« C’est grâce au jardin que la statue peut
apparaître belle, non le jardin grâce à la statue. C’est par rapport à toute la
vie d’un homme qu’un objet peut être beau. D’ailleurs, ce n’est jamais à
proprement parler l’objet qui est beau : c’est la rencontre, s’opérant à
propos de l’objet, entre un aspect réel du monde et un geste humain. Il peut
donc ne pas exister d’objet esthétique défini en tant qu’esthétique sans que
pour cela l’impression esthétique soit exclue ; l’objet esthétique est en
fait un mixte : il appelle un certain geste humain, et par ailleurs il
contient, pour satisfaire ce geste et lui correspondre, un élément de réalité
qui est le support de ce geste, auquel ce geste s’applique et en lequel il
s’accomplit. Un objet esthétique qui ne serait que rapports objectivement
complémentaires entre eux ne serait rien ; des lignes ne sauraient être
harmonieuses si elles sont de purs rapports ; l’objectivité séparée du
nombre et de la mesure ne constitue pas la beauté. Un cercle parfait n’est pas
beau en tant qu’il est cercle. Mais une certaine courbe peut être belle alors
même qu’il serait fort difficile de trouver sa formule mathématique. Une
gravure au trait, représentant un temple en proportions fort exactes, ne donne
qu’une impression d’ennui et de raideur ; mais le temple lui-même, rongé
par le temps et à demi-écroulé, est plus beau que l’impeccable maquette de sa
restauration érudite. C’est que l’objet esthétique n’est pas à proprement
parler un objet ; il est aussi partiellement le dépositaire d’un certain
nombre de caractères d’appel qui sont de la réalité sujet, du geste, attendant
la réalité objective en laquelle ce geste peut s’exercer et s’accomplir ;
l’objet esthétique est à la fois objet et sujet : il attend le sujet pour
le mettre en mouvement et susciter en lui d’une part la perception et d’autre
part la participation. La participation est faite de gestes, et la perception
donne à ces gestes un support de réalité objective. Dans la maquette parfaite
aux lignes exactes, il y a bien tous les éléments figurés objectifs, mais il
n’y a plus ce caractère d’appel qui donne aux objets un pouvoir de faire naître
des gestes vivants. Ce ne sont pas en effet les proportions géométriques du
temple qui lui donnent son caractère d’appel, mais bien le fait qu’il existe
dans le monde comme masse de pierre, de fraîcheur, d’obscurité, de stabilité,
qui infléchit de façon première et préperceptive nos pouvoirs d’effort ou de
désir, notre crainte ou notre élan. La charge qualitative intégrée au monde est
ce qui fait de ce bloc de pierres un moteur de nos tendances, avant tout
élément géométrique intéressant notre perception. Sur la feuille de papier où
est dessinée la reconstitution, il n’y a plus que les caractères
géométriques : ils sont froids et sans signification, parce que l’éveil
des tendances n’a pas été suscité avant qu’ils ne soient perçus. L’œuvre d’art
n’est esthétique que dans la mesure où ces caractères géométriques, ces
limites, reçoivent et fixent le flot qualitatif. Il n’est point utile de parler
de magie pour définir cette existence qualitative : elle est biologique
aussi bien que magique, elle intéresse l’élan de nos tropismes, notre primitive
existence dans le monde avant la perception comme être qui ne saisit pas encore
des objets mais des directions, des chemins vers le haut et vers le bas, vers
l’obscur et vers le clair. En ce sens, et en tant qu’il évoque les tendances,
l’objet esthétique est mal nommé ; l’objet n’est objet que pour la
perception, quand il est saisi comme hic et nunc localisé. Mais il ne
saurait être considéré comme objet en lui-même et avant la perception ; la
réalité esthétique est objet au terme d’une genèse qui lui confère une
stabilité et le découpe ; avant cette genèse il y a une réalité qui n’est
pas encore objective, bien qu’elle ne soit pas subjective ; elle est une
certaine façon d’être du vivant dans le monde, comportant des caractères
d’appel, des directions, des tropismes au sens propre du terme. »
-Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, troisième partie : essence de la technicité, chap. II
Rapports entre la pensée technique et les autres espèces de pensée, I. Pensée
technique et pensée esthétique, 1958.
