Ainsi, la première maxime pour un empiriste
d'aujourd'hui doit être: ne pèche pas par naïveté dans ta conception de
l'expérience ! [...]
Je partirai de la critique de l'empirisme classique
faite par Feyerabend. Sa critique est analogue ou parallèle à la critique du
protestantisme fondamentaliste faite par un jésuite du dix-septième siècle. La
subtile ironie de Feyerabend ne laissera pas la position du jésuite indemne. Au
contraire, il mettra sérieusement en doute la capacité de cette position à
survivre à la démarche critique qu'elle-même instaure.
Néanmoins, j'essayerais de montrer que, d'une certaine manière, toutes les
positions examinées peuvent être retenues -y compris le pauvre empirisme
victime de toutes les calomnies." (p.449)
"Comme Feyerabend le fait correctement observer
dans son article "Classical Empiricism", l'argument du jésuite à
l'encontre du fondamentalisme protestant est très général, et il s'applique
à n'importe quelle épistémologie de type fondationnaliste. Il
l'utilise par conséquent contre ce qu'il appelle l'empirisme classique -et
cette expression se réfère approximativement à la conception selon laquelle ce
qu'il faut croire correspond exactement à ce que l'expérience établit, et à
rien d'autre ("l'expérience est notre seule source d'information",
pourrait-on dire).
En premier lieu, j'examinerai l'argument en question,
lequel est manifestement très puissant. Dans un deuxième temps, je considérerai
la possibilité que cet argument soit trop puissant, et qu'il se ramène à un
argument sceptique qui, s'il est convaincant, mine toute prétention à atteindre
la croyance rationnelle." (pp.450-451)
"Le fondamentalisme peut être caractérisé par la
règle de foi suivante : sola scriptura. Celle-ci signifie que, sur les questions
religieuses, et sur toute autre question, pour peu que les Écritures se
prononcent à leur sujet, les Écritures constituent la seule et unique source
d'information. Croire aux Écritures et aux Écritures seules -telle est la règle
à suivre. [...]
En termes philosophiques, le fondamentalisme
est manifestement une position épistémique fondationaliste puisque soutenir
cette position revient à déterminer une base ou une fondement pour toute
opinion ou croyance rationnellement acceptable, ainsi que pour toute prétention
à la connaissance dans un certain domaine. L'empirisme classique tel que
Feyerabend le caractérise défend une position fondationaliste analogue en
épistémologie. Sola experientia:
toute prétention à la connaissance, toute défense d'une opinion, doit provenir
de l'expérience ; l'expérience à toujours le dernier mot. Le paradigme
classique des sciences empiriques plane de manière évidente à l'arrière-plan de
cette affirmation. Le rôle de l'expérience et de l'observation contrôlées dans
les sciences empiriques est brandi à titre d'exemple lumineux: c'est
précisément ce qui est exprimé par l'affirmation que les sciences sont
solidement basées sur l'expérience. Dans chacune de nos opinions, l'expérience
doit remplir ce rôle-là." (pp.451-452)
"L'argument contre le fondamentalisme se divise
en trois parties. Premièrement, il avance que la distinction entre ce qui
constitue et ce qui ne constitue pas les Écritures (authentiques) ne va pas de
soi. Deuxièmement, il avance que la signification des Écritures (considérées
comme telles) n'est pas partout apodictiquement claire, et que dès lors elle
requiert une interprétation. Troisièmement, il avance que lorsque nous tentons
de déterminer si une certaine croyance est en accord avec les Écritures, nous
devons savoir comment en tirer des conséquences. Chacun de ces points est
destiné à réfuter l'affirmation selon laquelle la croyance pourrait être basée
et justifiée uniquement à partir des Écritures. Et chacun de ces points possède
une version analogue qui s'applique à l'expérience. Cette analogie engendre
alors une réfutation possible, et semblable en tous points à l'affirmation que
l'expérience peut être la seule base et le seul test de l'opinion
rationnelle." (p.452)
"Comment distinguer les textes canoniques qui
constituent les Écritures authentiques des textes apocryphes ? Et parmi ces
textes du canon, certains passages des manuscrits existants ne contiennent-ils
pas des erreurs ou des adjonctions faites lors de la transcription ?
