"Cette imagination ontico-ontologique est différente en nature de cette imagination empirique qui reste toujours prisonnière du donné, elle l'englobe, pourtant, ou la sous-tend, et c'est pourquoi nous avons parlé d'une- imagination qui est aussi bien ontique qu'ontologique, qui n'est jamais ontique -liée à l'existant- que pour le dépasser vers l'ouverture du sens, qui n'est jamais ontologique, c'est-à-dire liée au sens, qu'en dépassant un existant opaque, qui, dans ce dépassement, est « aufgehoben », c'est-à-dire à la fois nié et conservé. Au reste, cette généralisation de l'imagination a été commencée par Kant et par Fichte -appliquée à la poésie par Novalis- quand ils ont traité d'une imagination absolument productrice, d'une imagination transcendantale, d'un projet de l'Être. C'est cette imagination dont Hegel disait qu'elle était la raison même.
G. Bachelard a élaboré une philosophie de la
créativité humaine, de la volonté du Logos donneur de sens, dans une
double perspective, la perspective de la science et celle de la poésie, et ce
n'est pas son moindre intérêt que de la voir se développer sur ces deux voies
très différentes en apparence. Elles paraissent parfois sortir d'un centre
commun ou se rejoindre ici et là, elles paraissent d'autres fois s'opposer
radicalement, se servir mutuellement d'antithèse dialectique ; l'une sert à se
purifier de l'autre. On sent bien, pourtant, sans pouvoir encore l'exposer,
qu'elles appartiennent à une même philosophie, à un même existentialisme
spéculatif et esthétique. G. Bachelard ne croit pas à une pure
Phénoménologie, à une description originaire des phénomènes ; il respecte,
pourtant, deux phénomènes fondamentaux qui se donnent en personne à lui, le
phénomène de la science comme théorie physique et le phénomène de la poésie, au
sens large du mot poésie, englobant presque toute littérature. Il nous décrit
la vie de la science et la vie poétique avec une profondeur, un souci du
concret qui le conduisent à prolonger un maître auquel il s'apparente dans la
philosophie mathématique et dont nous ne voudrions pas oublier le nom ici :
Léon Brunschvicg." (pp.85-86)
"La physique contemporaine est une véritable
philosophie. Elle intègre à l'expérience elle-même les conditions de
l'expérience, à l'exemple singulier la gamme des probabilités. Il s'agit d'une
véritable possibilisation de l'existant, non d'un possible logique, ni même de
cette possibilité de l'expérience dont Kant avait fait le fondement
transcendantal de la nature, mais qu'il avait repliée sur une subjectivité
distincte de l'expérience elle-même dans une catégorie de modalité qui restait
réflexive sans être constituante - constituée au cœur même de
l'expérience." (p.86)
"La mathématique n'a pas d'objet -l'objectivité,
c'est la physique- elle n'est pas un langage second dans lequel on traduirait
ensuite -la mathématique, avec l'infini qu'elle implique, est toujours un
avenir, jamais un passé- les phénomènes naturels. La mathématique est l'élément
direct de l'abstraction compréhensive sur laquelle G.
Bachelard a tant insisté dans toutes ses œuvres. C'est par cette abstraction
qu'on généralise en comprenant, en se haussant à un autre niveau ou en
pénétrant dans une nouvelle dimension englobante. Il ne s'agit pas de répéter
un cas en négligeant les accidents. La connaissance approchée et les processus
de vérification nous révèlent, au contraire, que c'est l'accident,
l'aberration, l'exceptionnel apparent qui devient l'occasion de la
généralisation. [...] Il ne s'agit pas de paraphraser l'expérience, mais de la
déborder en hauteur, d'ouvrir la dimension du comprendre qui n'est pas sur le
même plan que l'événement sensible. On voit tout ce qu'a d'insuffisante la
théorie classique de l'abstraction telle que la développe J. Laporte dans son
ouvrage. Il y a une abstraction totale qui, comme la réflexion totale, ne
laisse plus rien passer. Elle est aussi essentielle et simple qu'elle est riche
et féconde ; elle intègre à l'essence la question créatrice qui a fait surgir
l'essence.
La relativité -restreinte et généralisée- nous fournit l'exemple le plus typique de cette démarche de l'intelligence qui invente sa rationalité, qui risque sans garanties contraignantes l'hypothèse la plus générale, non pour rectifier Newton à une approximation différente, mais pour le déborder et l'englober dans une intelligibilité nouvelle de la nature." (p.87)
"Cette extension, qui enrichit la compréhension,
se substitue à l'abstraction sensible qu'envisage seulement le
sens commun. Celui-ci distingue trop facilement un sensible essentiel et un
sensible inessentiel, deux êtres-là sensibles l'un et l'autre. Mais l'essence -si
l'on peut encore employer ce terme en l'orientant vers la notion plus adéquate
de sens- n'est pas l'appauvrissement, l'exténuation du sensible, ce commun
dénominateur qu'on trouve aussi dans sens commun. L'essence est la fonction qui
englobe le sensible dans la totalité de ses rapports démasqués, dans son
complexe fonctionnel. Par là, la démarche mathématique de la théorie physique
est une essentialisation authentique du donné premier (et premier toujours
relativement), son dépassement par compréhension, par construction de
rationalité.
G. Bachelard nous fait comprendre cette
généralisation, qui institue « l'exstance à la place de la substance »,
en nous faisant assister à la généralisation mathématique. Le simple n'est pas,
en mathématique, le simplifié, mais le « clairement synthétique », « l'évidemment
fécond ». On pourrait croire que la sphère est plus simple que
l'ellipsoïde, mais il n'en est rien, car l'égalité des rayons dans la sphère
masque des fonctions de la surface. Il faut ne rien masquer, ouvrir toutes les
possibilités. La possibilisation est un envol, et c'est le cas exceptionnel,
c'est l'approximation qui favorise cet envol. Chasles a bien démontré en quoi
consistait l'imaginaire en géométrie. Il permet d'écrire la
conservation des propriétés fondamentales quand des propriétés contingentes
(liées à des cas particuliers de figure) sont momentanément absentes. Ainsi
l'axe radical de deux cercles subsiste quand ces deux cercles ne se coupent
pas, ou plutôt quand leurs points d'intersection sont devenus imaginaires. La
généralisation mathématique est l'universel concret -le lien dialectique de
l'universel et du particulier- elle est bien, dans son existence, une sorte
d'imagination transcendantale, d'intuition dépassée, mobilisée. L'intuition est
la différentielle de cette création. « La difficulté, dans le maniement de
l'imaginaire -comme, d'ailleurs, dans le maniement de la quatrième dimension-
c'est de maintenir dans l'esprit l'exemple réel, comme aussi l'objet à trois
dimensions, puis de penser en même temps l'extension des propriétés
considérées, que cette extension aborde un monde imaginaire ou bien une
dimension supplémentaire, jeu difficile et délicieux qui saisit dans le réel le
prétexte au général. Il utilise l'exemple pour déborder l'exemple ; il demande
à l'expérience elle-même, cette compagne de l'habitude, une leçon de
disponibilité d'esprit. » Ainsi l'imaginaire dépasse l'imagination
empirique, il fait en quelque sorte violence aux enseignements du réel, il
substitut au permanent de fait le permanent de droit, il permet d'adjoindre le
possible à la réalité sans risquer d'être dupe de l'extension donnée aux
concepts, puisqu'il désigne toujours d'un signe distinctif le motif de
l'adjonction. En résumé, l'imaginaire est un véritable opérateur de
généralisation. Quant aux opérateurs mathématiques de la mécanique ondulatoire,
ils servent à substituer au cas donné tous les probables. « Ce que
l'algébrisme antécédent avait formulé, en se tenant aussi près que possible de
la réalité, doit être ici transformé en une estimation de la possibilité. La
méthode prétend, sur un phénomène particulier, faire le plan de la possibilité
du phénomène, en affectant tous les cas possibles de leur coefficient de
probabilité. »." (pp.88-89)
"La rationalité constituée progressivement
dans cette physique mathématique n'est pas fondée d'abord -et ceci est
essentiel pour le rationalisme appliqué de G. Bachelard- elle se fonde
elle-même, elle appelle son fondement de l'avenir vers le passé. C'est l'avenir
qui fonde et fonde rétrospectivement. Ce mouvement est le mouvement de la
rationalité créatrice et de la justification rétrospective -qui est bien le
contraire d'une illusion rétrospective. Au temps psychologique se substitue le
temps épistémologique. G. Bachelard excelle à confronter sans cesse le
psychologisme de l'histoire concrète de la science et le logicisme de la
reconstruction rétrospective. Il a besoin de cette confrontation, car la
science vivante ne quitte pas pour lui sa propre pédagogie, où l'erreur
dénoncée, comprise, est un moment indispensable. La base de la science
n'est pas derrière elle, comme le sont les idées cartésiennes ou les
évidences premières. Elle est toujours en avant d'elle-même. C'est l'avenir qui
est la dimension temporelle de l'intelligibilité.
« Il ne s'agit pas d'une réminiscence, mais d'une prescience, non de voir, mais de prévoir. » Le fondement est en hauteur, il n'est pas l'assise, mais la clé de voûte de l'édifice ou plutôt des édifices divers. « L'âge d'or est devant. »." (p.89)
"G. Bachelard parle d'édifices divers, de domaines de rationalité, par analogie avec ce que Husserl nommait des ontologies régionales. Il se refuse, en effet, à une philosophie de la Totalité. [...] Nous sommes toujours dans la médiation et nous n'en sortons pas, nous n'en pouvons pas sortir, comme l'ont cru Descartes et Husserl dans leurs méditations de fondement absolu, de premier commencement. Le rationalisme ne commence pas, il continue, il n'est jamais pur (il y a une psychanalyse de la connaissance objective), il se purifie, il recommence, il s'articule en des domaines que l'empirisme ne permet pas de prévoir." (p.89)
"G. Bachelard oppose à la phénoménologie, qui
découvre les phénomènes, la phénoménotechnie, qui les instaure. Comment
traiter aujourd'hui de la mécanique ondulatoire, du lien fondamental de la
particule et de l'onde, sans l'opérateur mathématique ou sans l'armature
technique qui fait jaillir le phénomène lui-même ? L'un et l'autre inventent.
La phénoménotechnie est aussi inventive que la théorie. C'est une
représentation scolaire des choses qui voit dans l'intention réalisante et la
réalisation effective une simple application sans fécondité, non moins
simpliste que la représentation qui voit la science uniquement dans la
technique réalisante et n'aperçoit dans la mathématique qu'un langage
économique. Les dernières œuvres de G. Bachelard sur le Rationalisme appliqué
manifestent cette liaison irréductible du laboratoire et de la mathématique : «
II faut incorporer les conditions d'application du concept dans le sens même
du concept... La science réalise ses objets sans jamais les trouver tout
faits. La science ne correspond pas à un monde à décrire, elle
correspond à un monde à construire." (p.90)
"La « Métaphysique de l'imagination », qui est le
but avoué de G. Bachelard, est d'un autre ordre que la psychanalyse
existentielle de J.-P. Sartre ou que la psychanalyse freudienne." (p.91)
"L'imagination cosmique, celle de l'«
Umwelt » élargie en terre et monde chez l'homme, n'est pas le résultat d'une
combinaison ou d'un produit d'images, résidu mort de la perception ou de la
mémoire, mais l'invention d'un sens nouveau sur le fond obscur d'archétypes
qu'elle découvre et crée aussi bien. De même que le rationalisme n'a pas
d'origine absolue, ainsi cette imagination fondamentale ne se
découvre qu'en se créant, en se disant dans ce langage humain -cette « Dichtung
»- qui est ici ce qu'est pour la physique le langage primordial des
mathématiques. Telle est la fonction poétique de l'homme. [...] On pense
souvent au surréalisme bien plus qu'à la psychanalyse
existentielle. Mais cette fonction d'absence n'est pourtant pas une
évasion, née d'une blessure du réel ; le plus souvent, au contraire, la
puissance onirique nourrit les énergies de la veille." (p.92)
"Fonction proprement créatrice, l'imagination ne reproduit pas, elle s'évade, elle cherche le sens absolument nouveau : « Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est, dans le psychisme humain, l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté... Comme le proclame Blake, l'imagination n'est pas un état, c'est l'existence humaine elle-même. »
Mais voici le contraste original, l'antithèse de cette
pensée évasive ; cette évasion sous-tend la perception concrète
elle-même, elle est le sujet dans l'objet. J.-P. Sartre utilise un autre
langage, mais il voit bien dans les qualités physiques ressenties le
dévoilement de l'en-soi autant que de notre manière d'être-au-monde.
L'imagination est l'aventure de la perception. Il faut aller plus loin encore ; l'imagination
comme élan créateur précède l'image qui n'en est qu'un produit. « Le
conseil de bien voir doit être remplacé par celui, paradoxal, de bien rêver,
car il faut admettre le caractère primitif, le caractère psychiquement
fondamental de l'imagination créatrice. »." (p.93)
"Chez les psychanalistes [sic], les conflits
imaginaires traduisent un conflit réel non résolu ; chez G. Bachelard, la
sublimation est un moyen d'élargir notre horizon, de renforcer nos puissances.
Le rêve n'est plus une détente ou une solution seulement de fuite, mais une
façon de se refaire, d'avoir davantage, de pouvoir plus. Il faut apprendre à
rêver et, si l'on rêvait mal, bloqué par un passé, par une cristallisation dans
un désir insatisfait, il faudrait rêver autrement. « La psychanalyse
classique analyse des troubles dans la formation primitive de la personnalité.
Elle doit réduire ce qui, dans le passé, s'est cristallisé autour d'un désir
insatisfait. » « La psychosynthèse (G. Bachelard se réfère sur ce
point à Desoille) essaie surtout de déterminer les conditions de synthèse
pour une formation nouvelle de la personnalité. La nouveauté sentimentale qui
vient s'ajouter à la personnalité, nouveauté qui est, à nos yeux, la fonction
propre de l'imagination, rectifiera souvent d'elle-même un passé mal fait.
» En somme, sous l'image, la psychanalyse cherche la réalité, elle oublie la
recherche inverse : sur la réalité, chercher la positivité de l'image. C'est
dans cette recherche qu'on décèle cette énergie d'image qui est la
marque même du psychisme actif. La psychosynthèse telle que la conçoit G.
Bachelard prolonge, mais rectifie aussi bien, la psychanalyse classique. La
cure psychanalytique risque, en dénouant le complexe, de laisser le patient
devant la sécheresse d'un passé mort, d'une vérité qui ne peut être que
non-vérité puisqu'elle a perdu toute perspective ; il faut lui donner de
nouveaux rêves, l'orienter pour rêver autrement.
Il était bon qu'un philosophe nous fît l'éloge du rêve
et de la puissance dynamique de l'imagination onirique, quand on avait tant
insisté sur le danger des rêves, quand Bergson ne nous montrait plus en lui -le
plus souvent, du moins- qu'une détente de l'élan créateur, et Freud un moyen
symbolique de résoudre idéalement les conflits que nous n'avons pas pu résoudre
réellement." (p.94)
"La volonté rêve, et c'est en rêvant qu'elle
donne un avenir à son action." (p.94)
"[La poésie] n'essentialise pas plus l'image que
la science n'essentialise le monde, si l'on entend par essence une sorte
d'abstraction appauvrie du réel, mais elle dégage et libère en ouvrant les
perspectives du sens. Là le sens était la mathématisation de l'Univers, ici il
en est la poésie. Les deux ouvertures ne sont pas homogènes. Il arrive souvent
que notre imagination poétique entrave notre imagination scientifique. [...] Il
est pourtant vrai également que notre imagination poétique est souvent à la racine
de notre curiosité scientifique. Dans les deux cas, c'est une imagination
spéculative ontico-ontologique qui fait jaillir des existants la dimension
nouvelle de l'être comme sens et de l'homme comme aventure spéculative de
l'être. Dans le cas de la science, le savoir rationnel et la
phénoménotechnie nous font dépasser l'horizon de l'humain, du trop humain
peut-être ; dans le cas de l'imagination des éléments, du rêve et de la
rêverie, nous restons dans le champ d'une vision humaine et naturaliste des
choses, d'une vue de l'humain dans le langage de la nature. Pourtant, c'est
dans la science même, selon G. Bachelard, que s'instituent les rapports
authentiques des consciences de soi singulières. Chacune est tour à tour maître
et élève, chacune reçoit de l'autre autant qu'elle donne. Ces relations
pédagogiques, dans le sens le plus noble du terme (en excluant tout pédantisme,
tout enseignement ex cathedra, et il suffit de connaître la
générosité et le sens de l'accueil de G. Bachelard pour comprendre ce que cela
signifie), sont le contraire des relations inauthentiques de la vie mondaine,
de l'anonymat du « on ». Il faut insister sur cette dialectique de la
pédagogie vivante, créatrice, car G. Bachelard y voit le sommet de la vie
sociale. Il faut apprendre ensemble, substituer au rationalisme dogmatique
« l'inter-rationalisme », jouir de l'émerveillement du disciple qui vous
émerveillera à son tour, en comprenant mieux -que vous." (p.95)
"On voit bien cette tension dialectique qui
subsiste entre les deux versants de l'œuvre de G. Bachelard, celui de la
création scientifique et celui de l'imagination poétique de l'Être. Ils doivent
s'accorder en conservant leur opposition mutuelle, mais G. Bachelard n'a pas
dit encore ce qu'il en pensait lui-même ; nous attendons la suite de son œuvre,
toujours créatrice et dont nous pressentons la puissante unité organique.
L'heure n'est pas venue d'effectuer sur elle cette réflexion seconde que son
auteur peut seul inaugurer. C'est pourquoi nous n'avons voulu dire ici, en
tentant de présenter cette œuvre dans son ensemble, que notre admiration pour
cette philosophie dynamique, qui est toujours et partout générosité créatrice,
ce romantisme de l'intelligence, d'un Maître et d'un Ami." (p.96)
-Jean Hyppolite, "Gaston Bachelard ou le romantisme de l'intelligence", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 144 (1954), pp. 85-96.
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