« La réflexion sur les événements qui ont marqué
les derniers siècles de ce millénaire porte à croire qu'un clivage essentiel
s'y dessine qui oppose le paradigme personnaliste au paradigme individualiste.
Celui-ci pourrait être qualifié de "paradigme de la première modernité",
pur produit de la Renaissance et des Lumières.
Dans un ouvrage consacré à l'histoire de
l'individualisme, Alain Laurent propose la description suivante de ce paradigme
:
"(...) l'individu de l'individualisme puise
l'essentiel de sa définition dans ses propriétés internes qui en font un être
autonome dont la vocation est l'indépendance. Cette autonomie résulte de la
capacité que lui donne sa raison de pouvoir vivre et agir par soi. Le propre de
l'individu humain est en effet de pouvoir se décider par lui-même à partir de
représentations et de normes émanant de sa réflexion critique, qu'il est apte à
traduire en stratégies et en actes (pouvoir sur soi).
D'autre part, dans la mesure où sa
personnalité profonde s'exprime par des désirs et des passions singuliers, il
est mû par des intérêts particuliers qui l'amènent à vouloir vivre selon eux,
pour son propre compte, pour soi, en dépendant le moins possible de volontés
extérieures qui tendraient à l'aliéner. A défaut de pouvoir nécessairement
devenir une réalité ou même d'être recherchée avec autant de force et au même
degré par tous les individus, cette aspiration à l'indépendance est vue par
l'individualisme comme l'expression la plus achevée de la nature humaine."
On le voit, cette définition articule deux aspects qu'elle
noue inextricablement : le pouvoir de penser par soi et le vouloir de vivre
pour soi. Cette imbrication forme le noyau dur du paradigme de
l'individualisme. C'est cette association qui sera dénoncée par le
personnalisme, ce paradigme de la seconde modernité :
« Le mot "personne" se révèle lui-même
très significatif du fond humain de l'existence que scrute inlassablement la
philosophie personnaliste. Ce mot permet de situer l'objet de son discours,
lequel forme une "philosophie des visages". [...] En latin,
"persona" est un mot d'origine étrusque qui désigne le masque que
portaient les acteurs du théâtre. On y verra une métaphore du visage humain
dans la mesure où le visage parle en échappant à la capture des descriptions
qui le figent (celles qui "dé-visagent" littéralement). En grec, le
mot "prosôpon" désigne un autre aspect de la personne, lui aussi
encore lié au visage : "être face aux yeux d'autrui, face tournée vers
l'Autre, en relation, en rapport avec autrui, être-en-communion. » (André
BORRELY).
La philosophie personnaliste procède donc d'une
réflexion sur ce fond humain de la vie. Elle examine "ce qui se
passe" dans le concret de la relation nouée au-delà de la séparation des
êtres. Qu'advient-il lorsque les hommes se rencontrent, se font face ? Ce fond
vital est fait de situations, de pensées, de paroles et de gestes. La
philosophie qui s'efforce de comprendre le "sens" de ces événements
se présente ainsi d'abord comme une interprétation (on dit : une
"herméneutique") : pourquoi, comment, l'homme devient-il
véritablement homme dans la rencontre de l'autre homme ? Qu'est ce qui surgit
du puits de cette rencontre ? »
« Il n'est pas du tout nécessaire de connaître la
philosophie personnaliste pour s'inscrire dans le paradigme personnaliste
(alors qu'il est problématique de se prétendre marxiste sans maîtriser ne
serait-ce que les rudiments du socialisme scientifique). On peut être
personnaliste sans le savoir. [...]
Moyennant cette mise au point, il est possible d'identifier un noyau dur dans
la philosophie personnaliste. Il consiste à affirmer la prééminence d'un
événement qui conditionne l'accession de l'homme à son humanité. Cet événement
est celui de la "relationalité". Le noyau dur de la philosophie
personnaliste consiste à situer l'accession de l'homme à son humanité dans
l'événement de la relation, l'événement de la rencontre. Cela veut dire que
nous ne naissons pas hommes, nous le devenons dans la rencontre des autres, à
travers le face-à-face des visages et l'élection à la responsabilité. "Au commencement est la relation",
selon la forte formule de BACHELARD. [...]