Selon la règle de foi, ces questions doivent recevoir une réponse en accord
avec les Écritures. [...] Aussi longtemps que l'identification des Écritures
est en question, nous n'avons -au moyen de la règle de foi- aucune base pour
déterminer ce que les Écritures disent. [...]
L'empirisme classique rencontre un problème analogue
avec l'idée que l'expérience constitue une source de connaissance ou d'opinion
rationnelle. L'identification de ce qu'est l'expérience, au sens requis est
d'emblée problématique. En un sens général, tout ce qui nous arrive, du moins
tout ce qui nous arrive et dont nous sommes conscients, fait partie de notre
expérience. Mais quand il faut identifier une base sur laquelle fonder nos
opinions, cette notion générale de l'expérience est inutilisable sans certaines
distinctions. [...]
Supposons que je revienne du jardin et que je signale
y avoir vu une fleur jaune. Il se pourrait que ce que j'ai vu ait été en
réalité un papier d'emballage de bonbons, ou il se pourrait que j'ai seulement
vu de l'herber mais que j'aie eu une petite hallucination ou un évanouissement.
Dans tous ces cas, mon compte-rendu était quand même vraisemblablement
véridique au sens minimal où, en effet, il m'a semblé avoir vu une fleur jaune.
Cependant, ceci est inutilisable pour fonder des prétentions à la connaissance,
ou comme évidence empirique, ou comme mise à l'épreuve d'une opinion. Pour
pouvoir disposer d'une telle base, il serait nécessairement d'identifier les
expériences qui sont véridiques en un sens supplémentaire, à savoir, au sens où
elles indiqueraient ce qui en réalité a été vu, touché, ou entendu. [...]
D'un côté, il y a les croyants et les savants,
confrontés à tous les textes hérités du passé. S'ils doivent écouter les
Écritures, ils doivent être en mesure de faire le départ entre les Écritures et
ce qui n'en est pas. Pour cela il semblerait qu'ils aient besoin d'un critère.
Mais la règle sola scriptura va classer tout critère de ce type comme étant
soit circulaire soit inadmissible. De l'autre côté, nous nous considérons tous
comme des agents conscients ayant des expériences. Si nous devons écouter
l'expérience, nous devons être capables d'identifier ce qu'était notre
expérience, et dès lors, nous devons pouvoir distinguer ce que nous avons
réellement vécu de ce qu'il nous a seulement semblé vivre. Mais la règle sola
experientia classera tous les critères comme nous utilisons comme étant soit
circulaires soit inadmissibles." (pp.453-454)
"Supposons que nous ayons identifié les Écritures
en les distinguant des textes apocryphes. La signification des Écritures n'est
pas partout apodictiquement claire: elle demande dès lors à être interprétée.
Considérons le récit de la création dans la Genèse. Saint Augustin
l'interprétait de manière allégorique ; mais les fondamentalistes y voient une
violation de la règle de foi. [...]
La notion d'expérience de l'empirisme classique
rencontre un problème analogue. Même après identification de ce qui est et ce
qui n'est pas l'expérience, au sens requis, il reste un élément
d'interprétation susceptible d'être mis en doute. Deux personnes, après avoir
regardé dans un fourneau rendront respectivement compte d'un phénomène
d'oxydation et d'un phénomène de dégagement de phlogiston. Les termes qu'ils
ont appris sur les genoux de leurs mères sont chargés de théorie de telle sorte
que leur compte rendu est infesté de théorie. Une fois de plus, ce point reste
valable même pour le quatrième sens minimal, celui du vécu personnel. Si je
rapporte que je me suis senti agité, il se peut que l'on ne puisse pas clairement
savoir si j'étais agité par colère ou par frayeur. Avec un peu plus de
précipitation ou un peu moins de prudence, je pourrais tout aussi bien avoir
dit que j'ai réagi sous l'emprise de la colère ou bien sous celui de la
crainte. Pouvons-nous faire de l'expérience la pierre de touche de ce qu'une
expérience donnée "était réellement" ?" (pp.445-446)
"Troisièmement, lorsque nous tentons de décider
si une croyance donnée est conforme aux Écritures, nous devons savoir comment
en tirer les conséquences. [...]
