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Herbert Draper, The Gates of Dawn, 1900 |
"Les transhumances ovines sont un phénomène méditerranéen millénaire de grande ampleur, concernant une vingtaine d’aires en Europe du Sud : Espagne, Portugal, France, Italie, Bosnie, Albanie, Grèce, Macédoine, Serbie, Bulgarie, Roumanie, Turquie, Crimée, non loin le Caucase et l’Iran, ainsi que l’Atlas marocain. Les migrations estivales sont cependant les plus importantes, par la tradition, l’implication économique, le nombre de bêtes concernées et l’imprégnation culturelle, en Espagne dans la plupart des massifs, en France dans les Alpes du Sud, les Cévennes, le sud du Massif central et les Pyrénées, en Roumanie dans les Carpates et en Turquie sur le plateau anatolien central.
Les historiens ont trouvé des traces dès l’Antiquité
grecque, puis romaine, de ces déplacements pastoraux qui permettent aux
troupeaux ovins des plaines de bord de mer de fuir la chaleur aux beaux jours
et, sous la direction des bergers, de monter vers les pâturages d’altitude pour
y trouver herbe et fraîcheur quatre mois d’été, avant de
« démontagner » à l’automne, en prévision des premières neiges, afin
que les brebis retournent mettre bas les précieux agneaux dans les bergeries de
la plaine originelle. Le système est au point : l’homme prélève la plupart
des jeunes mâles pour sa consommation, nourrissant les femelles, fécondées par
quelques représentants masculins sélectionnés et élevés pour être les chefs des
troupeaux. Cela ressemble au cycle d’un premier état de civilisation
éternellement recommencé, ce que les auteurs anciens nommaient l’« Age
d’or ». La transhumance véhicule au sein de l’imaginaire collectif
l’irrésistible cycle naturel de l’harmonie des hommes, des bêtes,
comme fondus dans les saisons, les paysages et la mise en marche. Ebranlement
et appel à reprendre toujours le cours d’une vie vécue dans et par la nature.
Théocrite, Virgile, Ovide ou Longus avec Daphnis et Chloé, voyaient déjà dans
la pratique pastorale de l’Arcadie, et ses bergers, un modèle d’harmonie entre
l’homme et la nature, cet âge d’or décrit par Hésiode."
-Antoine de Baecque, Une histoire de la marche,
Perrin, 2016.
***
"Au VIIIe siècle avant J.-C., c’est Hésiode
qui, dans Les Travaux et le Jours, pose les bases du mythe de l’âge d’or,
qui conservera jusqu’à nos jours une place décisive dans l’histoire
intellectuelle de l’Occident. Décisive, notamment dans la mesure où l’état
idéal que décrit le poète grec ne sera jamais fondamentalement remis en
cause : ceux qui reprennent cette formule au XVIIIe ou au XIXe siècle
songent eux aussi, pour l’essentiel, à une sorte de paradis terrestre, un
communisme paisible où les hommes ne connaissent ni la sujétion, ni la misère,
ni la guerre, ni la souffrance, ni même la maladie, la vieillesse ou la
peur de la mort. Sur ce plan –autrement dit, sur le fond–, le mythe reste
stable. Ce qui va changer, et renverser sa signification tout en lui conférant
une importance de tout premier plan, c’est la situation que cet âge heureux est
censé occuper dans le temps.
