Comme le savent mes lecteurs réguliers, j’ai écris un essai en faveur du naturalisme moral en méta-éthique. Ma tentative de fonder l’obligation morale reposait sur une interprétation téléologique de la nature humaine (du désir humain en particulier), et aboutissait à un principe éthique général de type eudémoniste (« bien agir c’est agir de façon à pouvoir mener une vie heureuse, autant qu’il est possible »).
Il existe toutefois d’autres démarches visant à
prouver la validité du naturalisme moral (qui est une forme de réalisme moral).
Il existe aussi des objections à cette position méta-éthique. La traduction qui
suit vise à introduire à ces débats :
"Il existe un sens large du "naturalisme
moral", selon lequel un naturaliste moral est quelqu'un qui croit qu'un
compte rendu philosophique adéquat de la moralité peut être donné en des termes
tout à fait cohérents avec une position matérialiste dans la recherche
philosophique en général. Au fur et à mesure que la science s'est développée au
cours des derniers siècles, il est apparu à beaucoup de gens que les types de
faits que les scientifiques étudient par des méthodes empiriques sont les seuls
types de faits qui existent. La religion et la superstition ont été abandonnées
; les seules choses auxquelles nous devons croire sont celles que la science
peut nous apprendre. Cette attitude de plus en plus courante combine une
doctrine métaphysique - selon laquelle les seules choses qui existent sont des
réalités naturelles - avec une doctrine épistémologique - selon laquelle nous
connaissons le monde uniquement par l'utilisation de l'expérimentation et
d'autres méthodes scientifiques. Le naturalisme moral désigne toute version du
réalisme moral qui est conforme à ce matérialisme philosophique général.
Le réalisme moral est la position selon
laquelle il existe des faits moraux objectifs et non dépendants de l'esprit.
Pour le naturaliste moral, il y a donc des faits moraux objectifs, ces faits
sont des faits concernant les choses naturelles, et nous les connaissons grâce
à des méthodes scientifiques.
Dans cette acceptation du terme, le
naturalisme est combattu par ceux qui rejettent une métaphysique matérialiste
économe et qui sont prêts à admettre qu'un domaine de faits non naturels ou
surnaturels joue un rôle essentiel dans notre compréhension de la moralité. Le
naturalisme est également combattu par les "anti-réalistes",
notamment les théoriciens de l'erreur, les constructivistes, les relativistes
et les expressivistes. Selon les théoriciens de l'erreur, il n'existe aucun
fait moral d'aucune sorte. Et selon les constructivistes, relativistes et
expressivistes, il existe des faits moraux, mais ces faits sont subjectifs et
non objectifs. Les anti-réalistes soutiennent que, s'il existe des faits
moraux, ces faits ne sont que le produit de nos attitudes contingentes."
"Les déclarations qui utilisent des termes
normatifs comme "bon", "mauvais", "juste",
"faux", etc. sont des déclarations normatives. Les affirmations qui
évitent cette utilisation d'une terminologie évaluative et utilisent plutôt une
terminologie commune aux sciences naturelles sont des affirmations factuelles.
Si les affirmations morales et les affirmations factuelles sont synonymes,
comme le soutient le naturaliste analytique, alors les affirmations morales et
naturelles doivent se référer aux mêmes faits."
"En tant que forme de réalisme, le naturalisme
moral offre un sens solide de l'objectivité morale et de la connaissance
morale, permettant à toute les déclarations morales de posséder directement une
valeur de vérité et à certaines d'entre elles d'être des affirmations vraies.
Et en tant que forme de naturalisme, il est communément considéré comme
préférable aux formes concurrentes de réalisme moral. Les propriétés et les
faits moraux, interprétés de manière réaliste, peuvent souvent sembler
impalpablement "étrange" [queer], comme Mackie l'a
exprimé de manière célèbre (Mackie 1977, chapitre 1, section 9) : un réaliste
peut sembler attaché à l'existence d'entités ou de propriétés métaphysiquement
distantes et gêné par l'absence de toute histoire épistémique plausible sur la
manière dont nous pouvons en obtenir une connaissance. Le naturaliste propose
de sauver le réalisme mais d'éliminer le mystère.