Nous trouvons un problème analogue chez l'empiriste. Supposons que
l'identification et l'interprétation soient complètes et fixées. Même dans ce
cas, les relations logiques de compatibilité, d'inconsistance, et de
conséquence entre ce que livre l'expérience et les opinions examinées restent
problématiques. Et près d'un siècle entier d'efforts pratiquement stériles pour
codifier les relations entre les preuves empiriques et les théories (la
"théorie de la confirmation" ainsi qu'elle est appelée de manière franchement
grandiloquente devrait nous convaincre que la notion "en accord avec
l'expérience" n'est pas simple et n'est pas utilisable sans esprit
critique.
Nous touchons ici à un problème qui est omniprésent
dans la réflexion empiriste sur la science: le problème de la sous-détermination. Il importe de se rappeler que ce problème reste un problème
pratique réel même après avoir écarté ses variantes radicales comme le paradoxe
de Putnam [...] Le fait que le plus modeste morceau de théorie aille
au-delà de notre expérience à ce jour et que nos comptes rendus de ce
qu'était notre expérience soient infestés de théorie sera toujours une réalité.
Ce n'est pas une raison pour être sceptique, mais nous ne pouvons pas nier ce
fait." (pp.456-457)
" [Face à ces arguments, la seule solution]
consiste à dire que le jésuite a raison mais que nous disposons d'une source
d'information supplémentaire [...] en faisant de la tradition (celle de
l'Église) l'arbitre dont on a besoin." (p.458)
"L'argument du jésuite pose des questions
parallèles [aux empiristes]. Comment identifions-nous les phénomènes ? Que
veulent-ils dire ? Autrement dit, comment distinguons-nous une description
minimale précise d'une description qui se ramène à une hypothèse par
l'adjonction effective d'un élément interprétatif ? Finalement, qu'est-ce que
cette induction générale, c'est-à-dire qu'elles sont les conséquences que l'on
peut tirer des phénomènes ? [...]
Newton [et ses amis] [...] s'entendaient apparemment assez bien entre eux sur
ce qui devait compter comme phénomène, et sur ce qui devait valoir comme une
induction authentique par opposition à une hypothèse. De l'intérieur de leur
propre communauté scientifique, ils pouvaient certainement s'opposer ainsi aux
cartésiens ; mais ceux-ci avaient tout à fait raison de rejeter la propagande
anglaise en faveur de l'induction et de considérer celle-ci comme
irrémédiablement vague et ambiguë.
Il semble alors que la conclusion soit essentiellement
la même. Le résultat étant que lorsque la règle est apparemment comprise et
suivie, il existe une seconde source d'information qui fait autorité au sein de
cette communauté. [...] L'existence ou même la possibilité d'une communauté
différemment constituée empêche cette tradition d'avoir la force de la logique
pure." (pp.459-460)
"Mais l'argument du jésuite ne fonctionne-t-il
pas également contre n'importe quel fondement supposé de la connaissance ? S'il
en est ainsi, il devrait s'appliquer à la conception selon laquelle une opinion
correcte est une opinion qui se base exclusivement sur les Écritures et la
Tradition, ou sur les Écritures identifiées et interprétées selon une tradition
particulière. La tradition ne peut sûrement pas être utilisée pour répondre à
des questions telle que: qu'est-elle précisément, notre tradition,
qu'inclut-elle et qu'exclut-elle, comment doit-elle être comprise ? [...]
Si cette objection est valable, alors l'argument
du jésuite est plus puissant qu'il n'y paraît [...] Il ne donnait que
l'apparence assez innocente d'être un argument selon lequel une croyance ne
peut être basée sur les seules Écritures [...] et maintenant, il semble que,
peut-être, une croyance ne peut être basée sur quoi que ce soit !
