récurrents
bien connus du style homérique."
"Les poèmes homériques [...] présentent des
séquences d’actions successives, sans les relier explicitement à un principe de
causalité ou de finalité. Or les systèmes coordonnants, qui varient de la
coordination simple [...] offrent la possibilité d’évoquer les choses selon une
pure suite temporelle ou factuelle (comme c’est le cas pour la course de chars
étudiée plus haut), détachée de l’optique taxinomique, de la réorganisation
causale ou de la réinterprétation rétrospective. La parataxe permet donc au poète
de capter dans leur flux irrégulier des images fulgurantes et instantanées,
pour les exposer, au fil de leur surgissement, sous les yeux des spectateurs.
Usant de l’anaphore, ou de sa forme élaborée
l’épanaphore, la parataxe vise en effet à donner à chacun des éléments qui se
succèdent un relief particulier, à faire accéder chacun au premier plan, tout
en introduisant un mouvement continu qui interdit toute taxinomie : on fait en
quelque sorte partager la découverte des éléments singuliers à l’interlocuteur
au fil d’un discours qui s’apparente à ce que G. Molinié appelle des «
phrases-tapisseries ». Cette technique d’accumulation des motifs constitue une
constante de la diction homérique. Un seul exemple permettra d’en saisir
l’efficacité. Dans un discours qu’il adresse à Héra, Zeus tente de lui montrer
la force du désir qui l’envahit au moment où il parle (XIV, 313-328). Aussi
construit-il son discours sur le mode de la priamel, énumérant successivement
toutes les situations qui ne sont pas la sienne au moment où il parle, avant de
refermer sa déclaration sur un climax circonstanciel, qui exprime le caractère
exceptionnel du désir qu’il éprouve pour Héra hic et nunc.
« Non jamais encore pareil désir d’une déesse ni
d’une femme
n’a à tel point inondé et dompté mon cœur en ma poitrine non pas même
je fus pris de désir pour l’épouse d’Ixion […]
non pas même pour Danaé aux fines chevilles, la fille d’Acrisios […]
non pas même pour la fille de l’illustre Phénix […]
non pas même pour Sémélé, ni même pour Alcmène, à Thèbes […]
non pas même pour Déméter la reine aux belles tresses
non pas même quand ce fut pour Léto la glorieuse,
ni même pour toi-même
comme aujourd’hui je te désire et que me tient le doux désir. »
Non seulement dans ce discours, la relativité des
situations est mise en relief par l’accumulation comparative des expériences,
mais encore les deux derniers vers, où se concentre le climax de la priamel,
suggèrent la relativité même de la relation de Zeus à Héra."
"Comparant le style homérique et le style
biblique, E. Auerbäch aboutit à de semblables conclusions lorsqu’il constate la
différence fondamentale qui caractérise leur mode d’exposition des choses :
« D’une part, des phénomènes extériorisés, également éclairés
[...] dans un perpétuel premier plan [...]. D’autre part, la seule face des
phénomènes qui se trouve extériorisée est celle qui importe au but de
l’action, le reste demeure dans l’ombre ; [...] le tout [...] laisse
deviner un arrière-plan. » (Mimésis, op. cit., p. 2)."
-Sylvie Perceau, "Logique poétique et logique sceptique : Homère, le premier des sceptiques", Cahiers philosophiques, 2008, 115 (3), 9-28.
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