lundi 4 juillet 2022

Deleuze sur Simondon et la matière

 

« Ma question, ce n'est pas de savoir si la matière en soi est mouvement ou est énergie. Ma question est beaucoup plus simple : dans quelles conditions, l'intuition est-elle déterminée à saisir la matière en mouvement, et à saisir ce qui est en mouvement comme matière ? Quand je perçois une table, le physicien a beau m'expliquer que c'est des électrons et des atomes, oui, mais une table, je ne la saisis pas nécessairement comme matière-mouvement. On a beau me dire, ou je peux comprendre que une table, c'est une coupure dans un flux de bois, par exemple, mais le flux de bois, où est-ce qu'il est ? ... Donc, ma question est très simple : dans quel cas sommes-nous déterminés non pas à penser la matière comme mouvement, mais dans quel cas sommes-nous déterminés à appréhender la matière comme matière en mouvement ? Comme matière-flux ? Si vous comprenez le problème au niveau le plus concret où je peux le poser, peu m'importe que, par exemple, toute matière soit en mouvement en soi. Ce n'est pas ça qui m'intéresse. Je me dirais qu'il y a d'autres manières de saisir la matière, et sous ces autres manières, également déterminées, où l'intuition ne saisit pas la matière comme matière-mouvement, comment est-ce qu'elle la saisit ? Il faudra confronter, non seulement des intuitions, mais des situations d'intuitions. D'intuitions sensibles, et d'appréhensions sensibles. Et lorsque je ne saisis pas la matière comme matière-mouvement ou matière-flux, comment est-ce que je la saisis : est-ce qu'il faudrait alors distinguer plusieurs états de la matière, mais pas du tout en elle-même, mais par rapport aux intuitions et aux modes d'appréhension dont nous sommes capables.

La dernière fois, on avait un petit peu avancé dans cette voie, et on disait que la matière-mouvement, peut-être est-ce que c'est la matière en tant que porteuse de singularités sujettes à des opérations de déformation et porteuse de qualités affectives ou de traits d'expression, sur le mode du plus et du moins. Plus ou moins résistant, plus ou moins élastique, plus ou moins poreux. Donc, la matière, en tant que porteuse de singularités, en tant que porteuse de qualités affectives ou de traits d'expression, et dès lors, inséparable des processus de déformation qui s'exercent sur elle, naturellement ou artificiellement, ce serait ça la matière en mouvement. Ça impliquerait évidemment qu'il y aurait des situations où on ne saisirait pas la matière comme porteuse de singularités ou porteuse de traits d'expression.

La matière flux ça doit être ça, en tant qu'elle porte des singularités ici et là. Itinérer, dès lors c'est tout simple : c'est suivre la matière-mouvement. Itinérer, c'est prospecter. Le prospecteur c'est celui qui cherche la matière en tant qu'elle présente telle singularité plutôt que telle autre, tel affect plutôt que tel autre, et qu'il fait subir à cette matière des opérations pour faire converger les singularités sur tel ou tel trait d'expression. Exemple tout simple : les fibres du bois, les fibres du bois qui dessinent autant de singularités de ce tronc d'arbre là ou de cette espèce d'arbre là, convergent sur tel trait d'expression, à savoir poreux (lorsque je veux du bois poreux en tant qu'artisan) ou bien résistant (lorsque je veux du bois résistant). Et justement, un agencement, c'était un ensemble de singularités matérielles en tant que convergeant sur un petit nombre de traits d'expression bien déterminés.