[...] Supposons que le jésuite s'attelle à la tâche
d'identifier, d'interpréter les Écritures, et d'en tirer des conséquences, et
qu'il décide de s'inspirer de directives basées sur l'expérience de
l'interprétation accumulée dans le passée. Ces directives sont préservées dans
des textes, des textes parmi beaucoup d'autres hérités du passé. Dès lors, à la
lumière de son propre argument, il est précisément confronté à la tâche,
similaire en tout point, qui consiste à discerner la tradition authentique de
l'Eglise dans une masse de textes, à déterminer sa signification, et y lire les
conséquences pour nos intérêts actuels. Mais si le jésuite impose à présent la
règle selon laquelle il faut uniquement accepter ces indications dans la mesure
où elles proviennent des Écritures complétées de la tradition de l'Eglise, il
tombe dans le même piège que celui où il avait accusé le protestant d'être
tombé. [...]
Essayons d'en tirer les conséquences pour l'empirisme
classique et l'expérience. De prime abord, l'argument tel qu'il a été adapté
par Feyerabend, nous montre que nous ne pouvons pas être des empiristes
classiques [...] Mais en quoi cela consisterait-il de renoncer à l'empirisme
classique pour devenir un empiriste non classique ? N'y-a-t-il pas le moindre
recours pour échapper à cet argument dévastateur ?
[...] Supposons que Bacon, Newton, Locke, ou n'importe
quelle figure exemplaire de l'empirisme classique, ait honnêtement assumé la
triple tâche que Fayerabend les accuse d'avoir ignorée. La tâche consiste à
identifier ce que nous livre l'expérience en un sens pertinent, à déterminer la
signification exacte de ce donné empirique sans le recouvrir d'hypothèses ou de
suppositions, et à distinguer quelles sont les règles d'induction précises.
Dans cette communauté scientifique anglaise, il y avait certainement des textes
méthodologiques qui ont été considérés comme des canons ; ce devait être tout
particulièrement le cas du Novum Organum de Bacon et des "règles du
raisonnement en philosophie" de Newton. Mais ce n'est pas sans raison
qu'il y eut, au dix-huitième siècle, une réaction très brutale à cette tradition
avec sa réduction au scepticisme par Hume et l'infection massive par Kant des
contributions de l'esprit humain. La raison de cette réaction réside
précisément dans la vacuité presque totale et l'incurable ambiguïté de ces
textes quand ceux-ci sont lus comme des directives servant à isoler le donné
empirique et les conséquences qu'on peut en tirer.
[...] Un sérieux dilemme nous menace. Une branche de
ce dilemme consiste en un dogmatisme absolu et l'autre en un scepticisme
totalement débilitant. [...] L'empiriste se voit accusé de manière récurrente
et familière de ne jamais pouvoir y échapper. [...]
L'argument du jésuite est en effet un argument d'une
grande et saisissante généralité. Toutefois, sa première application, et la
plus claire, se limite encore aux positions fondationalistes d'un certain
genre -on pourrait dire qu'il s'agit d'un genre caractérisé par la recherche
d'un fondement dans quelque chose de formulable comme texte. Ce que livrent les
Écritures, la Tradition de l'Église, l'expérience, l'observation systématique et
l'évaluation contrôlée, les théories acceptées comme étant solides comme du roc
ou présupposées par la possibilité même d'une science vraie... Toutes ces
choses sont tenues pour des textes formulables. Mais confrontés à n'importe
quel texte, nous nous trouvons tout d'abord comme des enfants de l'école
maternelle devant un mot écrit. C'est pourquoi Bacon proclame à juste titre
que, si nous devons apprendre de la Nature, l'expérience doit devenir lettrée
[...] Nous devons apprendre à lire, mais personne ne peut apprendre à lire à
l'aide de livres !
La conclusion qui s'impose est alors la suivante: il
n'y a que les positions non ou anti-fondationalistes qui puissent survivre à
cette critique. Nous avons à nous demander ceci : existe-t-il des positions
alternatives possibles ? Si oui, y en a-t-il une qui offre à l'empirisme une
porte de sortie de ce dilemme ? [...]
