dimanche 26 mai 2024

La naissance des Lumières en Angleterre. Le naturalisme de Francis Bacon et la modernité scientifique

"La rupture méthodologique avec l'aristotélisme chrétien effectuée par Bacon représente l'apogée du naturalisme méthodologique. Le philosophe anglais développe la méthode qui mène le plus loin le renversement scholastique et qui conquiert la plus grande audience dans les milieux scientifiques. Il achève le combat dans les cercles de l'élite intellectuelle ; après lui, l'obsolescence de la démarche scholastique est acquise chez tous les savants d'envergure. 

Le père du jeune Bacon est membre de la haute administration royale. Naturellement, il encourage son fils à poursuivre des études de droit, et lui permet de devenir à dix-huit ans le secrétaire de l'ambassadeur d'Angleterre en France. La même année, son père meurt en ne lui laissant qu'un mince héritage. Privé de l'appui paternel, il se consacre à l'obtention de son grade d'avocat, ce qu'il réalise en 1582. Élu député de Melcombe en 1584, il entame sa carrière politique en adressant une lettre à la reine Elisabeth, dans laquelle il défend les prérogatives du parlement. S'il respecte le pouvoir monarchique, il le met en garde contre une imposition trop excessive, qui nuirait au commerce et à l'unité politique du royaume. Il reçoit le soutien du prometteur comte d'Essex, officier du royaume, qui lui fait don d'une terre. Bacon est nommé conseiller extraordinaire auprès de la reine en 1596, tout en publiant ses premiers textes philosophiques (ses Essays datent de 1597). Essex, en rivalité avec la reine, échoue dans une expédition de maintien de l'ordre en Irlande. Aussitôt jugé et emprisonné, son sort est définitivement scellé lorsque Bacon fait une déclaration sur ses supposées trahisons. C'est donc à partir de 1601 que Bacon se range derrière la couronne, dont il défend la primauté devant le Parlement. En adoptant ainsi la position inverse de ses premières années de député, il s'ouvre la perspective d'une carrière dans les plus hautes sphères de la royauté.

Jacques Ier succède à Elisabeth et fait de Bacon son conseiller ordinaire en 1604. Parallèlement, les publications se poursuivent: Of the Proficience and Advancement of Learning (1605) et De sapientia veterum (1609). En 1610, il aide le roi lors de négociations avec le Parlement pour la création de nouvelles impositions. Le roi le gratifie de sa confiance, en le nommant membre du conseil privé en 1616, puis Garde des Sceaux l'année suivante. Le couronnement a lieu en 1618 ; Bacon devient Lord Chancelier et baron de Verulam. L'accès aux postes à responsabilité ne l'empêche pas de continuer son œuvre, avec le Novum Organum (1620). Se faisant le défenseur des prérogatives royales, il s'attire la haine de députés bourgeois radicaux, représentés par Coke. En 1621, les "patriotes" du parti de Coke parviennent à vaincre Bacon, le courtisan. Ils le confrontent au cours d'un procès, qui établit l'implication des intérêts du chancelier avec des monopoles coupables d'extorsions. Le roi ne peut rien faire: le chancelier est condamné à la perte de ses dignités, de ses droits civiques et de ses biens, ainsi qu'à la prison à vie. Gracié peu de temps après, le reste de sa vie est consacré à l'écriture (De Dignitate et Augmentis Scientiarum, 1623, traduction et révision en latin de son ouvrage de 1605). Jacques Ier lui accorde finalement son pardon et rétablit sa pension. [...]

"L'opposition à la scholastique chez Bacon s'exprime par un projet de réforme des savoirs et de leur enseignement. La critique de l'ancienne logique prend pour cible trois de ses composantes essentielles: le syllogisme, l'induction propre aux dialecticiens et les croyances imaginaires. [...] L'usage incontrôlé du syllogisme conduit au savoir précieux, dans lequel les mots prennent le dessus sur la matière. L'induction scolastique, qui à partir de matériaux faibles édifie des propositions innombrables et à prétention universelle, débouche sur le savoir chicanier, dans lequel l'esprit tend à travailler sur lui-même faute de substance expérimentale. Enfin, les croyances accordées trop facilement à des récits douteux amènent au savoir fantasque, par lequel l'imagination sape les bases du savoir raisonnable. Chacun de ces trois symptômes a pour agent infectieux l'absence de contact entre l'esprit et les phénomènes, entre les mots et les manifestations concrètes de la nature. [...] Si les mots d'un syllogisme n'ont pas de correspondant matériel, alors le raisonnement s'écroule comme un édifice bâti sans fondations. [...] Bacon attaque donc [l'université] [...] qui a érigé en dogme la logique aristotélicienne et est devenue une autorité incontrôlable. Il suit donc les traces des naturalistes précédents par l'analyse critique du langage scolastique. [...]

