« Le marxisme est une philosophie et un point de vue sur le monde qui cherche à analyser la réalité concrète à partir de faits matériels. Bien qu’il n’était pas possible pour Marx et Engels, à eux seuls, de se pencher de façon adéquate sur l’ensemble des questions liées à l’oppression (tout comme ils n’ont pas pu se pencher dans leurs écrits spécifiquement sur d’autres thèmes importants), ils ont tout de même beaucoup écrit sur l’oppression des femmes, sur l’oppression raciale –liée à l’esclavage et à l’impérialisme – et sur l’oppression des minorités nationales, comme celle de la nation irlandaise dans le cadre de l’Empire britannique. »
"Les théories de l’intersectionnalité et du
privilège proviennent généralement de la “troisième vague du féminisme” (ou
“postféminisme”) des années ’80 et ‘ 90. Ces mouvements se sont davantage
concentrés sur la féminisation de l’élite dirigeante plutôt que sur les luttes
des mouvements pour les droits des femmes. Il s’agissait ainsi d’un important
recul provenant de l’illusion selon laquelle le système capitaliste serait
capable d’apporter l’égalité et la liberté pour les femmes. À cette époque, la
crise du capitalisme des années ’70 et ’80 avait révélé la faillite du réformisme
de la direction syndicale et de la direction du Parti travailliste. Ces
dernières se sont positionnées aux côtés du système, ce qui a mené à des
défaites et des reculs. Cela coïncide avec l’émergence de la doctrine
néolibérale du capitalisme, avec l’effondrement du stalinisme et avec
l’affirmation des capitalistes selon laquelle la “fin de l’Histoire” –
c’est-à-dire la fin de la lutte des classes– était arrivée.
Cette période de défaites a mené à un recul très
important de la conscience de classe et de l’autorité du mouvement ouvrier. Le
néolibéralisme était seul maître à bord, que ce soit sur le plan économique ou
politique. D’importantes attaques ont été menées contre les syndicats en même
temps que déferlaient privatisations, contrats à court terme, emplois
sous-payés, désindustrialisation et un grand panel de mesures supprimant tout
obstacle au profit. C’est à cette époque également qu’est apparu le petit
cousin idéologique du néolibéralisme : le postmodernisme.
Le postmodernisme est le rejet de tous les “grands
récits”, de toute tentative de développement d’une analyse et d’un point de vue
global. Selon le postmodernisme, on ne peut réellement connaitre et analyser la
réalité objective dans sa totalité. Il s’agit d’une analyse de l’oppression se
basant sur un idéalisme majoritairement personnel et subjectif. Bien entendu,
les opinions et les expériences personnelles de tou·te·s les opprimé·e·s sont
extrêmement importantes. Mais afin d’avoir un aperçu correct de la nature et
des causes de l’oppression, en plus d’être à l’écoute de la voix des
opprimé·e·s, il faut une analyse matérialiste des forces sociales à l’œuvre,
qui sont à la source de cette oppression. Ainsi, nous avons besoin d’une vision
claire, c’est-à-dire d’un programme et de méthodes justes pour lutter et
parvenir à vaincre l’oppression sexiste.
Il est vrai que la plupart des courants “identitaires”
rejettent consciemment le féminisme libéral ou bourgeois – c’est-à-dire un
féminisme entièrement cautionné par le capitalisme, qui ne cherche à obtenir
des changements que s’ils s’insèrent dans le cadre donné par ce système, qui
porte surtout une attention à la féminisation de l’élite dirigeante, qui veut
plus de patronnes et de politiciennes tout en se maintenant dans ce système de
profits, qui est pourtant la cause de l’inégalité et de l’oppression.
Néanmoins, cette attention portée sur le caractère individuel, voire personnel
du problème –également inhérent à la politique des identités, bien que d’une
autre manière– ne remet pas en question le statu
quo. Dans le rejet des “grands récits”, il n’y a aucune critique globale de
la manière dont le système perpétue le racisme, le sexisme et l’homophobie.
