jeudi 8 août 2024

Pourquoi la critique feyerabendienne de l’empirisme n’élimine que le fondationnalisme et non un empirisme réflexif ou transcendantal

"L'empirisme provient d'une tradition qui a été discréditée pratiquement tout au long de son histoire. [...] En Angleterre, à la fin du dix-neuvième siècle, T. H. Greene, dans son introduction à Hume (1878), scelle le verdict définitif de l'histoire, ou du moins celui des historiens de la philosophie de l'époque. Il consacre plus de trois cents pages à une présentation minutieusement argumentée de Locke, Berkeley, et Hume, où il montre comment ceux-ci assimilent presque toutes les facultés rationnelles à des fictions susceptibles de servir de fondement à la connaissance. Nous ne pouvons plus être des "empiristes classiques" au sens décrié par les philosophes ultérieures. Malheureusement, une bonne partie de la critique issue du dix-neuvième siècle reste applicable à certaines conceptions empiristes du vingtième-siècle.

Ainsi, la première maxime pour un empiriste d'aujourd'hui doit être: ne pèche pas par naïveté dans ta conception de l'expérience ! [...]

Je partirai de la critique de l'empirisme classique faite par Feyerabend. Sa critique est analogue ou parallèle à la critique du protestantisme fondamentaliste faite par un jésuite du dix-septième siècle. La subtile ironie de Feyerabend ne laissera pas la position du jésuite indemne. Au contraire, il mettra sérieusement en doute la capacité de cette position à survivre à la démarche critique qu'elle-même instaure.
Néanmoins, j'essayerais de montrer que, d'une certaine manière, toutes les positions examinées peuvent être retenues -y compris le pauvre empirisme victime de toutes les calomnies." (p.449)

"Comme Feyerabend le fait correctement observer dans son article "Classical Empiricism", l'argument du jésuite à l'encontre du fondamentalisme protestant est très général, et il s'applique à n'importe quelle épistémologie de type fondationnaliste. Il l'utilise par conséquent contre ce qu'il appelle l'empirisme classique -et cette expression se réfère approximativement à la conception selon laquelle ce qu'il faut croire correspond exactement à ce que l'expérience établit, et à rien d'autre ("l'expérience est notre seule source d'information", pourrait-on dire).

En premier lieu, j'examinerai l'argument en question, lequel est manifestement très puissant. Dans un deuxième temps, je considérerai la possibilité que cet argument soit trop puissant, et qu'il se ramène à un argument sceptique qui, s'il est convaincant, mine toute prétention à atteindre la croyance rationnelle." (pp.450-451)

"Le fondamentalisme peut être caractérisé par la règle de foi suivante : sola scriptura. Celle-ci signifie que, sur les questions religieuses, et sur toute autre question, pour peu que les Écritures se prononcent à leur sujet, les Écritures constituent la seule et unique source d'information. Croire aux Écritures et aux Écritures seules -telle est la règle à suivre. [...]

En termes philosophiques, le fondamentalisme est manifestement une position épistémique fondationaliste puisque soutenir cette position revient à déterminer une base ou une fondement pour toute opinion ou croyance rationnellement acceptable, ainsi que pour toute prétention à la connaissance dans un certain domaine. L'empirisme classique tel que Feyerabend le caractérise défend une position fondationaliste analogue en épistémologie. Sola experientia: toute prétention à la connaissance, toute défense d'une opinion, doit provenir de l'expérience ; l'expérience à toujours le dernier mot. Le paradigme classique des sciences empiriques plane de manière évidente à l'arrière-plan de cette affirmation. Le rôle de l'expérience et de l'observation contrôlées dans les sciences empiriques est brandi à titre d'exemple lumineux: c'est précisément ce qui est exprimé par l'affirmation que les sciences sont solidement basées sur l'expérience. Dans chacune de nos opinions, l'expérience doit remplir ce rôle-là." (pp.451-452)