Le réalisme moral et le matérialisme
philosophique général sont deux points de vue attrayants en soi. Le réalisme
moral semble nécessaire pour faire justice à notre sentiment que le bien et le
mal sont bien plus qu'une affaire de goûts, et le naturalisme philosophique
s'est avéré être le projet le plus réussi, à ce jour, pour faire progresser la
connaissance et la compréhension de l'Humanité. Et tandis que les
anti-réalistes et les non-naturistes contestent respectivement le réalisme et
le naturalisme, le naturalisme moral constitue une conjonction vraisemblable de
deux positions crédibles."
"1.2.1 Soutien par comparaison.
Ces dernières années, le réalisme moral
non-naturaliste a fait l'objet de beaucoup plus de discussions que le
naturalisme moral, car les réalistes moraux non-naturalistes ont découvert de
nouvelles façons d'articuler et de défendre leur point de vue. Mais parallèlement
à l'augmentation de la popularité du réalisme moral non-naturaliste, il y a eu
une augmentation correspondante de la popularité des arguments contre cette
position. Ces arguments, indirectement, soutiennent le naturalisme moral. S'il
y a des arguments qui ont de la force contre le réalisme moral non-naturaliste,
mais pas contre le réalisme moral naturaliste, alors ces arguments nous donnent
des raisons d'être des naturalistes en méta-éthique. Bien que de nombreuses
objections puissent être et aient été formulées contre le réalisme
non-naturaliste, nous allons examiner ici les deux plus importantes.
Le premier argument contre le réalisme
moral non-naturaliste concerne la survenance normative. Le normatif survient
sur le naturel ; dans tous les mondes métaphysiquement possibles dans lesquels
les faits naturels sont les mêmes que dans le monde réel, les faits moraux sont
également les mêmes. Cette affirmation a été qualifiée de "thèse la moins
controversée en matière de méta-éthique" […] elle est très largement
acceptée. Mais c'est aussi un fait étonnant qui nécessite une explication. Pour
les naturalistes, une telle explication est facile à fournir : les faits moraux
sont simplement des faits naturels, de sorte que lorsque nous considérons des
mondes qui sont naturellement les mêmes que le monde réel, nous considérons
ipso facto des mondes qui sont moralement les mêmes que le monde réel. Mais
pour le réaliste non-naturaliste, une telle explication ne semble pas
disponible. En fait, il semble en principe impossible pour un non-naturaliste
d'expliquer comment l'élément moral survient sur l'élément naturel. Et si le
non-naturaliste ne peut offrir aucune explication de ce phénomène qui demande
une explication, c'est une lourde objection contre le réalisme non-naturaliste
(McPherson 2012).
La validité de cet argument est très controversée (pour une discussion, voir
McPherson (2012), Enoch (2011, Ch. 6), Wielenberg (2014, Ch. 1), Leary 2017,
Väyrynen 2017, Rosen à paraître,). Mais si l'objection est couronnée de succès,
alors elle fournit une bonne raison de penser que les propriétés morales, si
elles existent, ne peuvent être que des propriétés naturelles.
Le deuxième argument contre le réalisme
moral non-naturaliste concerne l'épistémologie morale. Selon les arguments de
démystification apportés par la théorie de l'évolution, nos croyances morales
sont des produits de l'évolution, et cette étiologie évolutionniste de nos
croyances morales sert à les saper. La raison exacte pour laquelle l'évolution
démystifie nos croyances morales fait l'objet d'une importante controverse, et
l'argument de démystification a été interprété de différentes manières (Vavova
2015). Sharon Street, dont la déclaration sur l'argument de la démystification
de l'évolution a été très influente, soutient que les arguments de
démystification posent un problème pour toutes les versions du réalisme moral -
son article est intitulé "A Darwinian Dilemma for Realist Theories of
Value". Mais selon une autre ligne d'argumentation populaire, ces
arguments de démystification ne sont que des problèmes pour le réalisme moral
non-naturaliste. L'inquiétude fondamentale est que nos croyances morales sont
le produit de faits évolutifs plutôt que des jugements liés à des faits moraux.