Nancy Fraser –une intellectuelle féministe de gauche qui dénonce la manière dont le mouvement féministe est à ses yeux devenu la “bonniche du capitalisme”– déplore cette transition “identitaire”. Nancy Fraser exagère sans doute l’ampleur de la politique socialiste et de l’idée de lutte des classes dans le mouvement féministe des années ’60 et ’70 – bien qu’il soit certain que cette vision des choses ait joué un grand rôle dans ce mouvement. Néanmoins, les critiques exprimées par celle-ci sur ce qui est advenu de ce mouvement féministe sont extrêmement éclairantes :
« Tandis que la
génération de ’68 espérait, entre autres, restructurer l’économie politique de
sorte à abolir la division genrée du travail, les féministes qui ont succédé
ont formulé d’autres buts moins matériels. Certaines cherchaient, par exemple,
à obtenir une reconnaissance de la différence sexuelle, tandis que d’autres
préféraient déconstruire l’opposition catégorique entre masculin et féminin. Le
résultat a été un déplacement du centre de gravité du mouvement féministe.
Alors qu’il se concentrait sur le travail et sur la violence, les luttes
féministes aujourd’hui parlent de plus en plus d’identité et de représentation…
Le tournant dans le mouvement féministe en faveur de la “reconnaissance” va
clairement de pair avec l’hégémonie du néolibéralisme, qui veut avant tout
faire disparaitre tout souvenir de l’idéal socialiste. » (Les Fortunes du féminisme : du capitalisme
d’État à la crise néolibérale, 2013)
Nancy Fraser oppose cette approche à son propre modèle
de reconnaissance / redistribution : la remise en question des aspects
économiques de l’oppression des femmes et celle de ses aspects culturels (tels
que le manque de reconnaissance) doivent inextricablement être liées afin de
pouvoir combattre efficacement l’oppression des femmes. Pour les marxistes,
cela constitue le b.a.-ba de la lutte pour l’émancipation des femmes et il est
positif qu’une féministe célèbre aille dans ce sens. Prenons un exemple. En
Irlande, la lutte pour les droits reproductifs ne peut pas être complète si
elle se concentre uniquement sur les aspects légaux. On ne peut oublier le fait
que le système des soins de santé est non seulement entre les mains de
l’establishment catholique avec sa vision arriérée des femmes et de la
reproduction, mais qu’il est également gravement sous-financé, ce qui fait que
son personnel est clairement dépassé par le nombre de patient·e·s, causant des
souffrances inutiles à celles qui accouchent dans les hôpitaux publics.
La lutte pour les droits à la reproduction doit donc
être liée à la lutte pour un service public de soins de santé progressiste,
laïc, moderne et totalement gratuit. Vu la faiblesse du capitalisme irlandais
(celui-ci étant très fortement axé sur le néo-libéralisme à l’anglo-saxonne),
la politique d’austérité actuelle, ainsi qu’une tendance continue vers un
modèle privatisé des soins de santé et l’inexistence totale d’un véritable
service public de ces soins pour sa population, il est aujourd’hui plus que
jamais nécessaire de lutter pour une alternative à ce système. Cela veut dire remettre
en question la propriété privée des moyens de production et des capitaux afin
de placer ces ressources au service de la population sous contrôle démocratique
des travailleurs. Cela permettra de développer un service de santé public
démocratique et accessible à tous. »
"Si on prend l’exemple d’une travailleuse
confrontée à une domination abusive de son conjoint, il est probable que, de
son point de vue, son oppression en tant que femme est le premier et le plus
grand obstacle à son émancipation ainsi que la plus grande source de malaise
dans sa vie à ce moment-là. Le fait qu’elle soit une femme de la classe des
travailleurs·euses est néanmoins tout aussi important. Par exemple, s’il s’agit
d’une travailleuse disposant de faibles revenus, cela limite ses options et ses
choix. Il lui sera plus difficile de quitter ce conjoint pour aller mener sa
propre vie. D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que travailler à
l’extérieur de la maison permet de fréquenter d’autres personnes qui se
trouvent dans la même position. Son travail en dehors du domicile familial peut
alors accroître son sentiment de confiance en soi. En tant que travailleuse,
elle dispose d’une force potentielle qui lui permet de faire grève avec ses
collègues et d’apprendre à construire une unité de classe et une solidarité,
qui peut rejaillir sur sa confiance en elle et sur sa capacité à trouver les
outils nécessaires pour sortir de cette relation abusive."
