"La rupture méthodologique avec l'aristotélisme
chrétien effectuée par Bacon représente l'apogée du naturalisme méthodologique.
Le philosophe anglais développe la méthode qui mène le plus loin le
renversement scholastique et qui conquiert la plus grande audience dans les
milieux scientifiques. Il achève le combat dans les cercles de l'élite
intellectuelle ; après lui, l'obsolescence de la démarche scholastique est
acquise chez tous les savants d'envergure.
Le père du jeune Bacon est membre de la haute
administration royale. Naturellement, il encourage son fils à poursuivre des
études de droit, et lui permet de devenir à dix-huit ans le secrétaire de
l'ambassadeur d'Angleterre en France. La même année, son père meurt en ne lui
laissant qu'un mince héritage. Privé de l'appui paternel, il se consacre à
l'obtention de son grade d'avocat, ce qu'il réalise en 1582. Élu député de
Melcombe en 1584, il entame sa carrière politique en adressant une lettre à la
reine Elisabeth, dans laquelle il défend les prérogatives du parlement. S'il
respecte le pouvoir monarchique, il le met en garde contre une imposition trop
excessive, qui nuirait au commerce et à l'unité politique du royaume. Il reçoit
le soutien du prometteur comte d'Essex, officier du royaume, qui lui fait don
d'une terre. Bacon est nommé conseiller extraordinaire auprès de la reine en
1596, tout en publiant ses premiers textes philosophiques (ses Essays datent
de 1597). Essex, en rivalité avec la reine, échoue dans une expédition de
maintien de l'ordre en Irlande. Aussitôt jugé et emprisonné, son sort est
définitivement scellé lorsque Bacon fait une déclaration sur ses supposées
trahisons. C'est donc à partir de 1601 que Bacon se range derrière la couronne,
dont il défend la primauté devant le Parlement. En adoptant ainsi la position
inverse de ses premières années de député, il s'ouvre la perspective d'une
carrière dans les plus hautes sphères de la royauté.
Jacques Ier succède à Elisabeth et fait de Bacon son
conseiller ordinaire en 1604. Parallèlement, les publications se
poursuivent: Of the Proficience and Advancement of Learning (1605)
et De sapientia veterum (1609). En 1610, il aide le roi lors
de négociations avec le Parlement pour la création de nouvelles impositions. Le
roi le gratifie de sa confiance, en le nommant membre du conseil privé en 1616,
puis Garde des Sceaux l'année suivante. Le couronnement a lieu en 1618 ; Bacon
devient Lord Chancelier et baron de Verulam. L'accès aux postes à responsabilité
ne l'empêche pas de continuer son œuvre, avec le Novum Organum (1620).
Se faisant le défenseur des prérogatives royales, il s'attire la haine de
députés bourgeois radicaux, représentés par Coke. En 1621, les
"patriotes" du parti de Coke parviennent à vaincre Bacon, le
courtisan. Ils le confrontent au cours d'un procès, qui établit l'implication
des intérêts du chancelier avec des monopoles coupables d'extorsions. Le roi ne
peut rien faire: le chancelier est condamné à la perte de ses dignités, de ses
droits civiques et de ses biens, ainsi qu'à la prison à vie. Gracié peu de
temps après, le reste de sa vie est consacré à l'écriture (De Dignitate et
Augmentis Scientiarum, 1623, traduction et révision en latin de son ouvrage
de 1605). Jacques Ier lui accorde finalement son pardon et rétablit sa pension.
[...]
"L'opposition à la scholastique chez Bacon
s'exprime par un projet de réforme des savoirs et de leur enseignement. La
critique de l'ancienne logique prend pour cible trois de ses composantes essentielles:
le syllogisme, l'induction propre aux dialecticiens et les croyances
imaginaires. [...] L'usage incontrôlé du syllogisme conduit au savoir précieux,
dans lequel les mots prennent le dessus sur la matière. L'induction
scolastique, qui à partir de matériaux faibles édifie des propositions
innombrables et à prétention universelle, débouche sur le savoir chicanier,
dans lequel l'esprit tend à travailler sur lui-même faute de substance
expérimentale. Enfin, les croyances accordées trop facilement à des récits
douteux amènent au savoir fantasque, par lequel l'imagination sape les bases du
savoir raisonnable. Chacun de ces trois symptômes a pour agent infectieux
l'absence de contact entre l'esprit et les phénomènes, entre les mots et les
manifestations concrètes de la nature. [...] Si les mots d'un syllogisme n'ont
pas de correspondant matériel, alors le raisonnement s'écroule comme un édifice
bâti sans fondations. [...] Bacon attaque donc [l'université] [...] qui a érigé
en dogme la logique aristotélicienne et est devenue une autorité incontrôlable.