***
« Le texte étudié est un extrait de l’ouvrage Du
mode d’existence des objets techniques, thèse secondaire du philosophe
français Gilbert Simondon, soutenue à la fin des années 1950. Cette section du
chapitre 2 de la troisième partie porte sur la comparaison entre la technique
et l’esthétique. Toutefois, l’extrait étudié, s’il mobilise bien quelque [sic]
artefacts, c’est-à-dire des objets issus de l’activité humaine, ne comporte
aucune réflexion sur les objets techniques en tant que tels. Le thème général
de l’extrait est en fait la beauté, et même, plus spécifiquement, le genre de
beauté qui se manifeste grâce à l’œuvre d’art, c’est-à-dire les objets
fabriqués non pas pour répondre à des besoins ou des problèmes techniques, mais
précisément en vue d’être beaux. La réflexion philosophique sur la nature du
beau à partir de l’examen des artefacts humains n’est pas une démarche
originale : Hegel déjà, dans son Esthétique, n’accordait aucune
attention à la beauté des éléments naturels (et l’on peut soupçonner que Simondon
avait ce modèle illustre à l’esprit puisque son directeur de thèse, Jean
Hippolyte, était un spécialiste de Hegel). La problématique du texte est donc
de caractériser à la fois ce qu’est le beau artificiel et, même temps, de
savoir ce qu’est l’objet esthétique, l’œuvre d’art, puisque la seconde est une
condition nécessaire à l’existence du premier. Comment l’œuvre d’art s’y
prend-elle pour être belle, et qu’est-ce d’ailleurs que cette beauté que nous
lui attribuons ? S’agissant de la première question, Simondon va soutenir
que l’œuvre d’art ne devient belle que sous deux conditions : elle
doit d’une part comporter en elle un contenu objectif susceptible d’ébranler le
sujet, de susciter son activité, sa transformation, et finalement son
individuation ; d’autre part, l’œuvre ne peut produire de la beauté qu’à
condition d’être découpée et érigée en objet esthétique par le sujet. La thèse
de Simondon entraîne des conséquences importantes pour la seconde question, à
savoir la nature du beau : celle-ci cesse d’être une propriété de
l’objet, une réalité en soi, sans devenir pour autant une propriété du
sujet : le lieu de la beauté se trouve déplacé dans la relation, la
rencontre entre un certain type d’artefact et un sujet disposé et attentif à
cet objet. A l’encontre du sens commun et du langage spontanément objectiviste
des enfants, pour lesquels tels ou tels objets « sont beaux », la
position simondonienne amène à soutenir qu’ils n’existent pas de beaux
objets !
Examinons
maintenant par quel cheminement de pensée l’auteur en vient-il à défendre une
idée aussi radicale. Comme souvent, la thèse principale que va défendre
l’auteur apparaît dès le début de l’extrait. Simondon rejette en effet
d’emblée une conceptionnelle traditionnelle, classique, réaliste de la beauté, qui en fait une propriété des choses belles. Au contraire, écrit-il,
« ce n’est jamais à proprement parler l’objet qui est beau ».
La beauté ne serait donc pas une réalité objective, ou du moins une
caractéristique de l’objet. La beauté n’existe pas dans une chose quelconque,
indépendamment de l’existence et de l’opinion du sujet. La beauté n’est pas une
réalité qui serait « là », comme une forme n’attendant que d’être vue
par le sujet, mais n’ayant pas besoin de lui pour exister. On pourrait alors
s’attendre à ce que Simondon donne de la beauté une caractérisation inverse,
dans un geste empiriste, en la ramenant à un état du sujet, un sentiment, une
réalité purement subjective, mentale, etc. Le fait qu’il reprenne le
vocabulaire empiriste de l’impression, en affirmant qu’il n’y a d’objet
esthétique que pour un sujet, que la beauté a besoin d’une conscience pour
exister, pourrait conduire à telle confusion. Mais il n’en est rien. Pour Simondon,
l’essence de la beauté ne constitue ni une propriété intrinsèque à la
réalité objective, ni une appréciation purement subjective. Le beau est
redéfini comme un rapport, une « rencontre » entre un aspect
du monde et un être humain agissant (donc conscient). Le beau est donc défini
en termes relationnels. Il possède une réalité, c’est un événement qui, par
la médiation de l’objet esthétique, modifie les termes qu’il relie. Le beau
n’est donc pas un embellissement verbal d’un sentiment de plaisir subjectif,
comme pourrait le défendre une psychologie empiriste dans le style de Hume.