Dans sa classification des sciences de 1623, parue dans De Dignitate et Augmentis Scientiarum, Bacon délimite la sphère théologique des autres sciences ; elles possèdent des objets d'étude propres, qui lui interdisent de s'immiscer dans les autres savoirs. [...]

Après avoir bâti une monumentale architecture des sciences, de la poésie à la physique en passant par la psychologie, Bacon omet de présenter les divisions de la théologie (exposées dans la classification de 1605). [...] Le savant ne doit plus insérer le divin dans ses explications ; il doit préserver l'étanchéité entre la nature, l'homme et la révélation.

Cette séparation est une conséquence du procès d'élaboration des connaissances valides. Quels sont les critères de vérité instaurés par la méthode baconienne ? La théorie du reflet est énoncée pour la première fois: les vérités scientifiques donnent une représentation fidèle et réelle de la nature. La connaissance est une représentation [...] nullement conventionnelle, mais à l'image du rayon de lumière. La nature est un rayon direct que les savoirs restituent sous la forme du rayon réfléchi [...] Le cœur du procès de connaissance consiste dans l'interface entre les deux rayons, c'est-à-dire dans le miroir de la sensibilité et de l'expérience. Les objets du monde prennent donc une consistance scientifique grâce au filtre des sens, qui ne sont pas qu'une preuve, mais surtout le révélateur de la réalité des choses.

Ce présupposé fonde le concept d'expérience chez Bacon. La rencontre des sens et de la nature est le moyen du développement scientifique, certes à accorder avec les spéculations de l'entendement, mais un moteur indispensable. L'expérience est au fondement des sciences, en tant qu'elle est un premier pas indispensable vers la découverte de la vérité. Elle ne doit plus être un recours anecdotique, comme l'utilise la tradition scolastique, mais la base de l'édifice des savoirs. Quelle est la raison de cette nécessité ? La nature ne livre ses secrets qu'en étant tourmentée par les savants, qui la soumettent aux différentes techniques dont ils disposent (lunette astronomique, dissection, etc.) afin d'examiner ses réactions. [...] C'est pourquoi Bacon propose à de multiples reprises la réalisation "d'histoire expérimentales", c'est-à-dire des relevés exhaustifs d'expériences réussies, notamment en astronomie et en mécanique, pour que les savants aient une référence commune et parlent le même langage. Il cherche à remplacer le culte du discours et de la logique aristotélicienne par l'étude directe et raisonnée des phénomènes.

Bacon n'est donc pas un empiriste naïf. C'est lui, l'expérience est un rapport mouvant entre l'entendement et les phénomènes, grâce auquel s'opèrent des relevés, des comparaisons et des sélections. A chaque étape de ce procès inductif, sensibilité et raison avancent ensemble, jusqu'à la découverte de la véritable forme de l'objet.

Cette méthode, qu'il appelle la véritable induction par opposition à l'ancienne, est exposée dans son Novum Organum. Le titre indique l'ambition courageuse et exorbitante du philosophe-chancelier: substituer une nouvelle logique à celle qui prévaut depuis le moyen-âge. Le procès de connaissance [...] doit [...] partir des axiomes les plus particuliers (autrement dit les plus proches de l'expérience), pour aller vers les axiomes mineurs, puis moyens, et atteindre en dernier les axiomes les plus généraux. Le tort de la logique scolastique est de sauter certaines de ces étapes, ou bien de parcourir cette échelle en sens inverse. Il faut respecter cette graduation axiomatique, qui évitera de s'élever "d'un coup d'ailes" vers de fausses généralités.

L'originalité de la logique baconienne est d'allier les mots et les sens à chaque degré du procès de connaissance. La raison doit assister les sens dans l'expérimentation, tandis que les expériences elles-mêmes doivent encadrer l'entendement. Tout le long de l'induction baconienne, l'entendement et l'expérience sont étroitement liés, des axiomes les plus particuliers aux plus généraux. [...]

