(Essai inspiré par : Héraclite, Machiavel,
Nietzsche, Bergson, Simondon, Ernst Bloch, Guy Debord, Deleuze, Castoriadis et Peter Sykora).
« Mais parfois le plus clair regard aime aussi
l’ombre. »
(Hölderlin).
Il faut regarder l’avenir comme on regarde un paysage
au crépuscule.
Dès que nous songeons à l’avenir, les formes en
apparence stables et distinctes qui nous entourent commencer à se brouiller,
les arêtes rassurantes des étants s’estompent, des trainées d’ombre s’étirent.
Le décor devient flou et mouvant ; nous sentons d’un coup la réalité du
devenir (que nous avions ignoré et simplifié pour agir sur notre présent).
Le présent est une frontière, une transition, un
seuil, une zone intermédiaire. Dans le présent quelque chose du passé a triomphé,
comme persiste la lumière d’une étoile déjà morte. Et quelque chose d’à venir,
de non-encore-advenu commence déjà à
nous apparaître, à surgir.
Une vision nette et absolue du futur est un fantasme rationaliste, un résidu de
dogmatisme religieux, de platonisme.
Toute vision dépend d’une position, d’une perspective partielle. Un authentique
regard vers l’avenir est une délicate
opération de vision, un coup de sonde à travers un champ tourmenté et
disparate, plein d’éléments hétérogènes. C’est voir un paysage de crépuscule,
parce que nous avons encore assez de lumière pour entrevoir, pour nous faire une certaine idée de ce qui nous attend
au loin. Et en même temps, le décor n’est pas clair, ce n’est déjà plus le jour. Mais le crépuscule, ce n’est pas
davantage la nuit. C’est un entre-deux, un espace strié de forces contraires, ouvert
aux possibles. C’est un champ de bataille bigarré, dans lequel la somnambulique
habitude de la continuité routinière s’est brisée. C’est un clair-obscur des rayons et des ombres. Etre au crépuscule,
c’est s’arracher à l’évidence du présent, de l’existant ; c’est le saisir
comme état métastable, qui peut
brusquement basculer d’un côté ou d’un autre.
Le passé est parfaitement clair, en ce sens qu’il a un
contenu totalement déterminé, irrévocable. Rien ne peut changer le contenu de
la journée d’hier. La marche du temps est irréversible. Les occasions passées
ne reviendront jamais à l’identique. Ni l’homme ne se baigne deux fois dans le
même fleuve ; ni le fleuve ne baigne deux fois le même homme. Une
certaine pensée mythique, conservatrice, a fait de la nature le symbole de l’immobilité,
alors que la nature réelle est croissance,
puissance, engendrement foisonnant.
Ce dynamisme à l’œuvre dans la nature, cette auto-complexification de la matière qui n’a de cesse de devenir autre qu’elle n’est, se prolonge dans l’évolution des êtres vivants et dans l’individu humain. Le désir est la traduction dans l’organique du devenir, du mouvement de la nature. Le désir est volonté de puissance, visée d’excellence, développement, force motrice et processus d’intensification. Le désir fait que la vie ne tient pas en place et que l’Homme aspire continuellement à un état meilleur, supérieur, original. Etre moral, c’est être fidèle au mouvement du désir. La complexification interne de la nature est la preuve d’un progrès à l’œuvre dans le monde naturel. Le monde social-historique, la sphère de l’activité humaine, est un résultat récent, une strate récente du déploiement de la nature. Elle est ce qui fait exister un être capable de modifier consciemment sa propre évolution naturelle aussi bien que les formes historiques de sa vie sociale. Elle est ce qui rend possible l’éthique, c’est-à-dire l’action lucide dans le sens du progrès de l’Etre, la participation à une continuité de création. La conception matérialiste du désir est ce qui donne son fondement objectif à la moralité. La fidélité au sens du désir est fidélité au progrès universel, au Bien. C’est la compréhension rationnelle des conditions de la prolongation de notre nature désirante et ascendante qui permet de prouver la vérité des affirmations morales. L’effectivité du progrès, le développement, le Bien : voilà le critérium de la vérité en éthique ! C’est de cette réalité-là dont nous parlons lorsque nous débattons des conditions d’une vie bonne, de l’épanouissement, du bon développement d’un individu.
Cependant, l’existence du progrès dans l’histoire humaine ne nous assure pas que nous le prolongerons effectivement. Se l'imaginer, c'est réintroduire, par un idéalisme rationaliste, une fixité dans le chaos de la vie. C'est vouloir contenir la vie dans un moule abstrait dégagé de son passé. Mais la vie, c'est ce qui résiste ; ce qui trouve une faille, qui brise ses chaînes, qui casse les barreaux pour s'évader.
S’il y a un sens de l’histoire jusqu’à présent, il n’y en a pas pour le futur. Le présent est une région crépusculaire, une terre de fer rouge aux sangs mêlés, l'endroit qui sépare la détermination totale du passé de l’indétermination profonde de ce qui
reste suspendu, dans l’attente d’être, peut-être, choisi.
Cette obscurité relative de l’avenir peut nous
inquiéter. Le crépuscule nous met face à l’incertitude. Le sens des figures et
des repères se brouille ; la prolifération de l’inconnu nous met en crise.
L’environnement se fait énigmatique : brouillard, magma, chaos. Ce qui est
caché excite notre imagination. L’indétermination éprouvée attise nos
désaccords : nous n’avons pas les mêmes interprétations de l’avenir, la
route à suivre ne s’impose pas d’elle-même. Même l’homme clairvoyant sur les
choses à venir ne peut pas avoir de certitude absolue sur sa prévision.
Qu’un futur radieux ne nous soit pas assuré ne devrait
pourtant pas nous empêcher d’être confiant. Nous devrions au contraire aimer le crépuscule ; l’aimer comme
un enfant peut aimer un jeu de hasard. Car c’est précisément ce métissage
d’ombres et de lumières qui laisse toutes ses chances à la liberté. Un futur
tracé d’avance aurait quelque chose de desséché et d’aveuglant, d’excessivement
lumineux, comme un désert égyptien. Nous sentons bien ici que l’avenir dépend
de l’idée que l’on peut s’en faire, des actes que nous allons poser, des
créations en train d’être imaginées. L’air au crépuscule est frais, mais chargé
de potentiel, riche de la matière même de nos rêves. L’incertitude est un défi
jeté à notre puissance d’agir. Le mystère dont s’entoure la Fortune plante dans
nos cœurs une pointe d’espérance. Il n’y a qu’un progrès incertain qui puisse
être notre affaire. L’histoire n’est
pas une Idée à réaliser ; elle est notre activité vivante elle-même, la
rencontre aléatoire de désirs sans objets dans un maëlstrom de virtualités. La
vitalité de la vie est trop sauvage pour être enchaînée dans une Idée ;
elle fait mentir toutes les prophéties de fin de l’histoire.
Etre au crépuscule, respecter la crépuscularité du temps historique, c’est refuser les dichtotomies, les dualismes simplistes (progrès/décadence). Le crépuscule est menacé par l’uniformité, par l’excès de nuit comme de lumière, par le pessimisme fataliste non moins que par le positivisme rationaliste. L’uniformité, la croyance à l’immuabilité, à l’identité de tel étant, le poncif réactionnaire du « rien de nouveau sous le soleil » sont des dénis du temps historique, donc de l’Homme. La conception cyclique, archaïque, païenne, du temps aussi bien que celle, monotone et fataliste, des philosophies modernes de l’histoire (progressistes ou décadentielles) se rejoignent dans le présupposé hétéronome que l’histoire est déjà toute faite, tracée d’avance ; la croyance que le temps ne change, au fond, rien ; que l’audace humaine n’est pas décisive. Contre ce temps géométrique, continu et infécond, la pensée historique doit faire droit à l’esprit de finesse, à la multiplicité des devenirs et des ruptures. Le regard sur l’avenir doit se faire géographique, reconnaître la diversité des lieux et des routes qui encombrent l’horizon.
Au crépuscule, nous prenons la mesure de l’irréversibilité du temps. Des lueurs s’évanouissent, des choses disparaissent pour toujours (encore que nous n’avons même pas d’assurance qu’il s’agit de ceci plutôt que de cela). Mais le chaos de couleurs et de formes qui nous entoure, les fragments avalés et les sentiers surgissant à notre rencontre sont en même temps la condition de possibilité de l’action créatrice. L’état de crise appelle une décision. C’est au Sujet qu’il revient de tracer une voie, fixer un cap, exercer son activité. L’action est ce qui fait éclater la fable de la fatalité. L’action ajoute de l’inédit, quelque chose qui n’était pas déjà-là, car l’action est création, tout comme le temps. L’action n’est pas seulement « dans » le temps ; elle est du temps ; elle est une charge de devenir enfouie dans l’humanité, et qui attend la rencontre d’autrui pour jaillir comme un feu d’artifice. En ce sens, l’Homme est bien « identique au temps », au dynamisme fondamental de la nature (phusis). L’Homme est un éclat du devenir ayant pris conscience de lui-même.
La réussite de l'action dépend de son union à la pensée, de la synergie de la théorie et de la pratique. La pensée n'est pas la simple récapitulation spectatrice de ce qui s'est accompli. Le rationalisme (de Platon à Marx), non moins que l'empirisme (de Locke et Hume à Quine et Hayek), a un fond conservateur ; ce sont des doctrines qui veulent rendre raison du fait accompli, des verrous pour l'imagination. Elles aspirent à plier l'Homme à un ordre établi ou idéal, à en faire un instrument, maîtriser spéculativement ou pratiquement sa destinée. Elle veulent borner la matière et la vie dans le corset d'une logique. Elles ne se demandent pas ce que nous pourrions être, ce qui n'a jamais été pensé. La pensée -donc la philosophie- est affirmative, conscience anticipante et désirante, surgissement d'images actuelles ou virtuelles. La pensée est sélective, tranchante comme un coup de hache, destructrice d'idoles ; elle n'est pas une pieuse totalisation du passé dénuée de visée normative. Et elle n'est pas davantage la représentation pure et préalable de ce qui est à venir, une forme commandant sa laborieuse réalisation pratique. Le crépuscule ne donne le signal de l'envol à l'oiseau de Minerve que pour que celui-ci apporte connaissance et créativité à l'être aux prises avec une bataille incertaine, mais Hugin et Munin ne facilitent le projet que d'un dieu à moitié aveugle.
C’est uniquement dans ce temps incertain que nous
pouvons faire une différence, entrer dans des relations aux destinées non-écrites, devenir. C’est parce
qu’il y a de l'invisible que notre imagination peut ajouter du sens au monde.
C’est seulement dans les coins noirs du tableau que l’on peut ajouter de la
couleur. Seul un présent ouvert à l’incertitude de l’avenir peut trouver la
force et la créativité de se forger son
futur.
Chevaucher au crépuscule, porter dans la nuit de l’avenir la flamme qui nous anime, n’est-ce pas cela, la grandeur historique, l’esprit prométhéen ?
Post-scriptum: version mise à jour le 19 mai 2023.
On retrouve dans ce texte des thématiques (l’ombre, la nuit) qui vous sont familières depuis vos premières publications sur le net. On y retrouve aussi une inspiration nietzschéenne, des thèmes spinozistes (le désir), et d’autres sans doute, certaines de vos références me sont étrangères. En somme, c’est une attaque rondement menée contre toutes les formes d’idéalisme (idéalisme platonicien et monothéiste). Oui, un texte riche, assez complexe, une pensée qui refuse le confort des certitudes, et qui est courageuse et estimable en cela. Si on voulait pinailler, on dirait : ce combat est-il vraiment actuel ? L’idéalisme est-il si puissant dans notre société qu’il faille encore le renverser ? N’y a-t-il pas d’autres aliénations plus pernicieuses qui aveuglent nos contemporains et les empêchent de mener une vie authentique ?
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