Cette définition implique aussi une temporalisation du beau : le
beau est quelque qui a lieu, qui survient, qui apparaît. Dans la perspective de
Simondon, on ne peut plus dire que la beauté est une perfection appartenant à
un être éternel et divin. Le beau appartient au relatif, au monde matériel, au
temps ; il advient lorsque des individualités finies entre dans un certain
« rapport ».
Le
reste de l’extrait peut se comprendre comme visant, non pas à comparer l’objet
esthétique et l’objet technique, mais à préciser et défendre cette thèse sur la
nature du beau à partir de l’une de ses sources, le bel objet d’art, l’œuvre,
la fabrication humaine suscitant la beauté. L’analyse de l’objet esthétique va
permettre de rendre évidente sa nature « mixte », son caractère de
médiation entre un pôle objectif et un pôle subjectif, et donc cette rencontre
de l’homme et du monde qui fait la beauté.
Comment
l’œuvre d’art devient-elle esthétique, c’est-à-dire non pas belle, mais
occasion, condition d’apparition de la beauté ? Une théorie du beau n’est
vérifiable que si elle nous indique dans quelles circonstances le beau est
empêché de se manifester, et pour quelles raisons. C’est pourquoi l’auteur
introduit une série d’exemples, de réalités qui ne parviennent pas à susciter
de la beauté, et que nous ne reconnaissons pas comme telles. Ces exemples
sont : un cercle parfait ; une gravure d’un temple conforme à ses
proportions ; la maquette parfaite du même temple. Cette énumération est
polémique et même un peu spécieuse. L’auteur mobilise des exemples qui
pouvaient justement être emblématiques du beau pour l’esthétique classique.
Depuis les pythagoriciens, Platon, Aristote, jusqu’à Léonard de Vinci et
au-delà, le cercle, les formes géométriques, le respect des proportions (gage
de vraisemblance), la symétrie ont été tenus [sic] pour gage d’harmonie, de
perfection. Ils étaient au nombre des principes du beau ; la quête
de la beauté passait par l’exactitude mathématique, la découverte du nombre
d’or adéquat pour mettre en lumière les œuvres de l’Homme. Faire surgir le
beau, produire l’objet esthétique, signifait se régler sur la nature des
choses, sur une objectivité, une nature à imiter, déjà là. Le pôle
subjectif de la réalisation du beau n’était pas reconnu (on pense aux
distinctions hégéliennes entre l’art antique et l’art moderne, c’est-à-dire,
pour lui, l’art chrétien, où l’élément subjectif l’emporte). Dans un
vocabulaire assez hégélien, Simondon rejette l’idée que l’objet puisse être
esthétique en se bornant à « l’objectivité séparée du nombre et de la
mesure ». Cette esthétique n’était qu’un formalisme
« froid » et ennuyeux.
L’argument de Simondon apparaît comme contestables [sic], parce que les exemples censés illustrer l’échec d’une certaine théorie du bel ouvrage d’art sont précisément ceux que des époques entières ont jugées [sic] beaux, réussis. D’où le soupçon d’une partialité qui s’ignore chez l’auteur, qui semble rejouer la querelle des romantiques et des classiques. Peut-on se contenter d’affirmer, comme une évidence, qu’un temple en ruines est « plus beau » que sa restauration érudite ? Telle était sans doute l’appréciation de Cabanis ou Châteaubriand [sic] méditant sur les ruines, mais l’autorité d’une sensibilité n’est pas un argument rationnel.
Admettons
provisoirement que ceci soit plus beau que cela, et que l’organisation interne
de l’objet, ou sa conformité à un type idéal, soit insuffisante à faire un bel
objet. Par cet argument, l’auteur écarte une réponse possible à la question de
savoir comment l’artefact devient objet esthétique. Mais cet effort ne permet
pas encore d’apporter une solution positive au problème posé. Quel est donc,
selon Simondon, la nature propre de l’objet esthétique, si sa constitution
n’est pas affaire de respect d’un modèle idéal, mathématique ? A quelles
conditions peut-on reconnaître que nous avons affaire à une belle œuvre
d’art ?
La
réponse de Simondon est que l’objet esthétique présente des « caractères
d’appel ». Ce concept nouveau, éminemment relationnel (pour ne pas
dire dialectique) présente plusieurs aspects. Dans un premier temps de
l’analyse, on peut dire que Simondon défini l’objet esthétique par un effet sur
le sujet qui fait l’expérience de la beauté. Le sujet, le spectateur qui a
conscience de l’œuvre d’art, est « appelé » par quelque chose en
elle. L’objet esthétique, de façon peut être trop anthropomorphique voire
animiste, est décrit comme « attend[ant] le sujet pour le mettre en
mouvement ». Autrement dit, l’œuvre existe pour la conscience
qu’elle peut animer, mobiliser, pour susciter « notre désir ». On
mesure le gouffre entre cette première caractérisation et les définitions des
œuvres d’art comme réalités autotéliques, c’est-à-dire existant pour
elles-mêmes (chez Arendt par exemple).
Plus
précisément, l’objet esthétique se reconnaît à ce qu’il appelle « un certain
geste humain ». Le concept de geste n’est pas formellement défini dans
cet extrait, ce qui limite l’apport à la définition de l’objet esthétique. Sans
doute faut-il l’entendre de façon générale comme n’importe quelle sorte de
mouvements corporels volontairement accomplis par un humain. L’œuvre d’art
comporte donc, lorsqu’elle est réussie, donc opératrice de beauté, une capacité
à mettre en mouvement le sujet. La rencontre définissant la beauté est,
pour le sujet, une activation, une impulsion, un « élan ». En termes
spinozistes, on pourrait presque dire que l’objet esthétique se reconnaît à ce
qu’il provoque un accroissement de la puissance d’agir, un empuissantement.
L’expérience du beau nous rend capable de plus. La rencontre du sujet et
de l’objet aboutit alors à ce que Simondon nomme parfois une
« amplification ». La relation amplifiante est une synergie,
un déploiement des potentialités latentes avant la rencontre. Il faut ainsi
souligner que, si la théorie du beau chez Simondon diffère profondément des
doctrines esthétiques classiques, elle préserve néanmoins une proximité, voire
une identité, entre l’expérience du beau et une promotion éthique de l’individu.
Comme chez Platon, le beau conduit au bien, voire ne s’en distingue plus. Si le
bien, chez Simondon, est de l’ordre d’une individuation prolongée, alors la
belle rencontre, dont l’œuvre d’art peut être l’occasion, est une forme du
bien.
Mais si
elle peut l’être, soutient l’auteur, ce n’est pas simplement parce que l’objet
esthétique suscite un geste ; c’est aussi parce qu’il en permet la
réalisation. Autrement dit, l’effet existe parce que l’œuvre d’art possède un
certain contenu (et en effet cela est nécessaire car un effet sans cause est
incompréhensible). Il faut donc, dans un second moment, caractériser l’objet
esthétique par une certaine objectivité, par l’ « élément de réalité »
qui le compose également. Simondon insiste sur cette matérialité :
rencontrer une œuvre d’art, ce n’est pas avoir affaire à une forme
intelligible ; c’est d’abord « une masse de pierre, de fraîcheur,
d’obscurité ». L’objectivité, la matière, le monde extérieur à
l’esprit, ne sont pas moins nécessaires qu’un sujet conscient pour qu’il y ait
beauté. La beauté est une rencontre, une transformation ; elle suscite
l’action ; elle serait vaine et fictive si elle était dépourvue de quelque
chose à transformer. Le « caractère d’appel » de l’œuvre n’est donc
pas qu’un effet ; il n’est possible qu’en vertu d’un « support » du
geste, d’une réalité sur lequel [sic] le sujet va agir. On remarquera donc que Simondon
ne conçoit pas, semble-t-il, la personne éprouvant l’expérience de la beauté
comme spectatrice. L’auteur n’admettrait pas que « l’art vise à
nous rendre parfaitement docile » pour pour nous faire coïncider avec
la perspective sur le monde que nous dévoile l’artiste (comme pouvait le penser
Bergson). La beauté suscite bien, du côté du sujet, une
« participation », mais l’insistance sur la matérialité, sur les
gestes, donc implicitement le corps, suggère fortement que cette participation
est irréductible à une contemplation. S’agissant de cette seconde détermination
de l’objet esthétique, on peut regretter que l’auteur ne développe pas un
exemple concret. Il est difficile de se faire une idée claire de ces gestes qui
seraient censés exprimer la rencontre avec une œuvre d’art source de beauté.
D’ailleurs, sont-ils immédiats, ou plus durables ? Se déplace-t-on avec
plus d’entrain et de vivacité lorsque l’on côtoie la beauté au quotidien ?
Et plus encore, une telle analyse se justifierait-elle pour tous les
arts ? Peut-on l’étayer par des résultats de psychologie
expérimentale ? Une certaine musique susciterait sans doute un désir de
danser, à mais à quel geste serait donc appelé le lecteur des retrouvailles
d’Ulysse et de Pénéloppe ? Un sourire attendri, peut-être ?
Les
analyses qui précèdent suffirait [sic] à justifier la structure duale que
Simondon attribut à l’objet esthétique, et qui justifie d’en dire qu’il est
« à la fois objet et sujet ». Toutefois, elle n’épuise pas la
trajectoire, la « génèse » de la rencontre amplifiante dont l’œuvre
d’art peut être l’occasion. Si nous voulons élucidier les conditions
nécessaires à ce que l’œuvre d’art soit esthétique, il faut retraverser encore
une fois la dialectique du sujet, de l’objet et du monde.
Au sein
de la structure de l’objet esthétique, il nous faut cette fois-ci, repartir du
sujet. Le sujet qui fait l’expérience de la beauté est certes, à terme, actif,
mais il est d’abord passivement affecté par le pôle objectif de la rencontre.
En effet, la rencontre n’est pas immédiatement amplifiante ; elle a comme
pré-requis de d’abord travailler le sujet. La matérialité de l’œuvre d’art
agit, selon Simondon, sur les « tendances » du sujet,
c’est-à-dire des mouvements inaboutis, esquissés mais irréalisés, des désirs
peut-être non sus comme tels. Ce qui signifie que le sujet de l’expérience
esthétique n’est pas le sujet classique, saississant les formes mathématiques
par un acte d’intellection. Ce n’est pas le sujet rationnel qui est préparé
à la rencontre par la matérialité, « la fraîcheur, l’obscurité ».
C’est l’inconscient du sujet, ou, si on préfère, un sujet dôté d’un
inconscient. La matérialité a donc partie liée avec la partie déterminée et
non-maîtrisable de la psyché ; la matérialité prépare et suscite des
pensées. Ici, l’interprétation de Simondon est au plus près de la Psychanalyse
du feu de Bachelard et des autres ouvrages d’un auteur dont il recommandait
la lecture intégrale. En l’absence de cette matérialité, de ce « flot
qualitatif », les formes géométriques -on l’a vu à défaut d’en être
convaincu- sont impuissantes à émouvoir. La conscience des formes est un moment
nécessaire pour l’appréciation de l’œuvre d’art, mais la tradition l’avait
absolutisée, sur-valorisée. D’ailleurs, temporellement, elle ne vient qu’après
coup.
Ceci
nous conduit, dans un quatrième et dernier temps de l’analyse, à l’un des choix
philosophiques les plus spectaculaires que recèle cet extrait. En effet, cette
matérialité qui travaille le sujet à son insu n’est pas la matérialité de
l’objet esthétique. Et même plus radicalement encore : l’object esthétique
est « mal nommé ». Est-ce à dire qu’il n’existe pas ?
En
réalité, Simondon critique le terme d’objet esthétique car celui-ci tend à
faire écran à ce qui, dans la rencontre constituant le beau, n’est pas de
l’ordre de la perception (donc de la conscience qui perçoit) mais de
l’altération, de l’individuation, qui débute de manière imperceptible. En
effet, parler d’un objet esthétique pour qualifier la réalité avec laquelle
entre en relation le sujet de l’expérience du beau, c’est réduire cette réalité
au visible, à ce qui est perçu. Ainsi l’objet « n’est objet que pour la
perception ». Simondon va donc scindre [sic] le concept d’objet
esthétique pour en tirer celui de réalité esthétique. La réalité
esthétique, c’est cette objectivité, cette portion du monde qui me change et
m’interpelle avant même que j’en ai pris conscience, avant même que je lui ai
imposé les découpages et les limites de ma perception. Cette réalité est
« pré-objective », c’est-à-dire qu’elle existe avant d’être mis en
ordre par la perception. En termes kantiens, elle relève de la chose en soi.
Tandis que l’objet esthétique, c’est-à-dire la chose que je juge belle, la
matière de l’œuvre informé par la perception, ce n’est plus le monde lui-même,
c’est une construction, une dialectique entre le sujet et le monde.
C’est pourquoi l’objet esthétique n’existe pas sous le même mode que la
réalité esthétique. Le premier est un « mixte », à la fois objet et
sujet, une structure relationnelle. Tandis que la réalité esthétique
(qui n’est connue qu’au terme de l’analyse alors qu’elle constitue, dans
l’ordre des causes, la réalité première) n’est ni subjective, et « pas
encore objective ». Elle est en deçà d’avoir une stabilité et une
forme. Elle est réelle, mais non encore formée. Elle n’est pas encore
individuée. Elle est donc pré-individuelle. C’est pourquoi le monde (dont
la réalité esthétique n’est qu’une portion) peut être dit « avant tout
objet ».
L’examen
de ce qu’est la beauté d’un objet selon Simondon nous conduit à la conclusion
que son esthétique est sous-tendue par un ensemble de catégories fondamentales,
ontologiques. Cette métaphysique peut être caractérisée comme un réalisme ontologique (l’être n’est pas réduit au perçu), une philosophie de
l’individuation (éprouver la beauté est un cas d’individuation réussie, dont
la valeur est à la fois esthétique et éthique), et, finalement, comme un
réalisme de la relation (le réel est le mouvement du monde lui-même, dont
les éléments œuvrent à se relier mutuellement. Dans l’ordre esthétique, la
mise en relation permet à la « charge qualitative intégrée au monde »
d’amplifier le potentiel d’action du sujet qui, à son tour, sera transformateur
du monde). Sans abandonner certains aspects classiques de l’esthétique, comme
la signification morale de l’expérience du beau, le matérialisme simondonien
renouvelle en profondeur le concept du beau, en rompant non seulement avec les
dualismes traditionnels, mais aussi avec l’hégélianisme, qui maintenait la
valeur de l’œuvre d’art dans ce qu’elle objective l’intention de l’artiste.
[N1]
On peut
dès lors enfin entendre la première phrase du texte. Une statue est belle,
parce que le milieu enveloppant et naturel du jardin nous prépare à la
distinguer, à la voir surgir d’un fond par sa forme. La beauté du jardin, quant
à elle, ne vient pas de la statue, car celle-ci ne contient pas celui-ci. Le
jardin était donc à la statue ce que la réalité esthétique est à l’objet que
nous y remarquons. »
[N1] : On aurait pu ajouter que Simondon se détourne ici d’un « humanisme » classique dans la définition du beau artistique, en déliant le beau des significations humaines que l’artiste souhaitait transmettre.
Cette manière de Simondon de ne pas séparer l’objet esthétique de l’expérience dans laquelle il s’insère me semble assez proche de la démarche phénoménologique, – ainsi que ses formulations mêmes d’ailleurs. Je crois me souvenir qu’on trouve des tentatives assez similaires d’appréhension globale de l’expérience (en ce qui concerne les différents affects) chez Sartre, dans L’Être et le Néant – seul ouvrage s’approchant de la phénoménologie qu’il m’ait été donné de parcourir d’ailleurs. Je trouve votre commentaire de qualité, vous identifiez bien les concepts en présence ainsi que les oppositions traditionnelles que l’auteur s’efforce de dépasser.
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