Poursuivant son travail d'interprétation, la réflexion
philosophique découvre que la relation est elle-même à l'origine de la raison.
L'éthique, c'est-à-dire l'événement de la responsabilité, précède la
connaissance, engendre la raison. L'éthique (le devoir) précède l'épistémologie
(le savoir). C'est là une autre affirmation
centrale du personnalisme, dérivée de ce noyau dur de la
"relationalité". "Le monde n'est pas que pour moi", "Je
n'en suis pas le centre affamé" : voilà l'essentiel du discours à
l'origine de la raison, cette puînée (sœur cadette) de la
"relationalité". En somme, en reconnaissant l'existence d'une raison
pratique, "raisonnable" parce qu'humaine, le personnalisme réintroduit
un principe de réalité au cœur de la rationalité.
Le travail qu'opère la philosophie personnaliste à partir de la
"relationalité" se prolonge dans une vision originale de
l'organisation de la société. »
"Pourquoi les produits de la raison - les institutions
- pourraient-ils se soustraire aux exigences constitutives de cette même raison,
à savoir celles de la "relationalité " et de la responsabilité pour
autrui ? Cette justification de l'idéologie qui coïncide avec son mode d'emploi
se révèle décapante. Peu de mécanismes sociaux déshumanisants (l'économisme de
la "pensée unique", la bureaucratie, …) y résistent.
C'est que le raisonnable (celui de la " raison
droite ") y prend le pas sur un rationalisme souvent cynique, cruel, ou
simplement indifférent. »
« On peut mener une politique personnaliste à
partir d'une idéologie solidement campée sur ses bases d'humanisme radical. Cette idéologie n'est pas soluble. Elle
se situe, on le verra par la suite, à distance d'un certain centrisme dont les
fluctuations modérées n'étanchent guère la soif de sens de nos contemporains. »
« Le marché n'est pas l'ennemi : ce n'est qu'une
procédure qui organise les échanges. L'expérience a montré que les régimes dits
"d'économie administrée" étaient moins efficaces sur ce plan. Le
véritable adversaire n'est pas le marché, mais l'individualisme marchand. Face
au paradigme individualiste, le personnalisme affirme que l'économie du marché
libre ne peut se vouloir authentiquement " politique " que si
l'éthique, qui est une dimension essentielle de l'art de gouverner, est intégrée
au cœur de ses mécanismes. »
« Le modèle de l'Etat minimaliste repose
complètement sur ce paradigme qui témoigne d'une compréhension de l'homme aussi
pessimiste que tronquée. Mais cette vision négative est puissamment compensée
par un optimisme sociétal dont l'assise réside dans la foi indéfectible dans
les vertus du marché. La guerre économique de tous contre tous se déroule dans
l'exaltation compétitive, grâce aussi à l'Etat-gendarme dont la fonction est de
combattre les penchants excessivement violents des individus.
En revanche, le modèle constructiviste, qui est apparu
plus tardivement, témoigne d'une méfiance envers le marché. C'est
qu'entre-temps, on a constaté que la guerre n'était pas si joyeuse, au vu des
dégâts sociaux engendrés. Mais on ne considère pas l'homme comme meilleur pour
autant, que du contraire. Le socle anthropologique que constitue le paradigme
individualiste n'est nullement renversé. Il serait plutôt confirmé. Cette
confirmation exprime toutefois une sorte de conscience malheureuse. C'est
pourquoi l'action de l'Etat doit consister à lutter contre l'homme. Il s'agira
de le corriger autoritairement afin de le rendre digne du destin qui attend
l'Humanité. Selon cette conception, l'être humain ordinaire mériterait donc
amplement le régime de minorité renforcée auquel le soumet l'Etat
constructiviste. »
« Les institutions constituent un canal
indispensable pour mettre en œuvre l'ouverture vers l'universalité. On voit
cependant immédiatement le changement de perspective qui se dessine tant par
rapport au modèle minimaliste que par rapport au modèle constructiviste de
l'État. Du point de vue personnaliste, les institutions sont considérées comme
le prolongement de l'action des personnes. Elles retrouvent ainsi une place
centrale dans la société.
Les institutions apparaissent comme des instruments
dont les personnes se dotent pour poursuivre leur humanisation en creusant
toujours plus loin et plus profond le sillon de la "relationalité".
L'État apparaît comme le vecteur des personnes dans ce qu'elles ont de
meilleur, plutôt que comme le tuteur ou le recteur agissant de l'extérieur sur
des individus isolés dans leur insularité. Marc SANGNIER, fondateur du
"Sillon" et précurseur de la démocratie chrétienne, disait de l'État
"qu'il est la promesse de liberté
pour tous et l'union de tous pour assurer à ceux dont on a la charge directe,
et à tous les moins favorisés, une condition de dignité".
Certes, les hommes sont imparfaits. Il sera toujours
nécessaire d'assurer des fonctions de sûreté afin de défendre la société contre
les comportements asociaux. Ce sont des fonctions défensives, quoique la
prévention y revête une importance cruciale. Mais pour tout ce qui concerne les
fonctions de mise en œuvre de la solidarité active, comme la sécurité sociale,
le changement d'optique qu'introduit la vision personnaliste se montre radical.
On ne considère pas que l'organisation collective de
la solidarité soit une concession consentie pour assurer un ordre social fragilisé
par l'individualisme, comme dans le modèle minimaliste, ni le moyen de corriger
par la force les imperfections de la nature humaine, comme dans le modèle
constructiviste. A l'opposé de ces visions négatives, on voit qu'à travers
l'organisation collective de la solidarité, organisation qui se veut
consciente, réfléchie, délibérée et consentie, - tout le contraire du
"mécanicisme" du marché et de ses effets de composition - s'exprime
ce qu'il y a de meilleur en l'homme à savoir la réponse à l'appel de la "relationalité"
qui fait son humanité. »
« Le personnalisme apparaît foncièrement étranger
aux options de la droite. Mais cette idéologie ne s'inscrit pas pour autant
dans l'approche constructiviste pratiquée par la gauche historique, celle des
partisans du socialisme d'Etat. Le personnalisme affirme une confiance dans la
capacité de dépassement des personnes qui passe par la "révolution
intérieure". Dès lors, l'idéologie personnaliste ne peut se contenter de
la seule voie politique, au sens strict du terme, pour réformer la société.
Elle ne peut lui réserver un monopole d'intervention. Elle croit aux vertus du
pluralisme qui repose sur les institutions intermédiaires (les associations).
Le principe de subsidiarité trouve du reste ici une application exemplaire. Il
faut donner une possibilité d'expression à toutes les formes d'organisation
spontanées qui font progresser la solidarité. »
-Vincent Triest, Le personnalisme, 1999.
"Il consiste à affirmer la prééminence d'un événement qui conditionne l'accession de l'homme à son humanité. Cet événement est celui de la "relationalité". Le noyau dur de la philosophie personnaliste consiste à situer l'accession de l'homme à son humanité dans l'événement de la relation, l'événement de la rencontre." -> Il s'agit d'une aliénation.
RépondreSupprimerLa nature humaine ne se réduit pas à être un être social qui rencontre d'autres êtes humains. L'homme est aussi un être disposant d'une force, d'une raison, d'un rapport à l'univers naturel pouvant prendre la forme de la religion.
Bonjour lecteur Anonyme,
SupprimerPourriez-vous développer pourquoi le fait d'entrer en relation avec autrui serait aliénant ? Il s'agit d'une affirmation particulièrement incongrue !
"La nature humaine ne se réduit pas à être un être social qui rencontre d'autres êtres humains."
Je ne pense pas que le texte défende une position réductionniste. Il dit que la relation à autrui "conditionne" l'humanité de l'Homme, pas que la nature humaine se réduise à cette dimension. Par ailleurs la suite du texte admet explicitement la rationalité comme une dimension de l'Homme (en la faisant découler de sa sociabilité, ce qui est peut-être plus discutable). Quand à la religion, les personnalistes ne sont peut-être pas tous des croyants, mais le personnalisme est historiquement fortement représentés par des chrétiens de gauche. La religiosité n'est pas donc certainement pas écartée par le passage qui vous chiffonne (la religion signifie d'ailleurs étymologiquement "ce qui relie").
Quand je lis "s'exprime ce qu'il y a de meilleur en l'homme à savoir la réponse à l'appel de la "relationalité" qui fait son humanité" en fin de texte, cela me semble au contraire très réductionniste (pas stricto sensu, mais quand même !). Il affirme explicitement la supériorité (morale ?) du relationnel sur le tous les autres attributs humains. Pourquoi le "relationnel" (disons le comme ça) serait-il "ce qu'il y a de meilleur en l'homme" ? Penser cela, au lieu de mettre toutes les dimensions du vécu humain à la même valeur morale (homo economicus vaut bien homo sacer, qui vaut bien homo technicus, et l'homme fort vaut bien l'homme intelligent et l'homme relationnel, tous étant confondus dans un seul homme). c'est en cela que votre pensée est aliénante.
Supprimer____
Quant à la religion, vous vous trompez. La religion n'est pas "ce qui relie" malgré son sens étymologique (je déteste l'étymologie, interpréter des concepts à son éclairage à des siècles de distance, c'est faire des jeux de mots). La religion, c'est avoir une foi, c'est-à-dire non pas forcément croire en quelque chose (cf l'islam ritualiste, la religion païenne, etc) mais simplement sacraliser notre manière d'interagir avec le monde (cf lien entre christianisme et naturalisme (individualisme ?), cf lien entre religion romaine païenne et la Cité antique, lien entre le wokisme et le relativisme dégoulinant).
Je crois pouvoir déceler dans votre référence aux chrétiens de gauche quelque chose que j'ai remarqué aux USA dans les religions (au pluriel, car schismes à tout va là-bas). Initialement, divisions du christianisme en branches nombreuses. Jusque là, tout va bien. Puis les branches voient leur sommet (les dignitaires les plus importants souvent) passer de l'aspect authentiquement religieux à l'aspect philosophique exclusif ou social (à la théologie de la libération un peu, une sorte ed catholicisme social si vous voyez ce que je veux dire). Puis, un pasteur émerge pour faire un schisme entre "libéraux" (les sociaux catholiques qui perdent, comme par hasard, leurs ouailles) et les "vrais", et le cycle recommence. A l'infini.
Et on voit bien à travers ce cycle, qui continue depuis 2 siècles, que la religion authentique, celle qui mérite ce nom, ce n'est pas la religion à la religere, ce n'est pas la religion "sociale" qui finit en pure philosophie , etc, c'est plutôt la religion classique qui fait les messes en latin, qui mène des exorcismes, etc. On le voit car la religion social-philosophe perd A CHAQUE FOIS ses ouailles et finit par disparaître.
(En Europe, hélas, on a le clergé ultra-centralisé qui décline sur ce modèle, mais rien pour prendre le relais sauf l'islam et le wokisme car la religiosité chrétienne y est moins libre).
Un texte intéressant qui pressent une certaine aporie du rationalisme des Lumières (individualisme) et tente de le dépasser. Mais à travers la « relationalité », on peut aussi tomber dans tous les excès de la modernité : relativisme éthique, émotionalité triomphante, dépendances affectives diverses, poids accru des normes sociales implicites, dévirilisation, etc. C’est très compliqué.
RépondreSupprimer