« « La perfection est atteinte », écrivait
Oscar Wilde, « non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il
n’y a plus rien à retirer ». C’est là une morale de dandy, et donc aussi,
en un sens, de sculpteur classique. Le dandy, personnage frivole, excessif,
jouant avec les apparences, semble aux antipodes, de la rigueur, du travail, et
de la confrontation au réel qui caractérise le sculpteur. Cependant, ces deux
figures artistiques ont en commun une activité de mise en forme d’une réalité
par un processus de dépouillement, d’épuration d’une matière. Le sculpteur
classique œuvre à tirer du bloc de marbre la figure qu’il pressent. Il retire,
il élimine tous les éléments qui font obstacle au surgissement de
l’œuvre ; il se met à son service, réalisant ce qu’Étienne Souriau eut
appelé « la trajectoire de l’œuvre ». Le sculpteur s’attaque aux
imperfections, c’est-à-dire aux défauts, aux éléments laids, inachevés, au
manque de symétrie, pour réaliser un objet plus splendide, plus beau. De même,
le dandy « vit et meurt devant un miroir » (Baudelaire) car il est en
lutte continue contre ses propres imperfections, ses propres défauts. Il se
prend lui-même comme objet à transformer ; il corrige sa vêture, sa
diction, son port ; il acquiert un style de vie. Le dandy veut paraître
irréprochable et sublime ; il veut rayonner au milieu du monde, manifester
son excellence, sa perfection. Il y là un effort et presque un héroïsme tendu
vers le beau, que résume la maxime de Nietzsche : « faire de sa vie
une œuvre d’art ». La formule de Wilde ne suffit toutefois pas à nous
enseigner clairement ce qu’est la perfection. Elle ne concerne pas son essence
dans une définition ; elle se borne à nous dire comment s’acheminer vers
la perfection et comment la reconnaître lorsqu’elle se manifeste. De plus,
l’idée, c’est-à-dire le concept, la saisie par la pensée conceptuelle de cette
propriété que serait la perfection (et qui permet de formuler des jugements
tels que « c’est une journée parfaite ») semble encombrée d’une
équivoque, d’un mixte de significations différentes. D’un côté, nous avons
définie [sic] la perfection de façon négative : comme une absence de
défauts. La statue est parfaite lorsqu’elle ne comporte aucune déficience
structurelle ou esthétique ; lorsqu’elle est à l’abri de tout reproche.
Cependant, la perfection semble aussi susceptible d’une acceptation
positive : elle désigner alors une certaine excellence, une certaine
qualité positive. Par exemple, nous nous accordons à dire qu’une œuvre d’art est
d’autant plus parfaite qu’elle est plus belle, ce qui signifie que la beauté
rend l’objet meilleur, qu’il l’améliore. La perfection n’est ici plus synonyme
du contraire d’un manque ; elle n’est plus définie en creux, mais exprime
une véritable positivité, une présence, une éminence -difficilement exprimable
d’ailleurs. Cette équivoque pose un problème. En effet, il semble contradictoire
et inintelligible que la réalité à laquelle renvoie notre idée de perfection
soit simultanément un manque et une présence, un creux et un plein, négative et
positive. Faut-il alors comprendre que nous pensons mal, à cause de termes
équivoques, dont un langage formel pourrait seul nous délivrer ? Ou bien
alors, à l’examen, ne peut-on pas évacuer cette contradiction interne à la
notion de perfection, en montrant que l’une ou l’autre de ces significations
est absurde, et que cette idée ne vise qu’une seule réalité claire et
cohérente ?
Dans
une première partie, nous examinerons plusieurs tentatives de rapporter l’idée
de perfection à une réalité objective, justifiant ainsi de lui conférer un sens
positif. Néanmoins, dans un second temps, nous développerons une critique
empiriste de cette perspective, qui nous obligera à restreindre la portée de ce
concept à une simple appréciation subjective, ne renvoyant à aucune propriété
d’une chose. Enfin, dans une dernière partie, nous radicaliserons cette
critique en montrant que l’idée de perfection est non seulement privée de
référence objective, mais qu’elle est tout bonnement dénuée de signification.
