vendredi 18 août 2023

Ontologie sociale et méta-éthique. Le naturalisme moral critique de Tony Lawson

Je propose ici une traduction partielle d’un article de l’économiste et philosophe anglais Tony Lawson, professeur à l’université de Cambridge.

Lawson a travaillé sur l’ontologie sociale –la branche de la philosophie qui cherche à clarifier « la nature et les propriétés du monde social ».

Il y a chez Lawson une conception relationnelle de la nature de l’individu qui présente des similitudes avec le personnalisme, ainsi qu’avec la philosophie de l’individuation de Simondon.

La théorie anthropologique –ou, moins pompeusement, l’idée qu’on se fait de l’Homme- est riche d’implications pour la philosophie morale. En la matière, Lawson défend une forme de naturalisme moral, dont j’ai déjà présenté ici les caractéristiques générales.

Pour le naturalisme méta-éthique, « il y a […] des faits moraux objectifs, ces faits sont des faits concernant les choses naturelles ». Ceci inscrit Lawson dans le développement du naturalisme moral survenue depuis les 40 dernières années, principalement chez des philosophes anglo-saxons de tendance néo-aristotélicienne comme Philippa Foot ou Julia Annas. Mais d’autres naturalistes éthiques ne semblent pas s’appuyer sur des thèses aristotéliciennes (voyez David Copp, Nicholas L. Sturgeon ou Frank Jackson).

Le temps me manque pour développer un propos complet sur ce qui différencie les positions de Lawson du genre de naturalisme moral que j’ai défendu il y a 3 ans. De toute évidence, les différences sont assez subtiles.

Disons de façon générale que la variante défendue par Lawson me paraît en gros meilleure et de surcroît tout à fait similaire à l’évolution de ma réflexion philosophique depuis 2020. Disons aussi que le genre de naturalisme moral que je soutiendrais aujourd’hui pourrait être caractérisé comme :

1) : Plus métaphysique qu’auparavant, car appuyé sur une théorie du progrès de l’Etre inspirée du matérialisme de Simondon (et, en amont de ça, de l'énergétisme d'Ostwald et d'Eugène De Robertis) ; 

2) : Moins psychologique et intentionnel (parce que le bien est irréductible au bonheur, à un état mental de l’agent, même s’il lui est corrélé) et moins eudémoniste (parce que la notion de bien est plus générale que celle d’épanouissement de l’être spécifiquement vivant. Il y a un bien de l’objet technique qui n’est pas pensable dans un naturalisme strictement eudémoniste). Je serais donc plus proche aujourd’hui d’Aristote sur le premier point, et plus distant sur le second.

3) : Moins « égo-centré » (l’égoïsme psychologique me semble beaucoup moins soutenable qu’il y a 3 ans) et moins « centré-sur-l’agent » que sur le complexe de relations permettant le développement co-joint de l’individu et de son milieu associé. C’est au fond moins l’action que le mouvement en général qu’il s’agit d’orienter moralement.

Ce dernier point et la réflexion de Lawson sur l’ontologie sociale ouvre des perspectives réjouissantes, parce qu’elles proposent une articulation prometteuse de la tension entre l’inscription de la subjectivité et de la normativité éthique dans un milieu communautaire et l’horizon universel de l’action morale. Tout le débat entre les philosophies morales universalistes et leur critique par les auteurs communautariens se trouve à mon avis éclairé par l’approche relationnelle de Lawson. D’un côté, elle permet de critiquer l’impersonnalité formelle du rationalisme moral (à la John Rawls) en soulignant que le sujet appartient nécessairement à un ensemble de milieux sociaux déterminés vis-à-vis desquels l’intensité et la qualité de ses interactions sociales l’engage à une série de droits et d’obligations particulières (Lawson écrit « En fonction de nos positions sociales, nous avons des droits et (éventuellement) des obligations qui nous lient aux autres »). Et ceci permet par exemple de faire droit à des vertus morales ayant des objets singuliers, comme le patriotisme

Mais dans le même temps, le naturalisme moral de Lawson est un naturalisme moral critique. L’inscription sociale de l’individu ne signifie pas qu’il doive être l’otage acritique et conformiste de son milieu historique et culturel (procès récurrent en convervatisme chauvin et en relativisme adressé aux philosophes communautariens). Ce qui justifie le soin préférentiel envers le bien de certains autres êtres dépend des relations qui lient l’individu vis-à-vis d’eux et de leur capacité à favoriser son propre développement autonome. L’individu n’est pas engagé à défendre ce qui lui nuit (par exemple des traditions culturelles barbares ou une autorité arbitraire) parce que ce qui lui nuit nuit de proche en proche à tous les autres membres de sa société. De même qu’il n’y a pas de bien de l’individu isolable de ses relations sociales (erreur monadique, individualiste, etc.) ; de même, il n’y a pas de bien commun de la société réalisée en dehors du bien des membres de celle-ci (mystification collectiviste / transcendante).

Par ailleurs, le naturalisme moral critique de Lawson soutient que les biens de chaque individu sont reliés de proche de proche. Il s’ensuit en bonne logique que, puisque (le bien de) l’agent moral est constitué relationnellement, il ne peut pas être réalisé en oblitérant le bien d’autrui, ce qui enjoint à une préoccupation éthique à toutes les échelles spatiales, temporelles, et même à toutes les strates de la réalité (car « nous naissons également dans un univers naturel et nous sommes constitués par nos relations avec lui. Il est donc dans notre intérêt que toute la nature s'épanouisse »). On voit bien en quoi le naturalisme moral critique conduit à une forme d’universalisme moral dépassant la considération exclusive du bien de l’individu, de sa collectivité politique et même de l’humanité dans son ensemble, ce qui concorde de manière étonnamment féconde avec aussi bien l’éthique de la technique de Simondon que les enjeux écologiques contemporains. 

 

"Le monde social est constitué de phénomènes émergents dotés de puissances causales propres et irréductibles, phénomènes dont la nouveauté et l'irréductibilité facilitent, et même justifient, une science de la société relativement autonome. Cette thèse, brièvement résumée, est celle que je défends depuis longtemps [...] La conception défendue par cette démarche reste cependant tout à fait naturaliste, dans le sens où il est démontré que les phénomènes sociaux sont diachroniquement cohérents avec les phénomènes posés dans nos meilleures théories du monde naturel, et en particulier avec celles de la mécanique quantique et de la biologie de l'évolution. En d'autres termes, il est possible de montrer comment les phénomènes sociaux s'autonomisent des phénomènes étudiés dans les sciences naturelles, tout en restant cohérents avec ces derniers et conditionnés par eux. Le traitement de la réalité sociale conçue de cette manière (ou dans cette acceptation du terme) constitue un naturalisme socio-ontologique.

Ma préoccupation ici est de déterminer l'orientation éthique la plus raisonnable qui soit cohérente avec cette position naturaliste spécifique. En d'autres termes, il s'agit d'élaborer et de défendre une forme de naturalisme éthico-ontologique ou, plus familièrement, un naturalisme moral.

L'exposé développé, on le verra, remet suffisamment en question de nombreuses positions éthiques alternatives établies, ainsi que des conceptions populaires de la nature de la théorisation morale, pour justifier l'appellation de naturalisme moral critique.

I : Naturalisme moral.

Le terme "émergent" utilisé en introduction exprime l'idée de nouveauté, de quelque chose d'inédit ou auparavant absent, qui surgit d'une manière ou d'une autre à partir de phénomènes déjà existants. Précédemment, j'ai soutenu que les phénomènes émergents apparaissent comme des totalités nouvelles, ou comme des propriétés de ces totalités, qui naissent d'une recombinaison (impliquant peut-être une modification) d'éléments préexistants. En cela, l'organisation relationnelle de toute totalité émergente constitue une caractéristique essentielle (émergente) de la totalité, rendant les propriétés causales de cette dernière irréductibles à celles des éléments qui viennent à être incorporés en tant que composants.

[...] En recherchant comment un naturalisme moral solide peut être possible, une première question à poser est de savoir s'il existe un domaine relativement autonome ou séparé de phénomènes moraux émergents. En d'autres termes, existe-t-il des phénomènes moraux qui sont à la fois émergents et ontologiquement et causalement irréductibles au sens des phénomènes sociaux que nous venons de mentionner, et auxquels nos termes moraux (comme bon et mauvais, etc.) s'appliquent de manière unique ?

Je pense que la réponse est clairement négative. Contrairement au cas de la réalité sociale en soi, l'orientation naturaliste que je trouve la plus viable en ce qui concerne les préoccupations éthiques est quelque peu réductionniste. Bien que le discours moral possède ses propres catégories, telles que le bien, le mal, le juste, l'injuste, etc., il n'est pas évident que ces termes renvoient à des phénomènes irréductibles appartenant à un domaine moral émergent. Au contraire, ils sont apparemment toujours utilisés pour désigner des phénomènes auxquels on peut également se référer en utilisant d'autres formes de descriptions sociales, biologiques, psychologiques, physiques, etc.

Ainsi, le type de naturalisme moral que je trouve convaincant et que je cherche à défendre est, comme je l'ai dit, une position quelque peu réductionniste en ce sens qu'il soutient qu'il n'existe pas de propriétés morales émergentes distinctes qui soient irréductibles au (reste du) monde réel/naturel, dont la réalité sociale constitue une partie. Les termes éthiques ou moraux identifient plutôt des caractéristiques du monde qui peuvent être, et sont généralement, simultanément désignées en termes plus clairement naturalistes ; les termes moraux partagent les mêmes référents que les termes non moraux.

Prendre position.

Un argument parfois considéré comme sapant les positions éthiques que je cherche à développer repose sur la conviction, généralement associée à David Hume, qu'un " doit " ne peut être logiquement déduit d'un " est " ; c'est-à-dire qu'au niveau méta-éthique de l'analyse poursuivie jusqu'à présent dans le document, une affirmation perscriptive ne peut pas être la conclusion logiquement valide d'affirmations simplement factuelles ou descriptives. Bien que je pense qu'un tel argument soit erroné (nous pouvons par exemple raisonner que : la personne X a besoin de vivre, la maison dans laquelle X se trouve [seul] est en feu et le seul moyen pour X de survivre est de quitter la maison, alors X devrait partir, voir Lawson 2013), l'idée valable qu'il contient est que nous ne pouvons tirer des conclusions spécifiques sur la bonne conduite qu'en évaluant également ce qui est dans l'intérêt d'un sujet concerné ou d'un groupe de sujets, leurs besoins et leurs désirs ou autre chose. L'idée est donc que, bien qu'une théorie naturaliste ne soit pas ébranlée par des considérations sur la manière dont les évaluations prescriptives sont formées, il est reconnu que les évaluations factuelles doivent inclure des jugements d'intérêts (par exemple, qu'il n'est pas dans l'intérêt d'une personne de se brûler), qui à leur tour expliquent pourquoi d'autres jugements factuels (la maison est en feu) constituent des raisons d'agir (quitter la maison).

Les positions naturalistes en matière méta-éthique font précisément cela : elles avancent des théories substantielles sur les intérêts des êtres humains. Bien entendu, jusqu'à présent, je n'ai écrit que sur ce qu'est la position du naturalisme moral ; j'ai adopté un point de vue extérieur ou une méta-perspective. Mais pour en dire plus, et même pour défendre [...] une position naturaliste morale, il est nécessaire de prendre position. Etant donné le type d'approche réductionniste du naturalisme moral que je propose, il faut s'engager dans une théorie sociale spécifique, et plus particulièrement dans une description précise de ce qui a été décrit jusqu'à présent comme étant le bien humain. Une fois cet engagement pris, les énoncés prescriptifs peuvent être déduits directement, bien que conditionnés en dernier ressort par une compréhension de l'intérêt de la personne humaine qui est ainsi (provisoirement) considérée comme acquise. [...]

Je m'appuie ici sur mes propres recherches menées ailleurs [...] et je me contente le plus souvent de résumer les résultats (perfectibles) qui ont un rapport direct avec le sujet de discussion en cours. Je développerai cependant certaines des affirmations les plus controversées. Selon la conception que je défends :

1) Les êtres humains ont une nature telle que chacun a effectivement des "intérêts" ; plus concrètement, les êtres humains sont des sortes d'êtres qui peuvent s'épanouir. L'épanouissement généralisé est donc la base de la pensée éthique, le référent de ce que nous appelons le bien.

2) La morale existe dans tous les domaines du monde humain. Elle concerne les actions, les objectifs, etc. Partout, les gens agissent en fonction d'actions et/ou d'objectifs considérés comme justes ou faux, bons ou mauvais, etc.

3) Les intérêts humains, les bases de nos conditions d'épanouissement, qui permettent à chacun de se développer, ne se réduisent pas à nos préférences. Au contraire, chaque être humain possède un ensemble de besoins, y compris ceux de réaliser diverses capacités, et ainsi de suite, de sorte que l'épanouissement dépend de la satisfaction de ces besoins. Un certain nombre de besoins humains, y compris les capacités et/ou les aptitudes, sont apparemment partagés/universels (par exemple, les besoins et/ou les capacités de développer des aptitudes/capacités d'utilisation de la langue ou, de manière générale, de participer à des formes d'interaction sociale), tandis que d'autres ne le sont pas. Tous se développent dans des contextes historiques et socioculturels spécifiques. Et tous sont, d'une certaine manière, soumis à une transformation continue.

4) Les êtres humains sont intrinsèquement relationnels. Je ne veux pas simplement dire par là que nous sommes intégrés dans la société. Nous sommes plutôt socialement et relationnellement constitués. Dès notre conception, nous sommes socialement formés. En fonction de nos positions sociales, nous avons des droits et (éventuellement) des obligations qui nous lient aux autres [...] Nous sommes donc nécessairement des êtres socio-relationnels.

5) Les êtres humains ont évolué dans des communautés où la survie et l'épanouissement de chacun dépendent de la survie et de l'épanouissement de la communauté et donc, en fin de compte, de tous les autres. Ils sont donc essentiellement, du fait de l'évolution, des êtres dont la capacité à s'épanouir est liée à la capacité de tous les autres à le faire. Il est dans l'intérêt de chacun d'entre nous que les autres autour de nous, et ultimement tout un chacun, s'épanouissent ; il en est ainsi quelles que soient les similitudes et les différences, tant que les conditions nécessaires à l'épanouissement de l'un ne nuisent pas systématiquement à l'épanouissement d'autrui.

6) Selon un raisonnement similaire au point 5), nous naissons également dans un univers naturel et nous sommes constitués par nos relations avec lui. Il est donc dans notre intérêt que toute la nature s'épanouisse [...]

Les propositions 5) et 6), en particulier la première, sont cruciales. La théorie sociale moderne, et notamment l'économie, consacre beaucoup trop de temps et d'efforts, souvent sous le couvert de la théorie du choix rationnel ou de la théorie du choix social, à "modéliser" les êtres humains comme si les intérêts de l'un d'entre eux pouvaient être déterminés sans tenir compte des intérêts de tous les autres.

[...] Nous avons évolué dans des communautés et nous avons une nature orientée vers la communauté. Nous ne sommes pas simplement intégrés dans la société, comme certains commentateurs méfiants à l'égard d'un excès d'individualisme sont enclins à le dire ; nous sommes des êtres sociaux. Notre épanouissement se fera au sein de la société.

Je ne suggère pas que nous apprécions les autres uniquement dans la mesure où leur bien-être nous plaît en tant qu'individus autonomes, comme si leur bien-être était une sorte de paramètre dans une fonction d'utilité. Au contraire, les autres font partie de ce que nous sommes. Ou du moins, leur épanouissement fait partie du nôtre, et en reconnaissant cela, nous reconnaissons la valeur intrinsèque des autres comme nous le faisons pour nous-mêmes ; nous faisons tous partie du même ensemble humain et nous valorisons le progrès de l'humanité ; l'épanouissement de chacun d'entre nous est en relation avec l'épanouissement de tous les autres.

En fait, de même que les parents ont une responsabilité (envers la collectivité) à l'égard de leurs jeunes enfants, de même que les baby-sitters, par exemple, et de même que les médecins ont des responsabilités à l'égard de leurs patients, etc ; de la façon similaire, en prenant soin de nous-mêmes, nous prenons simultanément soin de tous les autres, de la communauté élargie dont nous faisons partie, et nous ne pouvons le faire que d'une manière qui soit cohérente (ou qui ne soit pas notablement incompatible) avec l'épanouissement des membres de la communauté élargie. Encore une fois, nous ne prenons pas soin de nous-mêmes uniquement pour le bénéfice des autres ; nous le faisons aussi pour nous-mêmes. Le projet éthique est un projet partagé.

Voilà donc la base de la position que je systématise sous le nom de naturalisme moral critique. Si des termes comme le bien et la bonté ont le même référent que les intérêts humains tels qu'ils sont interprétés ici, nous pouvons dire que le bien suprême sur le plan éthique est l'épanouissement général des êtres humains. C'est en fin de compte notre valeur ultime à tous. Étant donné notre nature sociale, cela implique une forme de société ou de communauté dans laquelle nous nous allons vivre. Bien entendu, nous avons certains points communs avec tous les autres (par exemple, l'aptitude au langage) et d'autres points communs avec seulement certains autres (par exemple, l'âge ou des langues ou cultures spécifiques), mais nous sommes tous uniques d'une multitude de façons. L'objectif éthique de l'épanouissement généralisé sera donc une société dans laquelle nous nous épanouissons de manière très différente ; une condition sociale dans laquelle l'épanouissement de chacun d'entre nous est une garantie de l'épanouissement de tous les autres.

L'objectif éthique qui sous-tend l'activité morale est donc une forme de société qui offre de telles conditions. À la suite d'Aristote, on peut appeler cela la bonne société ou eudemonia. Il semble que ce soit le type de concept que Marx et Engels avaient à l'esprit lorsque, dans le Manifeste communiste, ils envisageaient une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Étant donné qu'il existe des obstacles à la réalisation d'une société de ce type, notamment les mécanismes sociaux qui empêchent souvent chacun d'entre nous de reconnaître pleinement la nature de ses propres intérêts réels (par exemple le fait qu'ils incluent l'épanouissement de tous les autres), les actions qui peuvent être considérée comme bonnes ou justes sont celles qui sont orientées vers la suppression de ces obstacles.

Bien entendu, parmi les formes d'action imaginables qui pourraient être utilisées pour éliminer ces obstacles, seules celles qui sont cohérentes en elles-mêmes avec les objectifs de l'épanouissement humain peuvent être qualifiées de moralement bonnes (la bonne société ne peut être instaurée en blessant ou en éliminant ceux qui sont lents à en reconnaître la valeur).

Comme je l'ai dit, parce que les conceptions dominantes de l'éthique et de la morale sont souvent [...] parmi les obstacles à une telle société, tout comme les conceptions dominantes qui traitent les intérêts d'un individu comme étant en quelque sorte isolables de ceux de la plupart des autres, la position défendue se distingue, je pense, de manière légitime, comme une version critique du naturalisme moral.

II : Le réalisme moral.

Il s'ensuit également qu'un tel naturalisme moral est également une forme de réalisme moral. Pourquoi ? Tout réalisme [ontologique] considère qu'il existe un monde qui existe au moins en partie indépendamment, et certainement avant, toute revendication de connaissance qui est formée à son sujet. En conséquence, toutes les affirmations ou croyances concernant cette réalité sont faillibles, et le statut de vérité de ces affirmations et croyances ne dépend pas de notre volonté, mais de la façon dont le monde est.

J'ai suggéré que la bonté (axiologique) est liée à l'épanouissement humain, et que cela nécessite des conditions dans lesquelles nous pouvons tous nous épanouir dans nos différences. Par conséquent, un objectif ou une action est moralement bon(ne) si son adoption contribue (ou est susceptible de contribuer) à la réalisation de cette finalité, à nous permettre de progresser vers l'eudemonia, y compris et surtout, en éliminant les obstacles existants.

Il est clair que le fait qu'une action ou un objectif remplisse ou non ce critère est une chose sur laquelle nous pouvons nous tromper en formant un jugement. Les objectifs et les actions moralement bons existent donc indépendamment de la connaissance que nous en avons. Il existe donc une vérité sur la question de savoir si certains objectifs ou actions sont (moralement) bons dans le sens indiqué, c'est-à-dire indépendamment de ce que nous jugeons, toujours de manière faillible, être le cas. La position que j'élabore est donc une position réaliste morale dans un sens assez fort.

En outre, dans la mesure où toutes les actions et tous les objectifs affectent les autres, ils ont une portée moraleLe domaine social et le domaine moral ont essentiellement le même référent.

Comment cherchons-nous à identifier les objectifs et les actions moralement bons ? Nous le faisons par le biais de processus de raisonnement empiriques, orientés vers l'identification des structures et des pratiques qui entravent la voie vers la réalisation de l'épanouissement humain généralisé, et par la suite en élaborant des stratégies pour les transformer. Ces processus sont évidemment faillibles. Mais il en va de même pour les processus de raisonnement suivis dans toute autre forme de science.

Du point de vue de la conception que je défends, bien sûr, la pluralité des moralités réellement existantes peut être (failliblement) expliquée, évaluée et critiquée, et des programmes de transformation peuvent être formulés (dans le meilleur des cas dans des assemblées démocratiques).

Parce que la réalité sociale est ouverte, comme d'ailleurs toutes les formes futures de détermination sociale, il est évident que, contrairement aux situations hypothétiques préférées des philosophes professionnels, il y aura rarement un seul objectif ou une seule ligne de conduite à découvrir, pour les formes d'action ou les considérations à prendre en compte dans la prise de décision. L'ouverture est à la base de la pluralité en éthique comme en sciences sociales.

Il s'ensuit que la transfactualité est une catégorie aussi pertinente en science morale que dans les autres sciences. Ce terme peut être opposé à celui de contre-factualité, c'est-à-dire à quelque chose qui se produirait si certaines conditions étaient différentes de ce qu'elles sont. La transfactualité se réfère plutôt à quelque chose qui, s'il est déclenché, est en jeu quel que soit ce qui se passe au niveau des événements réels. Par exemple, la gravité en tant que force ne fonctionne pas uniquement lorsqu'elle est isolée dans un vide expérimental. En d'autres termes, ce n'est pas quelque chose qui fonctionnerait simplement de manière contrefactuelle si un vide expérimental était produit ; c'est quelque chose qui fonctionne de manière transfactuelle tout le temps, quel que soit le résultat. Il affecte la feuille d'automne même lorsqu'elle vole au-dessus des toits et des cheminées.

Je pense qu'il en va de même pour le statut moral de divers objets et actions dans un contexte donné. S'il est moralement mauvais de tuer d'autres personnes, cela reste vrai transfactuellement même si des conditions surviennent où d'autres considérations morales dominent dans la détermination d'un plan d'action correct. Ainsi, les dichotomies entre déontologie et conséquentialisme sont considérées comme fausses. Toutes deux présupposent des systèmes fermés où peu de choses existent dans le domaine social ; et les considérations obligatoires et conséquentielles (déontologiques et conséquentialistes) jouent toutes deux un rôle transfactuel dans le système ouvert qu'est le monde réel.

La différence entre les considérations morales et les forces de la nature réside clairement dans le fait que, dans ce dernier cas, ce qui se produit effectivement lorsque diverses forces agissent de manière contradictoire (par exemple, l'action sur la feuille d'automne des tendances gravitationnelles, thermodynamiques et aérodynamiques) est indépendant de nos délibérations, ce qui n'est pas le cas pour les considérations morales. La (série de) résolution(s) correcte(s) de considérations morales conflictuelles peut être objective, même si elle consiste en un éventail de possibilités, mais nos processus de raisonnement sont toujours faillibles ; nous devons rechercher nos meilleures évaluations des résolutions justes ou correctes, et le lieu le plus propice pour y parvenir est probablement un espace démocratique, inclusif, facilitant le dialogue critique et respectueux avec d'autres personnes. Il est certain que tout débat de ce type doit être cohérent avec notre compréhension des conditions de l'eudemonia". (pp.1-7)

-Tony Lawson, "Critical Ethical Naturalism. An Orientation to Ethics", in Social Ontology and Modern Economics, London and New York, Routledge, 2014, pp.1-22.

2 commentaires:

  1. Certes… On en revient toujours au même problème… Le problème du « naturalisme moral » n’est pas tant sa prétention à l’objectivité (contre le relativisme moral), mais c’est son empirisme. Toutes les vraies morales, à commencer par celle de Kant, mais aussi les morales chrétienne, platonicienne, etc., s’appuient sur un fondement transcendant et non-empirique. C’est la condition pour qu’il y ait objectivité de la morale et liberté du sujet. Ramener la morale à un « naturalisme » (fût-il aristotélicien), c’est en réalité la destruction de la morale, phénomène dont toute notre société nous offre une illustration éloquente…

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    1. Vous faites bien de me rappelez de faire un sort le moment venu à la soi-disant morale kantienne, cher Laconique...

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