Je voudrais confirmer cette idée par deux sortes de textes qui me paraissent très importants. Première sorte de textes : HUSSERL. L'un de ces textes se trouve dans les "Idées", paragraphe 74, et l'autre se trouve dans "l'origine de la géométrie". Je schématise ce qu'il dit. C'est un auteur très sévère et là, tout à coup, c'est le seul texte de Husserl où il y a des choses amusantes, très gaies. Je crois qu'il fait une découverte très importante. Il dit qu'on distingue des essences fixes, intelligibles, éternelles. Et puis on distingue aussi les choses sensibles, perçues. Essences formelles, intelligibles, et choses sensibles formées. Par exemple, le cercle comme essence géométrique, et puis les choses rondes, choses sensibles, formées, perçues. Il dit qu'il y a quand même un domaine qui est comme intermédiaire, et ce domaine intermédiaire, il essaie de le baptiser. Il dit qu'il y a quand même des essences, et pourtant elles ne sont pas fixes et elles ne sont pas formelles, c'est intermédiaire; ce n'est ni des essences formelles fixes, ni des choses formées sensibles et perçues. Qu'est-ce que c'est ? Ce sont des essences morphologiques. Ce sont des essences morphologiques par opposition aux essences fixes ou formelles. Il dit encore que ce sont des essences inexactes, ou mieux : anexactes. C'est par opposition aux essences formelles qui sont d'autant plus exactes qu'elles sont métriques. Ce sont donc des essences amétriques, anexactes, et dans une très belle formule, il dit: leur inexactitude ne vient ni du hasard, ni d'une tare, ce n'est pas une tare pour elles d'être inexactes; elles sont inexactes par essence, bien plus, il va jusqu'à dire qu'elles se déploient dans un espace et un temps eux-mêmes anexactes. Donc, il y aurait un espace et un temps exacts, oui, l'espace et le temps métriques, et il y aurait un espace et temps anexactes, non métriques; et il y aurait des essences qui se déploieraient dans un espace-temps anexacte. Il ajoute, mot sublime, c'est des essences vagues.

Il sait très bien que vague, c'est vagus. Ce sont des essences vagabondes.
Il faudrait les définir comme une espèce de corporéités, et la corporéité, dit Husserl, ce n'est pas la même chose que, d'une part la choséité, et d'autre part, l'essentialité. L'essentialité, c'est la propriété des essences formelles, fixes, le cercle. La choséité, c'est la propriété des choses sensibles., perçues, formées, par exemple l'assiette ou le soleil, ou la roue. Et de tout cela, il distingue la corporéité, qu'il définit de deux façons : elle est inséparable des processus de déformation dont elle est le siège, ça c'est son premier caractère : ablation, suppression, augmentation, passage à la limite, des événements. Donc la corporéité est inséparable des processus de déformation du type événement dont elle est le siège, et d'autre part, elle est inséparable d'un certain types de qualités susceptibles de plus et de moins : couleur, densité, poids, etc.

Dans le texte des Idées, il dit quelque chose dans ce sens : le cercle. C'est une essence formelle. Une assiette, ou le soleil, ou la roue, ce sont des choses sensibles formées, soit naturelles, soit artificielles. Qu'est-ce que ce serait l'essence vague qui n'est ni l'une ni l'autre ? L'essence vague c'est le rond. Le rond comme quoi ? Le rond comme corporéité. En quoi le rond répond-il à cette corporéité et aux exigences de la corporéité ? Parce qu'il est inséparable des processus événements ou des opérations que vous faites subir à des matières diverses. En effet, le rond, c'est simplement le résultat, ou le passage à la limite, du processus de arrondir. Et le rond, qui ne peut pas être pensé, sinon comme limite de la série dynamique, il implique un passage à la limite, il n'implique pas l'essence tranquille et fixe du cercle telle qu'elle est définie par Euclide, elle implique un passage à la limite fondamental, par exemple : la série des polygones dont le rond sera la limite. De même que le rond, ainsi défini comme essence-vague -, vous voyez pourquoi il est anexacte puisque je le définirais comme la limite vers laquelle tend la série des polygones inscrits, dont les côtés se multiplient, il y a fondamentalement un passage à la limite -, ce sera le rond tel qu'Archimède le conçoit par passage à la limite, par opposition au cercle tel qu'Euclide le conçoit par définition essentielle.