Une
première possibilité de clarification de l’idée de perfection consisterait donc
à soutenir que la perfection désigne l’excellence d’une réalité donnée (une
personne, un objet). Les belles choses auraient donc une certaine perfection,
résidant en ceci qu’elles sont belles. Seulement, nous ne cherchons pas à
cerner une perfection (comme la beauté), mais la perfection,
c’est-à-dire l’ensemble de tout ce qui est doté d’une certaine excellence. La
catégorie de perfection serait alors la liste abrégée des choses parfaites.
Seulement, cette liste semble impossible à constituer. En effet, les choses
peuvent exceller de diverses manières, selon divers régimes de valeurs :
les chefs d’œuvre sont excellents en un sens esthétique (ils sont beaux) ;
les savants excellents en un sens cognitif ou informationnel (ils sont
intelligents, ils peuvent atteindre les vérités) ; les hommes vertueux
excellents en un sens moral (ils possèdent la vertu, ils sont bons). Mais si
ces réalités peuvent être dites parfaites sous telle ou telle facette, si l’on
peut dire qu’elles comportent de la perfection, on ne peut pas encore dire
qu’elles sont la perfection. En fait, la perfection semble une notion solidaire
de celle de complétude : je n’ai l’idée de la perfection à l’esprit que si
je pense à une réalité qui concentre et maximise toutes les formes
d’excellences, toutes les qualités possibles, une réalité qui ne serait pas
simplement belle ou bonne ou intelligente, mais qui le serait de manière
intégrable, totale, au suprême degré. Notre idée de la perfection s’est donc
modifiée : nous passons de l’idée d’une série de choses à l’idée d’un être
unissant toutes les qualités en lui-même. Un tel être serait le maître-élon
[sic] à l’aune duquel on pourra estimer la qualité relative de toutes les
autres réalités : elles seront plus ou moins imparfaites selon qu’elles
diffèrent de lui. Il n’y aura qu’une seule réalité parfaite, c’est-à-dire
éminemment et pleinement excellente.
Mais un
tel être parfait existe-t-il, et comment pourrions-nous le savoir ? En
l’absence d’une telle connaissance, la notion de perfection serait frappé [sic]
de vacuité : il n’y aurait plus que des êtres plus ou moins accomplis,
plus ou moins habiles, plus ou moins bons, mais jamais de façon absolue,
complète. Nous serions condamnés au relatif, à une universelle imperfection.
Pour
écarter cette possibilité, Descartes procède, dans la 3ème de ses Méditations
métaphysiques, au raisonnement suivant : nous ne pouvons pas rejeter
la certitude de notre propre existence. Nous savons que nous existons. Nous
savons aussi que nous sommes des êtres finis et limités, que nous ne pouvons
pas tout, que notre imagination à des bornes (par exemple, nous ne pouvons pas
nous représenter un chiliogone, c’est-à-dire une figure géométrique à milles
côtés). Or, selon Descartes, nous sommes capables de penser à un être qui ne
soit pas sujet à ces limitations : un être infini, éternel, tout-puissant,
etc. Un être possédant toute l’excellence dont nous savons qu’elle nous
manque, qui serait donc divin, idéal, parfait. Or, suivant ce philosophe,
l’existence est une perfection. Il est meilleur d’exister que de ne pas
exister. Par suite, il est meilleur d’exister éternellement que d’être mortel,
éphémère. L’être le plus excellent que je puisse concevoir doit donc exister,
sinon il ne serait pas parfait. Or, je pense à un être parfait. Donc il existe.
C’est un être dont l’essence -la définition- implique l’existence. Il suffit de
le définir pour s’apercevoir de cette évidence. Par cet argument dit
ontologique, Descartes juge avoir démontré l’existence de Dieu. Ce dieu doit
être la réalité première, autosuffisante, sans quoi il serait contraint par une
autre réalité ; ce qui serait contraire à sa perfection. Pour la même
raison, il doit logiquement être la cause créatrice de toutes les autres
réalités, y compris moi. Les êtres limités et imparfaits émanent d’un être qui leur
confère l’existence.
