mardi 23 juillet 2024

Misère de l’empirisme. Rapports de l’empirique et du théorique dans la démarche scientifique selon Louis Moreau de Bellaing

Où l'on explique pourquoi il n'y a pas de science si l'on ne fait que s'en tenir aux faits...

« C'est [...] très souvent le terrain qui oblige le chercheur à invalider en tout ou en partie une théorie. Si, comme le dit Popper, une théorie n'est pas vérifiable, elle peut néanmoins être invalidée en totalité ou en partie par les "faits". Il est évident que l'élargissement donné par Marx dans le Manifeste à sa théorie de la lutte de classes ne peut être maintenu au vu des apports de l'anthropologie qui ne cesse de nous montrer des sociétés où la lutte de classes au sens marxiste du terme n'apparaît pas ; elles sont sans aucun doute, dans l'histoire de l'humanité, les plus nombreuses. [...]

Il allait de soi -sauf pour Durkheim ou Lévi-Strauss ou pour Parsons- que la prohibition de l'inceste avait surtout une utilité et un but eugénique: éviter les "monstres". Or une enquête citée par Lévi-Strauss a montré que si l'on constituait un échantillon composé d'individus qui, au cours des générations, se sont mariés avec des consanguins et un échantillon où des individus se [sont] mariés selon l'exogamie, le taux d'apparition de "monstres" ne variait pas d'un échantillon à l'autre. Enfin Jean Baechler a montré, dans Les Suicides, que l'idée selon laquelle on se suiciderait plus dans les pays du Nord que dans ceux du Sud était un stéréotype, tout simplement en publiant les tableaux comparatifs des taux de suicides sur une certaine période.

L'empirisme dédogmatise et oblige à dédogmatiser. En invalidant en tout ou en partie des théories, en réfutant des hypothèses admises, il contraint à ce qu'on pourrait appeler l'honnêteté intellectuelle. [...]

L'approche du terrain, le recueil des données et le traitement du matériau -par la méthodologie et par la formalisation- constituent un commencement de théorisation. Pour autant, il est impossible de considérer, au vu des données premières ou des résultats définitifs de l'enquête, de l'étude de cas ou de tout autre moyen d'investigation, qu'une telle démarche puisse conduire seule à une ou des théories. [...]

Popper renvoie à la métaphysique des théories qui prétendent se vérifier ou être vérifiables. En somme il les élimine de la science. Non qu'il les pense inutiles, mais plutôt il veut leur donner une place hors de la science -théories métaphysiques- pour qu'elles inspirent des hypothèses, voire des paradigmes. En effet Popper reconnaît la part de l'imagination dans une hypothèse et [...] il dit que les théories ne sont pas vérifiables. Cela ne veut pas dire qu'elles ne peuvent pas être invalidées ; cela veut dire, à lire Popper qu'elles ne peuvent l'être que par la démonstration de paradigmes, puis d'hypothèses (réfutables) qui, eux, se démontrent (se démontrent vrais parce qu'ils peuvent être démontrés faux).

Dès lors, la distinction entre théories métaphysiques et théorie strico sensu s'avère difficilement tenable. Comment en effet, affirmer que la "théorie" de Max Weber sur les "affinités" entre protestantisme et capitalisme est une théorie stricto sensu ? Au nom de quoi ? Il s'agit beaucoup plus d'une hypothèse (donnant lieu d'ailleurs à des paradigmes que nous définirions pour notre part comme des simplifications et des formalisations de l'hypothèse, celle-ci étant la proposition à démontrer). La théorie de Weber est celle de la compréhension et des types idéaux, de la rationalité selon les buts et de la rationalité selon les valeurs, qui, en effet, si elle peut être validée ou invalidée par la recherche, par la démonstration des paradigmes et des hypothèses, ne se vérifie pas. [...]

C'est sur le statut de la théorie, sur sa nature, si l'on veut, que porte le différend. La théorie semble apparaître au moins à trois moments, dans la recherche: au début, sous forme de théorisation, processus qui accompagne la démarche méthodologique et la formalisation ; lorsque le chercheur, son objet étant constitué et traité, rompt avec lui, c'est-à-dire d'abord le questionne, puis le fait provisoire disparaître (matériaux, premiers résultats, premières explications, etc.), pour préciser élaborer de la théorie, une conceptualisation, ou reprendre une théorie, une conceptualisation déjà faites. Bien entendu, l'objet demeure présent, mais non dans sa matérialité, plutôt en l'occurrence comme objet de réflexion ; troisième moment, celui où, les hypothèses, les paradigmes crées à partir de la théorie construite ou reprise ayant été démontrés ou non démontrés (en revenant bien sûr aux matériaux préalablement traités ou à de nouveaux matériaux), la théorie se trouve questionnée par les conclusions obtenues, validée ou invalidée (corroborée ou non corroborée), voire transformée.

En refusant la "rupture épistémologique" recommandée pourtant par Bacon, Durkheim dans les Règles de la méthode sociologique, Bachelard et, au fond, Popper [1] qui ne se veut pas empiriste [...] les empiristes en restent à ce que les philosophes appellent la doxa. Ils dérivent leurs interprétations des faits eux-mêmes et de l'organisation des faits ; ce qui est aussi bloquant pour la recherche que de dériver des conclusions de la théorie -comme ils le reprochent fort justement aux auteurs "métaphysiciens". Que les apports les apports de la doxa soient déjà importants pour une recherche, bien des travaux de sociologie et de sciences sociales peuvent en témoigner. Rien ne s'oppose à ce qu'un chercheur s'arrête à la doxa, mais à condition de ne pas prétendre que c'est cela et cela seulement la sociologie. Car c'est tout au plus une partie, un moment -nécessaire- de la sociologie. Ce n'est pas à proprement parler de la sociologie, puisqu'il n'y a ni théorie, ni hypothèse, ni paradigmes tirés de la théorie, ni démonstration ou non démonstration des paradigmes et des hypothèses, ni validation, invalidation ou transformation de la théorie."

-Louis Moreau de Bellaing, "Pour une approche critique de l'empirisme", L'Homme et la société, Année 1985, 75-76, pp. 63-79, pp.74-77.

"Nous appelons science le processus de compréhension et celui d'explication, lorsqu'ils ont accompli la rupture épistémologique, c'est-à-dire lorsqu'ils ont effectivement rompu avec le donné (le matériau quel qu'il soit), la première interprétation et les premières hypothèses et lorsqu'ils comportent questionnement, théorisation, hypothèse(s), démonstration." (p.44)

"La philosophie -qui n'est pas une science- se place d'emblée en position de rupture épistémologique avec tout donné quel qu'il soit et se fixe pour tâche de penser le concept en extension et en compréhension, de penser la notion et les articulations de notion qui, par rupture épistémologique, mènent au concept." (p.51)

-Louis Moreau de Bellaing, "Critique de l'empirisme en sociologie", L'Homme et la société, Année 1990, 95-96, pp. 43-58.

[1] : L’auteur aurait pu ajouter à cette liste la formule piquante de Claude Bernard : « L'empirisme est un donjon étroit et abject d'où l'esprit emprisonné ne peut s'échapper que sur les ailes d'une hypothèse. » (Claude Bernard, Principes de médecine expérimentale, PUF, 1947, rééd. Paris, PUF, 1987, p. 77). Ou encore: "L'union de la dialectique et de l'empirisme qui, selon Georges Gurvitch, est le meilleur garant d'une sociologie vraiment scientifique. Il faut se défier des interprétations figées de l'expérience, même quand elle se prétend immédiate, car elle a pour caractère essentiel d'être toujours médiate de quelque façon et de déborder les cadres où l'on voudrait l'enfermer." (Jean Cazeneuve, "Dialectique et sociologie", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 153 (1963), pp. 541-549, p.542)

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