"La grève des mineurs au Royaume-Uni :
Les exemples des puissantes luttes des travailleurs·euses
dans le passé sont souvent considérés comme des points de référence pour les
couches opprimées de la société de manière générale. Lors de la grève des
mineurs au Royaume-Uni, une partie extrêmement puissante et bien organisée de
la classe des travailleurs·euses a été prise pour cible par Thatcher et son
gouvernement capitaliste néolibéral, ce qui a déclenché une lutte de résistance
héroïque. Les mineurs ont représenté une source d’inspiration majeure par leur
contre-attaque contre tout ce que Thatcher représentait, c’est-à-dire la course
aux profits à tout prix des capitalistes et la destruction de toute solidarité
des travailleurs·euses ou de toute organisation capable d’y faire obstacle.
De nombreuses femmes de la classe des travailleurs·euses
–les épouses, les mères, les sœurs et les filles des mineurs en grève– ont joué
un rôle très important dans la guerre de classe épique qui s’en est suivie. Au
même moment, Thatcher signait des lois homophobes qui ont poussé la communauté
LGBT à se ranger derrière les mineurs, tout comme d’ailleurs les communautés
noires et asiatiques. Les travailleurs en grève sont devenus la référence
absolue pour tous les groupes opprimés qui ont alors uni leurs différentes
luttes derrière cette bannière, plutôt que de poursuivre celles-ci de manière
isolée – ce qui aurait facilité leur répression par la classe dirigeante.
Lors de cette lutte, on a également vu un changement
important de l’attitude de nombre de mineurs par rapport aux femmes, tout comme
par rapport aux homosexuel·le·s, aux Noir·e·s et aux Asiatiques qui les
soutenaient. Ainsi, ils voyaient sous un jour différent celles qui étaient
devenues des organisatrices et des militantes de la lutte des classes, les
respectant davantage, tout en comprenant mieux les difficultés auxquelles elles
sont confrontées dans leur foyer. De nombreux mineurs ont donc commencé à
s’occuper des tâches domestiques et de la garde des enfants tandis que les
femmes organisaient des meetings et des actions de solidarité tout au long de
la lutte. Ce conflit de classes a également provoqué toute une série de
divorces et de séparations, vu que de nombreuses femmes, ayant gagné en
confiance, attendaient désormais plus de la vie qu’une relation
malheureuse."
"Il est en fait essentiel de dire que les hommes
de la classe des travailleurs·euses n’ont aucun intérêt à maintenir en place un
système qui opprime les femmes. Les mêmes forces qui poussent les femmes
vers des emplois mal payés et qui diffusent une idéologie sexiste exerçant un
effet délétère sur l’attitude et le comportement des hommes envers les femmes
sont aussi celles qui créent le chômage, la misère, l’émigration forcée et le
travail au noir qui font de plus en plus partie de la vie quotidienne des
hommes et des femmes de la classe des travailleurs·euses (surtout en ce qui
concerne les jeunes) dans le cadre du capitalisme néolibéral et d’austérité. La
classe dirigeante tire profit de toute division au sein de la classe des
travailleurs·euses, qu’il s’agisse d’une division de genre ou de race, car ces
divisions lui permettent d’affaiblir la force de résistance de cette classe. En
outre, la classe dirigeante profite directement du fait de pouvoir disposer
d’une main-d’œuvre féminine ou immigrée à bon marché. De ce fait, il nous faut
une analyse correcte et précise de ce qu’est l’oppression. Si l’on
sous-estime ou si l’on évite de s’attaquer aux attitudes sexistes ou racistes
qui vivent au sein de la classe des travailleurs·euses, on ne pourra dès lors
pas rallier les groupes opprimés à la lutte unie qui est pourtant la clé de
leur libération."
"L’« intersectionnalité » est souvent expliquée
comme étant la théorie de la façon dont les différentes oppressions
s’entrecroisent. Beaucoup de partisan·ne·s de cette théorie partagent un point
de vue progressiste. Cela découle parfois d’un rejet du féminisme transphobique
(c’est-à-dire un féminisme intolérant voire hostile par rapport à la communauté
transgenre) ; ou bien d’un rejet du féminisme bourgeois ou libéral, qui au
final ne sert que les intérêts des femmes des couches les plus privilégiées et
n’entrevoit un changement que dans le cadre du système capitaliste. Cependant,
l’intersectionnalité, par sa nature, ne peut nous fournir une stratégie pour la
victoire et peut même s’avérer problématique dans la pratique.