Le
raisonnement cartésien nous permet donc bien de rattacher l’idée de perfection
à une réalité objective, une réalité existant indépendamment de moi : le
Dieu créateur. Parler de perfection, c’est donc désigner l’être de Dieu, son
essence.
On
pourrait toutefois, en restant sur le terrain théologique, ne pas se satisfaire
de cette idée de la perfection. En effet, n’est-il pas étrange, et même
contradictoire, d’admettre qu’un être parfait, un être parfaitement bon, auquel
il ne manque rien, se décide à agir en créant d’autres êtres ? Pourquoi un
être parfait aurait-il le désir d’un monde changeant, périssable ; un
monde imparfait, incluant la souffrance, le mal, la mort ? Une telle
réalité semble incompatible avec sa perfection, sa bonté absolue, etc.
Si l’on
veut maintenir l’idée que la perfection caractérise une réalité objective, une
solution pourrait être de déplacer sa référence. Plutôt que d’admettre une
séparation radicale entre ce qui est parfait et ce qui ne l’est pas, entre le
Créateur et ses créatures, Dieu et le monde, on pourrait soutenir que l’être
pleinement excellent n’est plus Dieu seul, mais la réunification de Dieu et du
monde. Ainsi conçu, la perfection n’est plus une source unitaire posée à
l’origine, mais un état final achevant toute chose. Le mal, la violence, la brutalité
de l’histoire prennent alors sens comme autant d’étapes passagères vers la
perfection de l’avenir. La philosophie de l’histoire de Hegel constitue un
exemple de réponse à la fois philosophique et théologique au problème du mal.
L’hégélianisme préserve l’objectivité du référant de la perfection (et donc
aussi l’objectivité du bien, de la morale) en plaçant la plénitude des valeurs
non pas dans une immédiateté originelle mais dans une réconciliation finale, au
terme de l’histoire.
Ces
perspectives grandioses peuvent toutefois soulever des objections sérieuses.
Revenons progressivement sur nos pas, et menons la critique des deux formes
d’idéalismes que nous avons rencontrées.
Une
philosophie empiriste, qui se soucie de ne pas outrepasser les bornes de
l’expérience possible, ne peut pas se satisfaire d’une philosophie de
l’histoire. Ou plus exactement, elle ne peut que dénoncer la prétention à une quelconque connaissance de la fin de l’histoire. Pour savoir comment finirons
toutes les choses, il faudrait en quelque sorte les observer en se plaçant à un
point du temps postérieur à la fin des temps, ce qui est contradictoire et
impossible. Une totalité absolue et achevée n’est pas un objet de connaissance.
On ne peut donc pas accepter que l’idée de perfection dénote cet état de
choses.
Mais
plus radicalement encore, l’empirisme nous permet de démasquer tout [sic]
objectivité de la perfection. Derrière la prétendue vision d’un être parfait se
cache des passions humaines, trop humaines. Reprenons l’exemple cartésien qui
place l’existence parmi les excellences. Pourquoi exister serait-il meilleur
que le contraire ? Ce n’est pas ce que pense l’homme qui se suicide.
Jusqu’ici,
nous n’avions pas remis en cause l’usage de la notion de perfection dans un
sens positif, « chosiste ». Une chose était plus parfaite lorsqu’elle
était meilleure ou plus excellente qu’une autre. Mais que veut-on dire en la
qualifiant de « meilleur » [sic] ? On veut dire qu’elle contient
plus de bien. C’est donc un jugement moral. Mais que veut-on dire par là ?
Pour
les empiristes anglais comme Hobbes ou Hume, « bon » est réductible à
« plaisant » ou « agréable ». Le jugement moral n’est donc
pas un jugement factuel. Il ne dit rien sur la chose ; il ne fait
qu’exprimer une certaine réaction (au fond organique) du sujet vis-à-vis de
l’objet. Tel aliment m’est agréable, et ce n’est rien d’autre que ce rapport
que j’exprime lorsque je dis qu’il est bon. Si les jugements moraux ne sont au
fond qu’une variante des jugements de goût, des jugements dénués d’objectivité,
ils ne sont ni vrais ni faux. Ils donnent faussement l’impression de désigner
une propriété des choses, alors qu’ils ne parlent que de nous. Ils sont
subjectifs. Et puisque le concept de perfection, correctement analysé, se
réduit à l’agréable, alors ce concept, comme toute qualification morale, ne
sert qu’à exprimer une préférence arbitraire. Dire que l’existence est une
perfection signifie alors « je préfère exister que le contraire ».
Descartes préfère exister ; le suicidé a préféré l’inverse. Il n’y a là
que des préférences personnelles, que les choses du monde, muettes, ne
départagent pas. Et pas davantage la raison, qui n’est que calcul et analyse,
mais ne rencontre jamais un bien en soi, une objectivité moralement
contraignante, comme aurait pu l’être la volonté de Dieu. Hume peut ainsi
écrire : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la
destruction du monde entier à une égratignure à mon doigt. »
Jusqu’ici,
nous nous sommes contentés de résoudre l’équivoque dont nous étions partis en
défaveur d’une définition positive de l’idée de perfection. Il n’y a rien dans
la chose qui, en soi, indépendamment de nous et de nos désirs, constituerait un
bien, une excellence -et donc a fortiori la perfection, réunion de
toutes les qualités. Nous avons remaniés le concept de perfection dans un sens
relationnel -jugement de sujet sur l’objet. Nous pouvons même tirer des
analyses de cette deuxième partie une solution à la polarité déconcertante de
la notion : si parler de perfection semble tantôt désigner un manque,
tantôt une présence, alors il faut à ce stade conclure qu’il n’y a en réalité
qu’une présence, qui se ramène au sentiment intérieur de satisfaction. Une
chose plus parfaite qu’une autre est une chose plus satisfaisante pour l’agent
qu’une autre.
Dans un
dernier moment de notre réflexion, nous voudrions établir que le problème que
nous avons examiné est, somme toute, un faux-problème (ou, plus positivement,
un embarras de pensée, embarras très réel et très influent, puisque, comme on
l’a vu, on peut se perdre à partir de lui dans des constructions
théologico-philosophiques). En effet, les deux branches de l’alternative
initiale cherchent à donner un sens à l’idée de perfection. Elles ne
considèrent pas la possibilité qu’il n’y a rien à trouver.
L’analyse
montre certes que, dans l’usage courant, « parfait » se ramène à
« satisfaisant ». Mais nous avons vu que la notion de perfection est
solidaire de celle de complétude. Une chose, pour être parfaite, ne doit pas
simplement être agréable ; elle doit l’être pleinement, sans aucune
limite. Elle doit être satisfaisante de manière absolue. Ce qui pose un
problème supplémentaire : pouvons-nous concevoir l’absolu ?
Hobbes, parmi les empiristes, le réfute. Dans ses objections aux Méditations métaphysiques de Descartes, il rejette l’idée que nous pouvons concevoir un être parfait. Ce n’est pas uniquement une opposition d’expériences personnelles, d’introspections plus ou moins mal menées, d’intuitions généreuses ou défaillantes. Hobbes argumente. Former un concept, c’est le délimiter par rapport à ce qu’il n’est pas. C’est le définir. Toute détermination est négation. Donc, l’idée de l’infini n’est pas pensable. Je ne peux pas me représenter un être infini. Je ne peux pas concevoir la perfection. Tous les objets que je peux percevoir ou imaginer sont délimités, déterminés, satisfaisants à certains égards, mais toujours aussi passagers, décevants par quelque endroit. On peut donc, pour paraphraser Hobbes, dire que la perfection n’est qu’un nom. Ce n’est ni une réalité objective, ni une idée, une représentation de cette réalité. Et ce n’est pas non plus une appréciation possible d’un objet. Par conséquent, la perfection non seulement n’a pas d’existence, mais constitue un pseudo-concept. C’est un mot sans signification, un mot inutile. Il disparaîtra en même temps que Dieu.
En conclusion, nous pouvons soutenir que la perfection n’est pas une idée, mais un simple synonyme redondant d’appréciations subjectives. Si un objet pleinement satisfaisant était concevable, nous cesserions de vivre pour le contempler. »
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