"L'argument contre le fondamentalisme se divise en trois parties. Premièrement, il avance que la distinction entre ce qui constitue et ce qui ne constitue pas les Écritures (authentiques) ne va pas de soi. Deuxièmement, il avance que la signification des Écritures (considérées comme telles) n'est pas partout apodictiquement claire, et que dès lors elle requiert une interprétation. Troisièmement, il avance que lorsque nous tentons de déterminer si une certaine croyance est en accord avec les Écritures, nous devons savoir comment en tirer des conséquences. Chacun de ces points est destiné à réfuter l'affirmation selon laquelle la croyance pourrait être basée et justifiée uniquement à partir des Écritures. Et chacun de ces points possède une version analogue qui s'applique à l'expérience. Cette analogie engendre alors une réfutation possible, et semblable en tous points à l'affirmation que l'expérience peut être la seule base et le seul test de l'opinion rationnelle." (p.452)

"Comment distinguer les textes canoniques qui constituent les Écritures authentiques des textes apocryphes ? Et parmi ces textes du canon, certains passages des manuscrits existants ne contiennent-ils pas des erreurs ou des adjonctions faites lors de la transcription ?
Selon la règle de foi, ces questions doivent recevoir une réponse en accord avec les Écritures. [...] Aussi longtemps que l'identification des Écritures est en question, nous n'avons -au moyen de la règle de foi- aucune base pour déterminer ce que les Écritures disent. [...]

L'empirisme classique rencontre un problème analogue avec l'idée que l'expérience constitue une source de connaissance ou d'opinion rationnelle. L'identification de ce qu'est l'expérience, au sens requis est d'emblée problématique. En un sens général, tout ce qui nous arrive, du moins tout ce qui nous arrive et dont nous sommes conscients, fait partie de notre expérience. Mais quand il faut identifier une base sur laquelle fonder nos opinions, cette notion générale de l'expérience est inutilisable sans certaines distinctions. [...]

Supposons que je revienne du jardin et que je signale y avoir vu une fleur jaune. Il se pourrait que ce que j'ai vu ait été en réalité un papier d'emballage de bonbons, ou il se pourrait que j'ai seulement vu de l'herber mais que j'aie eu une petite hallucination ou un évanouissement. Dans tous ces cas, mon compte-rendu était quand même vraisemblablement véridique au sens minimal où, en effet, il m'a semblé avoir vu une fleur jaune. Cependant, ceci est inutilisable pour fonder des prétentions à la connaissance, ou comme évidence empirique, ou comme mise à l'épreuve d'une opinion. Pour pouvoir disposer d'une telle base, il serait nécessairement d'identifier les expériences qui sont véridiques en un sens supplémentaire, à savoir, au sens où elles indiqueraient ce qui en réalité a été vu, touché, ou entendu. [...]

D'un côté, il y a les croyants et les savants, confrontés à tous les textes hérités du passé. S'ils doivent écouter les Écritures, ils doivent être en mesure de faire le départ entre les Écritures et ce qui n'en est pas. Pour cela il semblerait qu'ils aient besoin d'un critère. Mais la règle sola scriptura va classer tout critère de ce type comme étant soit circulaire soit inadmissible. De l'autre côté, nous nous considérons tous comme des agents conscients ayant des expériences. Si nous devons écouter l'expérience, nous devons être capables d'identifier ce qu'était notre expérience, et dès lors, nous devons pouvoir distinguer ce que nous avons réellement vécu de ce qu'il nous a seulement semblé vivre. Mais la règle sola experientia classera tous les critères comme nous utilisons comme étant soit circulaires soit inadmissibles." (pp.453-454)

"Supposons que nous ayons identifié les Écritures en les distinguant des textes apocryphes. La signification des Écritures n'est pas partout apodictiquement claire: elle demande dès lors à être interprétée. Considérons le récit de la création dans la Genèse. Saint Augustin l'interprétait de manière allégorique ; mais les fondamentalistes y voient une violation de la règle de foi. [...]