Chez Hésiode et chez la plupart des auteurs de
l’Antiquité, comme Ovide qui, huit siècles plus tard, reprend le mythe dans
ses Métamorphoses, l’âge d’or se situe au commencement. Après quoi,
il est suivi par une dégradation régulière, puisque lui succèdent l’âge
d’argent, l’âge d’airain et enfin l’âge de fer, celui que subissent les
contemporains –l’histoire des hommes apparaissant ainsi comme un processus de
décadence irréversible. Cependant, au début du XVIIIe siècle, les
inventeurs de l’idée de progrès vont reprendre le mythe et le terme même d’âge
d’or, en inversant sa situation dans le temps : « Si l’on
consulte les historiens profanes sur les mœurs des anciens peuples »,
note ainsi, en 1718, le savant janséniste Louis Ellies Du Pin,
ils nous les dépeignent [...] vivant comme
des bêtes féroces ; en sorte que ce que les poètes nous ont dit de l’ordre
des différents âges, doit être renversé, et qu’il faut convenir que le premier
âge est un âge de barbarie et de violence, que l’on peut plutôt appeler l’âge
de fer que l’âge d’or. Que dans la suite, les hommes commençant à se
défaire de la barbarie [...] on peut dire que c’est alors que le siècle
d’argent a commencé. Qu’enfin les hommes étant instruits par les Sciences et
les Arts, et conduits par les Lois, ils sont parvenus à un degré de perfection
dans la conduite de la vie, dans la justice, dans l’honnêteté des mœurs, et
dans les vertus morales ; ce que l’on peut appeler l’âge d’or [L.
MORERI, le Grand Dictionnaire historique, nouvelle éd., Paris, J.-B. Coignard,
1718, t. I, p. 108].
Le retournement est déjà significatif :
cependant, sa portée théorique se trouve neutralisée par l’idée que l’âge d’or
serait déjà advenu, et donc, que le processus de développement est accompli.
Que les choses n’évolueront plus de façon significative. La perspective change
complètement lorsque, quelques années plus tard, l’abbé de Saint-Pierre reprend
à sa façon le renversement du mythe et place l’âge d’or dans
l’avenir : mais un avenir proche et atteignable, lui conférant par là même
une dimension dynamique et une portée révolutionnaire renouvelées :
l’humanité, écrit-il, a connu jadis un « Âge de fer » où « l’art
de la société [...] n’était que dans sa petite enfance » (Ouvrajes,
t. III, p. 227) ; puis un Âge d’airain, où les règlements, la
police, etc., se sont développés mais où la guerre constituait toujours un
environnement indépassable.
À cet Âge d’airain a succédé l’Âge d’argent.
C’est l’Âge où nous vivons en Europe. L’art de la société y est dans
l’adolescence, parce que nos règlements se sont beaucoup augmentés et
perfectionnés, mais nos guerres civiles et étrangères [...] tiennent encore
beaucoup de l’Âge d’airain.
Les principes de la Méthode, les règles rationnelles
qui ont triomphé ailleurs sont ici négligés, et « c’est en cela
particulièrement que [...] l’art du gouvernement, la police générale de la
société humaine paraissent encore dans l’enfance parmi nous ». Pourtant,
quelque chose a changé, par quoi déjà l’Âge d’argent « tient un peu (de)
l’Âge d’or » : c’est que le passage dans l’ère nouvelle paraît
désormais possible. « Nous touchons à ce degré de raison et de
discernement, les souverains commencent à trouver de la raison et du bonheur
dans l’idée de l’arbitrage européen. » Aussi espère-t-il « qu’avant
un siècle, avec un peu d’habitude à tâter des vrais principes de la Raison et
de leurs vrais intérêts, ils parviendront à terminer sans guerre tous leurs
différends présents ou futurs » (ibid., p. 230), et ainsi, à
organiser la société internationale sous un pouvoir commun. Au total, « nous
touchons pour ainsi dire au commencement de l’Âge d’or, nous n’avons plus
besoin pour y entrer que de quelques règnes sages dans nos États européens, car
l’Europe une fois parvenue [...] à cette espèce de paradis sur terre y ferait
en peu de temps entrer tous les autres peuples » (ibid., p. 231).
À partir de l’abbé de Saint-Pierre, la notion,
replacée dans l’avenir, à la fin de l’histoire (et comme finalité de
celle-ci), devient un élément central de la rhétorique progressiste en cours
d’élaboration –le progrès, mouvement global et nécessaire, devant forcément
conduire l’humanité dans son ensemble à un état de paix et d’émancipation, de
bien-être et de bonheur. Mais elle apparaît également comme son point
de rencontre avec la thématique de l’utopie– la principale différence
étant que cette dernière prétend réaliser cet âge d’or de façon instantanée,
tandis que les progressistes n’envisagent sa réalisation que sur le long terme. »
-Frédéric Rouvillois, "Age d'or", in
Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois (dir.), Le
dictionnaire du progressisme, Les Éditions du Cerf, 2022, 1232 pages.
***
[Glose 1: Rappelons tout de même qu'à défaut d'âge d'or, la notion de progrès (culturel, scientifique et moral) a été développé chez les Anciens, notamment Xénophane, Protagoras, Thucydide, le Prométhée enchaîné d'Eschyle, Démocrite, Platon, Aristote, Quintus Ennius, Lucrèce et Cicéron.
Une centaine conscience du progrès à l'œuvre, par opposition au Moyen-âge, est déjà sensible à la Renaissance, d'où date d'ailleurs l'apparition du terme en français :
« Le mot "progrès" apparut dans la littérature française sous la plume de Rabelais, qui lui donna naissance en 1546 dans le Tiers-Livre, avant que Montaigne ne lui confère son sens définitif, en 1588, dans les Essais, comme "transformation graduelle vers le mieux". »
-Mathilde Herrero, Histoire de l’idée
de progrès de l’Antiquité au XVIIe siècle, https://www.nonfiction.fr, 24
janvier 2013.]
***
« Comme l'écrivait
Voltaire, « le paradis terrestre n'est pas derrière nous, il est devant nous
», et ce n'est rien d'autre que la civilisation même. Au surplus, Voltaire, qui
professait un optimisme modéré, ne pensait-il pas que la conquête de ce nouvel
âge d'or fût facile ; il a du progrès une conception virile ; il y voit
le couronnement d'un effort patient, persévérant, souvent pénible ; de sorte
que le travail, instrument de ce progrès, apparaît dans toute sa grandeur
humaine. »
-Théodore Ruyssen,
"Technique et religion", Revue Philosophique de la France et
de l'Étranger, T. 138 (1948), pp. 427-458, p.454.
« La notion du
travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête
spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec ; c'était
peut-être là la seule lacune à l'idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et
qu'elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l'antique et désespérante
malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le
travail comme la marque de l'esclavage et de l'abjection des hommes, il a
substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l'homme
avec le monde : « L'homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette
formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. »
-Simone Weil, Réflexion
sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.
***
« À cet égard, il n’est pas étonnant de la
retrouver, au début du XIXe siècle, chez un auteur qui constitue
précisément le point d’intersection entre utopie et progressisme, Henri de Saint-Simon. Dans un texte de 1814, qui se réclame d’ailleurs expressément du
« Projet de paix perpétuelle » de l’abbé de Saint-Pierre, il reprend
en guise de conclusion l’inversion temporelle évoquée plus haut :
L’imagination des poètes a placé l’âge
d’or au berceau de l’espèce humaine parmi l’ignorance et la grossièreté
des premiers temps : mais c’est bien plutôt l’âge de fer qu’il fallait y
reléguer. L’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous, il est au
devant, il est dans la perfection de l’ordre social ; nos pères ne
l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour : c’est à nous de
leur en frayer la route [De la réorganisation de la
société européenne, Paris, Les Presses françaises, 1925, p. 96-97].
C’est ainsi que le mythe devient à la fois promesse et
projet. Plus tard, reprenant cette même image, Saint-Simon évoquera à nouveau
« la grande opération morale, politique et scientifique, qui doit
déplacer le paradis terrestre et le transporter du passé dans l’avenir »,
ajoutant cette fois-ci que « cette opération intellectuelle est la plus
importante de toutes celles qui peuvent être faites. Elle est celle qui
améliorera le plus directement le sort de la société en perfectionnant sa
morale ; elle anéantira l’idée fausse et décourageante que le bien a
précédé le mal. Elle établira l’idée juste, consolante et puissamment
stimulante que les travaux auxquels nous nous livrons accroîtront le bien-être
de nos enfants » (Opinions littéraires, philosophiques
et industrielles, 1825, dans Œuvres choisies, Bruxelles,
Fr. Van Meenen, 1839, t. III, p. 240) : démonstration capitale
dans l’histoire intellectuelle du progressisme, d’autant qu’elle se combine,
chez les saint-simoniens, avec une anticipation de ce qu’il sera, et un
pressant appel à l’action.
« L’âge d’or est devant nous ! »,
reprend ainsi Charles Duveyrier, le poète du groupe, dans un article intitulé
« Notre puissance » où il le dépeint, réinterprété sur un mode
prométhéen, industriel et mécanique :
La France toute entière, dans ses villes,
ses ports, ses mines, ses usines, ses canaux, ses campagnes, sera un
inimaginable spectacle d’ordre et d’activité faisant résonner au loin comme un
bourdonnement harmonieux de ruche au travail. [...] Les travailleurs, enseignes
déployées et marchant au bruit des fanfares, s’en vont à des créations toujours
nouvelles ; les villes infectées sont arrachées de leurs fondements, et
sur la place se lèvent des rues spacieuses, brillantes, bordées de fleurs,
d’arbres et de frais gazon ; le fer et l’acier ont pavé nos routes,
le charbon brûlant et fumeux remplace les chevaux. [...]. De colossales
machines creusent la vase des fleuves et l’éparpillent en engrais bienfaisants
dans les champs. À l’œuvre ! Des palais pour élever l’enfance du
peuple ! Des palais pour recueillir, égayer, guérir les vieillards et les
infirmes ! À l’œuvre ! Des monuments gigantesques à l’abri desquels
le peuple puisse travailler en santé et en joie. Il faut que le peuple respire
à l’aise, qu’il se chauffe, qu’il se rafraîchisse [...] il faut qu’il soit fier
de son repas, de ses vêtements ; il faut qu’il danse, qu’il chante, que
les délices des arts n’aient point pour lui de mystère, afin que les traits de
son visage soient toujours épanouis [Le Globe,
24 février 1832].
Devenue le slogan de l’école saint-simonienne, la
formule sur laquelle « l’âge d’or est devant nous » sera saluée par
Pierre Leroux, l’un des initiateurs du socialisme, comme « vraiment
prophétique » (De l’humanité, 2e éd., Paris, Perrotin, 1845,
t. I, p. 116). En fait, l’élément le plus significatif est évidemment
le « devant nous », autrement dit, la projection dans le futur de ce
paradis terrestre que l’homme doit construire afin de pouvoir en jouir
éternellement.
Le terme d’« âge d’or », en revanche, paraît
trop poétique, trop fantaisiste ou trop ambigu pour passer sous les sévères
fourches caudines du « socialisme scientifique », et même, pour
pouvoir être récupéré par un progressisme qui se pique de scientificité. On se
passera donc de lui, tout en conservant son contenu afin de pouvoir préciser à
quoi ressemblera l’« avenir radieux de l’humanité », ou vers quoi
tend le mouvement de l’histoire."
-Frédéric Rouvillois, "Age d'or", in
Christophe Boutin & Olivier Dard & Frédéric Rouvillois (dir.), Le
dictionnaire du progressisme, Les Éditions du Cerf, 2022, 1232 pages.
***
« C’est le poète Percy Bysshe Shelley, plus grand disciple de William Godwin, qui a le mieux exprimé
cet inépuisable rêve de renouveau des anarchistes :
-George Woodcock, L'Anarchisme.
Une histoire des idées et mouvements libertaires, Lux Éditeur, 2019 (1962
pour la première édition états-unienne).
***
Post-scriptum à dire à l’oreille des
conservateurs :
On peut sans doute se moquer de ces hommes, qui ont cru
au progrès -c’est-à-dire à une nécessité historique imaginaire. C’était très
stupide ; un peu comme de croire à des faits imaginaires telle que, par
exemple, une vierge accouchant d’un Dieu, ou un complot judéo-maçonnique pour détruire la chrétienneté -n’est-ce-pas, Messieurs de
la droite ?
Mais on doit aussi admirer ceux -et ce sont
souvent les mêmes- qui ont voulu le progrès. Car pour le faire, il
faut d’abord le vouloir.
Mais voilà que je parle un langage que les conservateurs n’entendent pas…
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