Le terme « intersectionnalité » a été défini par Kimberlé Crenshaw, une célèbre intellectuelle féministe noire américaine, professeure d’université aux États-Unis. Ce concept […] a été conçu en premier lieu dans le but d’améliorer les services offerts aux femmes noires américaines, victimes de violences conjugales. Une telle grille d’analyse est évidemment utile et importante, mais il est intéressant de constater que l’idée d’intersectionnalité a été, dès le début, non pas développée dans le but d’en finir avec l’oppression, mais en tant qu’outil destiné à adoucir les effets les plus sournois de cette oppression. Même si elle fait souvent référence au texte du « Combahee River Collective Statement » (un manifeste féministe noir datant de 1977) comme constituant la racine ‘radicale’ de l’intersectionnalité, ce mot n’est pourtant pas utilisé dans ce texte. La définition qui en est donnée par Crenshaw elle-même est plutôt éloquente :
« Je conçois
l’intersectionnalité comme un concept provisoire qui ferait le lien entre la
politique contemporaine et la théorie postmoderniste. En examinant les
intersections de la race et du genre, je veux remettre en question l’idée
préconçue selon laquelle il s’agirait de deux catégories bien distinctes ; par
l’étude des intersections entre ces critères, j’espère pouvoir suggérer une
méthodologie qui puisse au final détruire cette tendance à considérer la
race et le genre comme des catégories exclusives et séparables.
L’intersectionnalité est donc, de mon point de vue, un concept transitoire qui
fait le lien entre les conceptions actuelles (avec leurs conséquences
politiques) et la politique du monde réel (avec son point de vue
postmoderniste)… La fonction de base de l’intersectionnalité consiste à cadrer
la question suivante : comment se fait-il que l’oppression que les femmes de
couleur vivent (celles-ci faisant simultanément partie d’au moins deux groupes
sujets à une large subordination sociétale) soit traditionnellement perçue
comme étant monocausale – attribuée soit à une discrimination de genre, soit de
race ? » (“Beyond Racism & Misogyny: Black feminism & 2 Live Crew”,
par Kimberlé Williams Crenshaw, dans “Feminist Social Thought: A Reader”
(Routlege, 1997).
Ainsi, Crenshaw place ouvertement l’intersectionnalité
dans le cadre du postmodernisme. Elle explique que sa préoccupation principale
est avant tout de pouvoir catégoriser et caractériser l’oppression, pas tant
d’élaborer une stratégie pour mettre un terme à cette oppression. Son
postulat selon lequel la ‘race’ et le genre ne sont pas des catégories
essentiellement distinctes est erroné. Il s’agit d’une remarque non
nécessaire, qui ne servira, au final, qu’à mettre de côté l’analyse correcte
sur comment le racisme et le sexisme s’intersectionnent dans une oppression
plus profonde présente dans la société et cet élément-là reste sans réponse.
Cette erreur s’étend à d’autres aspects de son analyse. Par exemple, elle
prétend que l’expérience subie par une femme de couleur dans le cadre d’une
relation conflictuelle est qualitativement différente de celle subie par une
femme blanche dans la même situation. Il est vrai qu’il y a plus de chances
pour une femme de couleur, surtout si elle est issue d’un milieu prolétaire, de
se voir accusée d’être elle-même responsable du mauvais traitement que lui fait
subir son partenaire ou de se voir maltraitée par la police ou par le système
judiciaire. Il est vrai aussi qu’il est important de se pencher sur cette
réalité pour mieux la connaitre et l’analyser. Cependant, peut-on vraiment
dire qu’il y ait une différence qualitative
avec ce qu’une femme blanche – surtout si elle est elle aussi issue d’un milieu
prolétaire – peut subir comme mauvais traitements de la part de son partenaire ?
En réalité, si nous parlons d’une méthode destinée à combattre la violence des
hommes envers les femmes, mieux vaut construire l’unité de toutes les femmes de
la classe des travailleurs·euses, et en particulier de toutes celles soumises à
cette violence, par l’organisation de campagnes afin d’obtenir des services
d’aide, des centres d’accueil et des logements publics où pourront vivre les
femmes fuyant un partenaire violent. Il nous faut construire une lutte unifiée
contre la culture sexiste et machiste engendrée par le capitalisme, qui est
la source première de la violence envers toutes les femmes, toutes classes
sociales confondues.
