"La trajectoire du mathématicien américain Norbert Wiener (1894-1964) l’a conduit à passer de la philosophie aux mathématiques par le biais de la logique (il soutient sa thèse à l’âge de 18 ans sous la direction de Bertrand Russell). Sa carrière brillante de mathématicien l’amène à travailler sur de nombreux problèmes issus des sciences naturelles ou technologiques : en physique, en physiologie, et dans des domaines technologiques de pointe (théorie de l’information, amélioration des premiers calculateurs électroniques, conception de prothèses médicales…).
Du début jusqu’à la fin, Wiener se préoccupera de réfléchir sur les conséquences sociales et éthiques de ses travaux, particulièrement autour de l’ensemble d’idées auquel il donne le nom de « cybernétique », et qu’il conçoit comme une théorie générale de la régulation des systèmes naturels, artificiels ou sociaux par l’échange d’information. Ces réflexions sur la société, lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement oubliées, font souvent l’objet de caricatures regrettables, du moins d’une méconnaissance considérable.
L’extension, à la compréhension de la société, de la notion d’homéostasie (l’ensemble des mécanismes de stabilisation), est bien représentative de ce mauvais traitement. Elle est l’occasion, comme un écho à la méfiance canguilhemienne à l’égard des métaphores, d’attribuer à Wiener une position politiquement conservatrice, dans la mesure où elle véhiculerait une norme rigide d’équilibre statique du système social. Ainsi Gilbert Simondon, pourtant bon lecteur de Wiener, écrit-il que ce dernier « … paraît admettre un postulat de valeurs qui n’est pas nécessaire, à savoir qu’une bonne régulation homéostatique est une fin dernière des sociétés, et l’idéal qui doit animer tout acte de gouvernement ». Il y a un travers qui réside ici dans la fausse évidence avec laquelle on entend cette notion d’homéostasie. La définition « canonique » de l’homéostasie, qui a été formulée à la fin des années 1920 par le physiologiste Walter Cannon (ami des parents de Wiener), est « l’ensemble des processus organiques qui agissent pour maintenir l’état stationnaire de l’organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions intérieures, en dépit de perturbations extérieures ». Cannon donne ainsi un nom nouveau à une idée ancienne, puisqu’on peut en voir une préfiguration dans la notion de constance du milieu intérieur de Claude Bernard. Pour Simondon, l’homéostasie est un équilibre figé, inapte à caractériser en tant que fin le développement des organismes et des sociétés, qui serait dans son essence un devenir. Wiener serait donc politiquement conservateur. On remarque parfois que la cybernétique a trouvé un écho favorable auprès de positions qualifiées de conservatrices, comme on le reconnaît par exemple chez le sociologue fonctionnaliste américain Talcott Parsons."
"Même l’ouvrage célèbre Cybernétique et Société, en dépit de son titre, reste avare quant à
une conceptualisation consistante du fonctionnement des systèmes sociaux :
c’est qu’il s’agit en fait d’un ouvrage éthique."
"L’une des définitions simondoniennes de
l’information (l’information est une variation imprévisible de forme) est éclairante
pour voir que la mise à disposition d’une information par l’individu pour la
communauté est une variation de la forme de son comportement ; c’est une mise
en commun, c’est une communication, mais qui ne devient véritablement commune
qu’à partir du moment où elle provoque également chez les récepteurs, ne
serait-ce qu’à titre potentiel, une variation significative de leur
comportement."
"Plus il y a d’information, plus il y a de
décisions possibles." [N1]
"Une oscillation est, de manière très générale,
la variation plus ou moins régulière d’une quantité autour d’une moyenne."
"Comment l’homéostasie est-elle possible à partir
d’une ensemble d’oscillateurs ? On ne trouve de réponse qu’indirecte, par
analogie de fonctionnement avec un mécanisme que Wiener décrit à trois
reprises. Ici la notion clef est celle d’« attraction
de fréquences ». Le système est un ensemble de générateurs montés en
parallèle, dont on souhaite que la vitesse de chacun soit la même et la plus
précise possible, afin de fournir un courant d’intensité stable. Chaque
générateur est équipé d’un régulateur et ne se trouve branché au réseau que
lorsque sa vitesse est dans un voisinage acceptable de la vitesse souhaitée :
s’il s’éloigne de ce voisinage, il est automatiquement débranché. Or le
couplage des générateurs dans le réseau rend ceux-ci dépendants les uns des
autres : les moteurs les plus rapides vont accroître la vitesse moyenne, les
plus lents vont la ralentir. Le résultat, écrit Wiener,
…
consiste en une attraction entre les fréquences des générateurs. Le système
total se comporte comme s’il possédait un régulateur virtuel, plus précis que
les régulateurs individuels et constitué par l’ensemble que ceux-ci forment
avec l’interaction électrique mutuelle des générateurs.