Il suit donc les traces des naturalistes précédents par l'analyse critique du
langage scolastique. [...]
Dans sa classification des sciences
de 1623, parue dans De Dignitate et Augmentis Scientiarum, Bacon
délimite la sphère théologique des autres sciences ; elles
possèdent des objets d'étude propres, qui lui interdisent de
s'immiscer dans les autres savoirs. [...]
Après avoir bâti une monumentale architecture des
sciences, de la poésie à la physique en passant par la psychologie, Bacon omet
de présenter les divisions de la théologie (exposées dans la classification de
1605). [...] Le savant ne doit plus insérer le divin dans ses explications ; il
doit préserver l'étanchéité entre la nature, l'homme et la révélation.
Cette séparation est une conséquence du procès
d'élaboration des connaissances valides. Quels sont les critères de vérité
instaurés par la méthode baconienne ? La théorie du reflet est énoncée pour
la première fois: les vérités scientifiques donnent une représentation fidèle
et réelle de la nature. La connaissance est une représentation [...]
nullement conventionnelle, mais à l'image du rayon de lumière. La nature est un
rayon direct que les savoirs restituent sous la forme du rayon réfléchi [...]
Le cœur du procès de connaissance consiste dans l'interface entre les deux
rayons, c'est-à-dire dans le miroir de la sensibilité et de l'expérience. Les
objets du monde prennent donc une consistance scientifique grâce au filtre des
sens, qui ne sont pas qu'une preuve, mais surtout le révélateur de la réalité
des choses.
Ce présupposé fonde le concept d'expérience chez
Bacon. La rencontre des sens et de la nature est le moyen du développement
scientifique, certes à accorder avec les spéculations de l'entendement, mais un
moteur indispensable. L'expérience est au fondement des sciences, en tant
qu'elle est un premier pas indispensable vers la découverte de la vérité. Elle
ne doit plus être un recours anecdotique, comme l'utilise la tradition
scolastique, mais la base de l'édifice des savoirs. Quelle est la raison de
cette nécessité ? La nature ne livre ses secrets qu'en étant tourmentée par les
savants, qui la soumettent aux différentes techniques dont ils disposent
(lunette astronomique, dissection, etc.) afin d'examiner ses réactions. [...]
C'est pourquoi Bacon propose à de multiples reprises la réalisation
"d'histoire expérimentales", c'est-à-dire des relevés exhaustifs
d'expériences réussies, notamment en astronomie et en mécanique, pour que les
savants aient une référence commune et parlent le même langage. Il cherche à
remplacer le culte du discours et de la logique aristotélicienne par l'étude
directe et raisonnée des phénomènes.
Bacon n'est donc pas un empiriste naïf. C'est
lui, l'expérience est un rapport mouvant entre l'entendement et les phénomènes,
grâce auquel s'opèrent des relevés, des comparaisons et des sélections. A
chaque étape de ce procès inductif, sensibilité et raison avancent ensemble,
jusqu'à la découverte de la véritable forme de l'objet.
Cette méthode, qu'il appelle la véritable induction
par opposition à l'ancienne, est exposée dans son Novum Organum. Le
titre indique l'ambition courageuse et exorbitante du philosophe-chancelier:
substituer une nouvelle logique à celle qui prévaut depuis le moyen-âge. Le
procès de connaissance [...] doit [...] partir des axiomes les plus
particuliers (autrement dit les plus proches de l'expérience), pour aller vers
les axiomes mineurs, puis moyens, et atteindre en dernier les axiomes les plus
généraux. Le tort de la logique scolastique est de sauter certaines de ces
étapes, ou bien de parcourir cette échelle en sens inverse. Il faut respecter
cette graduation axiomatique, qui évitera de s'élever "d'un coup
d'ailes" vers de fausses généralités.