Bien entendu, dans ce cadre, les femmes de couleur
doivent pouvoir exprimer leurs problèmes et revendications spécifiques en
fonction de leur expérience particulière : dans certains cas, des campagnes
séparées autour de ces thèmes spécifiques pourraient être nécessaires et
efficaces. Cependant, un gros problème de l’approche intersectionnelle est
qu’elle se focalise davantage sur les expériences individuelles et sur la
catégorisation des différentes oppressions engendrées par le capitalisme (et
qui touchent toutes les couches de la société jusqu’aux plus marginalisées). De
ce fait, elle risque de sous-estimer ou de renier les possibilités de
construire un réseau de solidarité entre ces différents groupes opprimés.
Plus important encore, cette approche ne propose pas
de piste pour en finir avec l’oppression. En d’autres termes, elle rentre dans
le cadre de la conception postmoderniste selon laquelle la lutte des classes
est terminée. Elle se contente de catégoriser et de caractériser ces différents
types d’oppression et ne cherche pas à conscientiser ces groupes opprimés spécifiques,
en leur proposant des campagnes et des revendications qui leur soient propres. […)
En tant que féministe et intellectuelle noire,
partisane et théoricienne de l’intersectionnalité, bell Hooks a fermement
critiqué le féminisme purement bourgeois ou pro-capitaliste –le féminisme de la
PDG de Facebook, Sheryl Sandberg, qui nous suggère de « nous adapter » ou le
féminisme de Beyoncé et son culte voué à la richesse et à l’individualisme
qu’elle exprime dans sa musique. Dès le départ, Bell Hooks emploie un ton bien
plus radical que, par exemple, les écrits de Crenshaw. Cependant, elle ne
propose aucune stratégie pour atteindre son but, qui est d’en finir avec le
capitalisme et le patriarcat –tout en laissant entendre qu’il s’agit là de deux
luttes séparées, ce qui constitue également un problème.
En effet, le capitalisme ne peut pas être vaincu sans la
participation des femmes sur la ligne de front, surtout lorsque l’on parle des
femmes issues de la classe des travailleurs·euses, représentant la moitié de la
main d’œuvre dans de nombreux pays et qui sont surreprésentées dans les
secteurs les plus mal payés et où l’exploitation est la plus intense. Ainsi,
aux États-Unis, la population afro-américaine continue à subir cette
exploitation des plus sévères. Beaucoup d’efforts doivent être faits afin de
construire un mouvement des travailleurs·euses de toutes les origines […] Le
mouvement « 15 Now ! », pour un salaire minimum à 15 $/heure, qui a obtenu
plusieurs victoires dans diverses villes dont Seattle, possède ce caractère multiculturel
: les travailleurs·euses de couleur sous-payé·e·s jouent en effet un rôle
d’avant-garde dans le cadre de cette lutte."
"La seconde vague du féminisme de la fin des
années ’60 à ’70, surtout telle qu’elle s’est manifestée aux États-Unis,
pourrait se résumer par le principe que « les problèmes personnels sont des
problèmes politiques ». Les problèmes tels que la violence, le viol, le manque
de contrôle sur ses propres capacités de reproduction, l’isolation et les
traumatismes mentaux qui touchent entre autres les personnes condamnées à
rester à la maison pour y effectuer un travail non rémunéré ont alors été
analysés comme des problèmes sociaux qui ne pouvaient être résolus que par un
mouvement social et une transformation sociale –ce à quoi le nouveau mouvement
s’attelait. Ces problèmes n’étaient donc plus considérés comme des questions
personnelles, dont la résolution revenait aux femmes au niveau individuel. En
effet, tous ces obstacles prennent naissance dans le cadre d’un système
politique et social donné et nécessitent par conséquent une transformation
sociale et politique pour être supprimés.