Tout en reconnaissant les erreurs commises par les
empiristes classiques, nous devons objecter à Feyerabend que leur problème ne
réside pas dans le retour à l'expérience mais dans la naïveté de la conception
qu'ils se font de l'expérience. Dès lors, voyons si nous pouvons faire
mieux."(pp.460-463)
"L'argument du jésuite ne mène pas au scepticisme
mais seulement au rejet de toute position qui se pose comme fondement
représentable sous la forme d'un texte, car nous ne pouvons pas faire appel à
un texte d'une manière ou d'une autre sans nous appuyer sur quelque chose
d'autre, ne serait-ce que sur notre propre langage. [...] Ce fait ne permet pas
aux Écritures -ou à n'importe quelle autre source- de jouer le type de rôle que
les fondationalistes ou les fondamentalistes souhaiteraient voir joué par un
fondement." (pp.465-466)
"Un recours naïf à l'expérience présuppose tout
d'abord qu'il n'y a pas la moindre raison de s'interroger sur la véritable
nature de ce que l'expérience nous livre, ni sur sa signification ou sa portée.
[...]
Jusqu'ici, tout va bien pour Feyerabend. Mais on ne peut ignorer les limites de
l'analogie." (p.466)
"Une confusion historique majeure [...] consiste
à confondre l'expérience au sens d'événements qui nous arrivent et dont nous
sommes conscients, avec les jugements impliqués dans cette
présence consciente. Par exemple, il m'est arrivé d'avoir marché sur un tuyau
d'arrosage et de l'avoir pris pour un serpent -j'ai sursauté et poussé un cri
si bien que tout le monde a remarqué mon erreur et en a ri. Notez l'événement :
j'ai marché sur le tuyau, et j'ai certainement remarqué cet événement, et notez
ma réponse: le jugement que j'étais en train de marcher sur un serpent. Les
deux ne sont en aucune façon identiques, ni inséparables conceptuellement ou
réellement. Ceci apparaît plus clairement quand le jugement est erroné, mais
vaut également lorsque le jugement est juste.
Je ne suis pas en train de dire qu'un de ces éléments
est l'expérience et que l'autre est quelque chose de différent -je suis au
contraire en train d'indiquer les confusions qui se produisent si nous les
confondons ou ignorons l'un d'eux." (pp.466-467)
"Je n'éprouve aucune difficulté à identifier les
événements qui m'arrivent -tout au moins pas au sens où je dois découvrir un
critère pour isoler les événements qui m'arrivent à moi parmi tous les
événements qui se produisent. D'autre part, je n'éprouve aucune difficulté à
interpréter le jugement que je pose en réponse puisque, quand n'importe quel
jugement de ce type est posé explicitement, il l'est dans mon propre langage.
Et finalement, pour la même raison, je n'éprouve en principe aucune difficulté
à distinguer ce qui en découle de ce qui n'en découle pas puisque la logique,
quelle que soit sa nature, dérive de la structure du langage.
Ce qui a empoisonné la tradition empiriste dans la
philosophie moderne est d'avoir ignoré ce statut spécial de l'expérience. En
vérité, l'expérience [...] a un côté qui relève du jugement, dont le contenu
peut être représenté sous la forme d'un texte ; d'une certaine façon, c'est un
texte. Mais si nous voulons poser la question de l'interprétation de ce texte,
nous devons nous rappeler le dilemme qui fait disparaître le paradoxe de
Putnam. L'interprétation n'est possible que si nous pouvons décrire à la fois
le langage et ce dont traite ce langage de telle sorte que nous puissions
identifier les connexions entre les deux -et elle n'est pas possible que si
nous disposons effectivement des ressources pour une telle description. Le
mieux que nous puissions faire est d'interpréter des parties de notre
langage à l'intérieur de notre propre langage, et d'élaborer ainsi le
contenu de nos jugements perceptifs. On ne peut logiquement pas nous demander
de le considérer comme un texte étranger à traduire puisque les conditions
supposées sous lesquelles il en serait ainsi sont précisément les conditions
sous lesquelles les présuppositions de la question font défaut.