L'originalité de la logique baconienne est d'allier
les mots et les sens à chaque degré du procès de connaissance. La raison doit
assister les sens dans l'expérimentation, tandis que les expériences
elles-mêmes doivent encadrer l'entendement. Tout le long de l'induction baconienne,
l'entendement et l'expérience sont étroitement liés, des axiomes les plus
particuliers aux plus généraux. [...]
L'organisation des savoirs tente d'épouser la nature
telle qu'elle est conçue à l'époque, non des catégories logiques. S'agissant de
la philosophie naturelle par exemple, elle se divise en une partie pratique
(recherche d'inventions, ou d'effets, à partir des axiomes) et en une autre
théorique (recherche des axiomes, ou des causes, à partir de l'expérience). La
philosophie théorique se scinde à son tour en physique (étude des causes
efficientes et matérielles) et en métaphysique (étude des causes formelles et
finales), alors que la philosophie pratique est composée de la mécanique
(effets matériels et efficients) et de la magie (effets formels et finaux). La
physique seule est encore divisée en trois branches, selon qu'on considère la
nature dans son principe, dans son système ou dans sa diversité. Toutes ces
divisions portent la trace de l'aristotélisme, puisque les quatre types de
causes en sont un héritage direct. Pourtant, cette classification effectue une
rupture dans l'agencement des sciences: la métaphysique n'est plus la science
première et fondatrice, qui dicte leurs conditions de développement aux autres
sciences ; désormais, la philosophie naturelle repose sur un objet d'étude
autonome, la nature, qui se divise selon son rapport à l'expérience. Les
axiomes théoriques qu'elle produit sont réglés par le travail expérimental et
alimentent ce dernier en retour. D'un côté la mine, de l'autre les fourneaux,
un partage des tâches au sein de la connaissance est nécessaire, en fonction de
ceux qui "creusent" la nature pour l'explorer, et de ceux qui
façonnent les découvertes ainsi mise à nu. [...]
Le but de cette réforme coïncide avec la finalité des
sciences. Si la connaissance est gardée jalousement par un petit cercle
privilégié, qui ne se préoccupe pas d'accroître sa portée et sa puissance, mais
cultive l'ésotérisme et le mystère, alors le délabrement intellectuel guette
les hommes. L'avertissement vaut particulièrement pour la philosophie naturelle
:
"[...] Par philosophie naturelle,
j'entends une philosophie qui ne s'évanouisse pas en fumée de spéculations,
subtiles ou sublimes, mais une philosophie qui mette la main à l'œuvre, et qui
travaille efficacement à adoucir les misères de la condition humaine."
[Bacon, 1623]
La science doit servir l'humanité, en particulier
celle qui s'occupe des affaires économiques et politiques, pour sortir du
confinement monacal auquel l'a réduite la féodalité. Menée efficacement, elle
peut aider au perfectionnement des techniques, de la médecine, du transport,
des cultures, etc. [...] Bien sûr, la science a aussi pour fin la contemplation
de la vérité, telle qu'elle se donne dans les recherches théoriques et pratiques.
Mais cette vérité ne trouve une confirmation que dans les œuvres, obtenues à
partir de ses applications. Le bouleversement social des XVe et XVIe siècles
traverse cette vision ; la bourgeoisie et la monarchie ont besoin d'une science
à leur service pour continuer à explorer et à conquérir. [...]
"Faire de Bacon un matérialiste donnerait une
image erronée de sa philosophie. Comme tous les naturalistes, il opère une unification
de la réalité, qui produit un immanentisme remettant en cause les croyances
surnaturelles et autres raffinements transcendantaux. En cela, il renoue avec
l'un des puissants caractères du matérialisme antique. Mais [...]
l'immanentisme est contenu face à la question de l'origine ; la transcendance
survit lorsqu'il faut savoir d'où vient le monde, logiquement et
chronologiquement. [...] La nature est entièrement accessible à la raison
humaine, à condition de faire de son origine une extériorité irréductible."
(pp.210-218)
-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2103, 706 pages.
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