La notion d'expérience de l'empirisme classique rencontre un problème analogue. Même après identification de ce qui est et ce qui n'est pas l'expérience, au sens requis, il reste un élément d'interprétation susceptible d'être mis en doute. Deux personnes, après avoir regardé dans un fourneau rendront respectivement compte d'un phénomène d'oxydation et d'un phénomène de dégagement de phlogiston. Les termes qu'ils ont appris sur les genoux de leurs mères sont chargés de théorie de telle sorte que leur compte rendu est infesté de théorie. Une fois de plus, ce point reste valable même pour le quatrième sens minimal, celui du vécu personnel. Si je rapporte que je me suis senti agité, il se peut que l'on ne puisse pas clairement savoir si j'étais agité par colère ou par frayeur. Avec un peu plus de précipitation ou un peu moins de prudence, je pourrais tout aussi bien avoir dit que j'ai réagi sous l'emprise de la colère ou bien sous celui de la crainte. Pouvons-nous faire de l'expérience la pierre de touche de ce qu'une expérience donnée "était réellement" ?" (pp.445-446)

"Troisièmement, lorsque nous tentons de décider si une croyance donnée est conforme aux Écritures, nous devons savoir comment en tirer les conséquences. [...]
Nous trouvons un problème analogue chez l'empiriste. Supposons que l'identification et l'interprétation soient complètes et fixées. Même dans ce cas, les relations logiques de compatibilité, d'inconsistance, et de conséquence entre ce que livre l'expérience et les opinions examinées restent problématiques. Et près d'un siècle entier d'efforts pratiquement stériles pour codifier les relations entre les preuves empiriques et les théories (la "théorie de la confirmation" ainsi qu'elle est appelée de manière franchement grandiloquente devrait nous convaincre que la notion "en accord avec l'expérience" n'est pas simple et n'est pas utilisable sans esprit critique.

Nous touchons ici à un problème qui est omniprésent dans la réflexion empiriste sur la science: le problème de la sous-détermination. Il importe de se rappeler que ce problème reste un problème pratique réel même après avoir écarté ses variantes radicales comme le paradoxe de Putnam [...] Le fait que le plus modeste morceau de théorie aille au-delà de notre expérience à ce jour et que nos comptes rendus de ce qu'était notre expérience soient infestés de théorie sera toujours une réalité. Ce n'est pas une raison pour être sceptique, mais nous ne pouvons pas nier ce fait." (pp.456-457)

" [Face à ces arguments, la seule solution] consiste à dire que le jésuite a raison mais que nous disposons d'une source d'information supplémentaire [...] en faisant de la tradition (celle de l'Église) l'arbitre dont on a besoin." (p.458)

"L'argument du jésuite pose des questions parallèles [aux empiristes]. Comment identifions-nous les phénomènes ? Que veulent-ils dire ? Autrement dit, comment distinguons-nous une description minimale précise d'une description qui se ramène à une hypothèse par l'adjonction effective d'un élément interprétatif ? Finalement, qu'est-ce que cette induction générale, c'est-à-dire qu'elles sont les conséquences que l'on peut tirer des phénomènes ? [...]
Newton [et ses amis] [...] s'entendaient apparemment assez bien entre eux sur ce qui devait compter comme phénomène, et sur ce qui devait valoir comme une induction authentique par opposition à une hypothèse. De l'intérieur de leur propre communauté scientifique, ils pouvaient certainement s'opposer ainsi aux cartésiens ; mais ceux-ci avaient tout à fait raison de rejeter la propagande anglaise en faveur de l'induction et de considérer celle-ci comme irrémédiablement vague et ambiguë.

Il semble alors que la conclusion soit essentiellement la même. Le résultat étant que lorsque la règle est apparemment comprise et suivie, il existe une seconde source d'information qui fait autorité au sein de cette communauté. [...] L'existence ou même la possibilité d'une communauté différemment constituée empêche cette tradition d'avoir la force de la logique pure." (pp.459-460)

"Mais l'argument du jésuite ne fonctionne-t-il pas également contre n'importe quel fondement supposé de la connaissance ? S'il en est ainsi, il devrait s'appliquer à la conception selon laquelle une opinion correcte est une opinion qui se base exclusivement sur les Écritures et la Tradition, ou sur les Écritures identifiées et interprétées selon une tradition particulière. La tradition ne peut sûrement pas être utilisée pour répondre à des questions telle que: qu'est-elle précisément, notre tradition, qu'inclut-elle et qu'exclut-elle, comment doit-elle être comprise ? [...]