En revanche, la plus grande partie du féminisme des années ’90 a complètement retourné cette maxime pourtant très progressiste. La devise de ces féministes devenait : « Les problèmes politiques sont des problèmes personnels ». On voit cela clairement dans les ouvrages de bell Hooks, dans lesquels elle exprime sa propre rage face à l’expérience du racisme et du sexisme, une rage qui ne cherche cependant pas à développer une analyse matérialiste sur la nature de l’oppression dans la société et qui, en outre, n’est pas orientée de manière à contribuer à la construction d’un mouvement de lutte contre cette oppression. Dans Rage meurtrière : En finir avec le racisme (1995), Hooks se fait la digne représentante de cette approche « du politique vers le personnel » :
« Il est
paradoxal de constater que de nombreux·euses Blanc·he·s qui s’étaient battu·e·s
aux côtés des Noir·e·s l’ont fait en réaction aux images de victimisation des
noir·e·s. De nombreux·euses Blanc·he·s affirmaient être préoccupé·e·s par la souffrance
de la population noire du Sud à l’époque de la ségrégation et vouloir s’engager
dans cette cause. Mais si l’image des Noir·e·s en tant que victimes était une
idée admise dans la conscience de chaque Blanc·he, l’image des Noir·e·s en tant
qu’êtres égaux, en tant qu’individus capables d’autodétermination, ne suscitait
aucune sympathie. En complicité avec l’État-nation, la seule réponse des
Américain·e·s blanc·he·s aux luttes des noir·e·s a été d’accepter passivement
le démantèlement des organisations militantes noires et le massacre des
dirigeant·e·s noir·e·s. »
Dans la pratique, Hooks rejette donc l’ensemble des
efforts et sacrifices consentis par divers groupes militants, notamment par le
mouvement en majorité blanc des « Voyageurs de la liberté » (Freedom Riders), constitué au début des
années ’60 et qui a défié les lois Jim Crow et contribué à l’émergence du jeune
mouvement des droits civiques. Les conducteurs·trices de la liberté, dont la
plupart étaient des étudiant·e·s blanc·he·s issu·e·s des classes moyennes,
n’ont évidemment jamais eux et elles-mêmes connu l’oppression subie par la
population noire pauvre du sud des États-Unis. Cela ne les a pourtant pas
empêché·e·s de s’engager dans des actions dangereuses qui les amenaient à une
confrontation directe avec, notamment, les attaques du Ku Klux Klan. Leur seul
objectif était de contribuer à la lutte contre l’injustice et la ségrégation.
Hooks adopte une position extrêmement cynique, si catégorique dans son rejet
des activistes blanc·he·s, qu’elle ferme les yeux sur la complexité de la
réalité et se refuse à envisager tout changement potentiel dans la conscience
de ceux et celles-ci [N1]. Oui, il est fort possible que certain·e·s des
conducteurs·trices de la liberté, en tant que dignes produits de leur
environnement, fussent poussé·e·s par des préjugés comme, par exemple, l’idée
que leur éducation était de meilleure qualité et qu’ils et elles avaient une
plus grande capacité à organiser et à diriger un mouvement. Mais il faut aussi
tenir compte du fait que la conscience de ces jeunes gens ait ensuite pu
évoluer radicalement du fait de leur participation à ce mouvement –un mouvement
au cours duquel ils et elles ont vu des militant·e·s noir·e·s et pauvres, sans
aucune éducation formelle, prendre la tête de manière courageuse, authentique
et efficace pour combattre l’élite, le système et les bandes violentes du KKK.
Il est tout aussi ridicule d’affirmer que chaque être
humain à peau blanche vivant aux États-Unis n’ait pu éprouver la moindre
sympathie vis-à-vis des mouvements tels que le Black Power ou les Black
Panthers. Certain·e·s Blanc·he·s ont rejoint et collaboré avec les Black
Panthers. Tout comme les autres organisations du Black Power, ce mouvement a
constitué une source d’inspiration pour l’ensemble des jeunes, des femmes et
des travailleurs·euses les plus radicalisé·e·s du pays dans le cadre de la
lutte contre l’oppression à laquelle ils et elles étaient eux et elles-mêmes
soumis·es, et ce, au cours d’une période par ailleurs hautement révolutionnaire
à l’échelle mondiale. Il ne fait aucun doute que la naissance de ces mouvements
ait ébranlé les derniers stéréotypes, préjugés ou attitudes négatives envers la
population noire qui pouvaient encore subsister dans la conscience même de ces
couches les plus radicales. Hooks nie également l’existence du moindre
sentiment d’empathie et de solidarité de classe que certaines couches de
travailleurs·euses blanc·he·s auraient pu ressentir envers les plus opprimé·e·s
de leurs frères et sœurs de classe –une oppression et une exploitation
qu’eux et elles-mêmes pouvaient pourtant comprendre au vu de leur propre
expérience en tant que travailleurs·euses."