[...] Les trois problèmes posés dans
l'argument original du jésuite ne sont pas exportables ni transposables à
l'expérience puisqu'ils s'appliquent à un texte dont la signification
et le statut sont en question, tandis que nous avons ici, d'un côté, des
éléments qui ne sont pas du tout du texte (ce qui m'arrive, le fait que je
dispose de ressources conceptuelles pour formuler des jugements en réponse),
et, d'un autre côté, des textes qui sont miens, qui appartiennent à mon
langage, qui sont crées par moi dans mon propre langage, de telle sorte que de
telles questions ne se posent pas à leur sujet." (pp.469-470)
"Quand je perçois quelque chose [...] c'est dû au
fait que quelque chose m'arrive, quelque chose dont je suis conscient, et
auquel je réponds en partie par un jugement perceptif. Ce jugement identifie
-c'est-à-dire classe- l'événement en question. L'identification peut être
correcte ou erronée, précise, imprécise, ou mal fondée. Elle implique
également un élément d'interprétation parce qu'elle est formulée dans mon
propre langage, dont je reconnais moi-même, à la réflexion, qu'il est
lourdement chargé ou infesté de vieilles croyances ou de vieilles théories.
Mais il y a pire: le texte peut être enveloppé d'incertitudes, d'ambiguïtés, et
d'inconsistances. Je réalise tout ceci: en dépit de la confiance absolue et
inévitable que j'accorde au langage et aux jugements qui me sont propres
(songez à l'alternative... !), je suis capable de douter de moi-même à plusieurs
niveaux, à des degrés plus ou moins élevés.
Que prescrit alors la règle sola experientia ?
Ce dont j'ai eu l'expérience, au sens de ce qui m'est réellement arrivé, est la
pierre de touche de toute théorie. Mais la théorie est, en moi, uniquement confrontée
avec le texte de mes jugements spontanés, c'est-à-dire avec ma réponse
catégorique immédiate à ce qui m'est arrivé. Ce texte est déjà divisé en
rêverie, veille, pensée, songerie... Mais il est aussi sujet à une critique par
laquelle j'isole au moins une première couche de vêtements interprétatifs avec
lesquels j'ai habillé les événements (pour utiliser la saisissante métaphore de
Boltzmann). Que prendrai-je pour guide pour mener cette tâche à bien ? En
pratique, je m'appuierai certainement sur la fiabilité de mon opinion et mes
engagements théoriques antérieurs. Je ferai de même dans mon auto-examen
critique lors du contrôle de mes propres données. Cette confiance en soi ne
signifie pas pour autant que j'accepte n'importe quelles réponses immédiates,
spontanées, irréfléchies comme une autorité ultime.
Cette confiance en soi correspond, au niveau de la
personne individuelle, à la confiance en la tradition au niveau d'une
communauté en ce qu'elle est traitée et conçue à la fois comme fiable et
falsifiable. [...] Cette confiance en soi jouit d'une espèce d'incontournabilité
purement logique. Toute tentative pour la jauger critiquement dans la situation
qui est la nôtre semble nous précipiter dans l'incohérence." (pp.470-471)
"Nous pouvons suspendre une partie de ce que nous
considérons comme garanti aussi longtemps que nous sommes disposés à accorder
notre confiance à une part suffisamment large de notre langage et de nos
opinions précédentes pour décrire la part provisoirement suspendue et ses
connexions possibles avec les choses." (p.472)
"Nous devons accepter que, à l'instar du marin en mer de Neurath, nous sommes historiquement situés. Nous ne pouvons compter que
sur notre pré-compréhension, notre langage, et notre opinion précédente tels
qu'ils se présentent maintenant et nous sommes contraints de continuer
à partir de là. La rationalité ne consiste pas à avoir un point de départ particulièrement
bon, mais à développer une critique, des amendements et une mise à jour de
notre condition donnée qui soient de qualité. Mais même si nous avons réussi
dans la première tâche (celle de nous décrire nous-mêmes d'une manière qui
évite l'incohérence), il reste toujours la question de savoir comment,
exactement, nous devons opérer ce progrès autocritique." (pp.472-473)
"La règle sola scriptura joue
deux rôles très efficaces, bien qu'assez différents, dans la communauté sur
laquelle elle a de l'emprise. Tout d'abord [...] la règle renforce et maintient
l'orthodoxie. [...] [elle permet] de stabiliser les opinions basées sur
l'expérience passée. La règle nous défend de prêter attention à des
interprétations des sources qui seraient nouvelles ou non traditionnelles.
[...] Elle conseille le conservatisme épistémique pour lequel nous pouvons
avoir de bonnes raisons d'ordre pratique. [...]