Si cette objection est valable, alors l'argument du jésuite est plus puissant qu'il n'y paraît [...] Il ne donnait que l'apparence assez innocente d'être un argument selon lequel une croyance ne peut être basée sur les seules Écritures [...] et maintenant, il semble que, peut-être, une croyance ne peut être basée sur quoi que ce soit !

[...] Supposons que le jésuite s'attelle à la tâche d'identifier, d'interpréter les Écritures, et d'en tirer des conséquences, et qu'il décide de s'inspirer de directives basées sur l'expérience de l'interprétation accumulée dans le passée. Ces directives sont préservées dans des textes, des textes parmi beaucoup d'autres hérités du passé. Dès lors, à la lumière de son propre argument, il est précisément confronté à la tâche, similaire en tout point, qui consiste à discerner la tradition authentique de l'Eglise dans une masse de textes, à déterminer sa signification, et y lire les conséquences pour nos intérêts actuels. Mais si le jésuite impose à présent la règle selon laquelle il faut uniquement accepter ces indications dans la mesure où elles proviennent des Écritures complétées de la tradition de l'Eglise, il tombe dans le même piège que celui où il avait accusé le protestant d'être tombé. [...]

Essayons d'en tirer les conséquences pour l'empirisme classique et l'expérience. De prime abord, l'argument tel qu'il a été adapté par Feyerabend, nous montre que nous ne pouvons pas être des empiristes classiques [...] Mais en quoi cela consisterait-il de renoncer à l'empirisme classique pour devenir un empiriste non classique ? N'y-a-t-il pas le moindre recours pour échapper à cet argument dévastateur ?

[...] Supposons que Bacon, Newton, Locke, ou n'importe quelle figure exemplaire de l'empirisme classique, ait honnêtement assumé la triple tâche que Fayerabend les accuse d'avoir ignorée. La tâche consiste à identifier ce que nous livre l'expérience en un sens pertinent, à déterminer la signification exacte de ce donné empirique sans le recouvrir d'hypothèses ou de suppositions, et à distinguer quelles sont les règles d'induction précises. Dans cette communauté scientifique anglaise, il y avait certainement des textes méthodologiques qui ont été considérés comme des canons ; ce devait être tout particulièrement le cas du Novum Organum de Bacon et des "règles du raisonnement en philosophie" de Newton. Mais ce n'est pas sans raison qu'il y eut, au dix-huitième siècle, une réaction très brutale à cette tradition avec sa réduction au scepticisme par Hume et l'infection massive par Kant des contributions de l'esprit humain. La raison de cette réaction réside précisément dans la vacuité presque totale et l'incurable ambiguïté de ces textes quand ceux-ci sont lus comme des directives servant à isoler le donné empirique et les conséquences qu'on peut en tirer.

[...] Un sérieux dilemme nous menace. Une branche de ce dilemme consiste en un dogmatisme absolu et l'autre en un scepticisme totalement débilitant. [...] L'empiriste se voit accusé de manière récurrente et familière de ne jamais pouvoir y échapper. [...]

L'argument du jésuite est en effet un argument d'une grande et saisissante généralité. Toutefois, sa première application, et la plus claire, se limite encore aux positions fondationalistes d'un certain genre -on pourrait dire qu'il s'agit d'un genre caractérisé par la recherche d'un fondement dans quelque chose de formulable comme texte. Ce que livrent les Écritures, la Tradition de l'Église, l'expérience, l'observation systématique et l'évaluation contrôlée, les théories acceptées comme étant solides comme du roc ou présupposées par la possibilité même d'une science vraie... Toutes ces choses sont tenues pour des textes formulables. Mais confrontés à n'importe quel texte, nous nous trouvons tout d'abord comme des enfants de l'école maternelle devant un mot écrit. C'est pourquoi Bacon proclame à juste titre que, si nous devons apprendre de la Nature, l'expérience doit devenir lettrée [...] Nous devons apprendre à lire, mais personne ne peut apprendre à lire à l'aide de livres !

La conclusion qui s'impose est alors la suivante: il n'y a que les positions non ou anti-fondationalistes qui puissent survivre à cette critique. Nous avons à nous demander ceci : existe-t-il des positions alternatives possibles ? Si oui, y en a-t-il une qui offre à l'empirisme une porte de sortie de ce dilemme ? [...]