Il n'y a pas opposition, c'est deux mondes différents : le monde du rond, où vous avez perpétuellement un passage à la limite, et je dirais que, de même que le rond c'est une corporéité inséparable du passage à la limite défini par arrondir, arrondir étant précisément la limite des polygones inscrits, et bien, de la même manière, il est inséparable d'affects et de qualités affectives susceptibles de plus et de moins, à savoir : l'affect du rond, c'est quoi ? Je dirais que le cercle a des propriétés essentielles, et les propriétés essentielles ce sont les propriétés qui découlent de l'essence formelle dans la matière où l'essence se réalise. Le rond c'est autre chose, il est inséparable d'événements, il est inséparable d'affects. Qu'est-ce que c'est l'affect du rond ? C'est ni plat, ni pointu. Ce n'est pas négatif, c'est quelque chose qui déjà implique l'opération de la main, et la rectification perpétuelle. La rectification ou plutôt la circulation perpétuelle.

Vous avez comme un couple ambulant événement-affect. Opération de déformation, affects qui rendent possible ces opérations et qui découlent de ces opérations.

Tous ces textes de Husserl sont comme une confirmation de ce que nous cherchions, à savoir ce que nous appelions matière en mouvement, c'est à dire porteuse de singularités et de traits d'expression. C'est exactement ce que Husserl nomme les essences vagues ou morphologiques, qui se définissent en effet par les processus de déformation dont elles sont capables, d'une part, et d'autre part des affects correspondants ou des qualités susceptibles de plus et de moins.

Si je signale un autre type de textes, ce sont des textes plus récents de Gilbert Simondon, dont j'ai déjà parlé parce qu'il est très important dans la technologie. Simondon a fait un livre sur le mode d'existence des objets techniques, mais aussi un autre livre qui s'appelle "l'individu et sa genèse physico-biologique", aux PUF, et ce livre, entre les pages 35 et 60, développe une idée qui me semble très proche de celles de Husserl, mais avec d'autres arguments et donc, il la reprend à son compte. Tout comme Husserl tout à l'heure disait qu'on a l'habitude de penser en termes d'essences formelles et de choses sensibles formées, or cette tradition oublie quelque chose; elle oublie comme un entre-deux, un intermédiaire, or c'est au niveau de cet intermédiaire que tout se fait, si bien qu'on ne peut rien comprendre aux essences formelles, rien comprendre aux choses formées, si on ne met pas à jour cette région cachée des essences vagues.
Simondon dit quelque chose d'étrangement semblable.

Il y a une longue tradition qui consiste à penser la technologie en termes de forme-matière, et à ce moment-là, on pense l'opération technique comme une opération d'information, c'est à dire l'acte d'une forme en tant qu'informant une matière. On dirait presque que le modèle technologique de cette opération c'est : moule-argile.

Le moule est comme une forme qui s'imprime à une matière ; et c'est, en termes savants, ce schéma, c'est le modèle hylémorphique, où hylé veut dire matière et morphé veut dire forme. C'est le schéma forme-matière. Et il dit que c'est évident que dans cette opération technologique, ce schéma il n'est pas le premier à la critiquer. Ce qui est nouveau chez Simondon, c'est la manière dont il le critique. La manière dont il le critique, est très intéressante pour nous, parce que ça consiste à dire, qu'en fait, là aussi, quand on privilégie le schéma forme-matière, où le modèle hylémorphique c'est comme si on séparait deux demi-schèmes, où on ne comprend plus plus du tout comment ces deux demi-schèmes peuvent bien s'adapter l'un à l'autre. L'essentiel se passe entre les deux. Là aussi, si on laisse caché l'entre-deux, on ne peut plus rien comprendre. Qu'est-ce que c'est cet entre-deux ? C'est tout simple. C'est qu'est-ce qu'il y a entre le moule, entre le moule qui va imposer la forme, et la matière argile.