Si tel est le cas, cela servirait à démystifier nos croyances morales, soit
parce qu'il est une condition nécessaire à la croyance justifiée que vous
considériez vos croyances comme étant expliquées par les faits moraux en
question (Joyce 2006, Ch. 6 ; Bedke 2009 ; Lutz à paraître), soit parce que le
non-naturaliste n'a aucun moyen d'expliquer la fiabilité de nos croyances
morales (Enoch 2009, Schechter 2017).
Mais si le naturalisme moral est vrai, le
réaliste n'a pas besoin d'accorder au sceptique la prémisse que nos croyances
morales sont le produit de faits évolutifs plutôt que de faits moraux. Si les
faits moraux sont naturels, alors nous n'avons pas besoin de considérer les
faits moraux comme étant contraires aux faits naturels liés à l'évolution. Les
faits moraux pourraient faire partie de ces faits évolutifs qui expliquent nos
croyances morales. Si, par exemple, être bon, c'est être propice à la
coopération sociale, alors un modèle évolutionniste qui dit que nous ne jugeons
les choses bonnes que lorsqu'elles sont propices à la coopération sociale ne
démentirait aucune de nos convictions sur la bonté. Ce modèle fournirait au
contraire une profonde justification de ces croyances (Copp 2008).
Les naturalistes ont la possibilité de
dire que les faits moraux sont entièrement ou partiellement responsables du
fait que nous ayons les croyances morales que nous avons. Cela leur permet
d'aborder un certain nombre d'objections épistémiques différentes auxquelles le
réaliste moral non-naturaliste semble mal équipé pour répondre. Si ces
objections n'aboutissent que contre le non-naturaliste, c'est une bonne raison
de penser que les propriétés morales, si elles existent, doivent être des
propriétés naturelles."
"2.1 L'argument de la question ouverte
L'argument le plus célèbre et le plus
influent contre le naturalisme moral est de loin l'argument de la question
ouverte de G.E. Moore (Moore 1903, 5-21). La pensée de Moore est la suivante.
Supposons que "N" abrége un terme exprimant le concept d'une certaine
propriété naturelle N, conduisant par exemple au maximum au bien-être humain,
et supposons qu'un naturaliste propose de définir la bonté comme le degré de N
d'une réalité [the N-ness]. Nous prouvons montrer rapidement que cela est faux
en supposant que quelqu'un demande à propos d'une chose reconnue comme étant N,
si elle est bonne. Cette question, insiste Moore, est ouverte. Le fait est,
essentiellement, qu'il ne s'agit pas d'une question stupide du genre : "Je
reconnais que Jimmy est un homme non marié mais est-il, je me le demande,
célibataire ?" est une question stupide : si vous avez besoin de la poser,
vous ne comprenez pas les termes en jeu. Étant donné la signification des mots
concernés, la question de savoir si un homme non marié donné est célibataire
est, selon la terminologie de Moore, fermée - il n'y a aucun moyen pour un
individu conceptuellement compétent d'avoir des doutes sur la réponse à cette
question. Ainsi, la bonté et la propriété d'une réalité d'être N, contrairement
au célibat et au fait d'être non-marié, ne sont pas une seule et même chose.
Bien sûr, les concepts peuvent être
coextensifs. Pour autant que l'argument de la question ouvertes le montre, il se
peut, par exemple, qu'une chose soit bonne si et seulement si elle conduit au
bien-être : un tel utilitarisme pourrait être une vérité morale synthétique.
Mais ce que l'argument de la question ouverte est censé exclure, c'est que
"bon" et "N" désignent, en vertu de l'équivalence
sémantique, non pas deux propriétés distinctes et coextensives, mais plutôt une
seule et même propriété. Comme le souligne Moore, nous devons distinguer la
question "Qu'est-ce que la bonté [goodness]" de la question "Quelles
sont les choses qui sont bonnes ? (1903, 5) L'argument de la question ouverte
est censé exclure certaines réponses à la première question, c'est-à-dire des
réponses naturalistes telles que "la tendance à conduire au bonheur".
Mais il n'est pas exclu que nous répondions à la deuxième question en
proposant, par exemple, "les choses qui conduisent au bonheur".
Un vaste déluge de feu a été déversé
contre ce petit argument au cours du siècle qui a suivi la publication de
Moore. Une préoccupation centrale est qu'il n'a pas envisagé une possibilité
cruciale. Considérez le biconditionnel :
x est bon si x est N.
Moore, comme nous l'avons vu, note que
cela peut exprimer une affirmation sur ce qu'est la bonté ou une affirmation
sur ce que les choses sont bonnes. Dans le premier cas, il comprend que
"bon" et "N" ont une signification équivalente et désignent
donc la même propriété. Il n'a cependant pas remarqué la possibilité qu'ils
puissent désigner la même propriété même s'ils ne sont pas équivalents en
termes de signification. L'hypothèse à l'œuvre ici, David Brink l'appelle
"le test sémantique des propriétés", selon lequel deux termes ne
désignent la même propriété que s'ils ont la même signification (Brink 1989,
chapitre 6 et Brink 2001). Brink pense que nous pouvons être sûrs que cette
hypothèse est fausse (et ce d'autant plus si nous comprenons la similitude de
sens comme quelque chose de transparent épistémiquement pour les locuteurs
compétents, de sorte que l'inéquivalence épistémique implique l'inéquivalence
sémantique). Un contre-exemple est désormais proverbial :
x est l'eau si x est H2O.
Il semble évident que "eau" ne
signifie pas la même chose que "H2O" […] Car c'est une découverte que
les chimistes du XVIIIe siècle ont faite en découvrant ce fait. Mais être de
l'eau et être H2O n'est pas seulement un cas de paire de propriétés
coextensives […] Être de l'eau et être H2O sont une seule et même propriété
identique, l'identité de la propriété en question étant a posteriori, et non a
priori et certainement pas analytique. L'argument de la question ouverte ne
peut donc pas réfuter le naturalisme métaphysique. Tout au plus, l'argument de
la question ouverte nous donne une raison d'être des naturalistes synthétiques,
plutôt qu'analytiques.
Mais il n'est pas certain que l'argument
de la question ouverte prouve même cela. Une autre critique, vivement
encouragée par Michael Smith, est que l'argument de la question ouverte semble
prouver trop de choses, n'étant qu'un exemple particulier du raisonnement
incarné par le paradoxe de l'analyse. La pratique de l'analyse conceptuelle,
selon ce raisonnement, aspire à fournir un réel éclairage philosophique ;
cependant, si toutes les vérités analytiques doivent partager l'évidence du
proverbial statut d'homme célibataire non-marié, alors aucun prétendu élément
d'analyse conceptuelle ne pourrait manquer d'être soit faux soit trivial, une
conclusion très embarrassante pour une grande partie de la philosophie moderne
(Smith 1994, 37-39). Mais une fois que nous admettons que les vérités
analytiques peuvent être non évidentes, l'apparence d'ouverture dans la
question de savoir si une chose N est une bonne chose cesse d'être très
significative.
[…] Comme l'affirme Finlay (2014, chap.
1), s'il est vrai que la bonté peut être analysée, la vérité même de cette
hypothèse prédit que toute analyse, sauf la bonne, sera fausse. Ainsi, elle
prédit également que toutes les questions de la forme "X est N, mais X
est-il bon ?" se révéleront ouvertes, à l'exception de la question qui
inclut l'analyse correcte de la bonté à la place de N. Nous ne devrions donc
pas considérer l'existence de questions ouvertes de la forme "X est N,
mais X est-il bon ?" comme une donnée contre l'hypothèse que la
"bonté" peut être analysée, puisque cette donnée est en fait prédite
par l'hypothèse. La seule façon de savoir qu'une analyse échoue est de la
tester, et il est toujours possible que l'analyse correcte ne soit pas testée."
"2.2 Les objections relatives à la normativité et à la banalité.
Bien que la version originale de
l'argumentation de Moore sur les questions ouvertes ait aujourd'hui peu de
défenseurs, il y a eu un certain nombre de tentatives récentes pour la remanier
sous une forme plus convaincante. Une version populaire de l'argument de la
question ouverte, appelée l'objection de la normativité (Scanlon 2014 ; Parfit
2011), évite les questions sur la signification cognitive de la terminologie
morale et descriptive et fait appel à des considérations sur la nature des
faits naturels et normatifs. Les faits moraux nous disent ce qui est bon dans
le monde et ce que nous avons des raisons ou des obligations de faire. Les
faits naturels - le genre de faits que les scientifiques étudient - sont des
faits concernant la structure physique innée de l'univers et les principes
causaux qui régissent l'interaction de la matière. Ce ne sont évidemment que
deux types de faits différents. Les faits moraux, parce que ce sont des faits
sur la bonté, les raisons, les obligations, et autres, sont des faits
normatifs. Mais les faits naturels ne sont pas normatifs. En essayant de rendre
compte de la moralité de manière naturaliste, les naturalistes ont oublié le
plus important : les faits moraux ne sont pas purement des faits sur la façon
dont le monde est ; ce sont des faits sur ce qui importe.
Il y a, en général, deux façons pour un
naturaliste de répondre à cette objection. Premièrement, un naturaliste
pourrait dire que les faits moraux ne sont pas essentiellement normatifs ; il
se peut que nous ayons généralement des raisons d'agir moralement, mais la
force de raisonnement ne fait pas partie de l'essence des faits moraux. Cette
suggestion pourrait avoir le sentiment d'une absurdité - bien sûr, les faits
moraux sont le genre de choses qui donnent des raisons ; si une action est moralement
requise, c'est une bonne raison de la faire ! Mais selon certaines
"définitions réformatrices" de la moralité (Brandt 1979 ; Railton
1986), si nous pouvons intuitivement penser que les faits moraux donnent des
raisons, c'est une sorte de défaut dans notre conception de la moralité. Il
serait plus précis et plus fructueux de définir les faits moraux en des termes
qui ne sont pas nécessairement porteurs de raisons. Penser les faits moraux de
cette manière est différent de la manière dont nous pensons généralement les
faits moraux - c'est pourquoi ce type de compte constitue une définition
réformatrice de la moralité - mais nous parlons tout de même de moralité (Railton
1986). […]
La deuxième façon de répondre à
l'objection de la normativité est de dire que les faits moraux sont à la fois
naturels et normatifs, en vertu du fait que la normativité elle-même est un
phénomène naturel. Cette suggestion pourrait également une allure d'absurdité.
Comment la normativité pourrait-elle être naturelle ? La stratégie la plus
populaire pour justifier le caractère naturel de la normativité est une
stratégie en deux étapes. Tout d'abord, montrer que tous les concepts normatifs
peuvent être analysés en fonction d'un seul concept normatif fondamental.
Deuxièmement, montrer que ce concept normatif fondamental se réfère à une
propriété naturelle. Il existe plusieurs façons de procéder ; voici deux exemples
récents et influents :
Mark Schroeder (2005, 2007) accepte le
compte rendu populaire de la normativité […] qui dit que tous les concepts
normatifs peuvent être analysés en fonction du concept de raisons. Schroeder
accepte également la théorie des raisons de Hume (comme une vérité de fond,
synthétique), qui dit qu'en gros, S a une raison de Φ à partir du moment où
faire Φ [Φ-ing] satisferait un des désirs de S. Si la théorie de Hume est
correcte, alors le fait d'être une raison est une propriété naturelle. Et, si
tous les autres faits moraux doivent être analysés en termes de raisons, alors
tous les faits moraux sont des faits naturels.
Phillipa Foot (2001) rejette la théorie
[ci-dessus] et accepte une conception traditionnelle de la normativité selon
laquelle la bonté est le concept normatif fondamental. Elle accepte également
un compte rendu néo-aristotélicien de la bonté, qui dit qu'en gros, quelque
chose est bon pour une personne à partir du moment où il contribue à son
épanouissement (l'épanouissement étant lui-même censé être une propriété
naturelle complexe comprenant la santé, le bonheur, etc.). Si le
néo-aristotélisme est correct, la bonté est une propriété naturelle. Et si tous
les faits moraux doivent être analysés en termes de bonté, alors tous les faits
moraux sont des faits naturels.
Cette stratégie en deux étapes est
populaire et prometteuse, mais elle n'est certainement pas incontestée. Ceux
qui sont motivés par l'argument de la question ouverte et l'objection de la
normativité sont sceptiques quant à la possibilité de mener à bien la deuxième
étape de la stratégie de naturalisation. Les non-naturistes doutent qu'il soit
jamais possible de démontrer que le concept normatif fondamental sélectionne
une certaine propriété naturelle, car les propriétés normatives et les
propriétés naturelles semblent simplement être des types de propriétés
différents. Wittgenstein a affirmé "voir clairement, pour ainsi dire dans
un éclair de lumière, non seulement qu'aucune description à laquelle je puisse
penser ne ferait l'affaire pour décrire ce que j'entends par valeur absolue,
mais que je rejetterais toute description significative que quiconque pourrait
suggérer, ab initio, en raison de sa signification" (Wittgenstein 1965).
David Enoch (2011) est plus concis, disant simplement que les propriétés
naturelles et les propriétés normatives sont tout simplement trop différentes
pour qu'une description naturelle d'une propriété normative fondamentale soit
satisfaisante.
Mais si beaucoup ont ressenti la force de
cette intuition de faits "juste trop différents", on ne sait pas très
bien à quoi cette accusation correspond. Dans quel sens le naturel et le
normatif sont-ils "juste trop différents" ? […] Si toutes les
affirmations normatives sont conceptuellement réductibles à des affirmations
sur les raisons, alors un compte rendu cohérent des raisons peut expliquer
toutes les affirmations normatives, sans erreur. Ces faits normatifs
fondamentaux sur les raisons sont eux-mêmes expliqués par les faits naturels
auxquels les raisons se réduisent. Mais comme cette réduction des raisons
prendra la forme d'une réduction synthétique, il n'y a finalement aucun lien
conceptuel entre le normatif et le naturel. Cette absence générale de
connexions conceptuelles entre le normatif et le naturel explique la présence
de l'intuition "juste trop différente", et elle est pleinement
compatible avec le naturalisme moral en tant que vérité métaphysique
synthétique.
L'objection de Derek Parfit à la
trivialité (Parfit 2011) est une autre extension contemporaine de l'argument de
la question ouverte. Si le naturalisme moral est vrai, dit Parfit, alors il
sera possible de faire des affirmations morales et des affirmations naturelles
et de faire en sorte que ces deux affirmations portent sur le même fait. Parfit
s'inquiète du fait que si les deux affirmations portent sur le même fait, alors
ces deux affirmations doivent contenir toutes les mêmes informations. Et une
déclaration d'équivalence entre deux affirmations qui contiennent les mêmes
informations doit être triviale. Mais les affirmations morales qui décrivent
les relations entre les faits moraux et les faits naturels ne sont pas du tout
triviales - elles sont très substantielles.
Bien que l'accent mis par Parfit sur la
nature des faits normatifs contribue à éclairer exactement ce qui est censé
être déficient dans la thèse du naturaliste, il n'est pas évident que cette
objection de trivialité soit plus forte que l'argument de la question ouverte.
Les principales motivations de Parfit sont que (a) les affirmations d'identité
naturelles-morales sont substantielles plutôt que triviales, et donc (b) les
affirmations morales contiennent des informations différentes de celles des
affirmations naturelles, ce qui rend plausible que (c) les affirmations morales
concernent un type de fait différent. Ce sont exactement les idées centrales de
l'argumentation de Moore sur les questions ouvertes, et nous pouvons donc nous
attendre à ce que les naturalistes répondent à cette objection de la même
manière qu'ils répondent à l'argumentation sur les questions ouvertes. Et, en
effet, c'est ce que nous constatons. Les naturalistes ont généralement répondu
à l'objection de la trivialité en disant que les identités morales-naturelles
contiennent des informations supplémentaires en vertu du fait qu'elles nous
disent quelque chose sur la nature des faits moraux en question. Ainsi, les
identités morales-naturelles sont informatives au même titre que d'autres
revendications d'identité naturelle (comme l'eau = H2O) (Copp 2017)."
"2.3 Objection de motivation.
La dernière objection au naturalisme moral que nous
allons examiner est l'objection de motivation. Cette objection est une favorite
des expressivistes métaéthiques, et ils la déploient avec la même ferveur
contre tous les réalistes moraux, qu'ils soient naturalistes ou non. Mais elle
mérite toujours d'être discutée en tant qu'objection majeure au réalisme moral
naturaliste, car le naturalisme est le point de vue réaliste qui semble avoir
le plus de mal à répondre à l'objection.
Selon un point de vue connu sous le nom d'internalisme
du jugement, on ne peut pas porter un jugement moral et ne pas être au moins
quelque peu motivé à agir en accord avec celui-ci. Si je juge sincèrement que
je dois donner de l'argent à des œuvres de charité, il semble que je doive être
au moins quelque peu motivé pour donner lorsque l'occasion se présente.
Quelqu'un qui n'est pas enclin à faire des dons ne juge pas vraiment qu'il doit
en faire.
L'internalisme de jugement est une vue plausible et,
s'il est vrai, cela pose problème aux naturalistes moraux. Il est plausible que
si un jugement moral n'est qu'une croyance à l'effet qu'un fait naturel se
concrétise, je puisse au moins concevoir que j'aie cette croyance et que je
m'en fiche tout simplement. Dans ce cas, si le naturalisme est vrai,
l'internalisme doit être faux. Mais de nombreux philosophes, en particulier des
philosophes-expressionnistes, soutiennent que l'internalisme de jugement est
vrai. Tant pis pour les naturalistes.
Ce qui est en jeu dans le débat entre les internistes
de jugement et leurs opposants ("externalistes", inévitablement) est
la question de savoir si un certain type de caractère est possible : l'amoralisme.
L'amoraliste est précisément le type de personne que l'internaliste dit être
impossible : un personnage qui porte des jugements moraux mais qui ne s'en
soucie guère. Il figure en bonne place dans deux défenses influentes de
l'externalisme, que l'on retrouve dans les écrits de David Brink et de Sigrún
Svavarsdóttir (Brink 1986 ; Brink 1989, chapitre 3, section 3 ; Svavarsdóttir
1999, 2006). Tous deux décrivent des personnes de ce type en insistant sur le
fait que leur existence est éminemment crédible […]
"Les internalistes nient qu'il soit possible
pour quiconque d'être un véritable amoraliste. Lorsque qu'une personne sembler
porter des jugements moraux dont elle ne se soucie pas, cette personne ne porte
en fait aucun jugement moral authentique, selon l'internaliste. Il s'agit
plutôt de ce que R. M. Hare appelle des jugements moraux entre guillemets
(1952, 124-126, 163-165).
