Je propose ici une traduction partielle d’un article de l’économiste et philosophe anglais Tony Lawson, professeur à l’université de Cambridge.
Lawson a travaillé sur l’ontologie sociale –la branche de la philosophie qui cherche à clarifier « la nature et les propriétés du monde social ».
Il y a chez Lawson une conception relationnelle de la nature de l’individu qui présente des similitudes avec le personnalisme, ainsi qu’avec la philosophie de l’individuation de Simondon.
La théorie anthropologique –ou, moins pompeusement, l’idée qu’on se fait de l’Homme- est riche d’implications pour la philosophie morale. En la matière, Lawson défend une forme de naturalisme moral, dont j’ai déjà présenté ici les caractéristiques générales.
Pour le naturalisme méta-éthique, « il y a […] des faits moraux objectifs, ces faits sont des faits concernant les choses naturelles ». Ceci inscrit Lawson dans le développement du naturalisme moral survenue depuis les 40 dernières années, principalement chez des philosophes anglo-saxons de tendance néo-aristotélicienne comme Philippa Foot ou Julia Annas. Mais d’autres naturalistes éthiques ne semblent pas s’appuyer sur des thèses aristotéliciennes (voyez David Copp, Nicholas L. Sturgeon ou Frank Jackson).
Le temps me manque pour développer un propos complet sur ce qui différencie les positions de Lawson du genre de naturalisme moral que j’ai défendu il y a 3 ans. De toute évidence, les différences sont assez subtiles.
Disons de façon générale que la variante défendue par
Lawson me paraît en gros meilleure et
de surcroît tout à fait similaire à l’évolution
de ma réflexion philosophique depuis 2020. Disons aussi que le genre de
naturalisme moral que je soutiendrais aujourd’hui pourrait être caractérisé
comme :
1) : Plus métaphysique qu’auparavant, car appuyé sur une théorie du progrès de l’Etre inspirée du matérialisme de Simondon (et, en amont de ça, de l'énergétisme d'Ostwald et d'Eugène De Robertis) ;
2) : Moins psychologique et intentionnel (parce que le bien est irréductible au bonheur, à un état mental de l’agent, même s’il lui est corrélé) et moins eudémoniste (parce que la notion de bien est plus générale que celle d’épanouissement de l’être spécifiquement vivant. Il y a un bien de l’objet technique qui n’est pas pensable dans un naturalisme strictement eudémoniste). Je serais donc plus proche aujourd’hui d’Aristote sur le premier point, et plus distant sur le second.
3) : Moins « égo-centré » (l’égoïsme psychologique me semble beaucoup moins soutenable qu’il y a 3 ans) et moins « centré-sur-l’agent » que sur le complexe de relations permettant le développement co-joint de l’individu et de son milieu associé. C’est au fond moins l’action que le mouvement en général qu’il s’agit d’orienter moralement.
Ce dernier point et la réflexion de Lawson sur l’ontologie sociale ouvre des perspectives réjouissantes, parce qu’elles proposent une articulation prometteuse de la tension entre l’inscription de la subjectivité et de la normativité éthique dans un milieu communautaire et l’horizon universel de l’action morale. Tout le débat entre les philosophies morales universalistes et leur critique par les auteurs communautariens se trouve à mon avis éclairé par l’approche relationnelle de Lawson. D’un côté, elle permet de critiquer l’impersonnalité formelle du rationalisme moral (à la John Rawls) en soulignant que le sujet appartient nécessairement à un ensemble de milieux sociaux déterminés vis-à-vis desquels l’intensité et la qualité de ses interactions sociales l’engage à une série de droits et d’obligations particulières (Lawson écrit « En fonction de nos positions sociales, nous avons des droits et (éventuellement) des obligations qui nous lient aux autres »). Et ceci permet par exemple de faire droit à des vertus morales ayant des objets singuliers, comme le patriotisme.
Mais dans le même temps, le naturalisme moral de Lawson est un naturalisme moral critique. L’inscription sociale de l’individu ne signifie pas qu’il doive être l’otage acritique et conformiste de son milieu historique et culturel (procès récurrent en convervatisme chauvin et en relativisme adressé aux philosophes communautariens). Ce qui justifie le soin préférentiel envers le bien de certains autres êtres dépend des relations qui lient l’individu vis-à-vis d’eux et de leur capacité à favoriser son propre développement autonome. L’individu n’est pas engagé à défendre ce qui lui nuit (par exemple des traditions culturelles barbares ou une autorité arbitraire) parce que ce qui lui nuit nuit de proche en proche à tous les autres membres de sa société. De même qu’il n’y a pas de bien de l’individu isolable de ses relations sociales (erreur monadique, individualiste, etc.) ; de même, il n’y a pas de bien commun de la société réalisée en dehors du bien des membres de celle-ci (mystification collectiviste / transcendante).
Par ailleurs, le naturalisme moral critique de Lawson
soutient que les biens de chaque individu sont
reliés de proche de proche. Il s’ensuit en bonne logique que, puisque (le
bien de) l’agent moral est constitué relationnellement, il ne peut pas être réalisé en oblitérant le
bien d’autrui, ce qui enjoint à une préoccupation éthique à toutes les échelles
spatiales, temporelles, et même à toutes les strates de la réalité (car « nous naissons également dans un univers
naturel et nous sommes constitués par nos relations avec lui. Il est donc dans notre intérêt que toute
la nature s'épanouisse »). On voit bien en quoi le naturalisme
moral critique conduit à une forme d’universalisme moral dépassant la
considération exclusive du bien de l’individu,
de sa collectivité politique et même de l’humanité dans son ensemble, ce qui
concorde de manière étonnamment féconde avec aussi bien l’éthique de la technique de Simondon que les enjeux
écologiques contemporains.
"Le monde social est constitué de phénomènes
émergents dotés de puissances causales propres et irréductibles, phénomènes
dont la nouveauté et l'irréductibilité facilitent, et même justifient, une
science de la société relativement autonome. Cette thèse, brièvement résumée,
est celle que je défends depuis longtemps [...] La conception défendue par
cette démarche reste cependant tout à fait naturaliste, dans le sens où il est
démontré que les phénomènes sociaux sont diachroniquement cohérents avec les
phénomènes posés dans nos meilleures théories du monde naturel, et en
particulier avec celles de la mécanique quantique et de la biologie de
l'évolution. En d'autres termes, il est possible de montrer comment les
phénomènes sociaux s'autonomisent des phénomènes étudiés dans les sciences
naturelles, tout en restant cohérents avec ces derniers et conditionnés par
eux. Le traitement de la réalité sociale conçue de cette manière (ou dans cette
acceptation du terme) constitue un naturalisme socio-ontologique.
Ma préoccupation ici est de déterminer l'orientation
éthique la plus raisonnable qui soit cohérente avec cette position naturaliste
spécifique. En d'autres termes, il s'agit d'élaborer et de défendre une forme
de naturalisme éthico-ontologique ou, plus familièrement, un naturalisme moral.
Le terme "émergent" utilisé en introduction
exprime l'idée de nouveauté, de quelque chose d'inédit ou auparavant absent,
qui surgit d'une manière ou d'une autre à partir de phénomènes déjà existants.
Précédemment, j'ai soutenu que les phénomènes émergents apparaissent comme des
totalités nouvelles, ou comme des propriétés de ces totalités, qui naissent
d'une recombinaison (impliquant peut-être une modification) d'éléments
préexistants. En cela, l'organisation relationnelle de toute totalité émergente
constitue une caractéristique essentielle (émergente) de la totalité, rendant
les propriétés causales de cette dernière irréductibles à celles des éléments
qui viennent à être incorporés en tant que composants.
[...] En recherchant comment un naturalisme moral
solide peut être possible, une première question à poser est de savoir s'il
existe un domaine relativement autonome ou séparé de phénomènes moraux
émergents. En d'autres termes, existe-t-il des phénomènes moraux qui sont à la
fois émergents et ontologiquement et causalement irréductibles au sens des
phénomènes sociaux que nous venons de mentionner, et auxquels nos termes moraux
(comme bon et mauvais, etc.) s'appliquent de manière unique ?
Je pense que la réponse est clairement négative.
Contrairement au cas de la réalité sociale en soi, l'orientation naturaliste
que je trouve la plus viable en ce qui concerne les préoccupations éthiques est
quelque peu réductionniste. Bien que le discours moral possède ses propres catégories,
telles que le bien, le mal, le juste, l'injuste, etc., il n'est pas évident que
ces termes renvoient à des phénomènes irréductibles appartenant à un domaine
moral émergent. Au contraire, ils sont apparemment toujours utilisés pour
désigner des phénomènes auxquels on peut également se référer en utilisant
d'autres formes de descriptions sociales, biologiques, psychologiques,
physiques, etc.
Ainsi, le type de naturalisme moral que je trouve
convaincant et que je cherche à défendre est, comme je l'ai dit, une position
quelque peu réductionniste en ce sens qu'il soutient qu'il n'existe pas de
propriétés morales émergentes distinctes qui soient irréductibles au (reste du)
monde réel/naturel, dont la réalité sociale constitue une partie. Les termes éthiques
ou moraux identifient plutôt des caractéristiques du monde qui peuvent être, et
sont généralement, simultanément désignées en termes plus clairement
naturalistes ; les termes moraux partagent les mêmes référents que les
termes non moraux.
Prendre position.
Un argument parfois considéré comme sapant les
positions éthiques que je cherche à développer repose sur la conviction,
généralement associée à David Hume, qu'un " doit " ne peut être
logiquement déduit d'un " est " ; c'est-à-dire qu'au niveau méta-éthique
de l'analyse poursuivie jusqu'à présent dans le document, une affirmation
perscriptive ne peut pas être la conclusion logiquement valide d'affirmations
simplement factuelles ou descriptives. Bien que je pense qu'un tel argument
soit erroné (nous pouvons par exemple raisonner que : la personne X a besoin de
vivre, la maison dans laquelle X se trouve [seul] est en feu et le seul moyen
pour X de survivre est de quitter la maison, alors X devrait partir, voir
Lawson 2013), l'idée valable qu'il contient est que nous ne pouvons tirer des
conclusions spécifiques sur la bonne conduite qu'en évaluant également ce qui
est dans l'intérêt d'un sujet concerné ou d'un groupe de sujets, leurs besoins
et leurs désirs ou autre chose. L'idée est donc que, bien qu'une théorie
naturaliste ne soit pas ébranlée par des considérations sur la manière dont les
évaluations prescriptives sont formées, il est reconnu que les
évaluations factuelles doivent inclure des jugements d'intérêts (par
exemple, qu'il n'est pas dans l'intérêt d'une personne de se brûler), qui à
leur tour expliquent pourquoi d'autres jugements factuels (la maison est en
feu) constituent des raisons d'agir (quitter la maison).
Les positions naturalistes en matière méta-éthique
font précisément cela : elles avancent des théories substantielles sur les
intérêts des êtres humains. Bien entendu, jusqu'à présent, je n'ai écrit que
sur ce qu'est la position du naturalisme moral ; j'ai adopté un point de vue
extérieur ou une méta-perspective. Mais pour en dire plus, et même pour
défendre [...] une position naturaliste morale, il est nécessaire de prendre
position. Etant donné le type d'approche réductionniste du naturalisme moral
que je propose, il faut s'engager dans une théorie sociale spécifique, et plus
particulièrement dans une description précise de ce qui a été décrit jusqu'à
présent comme étant le bien humain. Une fois cet engagement pris, les énoncés
prescriptifs peuvent être déduits directement, bien que conditionnés en dernier
ressort par une compréhension de l'intérêt de la personne humaine qui est ainsi
(provisoirement) considérée comme acquise. [...]
Je m'appuie ici sur mes propres recherches menées
ailleurs [...] et je me contente le plus souvent de résumer les résultats (perfectibles)
qui ont un rapport direct avec le sujet de discussion en cours. Je développerai
cependant certaines des affirmations les plus controversées. Selon la
conception que je défends :
1) Les êtres humains ont une nature telle que chacun a
effectivement des "intérêts" ; plus concrètement, les êtres humains
sont des sortes d'êtres qui peuvent s'épanouir. L'épanouissement généralisé est
donc la base de la pensée éthique, le référent de ce que nous appelons le bien.
2) La morale existe dans tous les domaines du monde
humain. Elle concerne les actions, les objectifs, etc. Partout, les gens
agissent en fonction d'actions et/ou d'objectifs considérés comme justes ou
faux, bons ou mauvais, etc.
3) Les intérêts humains, les bases de nos conditions
d'épanouissement, qui permettent à chacun de se développer, ne se
réduisent pas à nos préférences. Au contraire, chaque être humain possède
un ensemble de besoins, y compris ceux de réaliser diverses capacités, et ainsi
de suite, de sorte que l'épanouissement dépend de la satisfaction de ces
besoins. Un certain nombre de besoins humains, y compris les capacités et/ou
les aptitudes, sont apparemment partagés/universels (par exemple, les besoins
et/ou les capacités de développer des aptitudes/capacités d'utilisation de la
langue ou, de manière générale, de participer à des formes d'interaction
sociale), tandis que d'autres ne le sont pas. Tous se développent dans des
contextes historiques et socioculturels spécifiques. Et tous sont, d'une
certaine manière, soumis à une transformation continue.
4) Les êtres humains sont intrinsèquement
relationnels. Je ne veux pas simplement dire par là que nous sommes intégrés
dans la société. Nous sommes plutôt socialement et relationnellement
constitués. Dès notre conception, nous sommes socialement formés. En fonction
de nos positions sociales, nous avons des droits et (éventuellement) des
obligations qui nous lient aux autres [...] Nous sommes donc nécessairement des
êtres socio-relationnels.
5) Les êtres humains ont évolué dans des communautés
où la survie et l'épanouissement de chacun dépendent de la survie et de
l'épanouissement de la communauté et donc, en fin de compte, de tous les
autres. Ils sont donc essentiellement, du fait de l'évolution, des êtres dont
la capacité à s'épanouir est liée à la capacité de tous les autres à le faire.
Il est dans l'intérêt de chacun d'entre nous que les autres autour de nous, et
ultimement tout un chacun, s'épanouissent ; il en est ainsi quelles que soient
les similitudes et les différences, tant que les conditions nécessaires à
l'épanouissement de l'un ne nuisent pas systématiquement à l'épanouissement
d'autrui.
6) Selon un raisonnement similaire au point 5), nous
naissons également dans un univers naturel et nous sommes constitués par nos
relations avec lui. Il est donc dans notre intérêt que toute la nature
s'épanouisse [...]
Les propositions 5) et 6), en particulier la première,
sont cruciales. La théorie sociale moderne, et notamment l'économie, consacre
beaucoup trop de temps et d'efforts, souvent sous le couvert de la théorie du
choix rationnel ou de la théorie du choix social, à "modéliser" les
êtres humains comme si les intérêts de l'un d'entre eux pouvaient être
déterminés sans tenir compte des intérêts de tous les autres.
[...] Nous avons évolué dans des communautés et nous
avons une nature orientée vers la communauté. Nous ne sommes pas simplement
intégrés dans la société, comme certains commentateurs méfiants à l'égard d'un
excès d'individualisme sont enclins à le dire ; nous sommes des êtres sociaux.
Notre épanouissement se fera au sein de la société.
Je ne suggère pas que nous apprécions les autres
uniquement dans la mesure où leur bien-être nous plaît en tant qu'individus
autonomes, comme si leur bien-être était une sorte de paramètre dans une
fonction d'utilité. Au contraire, les autres font partie de ce que nous sommes.
Ou du moins, leur épanouissement fait partie du nôtre, et en reconnaissant
cela, nous reconnaissons la valeur intrinsèque des autres comme nous le faisons
pour nous-mêmes ; nous faisons tous partie du même ensemble humain et nous
valorisons le progrès de l'humanité ; l'épanouissement de chacun d'entre nous
est en relation avec l'épanouissement de tous les autres.
En fait, de même que les parents ont une
responsabilité (envers la collectivité) à l'égard de leurs jeunes enfants, de
même que les baby-sitters, par exemple, et de même que les médecins ont des
responsabilités à l'égard de leurs patients, etc ; de la façon similaire, en
prenant soin de nous-mêmes, nous prenons simultanément soin de tous les autres,
de la communauté élargie dont nous faisons partie, et nous ne pouvons le faire
que d'une manière qui soit cohérente (ou qui ne soit pas notablement
incompatible) avec l'épanouissement des membres de la communauté élargie.
Encore une fois, nous ne prenons pas soin de nous-mêmes uniquement pour le
bénéfice des autres ; nous le faisons aussi pour nous-mêmes. Le projet éthique
est un projet partagé.
Voilà donc la base de la position que je systématise
sous le nom de naturalisme moral critique. Si des termes comme le bien et la
bonté ont le même référent que les intérêts humains tels qu'ils sont
interprétés ici, nous pouvons dire que le bien suprême sur le plan éthique est
l'épanouissement général des êtres humains. C'est en fin de compte notre valeur
ultime à tous. Étant donné notre nature sociale, cela implique une forme
de société ou de communauté dans laquelle nous nous allons vivre. Bien
entendu, nous avons certains points communs avec tous les autres (par exemple,
l'aptitude au langage) et d'autres points communs avec seulement certains
autres (par exemple, l'âge ou des langues ou cultures spécifiques), mais nous
sommes tous uniques d'une multitude de façons. L'objectif éthique de
l'épanouissement généralisé sera donc une société dans laquelle nous nous
épanouissons de manière très différente ; une condition
sociale dans laquelle l'épanouissement de chacun d'entre nous est une garantie
de l'épanouissement de tous les autres.
L'objectif éthique qui sous-tend l'activité morale est
donc une forme de société qui offre de telles conditions. À la suite
d'Aristote, on peut appeler cela la bonne société ou eudemonia. Il semble que ce soit le type de concept que Marx et
Engels avaient à l'esprit lorsque, dans le Manifeste
communiste, ils envisageaient une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la
condition du libre développement de tous ».
Étant donné qu'il existe des obstacles à la
réalisation d'une société de ce type, notamment les mécanismes sociaux qui
empêchent souvent chacun d'entre nous de reconnaître pleinement la nature de
ses propres intérêts réels (par exemple le fait qu'ils incluent
l'épanouissement de tous les autres), les actions qui peuvent être
considérée comme bonnes ou justes sont celles qui sont orientées vers la
suppression de ces obstacles.
Bien entendu, parmi les formes d'action imaginables
qui pourraient être utilisées pour éliminer ces obstacles, seules celles qui
sont cohérentes en elles-mêmes avec les objectifs de l'épanouissement humain
peuvent être qualifiées de moralement bonnes (la bonne société ne peut être
instaurée en blessant ou en éliminant ceux qui sont lents à en reconnaître la
valeur).
Il s'ensuit également qu'un tel naturalisme moral est
également une forme de réalisme moral. Pourquoi ? Tout réalisme [ontologique]
considère qu'il existe un monde qui existe au moins en partie indépendamment,
et certainement avant, toute revendication de connaissance qui est formée à son
sujet. En conséquence, toutes les affirmations ou croyances concernant cette
réalité sont faillibles, et le statut de vérité de ces affirmations et
croyances ne dépend pas de notre volonté, mais de la façon dont le monde est.
J'ai suggéré que la bonté (axiologique) est liée à
l'épanouissement humain, et que cela nécessite des conditions dans lesquelles
nous pouvons tous nous épanouir dans nos différences. Par conséquent, un
objectif ou une action est moralement bon(ne) si son adoption contribue (ou est
susceptible de contribuer) à la réalisation de cette finalité, à nous permettre
de progresser vers l'eudemonia, y compris et surtout, en éliminant les
obstacles existants.
Il est clair que le fait qu'une action ou un objectif
remplisse ou non ce critère est une chose sur laquelle nous pouvons nous
tromper en formant un jugement. Les objectifs et les actions moralement bons
existent donc indépendamment de la connaissance que nous en avons. Il
existe donc une vérité sur la question de savoir si certains objectifs ou
actions sont (moralement) bons dans le sens indiqué, c'est-à-dire
indépendamment de ce que nous jugeons, toujours de manière faillible, être le
cas. La position que j'élabore est donc une position réaliste morale dans un
sens assez fort.
En outre, dans la mesure où toutes les actions
et tous les objectifs affectent les autres, ils ont une portée morale. Le
domaine social et le domaine moral ont essentiellement le même référent.
Comment cherchons-nous à identifier les objectifs et
les actions moralement bons ? Nous le faisons par le biais de processus de
raisonnement empiriques, orientés vers l'identification des structures et des
pratiques qui entravent la voie vers la réalisation de l'épanouissement humain
généralisé, et par la suite en élaborant des stratégies pour les transformer.
Ces processus sont évidemment faillibles. Mais il en va de même pour les
processus de raisonnement suivis dans toute autre forme de science.
Du point de vue de la conception que je défends, bien
sûr, la pluralité des moralités réellement existantes peut être (failliblement)
expliquée, évaluée et critiquée, et des programmes de transformation peuvent
être formulés (dans le meilleur des cas dans des assemblées démocratiques).
Parce que la réalité sociale est ouverte, comme
d'ailleurs toutes les formes futures de détermination sociale, il est évident
que, contrairement aux situations hypothétiques préférées des philosophes
professionnels, il y aura rarement un seul objectif ou une seule ligne de
conduite à découvrir, pour les formes d'action ou les considérations à prendre
en compte dans la prise de décision. L'ouverture est à la base de la pluralité
en éthique comme en sciences sociales.
Il s'ensuit que la transfactualité est une catégorie
aussi pertinente en science morale que dans les autres sciences. Ce terme peut
être opposé à celui de contre-factualité, c'est-à-dire à quelque chose qui se
produirait si certaines conditions étaient différentes de ce qu'elles
sont. La transfactualité se réfère plutôt à quelque chose qui, s'il est
déclenché, est en jeu quel que soit ce qui se passe au niveau des événements
réels. Par exemple, la gravité en tant que force ne fonctionne pas
uniquement lorsqu'elle est isolée dans un vide expérimental. En d'autres
termes, ce n'est pas quelque chose qui fonctionnerait simplement de manière
contrefactuelle si un vide expérimental était produit ; c'est quelque chose qui
fonctionne de manière transfactuelle tout le temps, quel que soit le résultat.
Il affecte la feuille d'automne même lorsqu'elle vole au-dessus des toits et
des cheminées.
Je pense qu'il en va de même pour le statut moral de
divers objets et actions dans un contexte donné. S'il est moralement
mauvais de tuer d'autres personnes, cela reste vrai transfactuellement même si
des conditions surviennent où d'autres considérations morales dominent dans la
détermination d'un plan d'action correct. Ainsi, les dichotomies entre déontologie
et conséquentialisme sont considérées comme fausses. Toutes deux
présupposent des systèmes fermés où peu de choses existent dans le domaine
social ; et les considérations obligatoires et conséquentielles (déontologiques
et conséquentialistes) jouent toutes deux un rôle transfactuel dans le système
ouvert qu'est le monde réel.
La différence entre les considérations morales et les
forces de la nature réside clairement dans le fait que, dans ce dernier cas, ce
qui se produit effectivement lorsque diverses forces agissent de manière
contradictoire (par exemple, l'action sur la feuille d'automne des tendances
gravitationnelles, thermodynamiques et aérodynamiques) est indépendant de nos
délibérations, ce qui n'est pas le cas pour les considérations morales. La
(série de) résolution(s) correcte(s) de considérations morales conflictuelles
peut être objective, même si elle consiste en un éventail de possibilités, mais
nos processus de raisonnement sont toujours faillibles ; nous devons rechercher
nos meilleures évaluations des résolutions justes ou correctes, et le lieu le
plus propice pour y parvenir est probablement un espace démocratique, inclusif,
facilitant le dialogue critique et respectueux avec d'autres personnes. Il est
certain que tout débat de ce type doit être cohérent avec notre compréhension
des conditions de l'eudemonia". (pp.1-7)
-Tony Lawson, "Critical Ethical Naturalism. An Orientation to Ethics", in Social Ontology and Modern Economics, London and New York, Routledge, 2014, pp.1-22.
Certes… On en revient toujours au même problème… Le problème du « naturalisme moral » n’est pas tant sa prétention à l’objectivité (contre le relativisme moral), mais c’est son empirisme. Toutes les vraies morales, à commencer par celle de Kant, mais aussi les morales chrétienne, platonicienne, etc., s’appuient sur un fondement transcendant et non-empirique. C’est la condition pour qu’il y ait objectivité de la morale et liberté du sujet. Ramener la morale à un « naturalisme » (fût-il aristotélicien), c’est en réalité la destruction de la morale, phénomène dont toute notre société nous offre une illustration éloquente…
RépondreSupprimerVous faites bien de me rappelez de faire un sort le moment venu à la soi-disant morale kantienne, cher Laconique...
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