L'organisation des savoirs tente d'épouser la nature telle qu'elle est conçue à l'époque, non des catégories logiques. S'agissant de la philosophie naturelle par exemple, elle se divise en une partie pratique (recherche d'inventions, ou d'effets, à partir des axiomes) et en une autre théorique (recherche des axiomes, ou des causes, à partir de l'expérience). La philosophie théorique se scinde à son tour en physique (étude des causes efficientes et matérielles) et en métaphysique (étude des causes formelles et finales), alors que la philosophie pratique est composée de la mécanique (effets matériels et efficients) et de la magie (effets formels et finaux). La physique seule est encore divisée en trois branches, selon qu'on considère la nature dans son principe, dans son système ou dans sa diversité. Toutes ces divisions portent la trace de l'aristotélisme, puisque les quatre types de causes en sont un héritage direct. Pourtant, cette classification effectue une rupture dans l'agencement des sciences: la métaphysique n'est plus la science première et fondatrice, qui dicte leurs conditions de développement aux autres sciences ; désormais, la philosophie naturelle repose sur un objet d'étude autonome, la nature, qui se divise selon son rapport à l'expérience. Les axiomes théoriques qu'elle produit sont réglés par le travail expérimental et alimentent ce dernier en retour. D'un côté la mine, de l'autre les fourneaux, un partage des tâches au sein de la connaissance est nécessaire, en fonction de ceux qui "creusent" la nature pour l'explorer, et de ceux qui façonnent les découvertes ainsi mise à nu. [...]

Le but de cette réforme coïncide avec la finalité des sciences. Si la connaissance est gardée jalousement par un petit cercle privilégié, qui ne se préoccupe pas d'accroître sa portée et sa puissance, mais cultive l'ésotérisme et le mystère, alors le délabrement intellectuel guette les hommes. L'avertissement vaut particulièrement pour la philosophie naturelle :

"[...] Par philosophie naturelle, j'entends une philosophie qui ne s'évanouisse pas en fumée de spéculations, subtiles ou sublimes, mais une philosophie qui mette la main à l'œuvre, et qui travaille efficacement à adoucir les misères de la condition humaine." [Bacon, 1623]

La science doit servir l'humanité, en particulier celle qui s'occupe des affaires économiques et politiques, pour sortir du confinement monacal auquel l'a réduite la féodalité. Menée efficacement, elle peut aider au perfectionnement des techniques, de la médecine, du transport, des cultures, etc. [...] Bien sûr, la science a aussi pour fin la contemplation de la vérité, telle qu'elle se donne dans les recherches théoriques et pratiques. Mais cette vérité ne trouve une confirmation que dans les œuvres, obtenues à partir de ses applications. Le bouleversement social des XVe et XVIe siècles traverse cette vision ; la bourgeoisie et la monarchie ont besoin d'une science à leur service pour continuer à explorer et à conquérir. [...]

Bacon n'est pas un sensualiste ; l'expérience chez lui consiste en une stratégie pour modeler les phénomènes, jusqu'à ce qu'ils acquièrent une signification. Le savant n'observe pas passivement la nature, en accumulant les perceptions de façon désintéressée, comme si elle était une machine inerte. Dès les premières sensations, la raison est à l'œuvre et cette collaboration se poursuit jusqu'aux plus hautes généralisations, même si les proportions s'inversent. [...]
La critique baconienne n'est pas physique, comme chez les padouans, mais méthodologique. C'est pourquoi sa conception de la nature s'inspire à la fois d'Aristote et de Démocrite. [...] Il développe une physique [...] plutôt conservatrice comparée aux innovations des physiciens italiens. En même temps, il semble qu'il connaît, peut-être approuve, l'atomisme ancien." (pp.210-217)

"Faire de Bacon un matérialiste donnerait une image erronée de sa philosophie. Comme tous les naturalistes, il opère une unification de la réalité, qui produit un immanentisme remettant en cause les croyances surnaturelles et autres raffinements transcendantaux. En cela, il renoue avec l'un des puissants caractères du matérialisme antique. Mais [...] l'immanentisme est contenu face à la question de l'origine ; la transcendance survit lorsqu'il faut savoir d'où vient le monde, logiquement et chronologiquement. [...] La nature est entièrement accessible à la raison humaine, à condition de faire de son origine une extériorité irréductible." (pp.210-218)

-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2103, 706 pages.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire