samedi 2 septembre 2023

Valerio Evangelisti : « Seule la science fiction propose des descriptions réalistes du monde où nous vivons. »

« Par nature, le genre est « maximaliste » et incline à traiter de vastes sujets : peinture des mutations à large échelle, dévoilement de systèmes occultes de domination, dénonciation des effets tragiques ou bizarres de la technologie, invention de sociétés alternatives. De même qu’il pouvait arriver au plus balourd des spaghetti-westerns d’inclure des moments de cinéma de qualité, le moins lisible des romans de science-fiction peut contenir de grandes intuitions. Même s’il s’égare dans des aventures sans autre but qu’elles-mêmes, dans des portraits psychologiques bâclés, dans des simplifications d’historiette infantile. Mais le « minimalisme » lui reste à jamais intolérable. Il est étranger à son code génétique.

Seule la science-fiction présente des descriptions réalistes (oui, réalistes !) du monde où nous vivons. Ainsi, quel autre genre littéraire a-t-il jamais consacré un roman aux mécanismes des crises économiques ? Aucun. Mais prenez Depression or Bust (1974), de Mark Raynolds. Un quidam annule sa commande de réfrigérateur, ce qui entraîne la faillite du concessionnaire puis du fabricant, et, étape après étape, l’écroulement de toute l’économie des Etats-Unis. Le récit n’a d’autre personnage que la crise et la fragilité générale du système. Peut-être ne s’agit-il pas de littérature raffinée, mais on ne peut la rejeter dans le champ de l’éphémère et du négligeable. Les thèmes en sont si forts qu’il est impossible de la laisser en marge.

Remontons en arrière, avec Hell’s Pavement de Damon Knight (1955). Une société imaginaire, relativement proche de la nôtre dans le temps, découvre le médicament définitif contre le crime. Les criminels avérés sont conditionnés à souffrir d’hallucinations au moment où ils tentent de commettre un méfait. La trouvaille tombe entre les mains de quelques sociétés multinationales, qui l’adaptent à leur propre but : le forfait majeur, celui qui provoque des hallucinations, devient l’achat de produits des entreprises concurrentes. Résultat : le monde entier est partagé en zones d’influence, où chaque société multinationale exerce sa domination en imposant aux citoyens les hallucinations qui lui conviennent.

Cela vous fait sourire ? Moi, je ne souris pas. Je vis dans un pays — l’Italie — où un mouvement politique est né en un tournemain, grâce au seul fait que son leader, M. Silvio Berlusconi, était le patron d’un réseau de chaînes de télévision...

Toujours dans le registre des hallucinations : un auteur italien de science-fiction, Vittorio Curtoni, a écrit il y a une vingtaine d’années une série de récits sur le thème d’une guerre du futur. Les protagonistes avaient recours à des armes psychédéliques, ce qui générait une humanité impuissante à distinguer le vrai du faux, incapable de se considérer comme appartenant à un tout solidaire...

Ceux qui se souviennent encore du raz-de-marée de désinformation dispensé par les sources les plus fiables, lors de la guerre du Golfe et de la guerre du Kosovo, ont compris de quoi il s’agit : les nouveau-nés arrachés à leur couveuse par les hommes de Saddam Hussein, les 700 enfants kosovars enlevés pour donner leur sang aux soldats de Milosevic... Autant de fausses informations, qui nous conduisent à penser que la guerre des hallucinations a déjà commencé.

Un dernier exemple. J’ai fait allusion à la difficulté d’identifier, aujourd’hui, les tenants des leviers du pouvoir. Sur ce sujet, il y a un délicieux récit de Jack Vance, Dodkin’s Job (1959). Dans une société de classes rigide, un ouvrier est troublé par les ordres irrationnels qui lui sont imposés, aussi tente-t-il de repérer de qui ils émanent. Après une longue enquête, il découvre qu’ils n’émanent de personne... Mieux, c’est un vieux gardien des palais du pouvoir qui se charge de taper un brouillon sur une machine à écrire antique, puis le système s’en empare, le déforme et le transmue en obligations absurdes.

A première vue, rien de plus qu’une plaisanterie. En réalité, une parabole sur la défaillance de la démocratie qui se manifeste dans les formes modernes de société, quand le pouvoir s’exerce sans contrôle.

Avec la métaphore, la science-fiction a su percevoir, mieux que toute autre forme de narration, les tendances évolutives (ou régressives) du capitalisme contemporain. Cela lui a souvent permis de dépasser les limites habituelles de la littérature et de se répandre dans les mœurs, les comportements, les façons de parler ordinaires, dans la vie quotidienne, en un mot. Le courant cyberpunk, encore actif il y a une dizaine d’années, en est l’exemple principal. Pour la première fois dans l’histoire, et bien avant les développements actuels d’Internet, de nombreux écrivains prenaient comme thème de leurs romans cette forme de relation entre l’homme et la machine qu’est l’informatique.

S’agissait-il de romans « fantastiques », éloignés du réalisme considéré comme la forme littéraire privilégiée ? Permettez-moi d’en douter. Quand Internet s’est imposé, les œuvres de William Gibson, Bruce Sterling, Rudy Rucker et d’autres ont fourni à la nouvelle réalité les termes adaptés pour la décrire, et une carte de ses avenirs potentiels. Mieux encore, ils ont montré aux opposants la voie de la résistance, culturelle et pratique, face aux menaces contenues dans l’émergence d’un réseau de communication omniprésent et capable de reproduire les rapports de domination sur le terrain trompeur de l’immatériel.

De leur propre aveu, des membres de l’extrême gauche européenne ont créé sous l’influence des récits cyberpunk le réseau European Counter Network (ECN) ; ils furent les premiers à utiliser la vitesse du nouveau système d’information pour coordonner leurs actions. Les centres sociaux des jeunes révoltés se sont remplis de modems et d’ordinateurs, régulièrement détruits pendant les descentes de police. Les pirates informatiques ont mené de titanesques batailles individuelles contre les grands groupes économiques, ralentissant l’accès à la Toile et son assujettissement.

On avait déjà vu la littérature populaire influencer la vie (voir le feuilleton du XIXe siècle ou les retombées sociales des romans d’Eugène Sue), mais jamais de façon si massive et systématique. Au point que le cyberpunk ne s’est pas éteint de faiblesse, mais parce qu’il était devenu superflu, face à son expansion hors du champ narratif. Je ne crois pas que d’autres courants littéraires puissent se vanter d’une fin aussi glorieuse.

On a l’impression que le fantastique, et tout particulièrement la science-fiction, est le seul moyen du point de vue littéraire de décrire de façon adéquate le monde actuel. Parce que c’est un monde où l’imaginaire a pris une importance exceptionnelle. Si l’on devait reformuler la théorie de la valeur (et combien cela serait nécessaire !), il faudrait ajouter l’information aux facteurs repérés par les diverses écoles économiques. Les notions de quantité de travail contenue dans les marchandises, de pénurie des biens, de différence entre l’offre et la demande ne suffisent plus. La demande d’une marchandise augmente avec sa notoriété, et sa valeur croît en conséquence.

Le capitalisme traditionnel se contentait de la publicité. Désormais, il va plus loin : dans l’imagination, dans les rêves, dans les visions du monde les plus intimes. La croissance de la communication le lui a permis, en imposant des modes de vie, en créant des besoins là où il n’y en avait pas, en augmentant la soif d’affirmation de l’individu. On ne comprend rien à la société contemporaine si l’on ne tient pas compte de la rapide colonisation de l’imaginaire accomplie ces dernières années. Auparavant, on jouait un rôle productif un certain nombre d’heures par jour, le reste du temps étant consacré au divertissement et au repos, c’est-à-dire à soi-même. Les activités de détente, toutes fondées sur la communication, étendent le champ de la productivité aux dépens du loisir et du temps de repos. Presque tous les spectacles télévisuels contiennent des incitations à l’achat, qu’il s’agisse de publicité explicite ou de références à des modes de vie considérés comme les meilleurs pour tous.

L’image a déjà causé de véritables bouleversements sociaux : la course aux marchandises occidentales après la chute du mur de Berlin, l’arrivée massive d’Albanais en Italie attirés par la fascination des ondes télévisuelles captées outre-Adriatique. Mais si l’information est une chose, la manipulation en est une autre. Désormais, la communication capitaliste vise directement l’inconscient. La production symbolique, autre fois ajustée à l’évolution des siècles, est devenue frénétique. On encourage effrontément la perte d’identité.

Par ailleurs, information et communication sont partagées quand les grands sujets sont en jeu. D’immenses tragédies se réduisent à d’expéditives séquences d’images, si rapides qu’il n’en reste rien. Regarder un journal télévisé de CNN, c’est ne rien regarder. On en sort avec une série de notions inutilisables, parce qu’il y manque le contexte, une analyse, une réflexion. Il est vrai que la profondeur est le grand ennemi de ceux qui contrôlent les destinées d’autrui (même sous forme anonyme). Le système ne subsiste que si les subordonnés vivent dans la futilité. D’où l’exigence d’introduire dans leur intimité, jusque dans leur psychisme, de fausses informations, de fausses représentations pour qu’ils ne se rendent pas compte de leur condition.

La science-fiction, le fantastique, la littérature centrée sur l’imaginaire ont le pouvoir de renforcer l’inventivité contre ce genre d’agressions. Elles l’utilisent moins qu’il ne le faudrait et parfois même pas du tout. La science-fiction américaine contemporaine est l’ombre de ce qu’elle fut : standardisée, pauvre, elle se réduit, le plus souvent, à des formes bâtardes de vulgarisation scientifique, nulles aussi bien sur le plan littéraire qu’intellectuel. Le renoncement à l’ambiguïté et à la provocation lui a certainement été fatal.

Toutefois, il ne faut pas s’attendre que la « grande littérature », le mainstream (si indifférent à la société qui l’entoure qu’il a fait du désengagement et du repli sur soi un critère de qualité), guide la résistance contre la colonisation de l’imaginaire.

Il faut pour cela une narration « maximaliste », consciente d’elle-même, qui inquiète et ne console pas. La science-fiction l’était. Elle peut l’être à nouveau. »

-Valerio Evangelisti, « La science-fiction en prise avec le monde réel », Le Monde diplomatique, août 2000.

1 commentaire:

  1. En effet, la littérature de science-fiction a démontré une étonnante capacité à dépeindre des univers incroyablement riches et profonds sur les plans politique et sociologique. On pense à 1984 d’Orwell, mais il faut aussi citer Philip K. Dick, indépassable dans ce domaine. Mais cela n’a nullement empêché le monde de se diriger de plus en plus vers la dystopie, aux Etats-Unis comme en France…

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