Ce qu'il y a d'embêtant dans ce schéma, c'est que l'opération du moule, ça consiste à induire dans l'argile, ou à déterminer l'argile, à prendre un état d'équilibre, et vous démoulez quand cet état d'équilibre est atteint.
Si bien que vous ne risquez pas de savoir ce qui s'est passé. Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui se passait du côté de la matière lorsqu'elle tendait vers son état d'équilibre ? Ce n'est plus un problème de forme et de matière, c'est un problème énergétique. C'est un problème de la matière-mouvement : la tension de la matière vers un état d'équilibre déterminé. Or le schéma forme-matière ne tient pas compte de ça puisque le schéma forme-matière présuppose en quelque sorte une matière préparée ; et du côté de la forme, ça ne va pas mieux puisque, du côté de la forme, ce qui serait intéressant, c'est être à l'intérieur du moule, or même l'artisan n'est pas à l'intérieur du moule. Si on était à l'intérieur du moule, ou si on imagine le moule comme intériorité présente à soi-même, qu'est-ce qui se passe ? Ce n'est plus une opération de moulage. C'est une opération, si courte qu'elle soit et le moulage a une opération très courte où la matière argile arrive à son état d'équilibre voulu très rapidement, et si on est à l'intérieur du moule, et si on s'imagine dans des conditions moléculaires microscopiques, peu importe la durée que ça prend, qu'est-ce qui se passe en fait ? Ce n'est plus une opération de moulage, c'est comme Simondon le dit très bien, une opération de modulation. Quelle est la différence entre mouler et moduler ?

Simondon montre très bien que toutes les opérations technologiques, on extrait le mode du moulage, c'est commode, au niveau le plus sommaire c'est plus facile à comprendre une opération de moulage. Mais en fait, les opérations technologiques c'est toujours des combinaisons entre le modèle simple du moulage, un modèle plus complexe mais non moins effectif, présupposé par le moulage, et qui est le modèle de la modulation. Qu'est-ce que c'est que la modulation ? Moduler, ce n'est pas difficile, c'est mouler de manière continue et variable. Un modulateur, c'est un moule qui change perpétuellement de grille à mesure qu'elle est atteinte. Si bien qu'il y a une variation continue de la matière à travers les états d'équilibre et moduler, c'est mouler de manière variable et continue, mais on dira aussi bien que mouler c'est moduler de manière constante et finie, et déterminée dans le temps. En électronique, il n'y a que des modulations et des modulateurs.

Simondon insiste sur cette espèce de dimension qui n'est pas du tout une synthèse, il ne s'agit pas du tout de dire que cet intermédiaire c'est une synthèse. L'essence vague de Husserl, ce n'est évidemment pas une synthèse d'essences formelles et de choses sensibles formées. De même, le domaine que Simondon dégage entre la forme et la matière, ce n'est pas un intermédiaire qui retiendrait un aspect de la forme et un aspect de la matière, ce n'est pas du tout une synthèse. C'est réellement une terre inconnue, cachée par ce à quoi elle est intermédiaire. L'essence vague est toujours cachée, et c'est par là que Husserl peut, découvrant les essences vagues, se dire phénoménologue : il fait une phénoménologie de la matière ou de la corporéité, il se met dans les conditions de découvrir ce qui est caché, aussi bien notre pensée conceptuelle opérant par essences formelles, que notre perception sensible appréhendant des choses formées, c'est donc un domaine proprement phénoménologique. La phénoménologie, c'est l'itinérance, il est en train de suivre l'essence vague. C'est pour ça qu'il n'aurait jamais dû écrire que ces quatre pages, enfin, c'est idiot de dire ça, parce qu'on pourrait dire ça de tout le monde. Comprenez que s'il en avait dû en écrire, c'est celles là qu'il devait écrire, c'est là qu'il était le plus phénoménologue. Le phénoménologue c'est l'ambulant, c'est le forgeron. Simondon, c'est la même chose : il ne s'agit pas du tout de dire que c'est une synthèse de forme et de matière. Il découvre, dans les conditions énergétiques d'un système, dans la succession des états d'équilibre, en fait pas vraiment d'équilibre, puisque c'est des formes dites méta-stables, ce sont des équilibres qui ne sont pas définis par la stabilité. Dans toute cette série de la modulation définie comme variation continue d'une matière, quels vont être les caractères par lesquels il va définir cette - je mélange les termes de Husserl et de Simondon -, cette matérialité énergétique ou cette corporéité vague, c'est à dire vagabonde ?

Et voilà que Simondon nous dit qu'elle se définit de deux manières, d'une part l'existence et la répartition des singularités, et deuxièmement par la répartition et la production de qualités affects : plus ou moins résistant (pour le bois, c'est l'exemple de Simondon), plus ou moins élastique, plus ou moins poreux, et les singularités, c'est les fibres de bois. Simondon saute directement des exemples artisanaux, manifestement, il aime le bois, du bois à l'électronique. C'est son exemple à lui. Pourquoi est-ce qu'il ne parle pas de la métallurgie ? Bon, c'est son affaire.

Au point où nous en sommes, on a fait un énorme progrès. On a définit une espèce de matière nomos, ou mieux une matérialité vagabonde. On dira que c'est très différent de toutes les histoires matière-forme. Bien plus, le modèle hylémorphique, le modèle matière-forme, c'ets le moment où jamais de tirer des conclusions : lorsqu'on soumet la corporéité ou la matérialité au modèle matière-forme, c'est en même temps que l'on soumet l'opération technologique au modèle travail. C'est évident que le modèle matière-forme n'est nullement imposé par l'opération technologique, il est imposé par la conception sociale du travail. Donc, c'est en même temps que la matière est soumise à ce modèle très particulier du travail. En revanche, l'opération technologique d'action libre épouse directement la matière-mouvement. On avait vu qu'il avait deux modèles technologiques : le modèle travail, le modèle action libre. Donc, ça nous donnerait comme une confirmation.

On arrive à notre problème. On reçoit confirmation de Husserl et Simondon. La matière-mouvement ou matérialité ou corporéité ou essence vague, maintenant on a une profusion de mots, c'est la matière en tant que détachée ou libérée du modèle matière-forme, et du même coup, l'opération technologique est détachée du modèle travail, et c'est la matière en tant que pourvue de singularités, porteuse de traits d'expression, sujette à des opérations de déformation. Le travail, qu'est-ce que c'est d'autre que tout ça ? On l'a vu. Je vous renvoie à ce qu'on avait essayé de voir sur comment le modèle travail se dégageait d'une tout autre façon : il se dégage par une double opération, celle par laquelle la matière est préparée, c'est à dire homogénéisée, uniformisée, à ce moment là, c'est une matière légale, par distinction d'une matière nomade. Et ce n'est pas une opposition, les deux se mélangent tout le temps, mais c'est une matière légale, et pas une matière en tant que nomade. Et d'autre part, mais c'est tout à fait complémentaire, par un calcul du temps et de l'espace de travail, et c'est la grande idée d'une quantité abstraite de travail qui est constitutive du travail. Historiquement, dans l'économie politique du 19ème siècle, c'est en même temps que se dégage le modèle du travail abstrait, le modèle travail, en économie politique, et en physique, ce qu'on appelera le travail d'une force, à savoir l'opération par laquelle une force déplace son point d'application.

Donc, on tient une définition de la matière-mouvement. Cette matière-mouvement est, dans son essence vague, je ne peux pas dire qu'elle le soit d'après les lois d'une essence fixe, donc quelque objection qu'on me fera, je peux déjà m'en tirer, donc tout va bien, en vertu de son essence vague, cette matière-mouvement est essentiellement métallique. La vraie matière flux c'est le métal, et les autres matières ne seront saisies comme en mouvement que par, non pas comparaison, mais par communication avec le métal. En quel sens est-ce qu'on pourrait dire ça ? Je ne pose pas l'égalité matière-mouvement = métal, je dis au contraire que c'est fondamentalement anexcate, que c'est une identité vague. Mais pourquoi le dire ?

Je dis rapidement des choses qui ne dépassent pas l'appréhension sensible. Qu'est-ce qu'il y a de tellement bizarre dans le métal ? Ça ne se mange pas, le métal. Ça veut dire que la situation très particulière du métal, du point de vue de l'intuition sensible, je n'invoque pas du tout la science, mais on pourrait se demander ce que c'est le métal d'un point de vue de la chimie, un corps métallique, ou qu'est-ce que c'est que les sels minéraux ? Il y en a partout finalement. Je me dis que finalement, il y a une coextensivité du métal et de la matière. Tout n'est pas métal, mais partout il y a du métal, c'est ça la synthèse métallique. Il n'y a pas d'agencement qui ne comporte un bout de métal. Le métal c'est le procédé fondamental de la consolidation de tout agencement. L'unité homme-cheval, ça se boucle avec l'étrier. Vous me direz, mais qu'est-ce qui se passait avant le métal ? La pierre ? Il n'y a pas coextensivité avec la pierre. Qu'est-ce que ça veut dire, coextensivité du métal et de la matière ? Ça ne veut pas dire matière = métal, ça veut dire que d'une certaine manière, le métal est le conducteur de toute la matière. Quand il n'y avait pas de métal, la matière n'avait pas de conducteur. Qu'est-ce que ça veut dire que le métal conduit la matière, qu'est-ce qu'il y a de tellement spécial dans le métal ? Si vous prenez une autre matière, végétale, ou animale, ou inanimée, on comprend que le schème hylémorphique, que le modèle forme-matière marche d'une certaine façon. Vous avez une matière à laquelle vous faites tout le temps subir, technologiquement, des opérations. Et en un sens, tout le monde sait que ce n'est pas vrai concrètement, mais abstraitement, on peut un peu faire comme si chaque opération était comprise entre deux seuils, chaque opération est déterminable entre deux seuils : un infra-seuil qui définit la matière préparée pour cette opération, et un supra-seuil qui est défini par la forme que vous allez communiquer à cette matière préparée. Il est bien entendu que la forme à laquelle vous arrivez à l'issue d'une opération peut elle-même servir de matière à une forme différente. Par exemple, vous commencez par donner une matière au bois, première opération, et puis c'est ce bois déjà informé dont vous allez faire un meuble. Il y a une succession d'opérations, mais chaque opération est comme comprise entre des seuils déterminables, et dans un ordre donné. Il y a un ordre donné et c'est très important.

Ce qui me paraît le plus simple dans la métallurgie, et surtout dans la métallurgie archaïque, on dirait que les opérations sont toujours à cheval sur des seuils, bien plus qu'elles communiquent par dessous le seuil, or ce qui me plaît, c'est que Simondon, dans le seul paragraphe qu'il consacre à la métallurgie, dit ça très bien : la métallurgie a beau se servir de moule, en fait elle ne cesse pas de moduler. Alors bien sûr, elle ne se sert pas toujours de moule : l'épée ça se fait sans moule, mais le sabre c'est de l'acier moulé, mais même lorsqu'il y a moule, l'opération de la métallurgie est modulatoire. C'est vrai partout, mais voilà que la métallurgie fait accéder à l'intuition sensible ce qui est ordinairement caché dans les autres matières. En d'autres termes, la métallurgie c'est la conscience ou le métal c'est la conscience de la matière même, c'est pour ça qu'il est conducteur de toute la matière. Ce n'est pas le métallurgiste qui est conscient, c'est le métal qui apporte la matière à la conscience. C'est embêtant, c'est trop hégélien. Voilà ce que dit Simondon dans ses cinq lignes : "la métallurgie ne se laisse pas entièrement penser au moyen du schème hylémorphique car la matière première, rarement à l'état natif pur, doit passer par une série d'états intermédiaires avant de recevoir la forme proprement dite. (en d'autres termes, il n'y a pas un temps déterminé). Après qu'elle a reçu un contour défini, elle est encore soumise à une série de transformations qui lui ajoute des qualités." En d'autres termes, l'opération singularité, qualité rapportée au corps métallique, ne cesse pas de chevaucher les seuils. "La prise de forme ne s'accomplit pas en un seul instant de manière visible, mais en plusieurs opérations successives." On ne peut pas dire mieux, déjà dans le cas de l'argile, ça ne s'accomplissait pas en un seul instant, seulement rien ne nous forçait à le savoir. Le métal, c'est ce qui nous force à penser la matière, et c'est ce qui nous force à penser la matière en tant que variation continue.