Tout en reconnaissant les erreurs commises par les empiristes classiques, nous devons objecter à Feyerabend que leur problème ne réside pas dans le retour à l'expérience mais dans la naïveté de la conception qu'ils se font de l'expérience. Dès lors, voyons si nous pouvons faire mieux."(pp.460-463)

"L'argument du jésuite ne mène pas au scepticisme mais seulement au rejet de toute position qui se pose comme fondement représentable sous la forme d'un texte, car nous ne pouvons pas faire appel à un texte d'une manière ou d'une autre sans nous appuyer sur quelque chose d'autre, ne serait-ce que sur notre propre langage. [...] Ce fait ne permet pas aux Écritures -ou à n'importe quelle autre source- de jouer le type de rôle que les fondationalistes ou les fondamentalistes souhaiteraient voir joué par un fondement." (pp.465-466)

"Un recours naïf à l'expérience présuppose tout d'abord qu'il n'y a pas la moindre raison de s'interroger sur la véritable nature de ce que l'expérience nous livre, ni sur sa signification ou sa portée. [...]
Jusqu'ici, tout va bien pour Feyerabend. Mais on ne peut ignorer les limites de l'analogie." (p.466)

"Une confusion historique majeure [...] consiste à confondre l'expérience au sens d'événements qui nous arrivent et dont nous sommes conscients, avec les jugements impliqués dans cette présence consciente. Par exemple, il m'est arrivé d'avoir marché sur un tuyau d'arrosage et de l'avoir pris pour un serpent -j'ai sursauté et poussé un cri si bien que tout le monde a remarqué mon erreur et en a ri. Notez l'événement : j'ai marché sur le tuyau, et j'ai certainement remarqué cet événement, et notez ma réponse: le jugement que j'étais en train de marcher sur un serpent. Les deux ne sont en aucune façon identiques, ni inséparables conceptuellement ou réellement. Ceci apparaît plus clairement quand le jugement est erroné, mais vaut également lorsque le jugement est juste.

Je ne suis pas en train de dire qu'un de ces éléments est l'expérience et que l'autre est quelque chose de différent -je suis au contraire en train d'indiquer les confusions qui se produisent si nous les confondons ou ignorons l'un d'eux." (pp.466-467)

"Je n'éprouve aucune difficulté à identifier les événements qui m'arrivent -tout au moins pas au sens où je dois découvrir un critère pour isoler les événements qui m'arrivent à moi parmi tous les événements qui se produisent. D'autre part, je n'éprouve aucune difficulté à interpréter le jugement que je pose en réponse puisque, quand n'importe quel jugement de ce type est posé explicitement, il l'est dans mon propre langage. Et finalement, pour la même raison, je n'éprouve en principe aucune difficulté à distinguer ce qui en découle de ce qui n'en découle pas puisque la logique, quelle que soit sa nature, dérive de la structure du langage.

Ce qui a empoisonné la tradition empiriste dans la philosophie moderne est d'avoir ignoré ce statut spécial de l'expérience. En vérité, l'expérience [...] a un côté qui relève du jugement, dont le contenu peut être représenté sous la forme d'un texte ; d'une certaine façon, c'est un texte. Mais si nous voulons poser la question de l'interprétation de ce texte, nous devons nous rappeler le dilemme qui fait disparaître le paradoxe de Putnam. L'interprétation n'est possible que si nous pouvons décrire à la fois le langage et ce dont traite ce langage de telle sorte que nous puissions identifier les connexions entre les deux -et elle n'est pas possible que si nous disposons effectivement des ressources pour une telle description. Le mieux que nous puissions faire est d'interpréter des parties de notre langage à l'intérieur de notre propre langage, et d'élaborer ainsi le contenu de nos jugements perceptifs. On ne peut logiquement pas nous demander de le considérer comme un texte étranger à traduire puisque les conditions supposées sous lesquelles il en serait ainsi sont précisément les conditions sous lesquelles les présuppositions de la question font défaut.

