mercredi 25 août 2021

Le personnalisme, par Vincent Triest

 

« La réflexion sur les événements qui ont marqué les derniers siècles de ce millénaire porte à croire qu'un clivage essentiel s'y dessine qui oppose le paradigme personnaliste au paradigme individualiste. Celui-ci pourrait être qualifié de "paradigme de la première modernité", pur produit de la Renaissance et des Lumières.

Dans un ouvrage consacré à l'histoire de l'individualisme, Alain Laurent propose la description suivante de ce paradigme :

"(...) l'individu de l'individualisme puise l'essentiel de sa définition dans ses propriétés internes qui en font un être autonome dont la vocation est l'indépendance. Cette autonomie résulte de la capacité que lui donne sa raison de pouvoir vivre et agir par soi. Le propre de l'individu humain est en effet de pouvoir se décider par lui-même à partir de représentations et de normes émanant de sa réflexion critique, qu'il est apte à traduire en stratégies et en actes (pouvoir sur soi).

D'autre part, dans la mesure où sa personnalité profonde s'exprime par des désirs et des passions singuliers, il est mû par des intérêts particuliers qui l'amènent à vouloir vivre selon eux, pour son propre compte, pour soi, en dépendant le moins possible de volontés extérieures qui tendraient à l'aliéner. A défaut de pouvoir nécessairement devenir une réalité ou même d'être recherchée avec autant de force et au même degré par tous les individus, cette aspiration à l'indépendance est vue par l'individualisme comme l'expression la plus achevée de la nature humaine."

On le voit, cette définition articule deux aspects qu'elle noue inextricablement : le pouvoir de penser par soi et le vouloir de vivre pour soi. Cette imbrication forme le noyau dur du paradigme de l'individualisme. C'est cette association qui sera dénoncée par le personnalisme, ce paradigme de la seconde modernité :

« Le mot "personne" se révèle lui-même très significatif du fond humain de l'existence que scrute inlassablement la philosophie personnaliste. Ce mot permet de situer l'objet de son discours, lequel forme une "philosophie des visages". [...] En latin, "persona" est un mot d'origine étrusque qui désigne le masque que portaient les acteurs du théâtre. On y verra une métaphore du visage humain dans la mesure où le visage parle en échappant à la capture des descriptions qui le figent (celles qui "dé-visagent" littéralement). En grec, le mot "prosôpon" désigne un autre aspect de la personne, lui aussi encore lié au visage : "être face aux yeux d'autrui, face tournée vers l'Autre, en relation, en rapport avec autrui, être-en-communion. » (André BORRELY).

La philosophie personnaliste procède donc d'une réflexion sur ce fond humain de la vie. Elle examine "ce qui se passe" dans le concret de la relation nouée au-delà de la séparation des êtres. Qu'advient-il lorsque les hommes se rencontrent, se font face ? Ce fond vital est fait de situations, de pensées, de paroles et de gestes. La philosophie qui s'efforce de comprendre le "sens" de ces événements se présente ainsi d'abord comme une interprétation (on dit : une "herméneutique") : pourquoi, comment, l'homme devient-il véritablement homme dans la rencontre de l'autre homme ? Qu'est ce qui surgit du puits de cette rencontre ? »

« Il n'est pas du tout nécessaire de connaître la philosophie personnaliste pour s'inscrire dans le paradigme personnaliste (alors qu'il est problématique de se prétendre marxiste sans maîtriser ne serait-ce que les rudiments du socialisme scientifique). On peut être personnaliste sans le savoir. [...]
Moyennant cette mise au point, il est possible d'identifier un noyau dur dans la philosophie personnaliste. Il consiste à affirmer la prééminence d'un événement qui conditionne l'accession de l'homme à son humanité. Cet événement est celui de la "relationalité". Le noyau dur de la philosophie personnaliste consiste à situer l'accession de l'homme à son humanité dans l'événement de la relation, l'événement de la rencontre. Cela veut dire que nous ne naissons pas hommes, nous le devenons dans la rencontre des autres, à travers le face-à-face des visages et l'élection à la responsabilité. "Au commencement est la relation", selon la forte formule de BACHELARD. [...]