C'est à dire comme développement continu de la forme et variation continue de la matière elle-même. Tandis que les autres éléments matériels peuvent toujours être pensés en termes de succession de formes différentes et emploi de matières variées. Mais une variation continue de la matière et un développement continu de la forme, c'est ce que la métallurgie fait affleurer, et ce que la métallurgie rend conscient, et fait nécessairement penser comme état de toute la matière. C'est pour ça que le métal conduit la matière. Simondon "on ne peut distinguer strictement la prise de forme de la transformation quantitative. Le forgeage (forger), et le trempage (tremper), d'un acier, sont, l'un antérieur, et l'autre postérieur à ce qui pourrait être nommé la prise de forme proprement dite. Forgeage et trempage sont pourtant des constitutions d'objets." En d'autres termes, c'est comme si, par delà les seuils qui distinguent les opérations, les opérations communiquaient dans une espèce de mise en variation continue de la matière elle-même. Pas d'ordre fixe dans les alliages. Il y a un livre savant sur la variabilité métallurgique : à la naissance de l'histoire, l'empire de Summer, il y a douze variétés de cuivres recensés avec des noms différents d'après les lieux d'origine et les degrés de raffinage. Ça forme comme une espèce de ligne, à la lettre une mélodie continue du cuivre, et l'artisan dira : c'est celui-là qu'il me faut. Mais indépendamment des coupures opérées par l'artisan, il n'y a pas d'ordre fixe pour les alliages, variété des alliages, variabilité continue des alliages, et enfin, pourquoi est-ce que Simondon parle si peu de la métallurgie ? Ce qui l'intéressera vraiment, c'est là où des opérations de modulation, de variation continue vont devenir non seulement évidentes, mais vont devenir le nomos même, l'état normal de la matière, à savoir l'électronique. Ouais.

Il y a quelque chose de très troublant dans le métal. Si vous m'accordez qu'il n'y a pas d'ordre fixe dans les alliages, évidemment, il ne s'agit pas des aciéries modernes, il s'agit de la métallurgie archaïque, si vous m'accordez cette série d'opérations qui s'enchaînent les unes aux autres, si bien que ce qui était caché dans les autres matières, devient évident, ça tient à quoi ? Le métal ce n'est pas consommable. La matière, en tant que flux, se révèle là où elle est productivité pure, où l'opération technologique est donc une fabrication d'objets, outils, ou armes, et il y a évidemment un lien entre cette matière-productivité, cette matière qui ne peut être saisie qu'en tant que productivité pure, dès lors pour servir à la fabrication d'objets, et cet état de la variation de la matière qui surgit pour elle-même. Car enfin, non seulement il n'y a pas d'ordre fixe, mais il y a toujours possibilité de recommencer. Certes pas à l'infini, il y a tout de même les phénomènes d'usure, de rouille, mais vous pouvez toujours refaire du lingot. 

Le métal est coextensif à toute la matière, en ce sens que il énonce pour lui-même un statut qui était celui de toutes matières, mais qui ne pouvait être saisi que dans le métal. C'est lui le conducteur de toute la matière, parce que le métal met la matière dans le double état du développement continu de la forme et de la variation continue de la matière. Pour enchaîner avec ce que disait Richard tout à l'heure, je n'ai même plus besoin de dire pourquoi est-ce que le forgeron est musicien, ce n'est pas simplement parce que la forge fait du bruit, c'est parce que la musique et la métallurgie se trouvent hantés par le même problème : à savoir que la métallurgie met la matière dans l'état de la variation continue de même que la musique est hantée par mettre le son en état de variation continu et d'instaurer dans le monde sonore un développement continu de la forme et une variation continue de la matière.

Dès lors, c'est normal que le forgeron et le musicien soient strictement des jumeaux. »

-Gilles Deleuze, Cours à Vincennes, 27 février 1979.

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