[...] Les trois problèmes posés dans l'argument original du jésuite ne sont pas exportables ni transposables à l'expérience puisqu'ils s'appliquent à un texte dont la signification et le statut sont en question, tandis que nous avons ici, d'un côté, des éléments qui ne sont pas du tout du texte (ce qui m'arrive, le fait que je dispose de ressources conceptuelles pour formuler des jugements en réponse), et, d'un autre côté, des textes qui sont miens, qui appartiennent à mon langage, qui sont crées par moi dans mon propre langage, de telle sorte que de telles questions ne se posent pas à leur sujet." (pp.469-470)

"Quand je perçois quelque chose [...] c'est dû au fait que quelque chose m'arrive, quelque chose dont je suis conscient, et auquel je réponds en partie par un jugement perceptif. Ce jugement identifie -c'est-à-dire classe- l'événement en question. L'identification peut être correcte ou erronée, précise, imprécise, ou mal fondée. Elle implique également un élément d'interprétation parce qu'elle est formulée dans mon propre langage, dont je reconnais moi-même, à la réflexion, qu'il est lourdement chargé ou infesté de vieilles croyances ou de vieilles théories. Mais il y a pire: le texte peut être enveloppé d'incertitudes, d'ambiguïtés, et d'inconsistances. Je réalise tout ceci: en dépit de la confiance absolue et inévitable que j'accorde au langage et aux jugements qui me sont propres (songez à l'alternative... !), je suis capable de douter de moi-même à plusieurs niveaux, à des degrés plus ou moins élevés.

Que prescrit alors la règle sola experientia ? Ce dont j'ai eu l'expérience, au sens de ce qui m'est réellement arrivé, est la pierre de touche de toute théorie. Mais la théorie est, en moi, uniquement confrontée avec le texte de mes jugements spontanés, c'est-à-dire avec ma réponse catégorique immédiate à ce qui m'est arrivé. Ce texte est déjà divisé en rêverie, veille, pensée, songerie... Mais il est aussi sujet à une critique par laquelle j'isole au moins une première couche de vêtements interprétatifs avec lesquels j'ai habillé les événements (pour utiliser la saisissante métaphore de Boltzmann). Que prendrai-je pour guide pour mener cette tâche à bien ? En pratique, je m'appuierai certainement sur la fiabilité de mon opinion et mes engagements théoriques antérieurs. Je ferai de même dans mon auto-examen critique lors du contrôle de mes propres données. Cette confiance en soi ne signifie pas pour autant que j'accepte n'importe quelles réponses immédiates, spontanées, irréfléchies comme une autorité ultime.

Cette confiance en soi correspond, au niveau de la personne individuelle, à la confiance en la tradition au niveau d'une communauté en ce qu'elle est traitée et conçue à la fois comme fiable et falsifiable. [...] Cette confiance en soi jouit d'une espèce d'incontournabilité purement logique. Toute tentative pour la jauger critiquement dans la situation qui est la nôtre semble nous précipiter dans l'incohérence." (pp.470-471)

"Nous pouvons suspendre une partie de ce que nous considérons comme garanti aussi longtemps que nous sommes disposés à accorder notre confiance à une part suffisamment large de notre langage et de nos opinions précédentes pour décrire la part provisoirement suspendue et ses connexions possibles avec les choses." (p.472)

"Nous devons accepter que, à l'instar du marin en mer de Neurath, nous sommes historiquement situés. Nous ne pouvons compter que sur notre pré-compréhension, notre langage, et notre opinion précédente tels qu'ils se présentent maintenant et nous sommes contraints de continuer à partir de là. La rationalité ne consiste pas à avoir un point de départ particulièrement bon, mais à développer une critique, des amendements et une mise à jour de notre condition donnée qui soient de qualité. Mais même si nous avons réussi dans la première tâche (celle de nous décrire nous-mêmes d'une manière qui évite l'incohérence), il reste toujours la question de savoir comment, exactement, nous devons opérer ce progrès autocritique." (pp.472-473)

"La règle sola scriptura joue deux rôles très efficaces, bien qu'assez différents, dans la communauté sur laquelle elle a de l'emprise. Tout d'abord [...] la règle renforce et maintient l'orthodoxie. [...] [elle permet] de stabiliser les opinions basées sur l'expérience passée. La règle nous défend de prêter attention à des interprétations des sources qui seraient nouvelles ou non traditionnelles. [...] Elle conseille le conservatisme épistémique pour lequel nous pouvons avoir de bonnes raisons d'ordre pratique. [...]