Mais alors que le rôle premier et le plus évident de
la règle est de renforcer et de maintenir la tradition, son second rôle, tout
aussi efficace, est de fournir un outil ou une arme pour la critique de
l'opinion admise. Si le besoin de réviser notre compréhension se faisait
sentir, nous en avons les moyens à portée de main. Pour le comprendre,
supposons que nous voulions modifier notre croyance A en B. Il existe
précisément une forme acceptable d'argumentation :
1) Nous admettons qu'une partie de A était
effectivement solidement basée sur les Écritures (ou sur l'expérience, sur des
résultats expérimentaux, selon le cas). Appelons cette partie la source
reconnue.
2) Nous remarquons ensuite que A contient des éléments
interprétatifs, des extrapolations ou des généralisations qui ne sont pas logiquement impliqués
par cette source.
3) Ayant suspendu la partie de A que nous avons
reconnue comme interprétative, nous nous retrouvons avec une position A* plus
faible et compatible avec B.
4): Ensuite, comme dernière étape, nous indiquons une
autre partie des Ecritures (ou de l'expérience, des résultats expérimentaux)
qui conjointement à A*, fournit un soutien à B.
Nous pouvons considérer les éléments interprétatifs de
A comme des erreurs, des ajouts "non bibliques" ou "non scientifiques".
C'est de cette façon que les manuels scolaires et les manuels scientifiques
populaires traitent Newton :
Newton n'était pas parvenu à la théorie de la
relativité d'Einstein parce qu'il est resté l'esclave d'idées anciennes et
qu'il a regardé les résultats qu'il avait lui-même obtenus avec des yeux de
myope ; il tira dès lors des extrapolations biaisées des faits qu'il avait
constatés. Einstein a montré comment Newton était allé au-delà de ce que livre
l'expérience ; il en a retiré les éléments métaphysiques ajoutés par Newton, et
il a alors ouvert la voie à la théorie correcte et vraiment fidèle à
l'expérience.
On peut toujours faire ce genre de chose
rétrospectivement. L'expérience précédente ne peut pas logiquement impliquer ce
à quoi ressembleront les expériences ultérieures. Par conséquent, si une
opinion basée sur l'expérience précédente ne s'accorde pas aux apparences
ultérieures, c'est que cette opinion a logiquement été au-delà de ce qui avait
été donné -c'est évident ! Mais son échec par rapport au futur la coupable de
sur-interprétation. Après tout, l'expérience (ou les Écritures !) pourrait ne
pas avoir été elle-même la source de l'erreur !
Le modèle que Feyerabend met ici à jour est familier
et convaincant, mais il perd aussi tout crédit si on le présente simplement
comme nous l'avons fait. Nous regardons la prétendue règle comme étant en fait
une maxime ayant deux rôles complètement séparés et dont on ne se rend pas
compte à l'intérieur d'une pratique non réflexive. Dans son premier rôle, la
règle renforce l'orthodoxie, tandis que dans le second, elle constitue un
moteur pour échapper à l'orthodoxie. [...] Dans un de ses rôles, elle maintient
l'orthodoxie et interdit de prendre en considération les interprétations
alternatives que des esprits ingénieux peuvent concocter. Mais dans
l'autre, elle dévalorise tous les aspects de l'orthodoxie qui peuvent
être identifiés comme étant interprétatifs -et qui peuvent être
enlevés par couches successives.
Heureusement, seuls les philosophes poussent les idées
au bout de leur extrémité logique, et, fort heureusement, personne n'écoute les
philosophes. Aux mains des gens raisonnables, ce rôle duel de la règle
constitue en fait une grande aubaine. Il maintiendra le statu quo aussi
longtemps qu'il n'y a pas d'anomalies sérieuses ou de nouvelles situations qui
mettent la tradition en crise. Mais quand de telles crises apparaissent, cette
même règle montre la voie du changement raisonné et proportionné, en
fournissant une forme rationnelle pour la révision consensuelle."
(pp.473-475)
"L'image la plus fidèle que l'on puisse donner
pour le moment de notre vie épistémique est, à mon avis, la suivante. Dans le
cours normal des choses, nous mettons notre opinion à jour en réponse à
l'expérience en ne faisant appel qu'à la pure logique (sans y ajouter un
contenu quelconque). Les "sources expertes" jouent un rôle crucial
dans le processus qui fait que nous nous accrochons aux conséquences de nos
opinions antérieures -mais ces sources sont considérées comme expertes pour
nous et en vertu du fait que nous les regardons comme telles. [...]