Le principe est transposable sans difficulté.
Considérons par exemple le système formé par les péripatéticiens en exercice au
pied du mont Lycabette. Supposons qu’Aristote soit un peu moins rapide, et
Straton un peu plus rapide. Au bout d’un certain temps, l’écart va se creuser
suffisamment pour que la conversation ne puisse plus avoir lieu ; pour rétablir
le débit de Logos, qui est la finalité du système, Aristote doit accélérer un
peu et Straton ralentir d’autant, jusqu’à ce que le groupe atteigne une vitesse
moyenne, toujours légèrement en oscillation. Si maintenant Théophraste surgit
après son cours de gymnastique, et que nous le supposons nettement plus rapide,
le groupe doit trouver un nouvel équilibre en élevant sa vitesse moyenne sous
peine d’éclater, et ainsi de suite. Cette forme d’auto-équilibration par
attraction de fréquence permet de voir 1) que le système n’a pas
besoin d’un régulateur global pour stabiliser son fonctionnement ; 2) qu’il y a
bien une confusion à rattacher l’homéostasie, comme Simondon, à une vision
conservatrice de la société, puisque l’équilibre homéostatique réside non
pas dans la conservation rigide d’un état, mais dans la stabilisation d’un
régime viable, qui est une acception négative d’empêchement de résorption ou
d’amplification trop importantes des oscillations. Ce qu’il importe de
comprendre ici, c’est que l’homéostasie n’est pas la finalité du
système, comme l’ont cru à tort ceux qui imputent une position conservatrice à
Wiener, mais qu’elle est condition de possibilité du système." [N2]
"Il ne s’agit pas de prescrire l’homéostasie à la
société, mais de décrire les mécanismes homéostatiques de la société, et leurs
aléas éventuels."
"L’information est pour Wiener le contraire de l’entropie, interprétée comme mesure de désorganisation. Le bruit est la
manifestation naturelle de l’entropie dans le message."
"La critique de la marchandisation à outrance, du
monopole des moyens de communication et la thèse de l’instabilité du marché
peut suggérer une sorte de néo-marxisme, qui serait consacré non plus au
travail mais à l’information. Ce rapprochement peut laisser songeur au regard
des critiques tout aussi acerbes que Wiener fait du communisme, dont il dénonce
le caractère totalitaire et fidéiste dans Cybernétique et Société."
"Le secret est un des chevaux de bataille de
Wiener, qu’il s’agisse de dénoncer l’appropriation marchande de l’information
(la propriété intellectuelle est selon lui une absurdité) ou bien le
cloisonnement requis par l’institution militaire."
"L’augmentation de la quantité d’information
collective (et donc de la complexité possible du système) accroît aussi la
difficulté d’y accéder ; de même que trop d’impôt tue l’impôt, trop de mémoire
tue la mémoire en défiant progressivement notre capacité à l’exploiter. Il
n’est pas impromptu de remarquer ici que la destruction ou la recomposition de
la mémoire sociale est un chantier privilégié des grandes entreprises
totalitaires, comme l’illustrent 1984 d’Orwell ou Fahrenheit
451 de Bradbury. Moins un système possède de mémoire utile, plus il
est mécanisé, ainsi qu’on l’a dit avec la fourmi ; moins il contient
d’information exploitable, moins il peut prendre de décisions et moins il est
autonome. Wiener signale que les organisations totalitaires ont précisément
pour projet de faire des sociétés humaines des sociétés d’insectes. Or, une
mémoire vaste mais cloisonnée n’est pas plus libératrice : elle s’apparente
alors en effet à ces bandes sur lesquelles les instructions sont enregistrées à
l’avance, et avec lesquelles on alimente les calculateurs électroniques. Wiener
nous alerte sur le danger que représente la division du travail scientifique et
la bureaucratisation des activités de recherche."
"La stabilisation du système social se fait ici
par une boucle de feedback constituée
par la réinjection de l’information prise sur l’environnement par la communauté
scientifique, afin de prendre des décisions judicieuses."
"Pas question, donc, de confier le pouvoir aux
machines pour Wiener, qui fait par ailleurs deux remarques séparées mais convergentes
sur ce point : d’une part, écrit-il dans Cybernétique et Société, «
nous possédons un réseau de
communications nationales et internationales d’une perfection inégalée dans
l’histoire ». Cela signifie-t-il, puisque l’information est le nerf de la société,
que le niveau d’homéostasie sociale atteint lui aussi une perfection inégalée ?
Pas du tout, puisque d’autre part, affirme Wiener dans l’article de 1953, « nous vivons dans un environnement moins
stable que n’importe lequel du passé, et (…) cette instabilité montre des
signes d’accroissement plus que d’atténuation », ce qui confirme bien que
le développement technique n’est nullement, aux yeux de Wiener, une solution
aux problèmes politiques."
-Ronan Le Roux, « L'homéostasie sociale selon Norbert
Wiener », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2007/1 (n° 16),
p. 113-135.
N1 : => potentialisation, c'est-à-dire un
accroissement des virtualités ouvertes. Ex: à partir du moment où une société à
connaissance du bouddhisme, les chances qu'elle deviennent ultérieurement
bouddhiste ne sont plus égales à zéro. Autrement il y a des virtualités qui apparaissent –ou du moins, qui deviennent socio-historiquement
disponibles. L'information ouvre des futurs possibles, des « abysses d'avenir » (Michelet). Or, cet
accroissement des virtualités a lieu à rapports sociaux constants. L'imaginaire
va pour loin que la réalité sociale (en arrière, en avant, à droite à
gauche et sur les côtés...). Ce qui est actuel dans la superstructure est
irréductible à une expression ou un effet de l'infrastructure. On peut donc
dire que la superstructure telle qu’elle
est conçue par un certain marxisme n’existe pas.
N2 : L’auto-équilibration par attraction
fréquente peut être rattaché à l’ensemble des processus d’auto-régulation de la société, lesquels contredisent la dépendance
exclusive de la coopération sociale à un pouvoir politique centralisé (telle
que la théorie du contrat social chez Hobbes, par exemple). ChatGPT (avec un
peu d’aide) réfute ainsi Hobbes :
« L'idée de l'effet de contrainte de la foule
sur le délinquant individuel virtuel en tant que forme d'autorégulation de la
société civile s'oppose en effet à certaines des idées centrales de la théorie
politique de Thomas Hobbes. […] La théorie de Hobbes, telle qu'exprimée dans
son œuvre Léviathan (1651), repose
sur l'idée que dans l'état de nature, c'est-à-dire en l'absence d'un pouvoir
politique centralisé, les individus sont en conflit perpétuel les uns avec les
autres. Hobbes décrit cette condition comme étant "solitaire, pauvre,
sale, brutale et courte." Pour échapper à cet état de guerre de tous
contre tous, les individus cèdent une partie de leur liberté et de leur pouvoir
à un souverain, créant ainsi un État souverain capable de maintenir l'ordre et
d'assurer la sécurité. L'idée d'une autorégulation de la société civile par
l'effet de contrainte de la foule va à l'encontre de la vision hobbesienne de
l'état de nature et de la nécessité d'un souverain pour éviter le chaos.
[…] L'idée derrière l'effet de contrainte de la foule
est que dans une société civile, lorsque des individus virtuels (peut-être dans
le contexte d'un espace en ligne) se livrent à des comportements délinquants,
la foule peut agir collectivement pour réprimer ou sanctionner ces
comportements sans avoir besoin d'une autorité centrale.
L'effet de contrainte de la foule implique une autorégulation
de la société civile, où les membres de la communauté s'organisent pour
faire respecter les normes sociales et pour décourager ou punir les
comportements déviants. Cette autorégulation peut prendre diverses formes, de
la shaming en ligne à la modération
collective de contenus.
Pour Hobbes, l'idée d'une autorégulation efficace de
la société civile sans un pouvoir souverain est difficile à concevoir. Il croyait
que les individus, laissés à eux-mêmes, se comporteraient de manière égoïste et
belliqueuse, ce qui nécessiterait l'intervention d'un souverain pour maintenir
la paix et l'ordre.
En somme, l'effet de contrainte de la foule en tant
que mécanisme d'autorégulation de la société civile contredit la théorie
hobbesienne en mettant en avant l'idée que la société peut, dans certains
contextes, réguler elle-même les comportements déviants sans avoir besoin d'un
souverain centralisé. Cela souligne les débats actuels sur la façon dont la
technologie et la communication en ligne peuvent influencer la régulation
sociale et l'autorégulation, même en l'absence d'une autorité gouvernementale
ou étatique forte. Cependant, il convient de noter que ces débats sont complexes
et ne portent pas nécessairement sur l'ensemble de la société, mais plutôt sur
des sphères spécifiques de l'interaction sociale. »
La saisie de l’autorégulation du social peut, en revanche, trouver une préfiguration dans les spéculations historiques de Lucrèce.
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