Poursuivant son travail d'interprétation, la réflexion philosophique découvre que la relation est elle-même à l'origine de la raison. L'éthique, c'est-à-dire l'événement de la responsabilité, précède la connaissance, engendre la raison. L'éthique (le devoir) précède l'épistémologie (le savoir). C'est là une autre affirmation centrale du personnalisme, dérivée de ce noyau dur de la "relationalité". "Le monde n'est pas que pour moi", "Je n'en suis pas le centre affamé" : voilà l'essentiel du discours à l'origine de la raison, cette puînée (sœur cadette) de la "relationalité". En somme, en reconnaissant l'existence d'une raison pratique, "raisonnable" parce qu'humaine, le personnalisme réintroduit un principe de réalité au cœur de la rationalité.
Le travail qu'opère la philosophie personnaliste à partir de la "relationalité" se prolonge dans une vision originale de l'organisation de la société. »

"Pourquoi les produits de la raison - les institutions - pourraient-ils se soustraire aux exigences constitutives de cette même raison, à savoir celles de la "relationalité " et de la responsabilité pour autrui ? Cette justification de l'idéologie qui coïncide avec son mode d'emploi se révèle décapante. Peu de mécanismes sociaux déshumanisants (l'économisme de la "pensée unique", la bureaucratie, …) y résistent.

C'est que le raisonnable (celui de la " raison droite ") y prend le pas sur un rationalisme souvent cynique, cruel, ou simplement indifférent. »

« On peut mener une politique personnaliste à partir d'une idéologie solidement campée sur ses bases d'humanisme radical. Cette idéologie n'est pas soluble. Elle se situe, on le verra par la suite, à distance d'un certain centrisme dont les fluctuations modérées n'étanchent guère la soif de sens de nos contemporains. »

« Le marché n'est pas l'ennemi : ce n'est qu'une procédure qui organise les échanges. L'expérience a montré que les régimes dits "d'économie administrée" étaient moins efficaces sur ce plan. Le véritable adversaire n'est pas le marché, mais l'individualisme marchand. Face au paradigme individualiste, le personnalisme affirme que l'économie du marché libre ne peut se vouloir authentiquement " politique " que si l'éthique, qui est une dimension essentielle de l'art de gouverner, est intégrée au cœur de ses mécanismes. »

« Le modèle de l'Etat minimaliste repose complètement sur ce paradigme qui témoigne d'une compréhension de l'homme aussi pessimiste que tronquée. Mais cette vision négative est puissamment compensée par un optimisme sociétal dont l'assise réside dans la foi indéfectible dans les vertus du marché. La guerre économique de tous contre tous se déroule dans l'exaltation compétitive, grâce aussi à l'Etat-gendarme dont la fonction est de combattre les penchants excessivement violents des individus.

En revanche, le modèle constructiviste, qui est apparu plus tardivement, témoigne d'une méfiance envers le marché. C'est qu'entre-temps, on a constaté que la guerre n'était pas si joyeuse, au vu des dégâts sociaux engendrés. Mais on ne considère pas l'homme comme meilleur pour autant, que du contraire. Le socle anthropologique que constitue le paradigme individualiste n'est nullement renversé. Il serait plutôt confirmé. Cette confirmation exprime toutefois une sorte de conscience malheureuse. C'est pourquoi l'action de l'Etat doit consister à lutter contre l'homme. Il s'agira de le corriger autoritairement afin de le rendre digne du destin qui attend l'Humanité. Selon cette conception, l'être humain ordinaire mériterait donc amplement le régime de minorité renforcée auquel le soumet l'Etat constructiviste. »

« Les institutions constituent un canal indispensable pour mettre en œuvre l'ouverture vers l'universalité. On voit cependant immédiatement le changement de perspective qui se dessine tant par rapport au modèle minimaliste que par rapport au modèle constructiviste de l'État. Du point de vue personnaliste, les institutions sont considérées comme le prolongement de l'action des personnes. Elles retrouvent ainsi une place centrale dans la société.

Les institutions apparaissent comme des instruments dont les personnes se dotent pour poursuivre leur humanisation en creusant toujours plus loin et plus profond le sillon de la "relationalité". L'État apparaît comme le vecteur des personnes dans ce qu'elles ont de meilleur, plutôt que comme le tuteur ou le recteur agissant de l'extérieur sur des individus isolés dans leur insularité. Marc SANGNIER, fondateur du "Sillon" et précurseur de la démocratie chrétienne, disait de l'État "qu'il est la promesse de liberté pour tous et l'union de tous pour assurer à ceux dont on a la charge directe, et à tous les moins favorisés, une condition de dignité".

Certes, les hommes sont imparfaits. Il sera toujours nécessaire d'assurer des fonctions de sûreté afin de défendre la société contre les comportements asociaux. Ce sont des fonctions défensives, quoique la prévention y revête une importance cruciale. Mais pour tout ce qui concerne les fonctions de mise en œuvre de la solidarité active, comme la sécurité sociale, le changement d'optique qu'introduit la vision personnaliste se montre radical.

On ne considère pas que l'organisation collective de la solidarité soit une concession consentie pour assurer un ordre social fragilisé par l'individualisme, comme dans le modèle minimaliste, ni le moyen de corriger par la force les imperfections de la nature humaine, comme dans le modèle constructiviste. A l'opposé de ces visions négatives, on voit qu'à travers l'organisation collective de la solidarité, organisation qui se veut consciente, réfléchie, délibérée et consentie, - tout le contraire du "mécanicisme" du marché et de ses effets de composition - s'exprime ce qu'il y a de meilleur en l'homme à savoir la réponse à l'appel de la "relationalité" qui fait son humanité. »

« Le personnalisme apparaît foncièrement étranger aux options de la droite. Mais cette idéologie ne s'inscrit pas pour autant dans l'approche constructiviste pratiquée par la gauche historique, celle des partisans du socialisme d'Etat. Le personnalisme affirme une confiance dans la capacité de dépassement des personnes qui passe par la "révolution intérieure". Dès lors, l'idéologie personnaliste ne peut se contenter de la seule voie politique, au sens strict du terme, pour réformer la société. Elle ne peut lui réserver un monopole d'intervention. Elle croit aux vertus du pluralisme qui repose sur les institutions intermédiaires (les associations). Le principe de subsidiarité trouve du reste ici une application exemplaire. Il faut donner une possibilité d'expression à toutes les formes d'organisation spontanées qui font progresser la solidarité. »

-Vincent Triest, Le personnalisme, 1999.

4 commentaires:

  1. "Il consiste à affirmer la prééminence d'un événement qui conditionne l'accession de l'homme à son humanité. Cet événement est celui de la "relationalité". Le noyau dur de la philosophie personnaliste consiste à situer l'accession de l'homme à son humanité dans l'événement de la relation, l'événement de la rencontre." -> Il s'agit d'une aliénation.

    La nature humaine ne se réduit pas à être un être social qui rencontre d'autres êtes humains. L'homme est aussi un être disposant d'une force, d'une raison, d'un rapport à l'univers naturel pouvant prendre la forme de la religion.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour lecteur Anonyme,

      Pourriez-vous développer pourquoi le fait d'entrer en relation avec autrui serait aliénant ? Il s'agit d'une affirmation particulièrement incongrue !

      "La nature humaine ne se réduit pas à être un être social qui rencontre d'autres êtres humains."

      Je ne pense pas que le texte défende une position réductionniste. Il dit que la relation à autrui "conditionne" l'humanité de l'Homme, pas que la nature humaine se réduise à cette dimension. Par ailleurs la suite du texte admet explicitement la rationalité comme une dimension de l'Homme (en la faisant découler de sa sociabilité, ce qui est peut-être plus discutable). Quand à la religion, les personnalistes ne sont peut-être pas tous des croyants, mais le personnalisme est historiquement fortement représentés par des chrétiens de gauche. La religiosité n'est pas donc certainement pas écartée par le passage qui vous chiffonne (la religion signifie d'ailleurs étymologiquement "ce qui relie").

      Supprimer
    2. Quand je lis "s'exprime ce qu'il y a de meilleur en l'homme à savoir la réponse à l'appel de la "relationalité" qui fait son humanité" en fin de texte, cela me semble au contraire très réductionniste (pas stricto sensu, mais quand même !). Il affirme explicitement la supériorité (morale ?) du relationnel sur le tous les autres attributs humains. Pourquoi le "relationnel" (disons le comme ça) serait-il "ce qu'il y a de meilleur en l'homme" ? Penser cela, au lieu de mettre toutes les dimensions du vécu humain à la même valeur morale (homo economicus vaut bien homo sacer, qui vaut bien homo technicus, et l'homme fort vaut bien l'homme intelligent et l'homme relationnel, tous étant confondus dans un seul homme). c'est en cela que votre pensée est aliénante.

      ____


      Quant à la religion, vous vous trompez. La religion n'est pas "ce qui relie" malgré son sens étymologique (je déteste l'étymologie, interpréter des concepts à son éclairage à des siècles de distance, c'est faire des jeux de mots). La religion, c'est avoir une foi, c'est-à-dire non pas forcément croire en quelque chose (cf l'islam ritualiste, la religion païenne, etc) mais simplement sacraliser notre manière d'interagir avec le monde (cf lien entre christianisme et naturalisme (individualisme ?), cf lien entre religion romaine païenne et la Cité antique, lien entre le wokisme et le relativisme dégoulinant).
      Je crois pouvoir déceler dans votre référence aux chrétiens de gauche quelque chose que j'ai remarqué aux USA dans les religions (au pluriel, car schismes à tout va là-bas). Initialement, divisions du christianisme en branches nombreuses. Jusque là, tout va bien. Puis les branches voient leur sommet (les dignitaires les plus importants souvent) passer de l'aspect authentiquement religieux à l'aspect philosophique exclusif ou social (à la théologie de la libération un peu, une sorte ed catholicisme social si vous voyez ce que je veux dire). Puis, un pasteur émerge pour faire un schisme entre "libéraux" (les sociaux catholiques qui perdent, comme par hasard, leurs ouailles) et les "vrais", et le cycle recommence. A l'infini.

      Et on voit bien à travers ce cycle, qui continue depuis 2 siècles, que la religion authentique, celle qui mérite ce nom, ce n'est pas la religion à la religere, ce n'est pas la religion "sociale" qui finit en pure philosophie , etc, c'est plutôt la religion classique qui fait les messes en latin, qui mène des exorcismes, etc. On le voit car la religion social-philosophe perd A CHAQUE FOIS ses ouailles et finit par disparaître.
      (En Europe, hélas, on a le clergé ultra-centralisé qui décline sur ce modèle, mais rien pour prendre le relais sauf l'islam et le wokisme car la religiosité chrétienne y est moins libre).

      Supprimer
  2. Un texte intéressant qui pressent une certaine aporie du rationalisme des Lumières (individualisme) et tente de le dépasser. Mais à travers la « relationalité », on peut aussi tomber dans tous les excès de la modernité : relativisme éthique, émotionalité triomphante, dépendances affectives diverses, poids accru des normes sociales implicites, dévirilisation, etc. C’est très compliqué.

    RépondreSupprimer