"La théorie du privilège est une autre branche des politiques de l’identité, qui gagne de plus en plus de popularité parmi les nouveaux cercles féministes, émanant elle aussi de la troisième vague du féminisme (ou post-féminisme). Cette théorie a été développée par Peggy McIntosh dans un ouvrage datant de 1988, intitulé Synthèse du privilège blanc : Déballer la sacoche invisible. McIntosh y explique son idée selon laquelle les couches privilégiées comme, par exemple, les hommes blancs de la classe dirigeante porteraient en permanence sur eux une sacoche invisible remplie de toute une série d’avantages non mérités auxquels ils peuvent recourir à tout moment de leur vie pour éliminer les divers obstacles qui pourraient se dresser devant eux. Mais elle considère elle aussi, en tant que femme blanche, porter une série d’avantages non mérités par rapport à la population non blanche.
La plupart de ceux et celles qui s’intéressent à la
théorie des privilèges le font dans le but de pouvoir mieux identifier et
combattre l’oppression et l’inégalité sous toutes ses formes, ce qui constitue
évidemment en soi un pas important. Cependant, le principal problème de cette
approche « des privilèges » est qu’elle se concentre sur des solutions
individuelles pour mener ce combat. La théorie du privilège implique, en effet,
l’idée qu’on pourra combattre l’oppression tout simplement en rendant les gens
conscients des « avantages indus » qu’ils portent, afin de les convaincre à
titre individuel de ne pas user de ceux-ci.
« Alors qu’un
changement systémique peut prendre des décennies, certaines questions me
paraissent urgentes, et j’imagine qu’elles le seront aussi pour d’autres
personnes si nous prenons davantage conscience au jour le jour des avantages
que représente le fait d’avoir la peau blanche. Que ferons-nous avec une telle
connaissance ? Comme nous le constatons en observant les hommes, il s’agit de
la question de savoir si nous allons choisir d’utiliser ou non cet avantage non
mérité, si nous allons utiliser une partie de ce pouvoir acquis arbitrairement
afin de reconstruire les systèmes de pouvoir sur une large base »
(McIntosh, Summary of White Privilege :
Unpacking the Invisible Knapsack).
En réalité, la théorie du privilège sous-estime
énormément l’ampleur et l’étendue des différentes formes d’oppression, en
particulier en ce qui concerne l’oppression de classe. Elle néglige l’analyse
des forces sociales sous-jacentes qui mènent à cette oppression et sous-estime
totalement le racisme étatique, les profits tirés de l’oppression des femmes
(sur base du travail non payé ou sous-payé dans le cadre du capitalisme), etc. Le
fait de dire à chaque individu qu’il ou elle est privilégié·e par rapport à
d’autres couches de la société ne constitue pas une stratégie en vue d’un
changement. Il s’agit d’une approche subjective, individualiste,
libérale, remplie d’illusions envers le système. On ferme les yeux sur la
nature monstrueusement oppressive du capitalisme pour adopter une attitude
moralisatrice qui vise à afficher sa conscience de l’oppression dans le but de
pouvoir « pointer du doigt » l’ignorance des autres.
Cela revient à vouloir tenter de créer des îlots
libres de toute oppression dans l’unique cadre de petits cercles sociaux
constitués de personnes « éclairées ». À cet égard, cette approche a donc des
points communs avec le concept de squats ou autres mouvements visant à se
détacher des normes de la société capitaliste vivant dans des collectivités «
communistes » à petite échelle. Mais ce scénario ne permet pas de débarrasser
l’ensemble de la société de l’oppression et des inégalités. Ces maux ne
pourront être vaincus que par une intervention dynamique pour non seulement
opérer un changement d’attitude, mais aussi combattre les racines de classe de
l’oppression.
À un niveau plus fondamental, la théorie du privilège
sous-estime l’ampleur de la propagation des idées sexistes et racistes sous le
capitalisme, et de leur impact très profond sur les attitudes des individus. Il
faudra bien plus que le « refus » d’utiliser ses privilèges individuels pour
véritablement transformer les comportements et les relations entre les êtres
humains. Par exemple, la théorie du « privilège » n’explique pas pourquoi un
grand nombre d’hommes sont violents envers les femmes. Le phénomène social de
la violence masculine envers les femmes –dont toute une couche d’hommes dans la
société est l’agent– dépasse le cadre d’une simple vision dans laquelle les
hommes feraient usage de « privilèges immérités ». La prévalence de la violence
masculine envers les femmes, tout comme les abus sexuels perpétrés sur les
femmes et les enfants, doit être comprise et analysée dans le contexte d’une
idéologie prônant la famille nucléaire patriarcale depuis des milliers
d’années, de la soumission permanente des femmes dans la société et de la
promotion des idées sexistes sous le capitalisme –un système qui, contrairement
aux systèmes économiques et sociaux précédents, jouit d’une capacité sans cesse
croissante de propagation de son idéologie.