Mais alors que le rôle premier et le plus évident de la règle est de renforcer et de maintenir la tradition, son second rôle, tout aussi efficace, est de fournir un outil ou une arme pour la critique de l'opinion admise. Si le besoin de réviser notre compréhension se faisait sentir, nous en avons les moyens à portée de main. Pour le comprendre, supposons que nous voulions modifier notre croyance A en B. Il existe précisément une forme acceptable d'argumentation :

1) Nous admettons qu'une partie de A était effectivement solidement basée sur les Écritures (ou sur l'expérience, sur des résultats expérimentaux, selon le cas). Appelons cette partie la source reconnue.

2) Nous remarquons ensuite que A contient des éléments interprétatifs, des extrapolations ou des généralisations qui ne sont pas logiquement impliqués par cette source.

3) Ayant suspendu la partie de A que nous avons reconnue comme interprétative, nous nous retrouvons avec une position A* plus faible et compatible avec B.

4): Ensuite, comme dernière étape, nous indiquons une autre partie des Ecritures (ou de l'expérience, des résultats expérimentaux) qui conjointement à A*, fournit un soutien à B.

Nous pouvons considérer les éléments interprétatifs de A comme des erreurs, des ajouts "non bibliques" ou "non scientifiques". C'est de cette façon que les manuels scolaires et les manuels scientifiques populaires traitent Newton :

Newton n'était pas parvenu à la théorie de la relativité d'Einstein parce qu'il est resté l'esclave d'idées anciennes et qu'il a regardé les résultats qu'il avait lui-même obtenus avec des yeux de myope ; il tira dès lors des extrapolations biaisées des faits qu'il avait constatés. Einstein a montré comment Newton était allé au-delà de ce que livre l'expérience ; il en a retiré les éléments métaphysiques ajoutés par Newton, et il a alors ouvert la voie à la théorie correcte et vraiment fidèle à l'expérience.

On peut toujours faire ce genre de chose rétrospectivement. L'expérience précédente ne peut pas logiquement impliquer ce à quoi ressembleront les expériences ultérieures. Par conséquent, si une opinion basée sur l'expérience précédente ne s'accorde pas aux apparences ultérieures, c'est que cette opinion a logiquement été au-delà de ce qui avait été donné -c'est évident ! Mais son échec par rapport au futur la coupable de sur-interprétation. Après tout, l'expérience (ou les Écritures !) pourrait ne pas avoir été elle-même la source de l'erreur !

Le modèle que Feyerabend met ici à jour est familier et convaincant, mais il perd aussi tout crédit si on le présente simplement comme nous l'avons fait. Nous regardons la prétendue règle comme étant en fait une maxime ayant deux rôles complètement séparés et dont on ne se rend pas compte à l'intérieur d'une pratique non réflexive. Dans son premier rôle, la règle renforce l'orthodoxie, tandis que dans le second, elle constitue un moteur pour échapper à l'orthodoxie. [...] Dans un de ses rôles, elle maintient l'orthodoxie et interdit de prendre en considération les interprétations alternatives que des esprits ingénieux peuvent concocter. Mais dans l'autre, elle dévalorise tous les aspects de l'orthodoxie qui peuvent être identifiés comme étant interprétatifs -et qui peuvent être enlevés par couches successives.

Heureusement, seuls les philosophes poussent les idées au bout de leur extrémité logique, et, fort heureusement, personne n'écoute les philosophes. Aux mains des gens raisonnables, ce rôle duel de la règle constitue en fait une grande aubaine. Il maintiendra le statu quo aussi longtemps qu'il n'y a pas d'anomalies sérieuses ou de nouvelles situations qui mettent la tradition en crise. Mais quand de telles crises apparaissent, cette même règle montre la voie du changement raisonné et proportionné, en fournissant une forme rationnelle pour la révision consensuelle." (pp.473-475)

"L'image la plus fidèle que l'on puisse donner pour le moment de notre vie épistémique est, à mon avis, la suivante. Dans le cours normal des choses, nous mettons notre opinion à jour en réponse à l'expérience en ne faisant appel qu'à la pure logique (sans y ajouter un contenu quelconque). Les "sources expertes" jouent un rôle crucial dans le processus qui fait que nous nous accrochons aux conséquences de nos opinions antérieures -mais ces sources sont considérées comme expertes pour nous et en vertu du fait que nous les regardons comme telles. [...]