L'internaliste prétend que dans la bouche
de l'amoraliste, un énoncé moral ne signifie pas tout à fait ce qu'il fait
lorsqu'il est utilisé par vous ou moi. Ce qui manque, c'est une dimension de
signification qui guide l'action et la motivation et que le naturalisme semble
mal adapté à saisir. C'est ce que contestent des extrémistes tels que Brink et
Svavarsdóttir, qui nient l'existence d'une telle dimension à saisir. Cependant,
une autre vision plus subtile (Copp 2001 ; cf. Barker 2000) pourrait nier que
cette dimension fasse partie du "sens fondamental standard" (Copp
2001, 18) des termes moraux, mais admettre sa présence en tant que quelque
chose d'impliqué, et non d'intrinsèque, par les énoncés moraux. Parce que cette
dimension est simplement impliquée, le "Tuer des gens est mal mais je m'en
fiche" de l'amoraliste, qui annule l'implication, peut être quelque peu
surprenant et inapproprié, mais il peut néanmoins exprimer une pensée cohérente
et significative.
Ce mouvement pourrait promettre de rendre
compte d'une grande partie de l'attrait intuitif de l'internalisme tout en
restant fondamentalement naturaliste. Cela laisserait en place des inquiétudes
quant à l'intelligibilité d'une éventuelle déconnexion entre la pensée sur ce
qui est juste, etc, et la pensée sur ce qu'il faut faire. Ces inquiétudes
pourraient toutefois s'estomper au fur et à mesure que le naturaliste
s'étofferait sur le plan des propriétés morales. Ainsi, selon Copp, les
conditions de vérité des concepts moraux sont déterminées, en gros, par les
faits sur lesquels les normes morales sont telles que leur application
permettrait de répondre au mieux aux besoins de la société (Copp 2001, 28-29,
récapitulant Copp 1995). Il est certain que vous et moi pourrions ne pas être
d'accord sur ce point tout en coïncidant dans toutes nos motivations. À ce
stade, la question se posera de savoir si ce type de désaccord doit vraiment être
considéré comme un désaccord moral."
-Matthew Lutz and James Lenman, "Moral Naturalism", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2018 Edition), Edward N. Zalta (ed.).
Un travail de traduction de haute tenue. Je ne suis malheureusement pas en mesure de saisir, même superficiellement, les enjeux du débat évoqué. Tout cela me semble très anglo-saxon, et tourner toujours plus ou moins autour du pragmatisme de William James. Mais peut-être que je me trompe. Toute cette démarche me semble s’arrêter à mi-chemin. Quitte à professer qu’il existe des « faits moraux objectifs et non dépendants de l'esprit », pourquoi ne pas aller jusqu’au pur platonisme et à la réalité des Idées, du Bien en soi ? On veut à la fois éviter l’idéalisme classique (trop peu « scientifique ») et le pur relativisme (peu satisfaisant). Mais je serais bien incapable de creuser davantage la question…
RépondreSupprimerUn éclairage intéressant est apporté sur ces question par Charles Larmore (qui reprend les travaux d'autres). Il explique que le Naturalisme est à ses yeux le plus grand préjugé de notre temps : "Or nous devons admettre que le monde (…) englobe non seulement la réalité physique et psychologique, mais également une réalité normative. Ou, comme les sophistes, nous devons renoncer à la raison pour nous abandonner à la persuasion. Loin d’être légitimé par les succès de la science moderne, le naturalisme, comme le non-cognitivisme moral qu’il inspire, s’avère l’ennemi mortel de la raison."
RépondreSupprimerC'est un contre-sens LOmiG. Le naturalisme est une forme de réalisme moral et donc de cognitivisme: https://en.wikipedia.org/wiki/Ethical_naturalism
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