Aucune nouvelle théorie ne pourrait justifier d’éviter
la lutte active contre l’oppression sous toutes ses formes ou bien contre le
système capitaliste lui-même afin d’éliminer les racines matérielles de
l’oppression et de l’inégalité. Nous devons construire une société socialiste,
dont les fondements seront la satisfaction des besoins humains de la majorité
plutôt que les profits d’une toute petite minorité ; un système dont les
principes primordiaux seront la solidarité et la coopération. Une telle
transformation ne pourra être obtenue et consolidée que par la lutte et
l’action de masse collectives afin d’entamer l’édification d’une base
sociale qui permettra d’éliminer les comportements racistes et sexistes et
d’engendrer des relations humaines personnelles et sexuelles fondées sur
l’égalité, le consentement, le choix et le respect."
"Les socialistes et les marxistes doivent mener
une lutte contre toutes les formes d’oppression et développer des
revendications et un programme complet afin de maximiser le potentiel pour
forger une telle synergie. En ce qui concerne l’oppression des femmes, les
socialistes doivent, par exemple, participer aux luttes pour les droits
reproductifs et sexuels, contre le sexisme dans les médias et contre la
violence sexuelle, tout en luttant pour l’égalité au travail et contre l’impact
de l’austérité sur les femmes. Une telle approche sera cruciale pour assurer
que la majorité du nouveau mouvement féministe émergeant –aux contours encore
mal définis– puisse être gagné à une position socialiste et combattre de
manière efficace les racines de classe de l’oppression des femmes."
-Laura Fitzgerald (Socialist Party, section irlandaise du Comité pour une Internationale Ouvrière), "Combattre l’oppression : Un point de vue marxiste sur le féminisme", repris le 4 novembre 2018.
[Note 1] : Le reproche lancé contre bell hook est
néanmoins contredit par le texte suivant, ce qui amène à s’interroger sur son
véritable positionnement s’agissant de l’aptitude de membres d’un groupe
bénéficiant de la domination à faire défaut pour rejoindre les luttes
d’émancipation : « J’aurais
peut-être perdu espoir en cette capacité des Blanc·hes à devenir antiracistes
si je n’avais pas rencontré des Blanc·hes du Sud (des personnes plus âgées) qui
résistaient à la culture de la suprématie blanche dans laquelle elles avaient
grandi, en choisissant l’antiracisme et l’amour de la justice. Ces personnes
avaient fait leur choix dans un contexte hostile, en pleine guerre raciale. Par
respect pour leur engagement, nous devons soutenir pleinement ces processus de
transformation. Il me semble abominable d’exiger que des personnes changent
et renoncent à leur solidarité avec la suprématie blanche, pour ensuite se
moquer d’elles en prétendant quelles ne pourront jamais se libérer du racisme.
Si les Blanc·hes ne peuvent pas se libérer des modes de pensée et d’action de
la suprématie blanche, alors les personnes noires ou de couleur ne pourront
jamais être libres. C’est aussi simple que cela. » (bell hook, « Ce
qui se passe quand les Blanc·hes changent », Infokiosques, 2020 [2003]).
PS : En France, une critique similaire à celle de Fitzgerald a été avancé par la féministe socialiste Stéphanie Roza : « L’article de Crenshaw, fondateur du courant intersectionnel, soutient exactement la thèse inverse. Il fait des différences de classe les conséquences des différences sexuelles et raciales, en estimant que « la race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classes observables ». Cohérente avec ce prisme d’analyse, Crenshaw procède à de nombreux glissements dans son article entre ce qui relève de la couleur de la peau et ce qui relève de la condition sociale : l’adjectif « blanc » est trop souvent le synonyme de celui de « bourgeois ». » -Stéphanie Roza, « À l’intersectionnalité de la gauche », Lava, 30 juin 2023.
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