Mais nous jouissons d'une certaine liberté qui nous permet d'adopter, à tout moment, une attitude critique plus détachée envers notre vie épistémique -et, moyennant une certaine accumulation de déceptions, de déclarer qu'elle est un échec sur certains aspects, ce qui nous rend prêts à élaguer, à tailler, et à brûler.

[...] Nous avons en même temps la liberté de forger la forme de prudence qui ne nous permettra d'effectuer les changements que d'une certaine manière, en séparant soigneusement les éléments interprétatifs des éléments qui doivent être consciemment préservés.

Le lieu de la décision est le lieu vers lequel, en épistémologie, tous les chemins convergent." (pp.476-477)

-Bas van Fraassen, "La fin de l'empirisme ?", Revue Philosophique de Louvain, Année 2000, 98-3, pp. 449-479.

 

Post-scriptum : Il y a une divergence entre les critiques que Bellaing et Feyerabend adressent à l’empirisme. Pour le premier, l’empiriste ne théorise pas ; alors que le second montre que l’empiriste ne peut pas s’empêcher d’aller au-delà de l’expérience… Feyerabend et Bas van Fraassen montrent plutôt que l’empiriste théorise sans le savoir, et donc mal. « Empiriste » devient alors synonyme de l’« attitude naturelle », non-réflexive, non-critique, que nous adoptons tous le plus souvent, par fatigue ou conformisme…

Il faut donc rectifier la critique de Bellaing. On doit définir l’empirisme non seulement pas sa pauvreté théorique, mais par son attitude de déni vis-à-vis de l’élément interprétatif, de l’imaginaire actif dans l’expérience. L’empiriste naïf est un dogmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui refuse de réfléchir sur ce qui se passe –ce qui limite singulièrement l’intérêt de s’en tenir à ce qui a lieu, sans idée préconçue ou ajout métaphysique !

Une conception plus fine peut toutefois s’arracher au donné empirique pour entamer un début de rapport critique à celle-ci, en reconnaissant le jugement comme partie intégrante de l’expérience vécue :

-Empirisme réflexif (ou réflexivité, mise en activité de l’entendement) : « qu’est-ce que ça veut dire que j’expérimente cela ? Avec quels notions suis-je amené à définir mon expérience ? ». L’empirisme de Hume, qui recherche des lois d’association psychologique, est un bon exemple.  

-Empirisme critique (ou transcendantal – naturalisation de l’esprit) : « Qu’est-ce qui conditionne l’expérience que j’ai ? Pourquoi est-ce que j’expérimente cela ? ». On peut penser bien sûr à l’empirisme transcendantal de Deleuze.

On peut cependant dépasser ce stade de simple élaboration interrogative –qui risque fort de demeurer simple spéculation, scepticisme- en faveur d’une épistémologie pragmatique.

Pour le pragmatisme, la révision de l’état antérieur de mes croyances est rendue pertinente lorsque le nouvel état de mes croyances permet la résolution d’un problème. La réussite pratique établit la vérité –partielle- de ma pensée, tandis que l’échec exige une révision de mes croyances, une nouvelle élaboration théorique élucidant le sens et le conditionnement de l’expérience.

Mais à l’instar du bateau de Neurath, le pragmatisme ne demande pas l’élimination de toute mes croyances non-évalués (effort du reste impossible), ou l’identication d’une certitude absolue initiale. C’est bien une épistémologie non-fondationnaliste, pragmatique. On avance dans la connaissance non en déduisant « more geometrico » davantage de vérités, mais en éliminant les croyances fausses grâce aux tests effectués et aux problèmes résolus.

La méthode expérimentale des sciences naturelles est une forme de démarche scientifique suivant ces principes gnoséologiques. Mais d’autres sciences peuvent répondre aux critères pragmatiques, de même que l’activité quotidienne.

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