Mais nous jouissons d'une certaine liberté qui nous
permet d'adopter, à tout moment, une attitude critique plus détachée envers
notre vie épistémique -et, moyennant une certaine accumulation de déceptions,
de déclarer qu'elle est un échec sur certains aspects, ce qui nous rend prêts à
élaguer, à tailler, et à brûler.
[...] Nous avons en même temps la liberté de forger la
forme de prudence qui ne nous permettra d'effectuer les changements que d'une
certaine manière, en séparant soigneusement les éléments interprétatifs des
éléments qui doivent être consciemment préservés.
Le lieu de la décision est le lieu vers lequel, en
épistémologie, tous les chemins convergent." (pp.476-477)
-Bas van Fraassen, "La fin de l'empirisme
?", Revue Philosophique de Louvain, Année 2000, 98-3, pp.
449-479.
Post-scriptum : Il y a une divergence entre les
critiques que Bellaing et Feyerabend adressent à l’empirisme. Pour le premier,
l’empiriste ne théorise pas ;
alors que le second montre que l’empiriste ne peut pas s’empêcher d’aller au-delà de l’expérience… Feyerabend et Bas
van Fraassen montrent plutôt que l’empiriste théorise sans le savoir, et donc mal. « Empiriste »
devient alors synonyme de l’« attitude naturelle », non-réflexive,
non-critique, que nous adoptons tous le plus souvent, par fatigue ou conformisme…
Il faut donc rectifier la critique de Bellaing. On
doit définir l’empirisme non seulement pas sa pauvreté théorique, mais par son
attitude de déni vis-à-vis de
l’élément interprétatif, de l’imaginaire actif dans l’expérience. L’empiriste
naïf est un dogmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui refuse de réfléchir sur ce qui se passe –ce qui limite singulièrement l’intérêt de s’en tenir à ce qui a lieu, sans idée préconçue
ou ajout métaphysique !
Une conception plus fine peut toutefois s’arracher au
donné empirique pour entamer un début
de rapport critique à celle-ci, en reconnaissant le jugement comme partie intégrante de l’expérience vécue :
-Empirisme
réflexif (ou réflexivité, mise en activité de l’entendement) :
« qu’est-ce que ça veut dire que j’expérimente cela ? Avec quels
notions suis-je amené à définir mon expérience ? ». L’empirisme de Hume,
qui recherche des lois d’association psychologique, est un bon exemple.
-Empirisme
critique (ou transcendantal –
naturalisation de l’esprit) : « Qu’est-ce qui conditionne
l’expérience que j’ai ? Pourquoi est-ce que j’expérimente cela ? ».
On peut penser bien sûr à l’empirisme transcendantal de Deleuze.
On peut cependant dépasser ce stade de simple élaboration interrogative –qui risque fort
de demeurer simple spéculation, scepticisme-
en faveur d’une épistémologie pragmatique.
Pour le pragmatisme,
la révision de l’état antérieur de mes croyances est rendue pertinente lorsque
le nouvel état de mes croyances permet la résolution
d’un problème. La réussite pratique établit la vérité –partielle- de ma
pensée, tandis que l’échec exige une révision de mes croyances, une nouvelle
élaboration théorique élucidant le sens et le conditionnement de l’expérience.
Mais à l’instar du bateau de Neurath, le
pragmatisme ne demande pas l’élimination de toute mes croyances non-évalués
(effort du reste impossible), ou l’identication d’une certitude absolue
initiale. C’est bien une épistémologie non-fondationnaliste,
pragmatique. On avance dans la connaissance non en déduisant « more geometrico » davantage de
vérités, mais en éliminant les croyances fausses grâce aux tests effectués et aux
problèmes résolus.
La méthode expérimentale des sciences naturelles est une forme de démarche scientifique suivant ces principes gnoséologiques. Mais d’autres sciences peuvent répondre aux critères pragmatiques, de même que l’activité quotidienne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire