"Si le libertinage s'est manifesté comme une
forme de libération par rapport a une tradition précise, à savoir d'une part le
christianisme autoritaire, tel qu'on le trouve tout particulièrement dans
l'église catholique, et d'autre part la science scolastique livresque, fondée
sur le commentaire des autorités, alors c'est la philosophie en tant qu'elle a
eu (ou qu'elle a encore) à se dégager de ces deux formes d'autorités
traditionnelles qui s'identifiera plus précisément au libertinage. Et
celui-ci sera marqué par quelques traits caractéristiques liés à cette
situation, à savoir non seulement la critique d'un certain type de préjugés
plus particulièrement présents dans la tradition chrétienne et scolastique,
mais également des modes d'écriture d'écoulant de la nécessité de s'exprimer en
tenant compte des contraintes sociales dues à la domination de ces autorités
traditionnelles. C'est ainsi qu'on retrouve généralement chez eux diverses
stratégies destinées à masquer en partie la portée des idées développées, afin
de déjouer la censure ou l'inquisition, voire la première censure intime du
lecteur encore imbu des préjugés qu'il s'agit de détruire en lui." (p.17)
"Comment pouvons-nous comprendre
philosophiquement l'idée de Dieu ? La réponse de Hobbes est très radicale
et absolument destructrice de toute théologie : nous ne pouvons en aucune
manière la comprendre, parce que nous n'avons pas cette idée et sommes
incapables de la former ou de la concevoir.
Voici une thèse qui retire tout appui aux nombreux
philosophes ou théologiens pour lesquels l'un des services essentiels que le
raisonnement pouvait rendre à la religion était de donner des preuves de
l'existence de Dieu, puisque cette opération implique que nous en ayons l'idée
-comme il est évident pour les démonstrations a priori, bien sur, en
tant qu'elles font découler la certitude de l'existence de Dieu de la seule
considération de son idée, mais comme c'est nécessaire aussi pour les
démonstrations a posteriori, qui supposent également une conception de
Dieu pour pouvoir en intégrer l'idée au raisonnement. Tel est l'objet de la
célèbre polémique entre Hobbes et Descartes sur ce point, dans les objections
et réponses aux Méditations, où Hobbes refuse toutes les preuves de
l'auteur de cet ouvrage, justement parce qu'elles ne reposent sur rien tant
qu'il n'est pas prouvé que nous ayons une idée de Dieu, une preuve qu'il estime
manquer, tandis que Descartes tente de lui répondre que ses propres objections
supposent justement une telle idée, dans la mesure ou elles prétendent dire
quelque chose qui a du sens. [...]
Nous ne sommes pas capables de nous former une idée de
l'infini, toutes nos idées étant conçues par leurs déterminations,
c'est-a-dire par ce qui les rend justement finies. Or, dans ce cas, il nous
faut avouer ou bien que nous n'avons pas d'idée de Dieu, ou bien que nous en
avons en réalité une idée finie, imparfaite, comme de tout ce que nous pouvons
penser, contrairement a ce que nous affirmons. Bref, ou bien Dieu est un mot
vide, par lequel nous ne comprenons rien, de sorte que la théologie perd déjà
son objet principal et tout l'appui sur lequel elle prétendait se fonder comme
science, et a fortiori comme science supérieure à la philosophie. Ou
bien nous pensons bien quelque chose sous ce nom de dieu, mais il s'agit
d'êtres finis et imparfaits, qui ne peuvent non plus servir de caution à la
prétention exorbitante de la théologie de tenir d'un tel être la révélation de
vérités absolues. Voici donc, sinon la religion, du moins toute la théologie
renversée en son principe [...] L'audace de Hobbes, qui dissout immédiatement
le fondement de la théologie, le lien entre la raison et la religion qui devait
les unir en une seule science, parait vouloir réaliser ainsi d'un coup
l'ambition des libertins, d'affirmer la raison et d'anéantir toute prétention
de la religion à la vérité." (pp.19-20)
"Après cet examen philosophique de la théologie,
qui prend une grande place dans l'œuvre de Hobbes, celle-ci se trouve réduite à
un ensemble d'absurdités et d'expressions dépourvues de sens, de sorte
qu'il ne reste plus en elle aucune science à opposer à la philosophie, et que
celle-ci s'assure à travers cette critique radicale de sa prétendue rivale et
maitresse, son affranchissement et son autonomie entière." (p.22)
"La réfutation de la théologie, aussi entière
soit-elle, parait donc laisser subsister la religion, en tant qu'elle ne
prétend plus à la vérité rationnelle, mais seulement a une adhésion par la
foi." (p.22)
"Hobbes distingue trois manières dont
nous pouvons penser et connaître une chose : par science, lorsque nous
raisonnons à partir de définitions précises ; par opinion, lorsque nous nous
fions à notre expérience sans faire intervenir de telles
définitions ; et enfin par la croyance et la foi, lorsque nous nous fions aux
discours de quelqu'un en qui nous avons confiance. La foi est en
réalité cette confiance même, grâce à laquelle nous croyons qu'une personne
nous dit la vérité, parce qu'elle nous paraît capable de connaitre ce dont elle
parle, et parce que nous la jugeons trop honnête pour vouloir nous tromper.
Par la foi, il est donc vrai que je peux croire des
choses dont je n'ai ni l'expérience ni la science. Mais il reste que ma
confiance en quelqu'un vient de ce que je pense le connaitre suffisamment,
selon mes propres capacités, pour savoir qu'il ne me trompe pas et qu'il est
capable lui-même de comprendre ce qu'il me dit. Et je ne crois ce qu'il me dit
que parce que je suis moi-même capable de donner sens à son discours,
c'est-à-dire de le déchiffrer et de le comprendre, ce qui est une opération
intellectuelle naturelle (le fait d'entendre, ou l'entendement, consistant
précisément en la compréhension de signes arbitraires).
Si donc quelqu'un prétend avoir eu une révélation pour
moi incompréhensible, d'un Dieu infini, je ne peux justement pas concevoir ce
qu'il veut me dire par ce terme de Dieu infini, et je ne peux donc pas croire
par exemple que ce Dieu existe, puisque je ne peux m'en former aucune idée.
Même si je veux croire la personne qui me fait cette révélation, je ne peux
croire ce qu'il me dit parce que je ne le conçois pas." (pp.23-24)
"La psychologie montre que l'extrême vanité est
l'une des causes fréquentes de la folie, et que le fait de se croire en la
société amicale d'un fantastique être tout puissant est très naturellement
l'effet d'une telle passion déchainée. En outre, l'expérience de la société
nous met abondamment en contact avec des ambitieux qui cherchent par mille
moyens à tromper les gens pour les dominer, et qui tentent de se faire
attribuer des pouvoirs qu'ils n'ont pas, comme celui d'être ami des grands, et
comme bien sur celui d'être un allié du tout-puissant lui-même. Bref, seule la
crédulité, et non la sagesse, peut conduire à voir un miracle dans les
prétentions des gens à une inspiration divine. Pourquoi maintenant quelqu'un
peut-il vouloir me faire croire à une révélation surnaturelle, soit qu'il
prétende l'avoir eue lui-même, soit qu'il se présente comme un témoin de second
ordre, et prétende qu'un autre que lui l'ait eue ?
Outre la folle vanité et l'ambition, il y a bien
d'autres motifs qui peuvent concurrencer le désir de dire la simple vérité,
tels que le désir de plaire en racontant des choses invraisemblables, comme on
le voit couramment dans les récits de voyages, et le désir de donner une
justification indiscutable à certaines mœurs ou imaginations, voire simplement
le plaisir de voir les autres adopter ses propres opinions, qui est si répandu
parmi les hommes. Si l'on considère de plus que le témoin sincère peut avoir été
crédule, ou avoir mal interprété ce qu'il a entendu ou lu, on voit qu'il reste
fort peu de raison de se fier a ceux qui veulent nous faire croire à quelque
révélation surnaturelle, d'autant qu'on sait que l'histoire est pleine de
bruits invraisemblables [...]
Enfin, si je considère à quoi visent concrètement ces
essais de me faire croire qu'il y a des vérités inaccessibles à mon esprit et à
celui des hommes en général, je constate la plupart du temps qu'il s'agit de
m'amener à accepter des conclusions morales qu'on pourrait difficilement me
faire admettre par le raisonnement, et qui le contredisent même, et qu'on veut
ainsi me faire agir à l'encontre des règles morales qui me paraissent les plus
raisonnables. D'une manière générale, il s'agit de me soumettre à la volonté
de ceux qui prétendent avoir ce genre d'inspiration ou qui se posent comme les
détenteurs des clés d'interprétation de cette révélation surnaturelle, sans me
laisser les moyens de juger si ce qu'on exige ainsi de moi m'est véritablement
utile. Comme je n'ai pas, naturellement, d'autre moyen efficace de
rechercher ce qui est bon pour moi, que mon expérience et mes raisonnements, je
n'ai aucun intérêt à me livrer a un jugement étranger dont les raisons me sont
incompréhensibles, et cela d'autant moins qu'il doit m'amener à me conduire
à l'encontre de mes propres lumières.
On voit dans cette critique apparaitre son fondement,
qui est la confiance naturelle, première, en nos propres facultés.
Et c'est sur ce fondement que Hobbes prétend bien bâtir toute sa
philosophie." (pp.26-27)
"La Bible elle-même confirme la philosophie plus
que ne le font les prêtres et les théologiens qui se réclament d'elle.
L'interprétation qu'en fait Hobbes vise surtout à montrer comment la raison,
appliquée sérieusement à la compréhension du texte, ne se trouve pas en terrain
étranger dans les Ecritures, contrairement a ce qu'on essaie souvent de faire
croire. Une telle interprétation raisonnable exige qu'on prenne en
quelque sorte la Bible pour objet d'enquête scientifique, et qu'on
commence, comme en toute science, par les définitions, avec cette différence
par rapport aux sciences de la nature qu'ici, comme en droit d'ailleurs, les
définitions doivent être tirées de l'usage même de la langue des auteurs
bibliques. Il faut en effet comprendre la Bible, comme tout discours, en
fonction de sa propre fin, sans y importer des intentions étrangères. Or elle a
évidemment un objet moral, et non scientifique, si bien que ses expressions ne
sont jamais à interpréter comme visant à nous enseigner la science des choses,
mais uniquement comme nous donnant un enseignement moral dans le langage
populaire, se référant simplement aux idées que le peuple se fait des choses.
Contrairement aux théologiens, la Bible ne prétend donc pas entrer en
concurrence avec les sciences." (pp.27-28)
"L'analyse des particularités du langage et du
mode de discours des auteurs de la Bible permet généralement de réduire à un
sens parfaitement naturel tous les termes qui ont donné prétexte aux
développements les plus mystérieux. Ainsi, l'esprit y a divers sens, dérives du
plus concret d'entre eux, celui de souffle, et qui ne supposent jamais l'idée
des substances incorporelles animées de la superstition. [...] Le royaume de
Dieu ne signifie pas un paradis dans les cieux, mais un royaume terrestre,
soit celui d'Israël durant sa période théocratique, soit le royaume futur
promis aux élus." (p.29)
"Paradoxalement, sa critique de la religion est
devenue si radicale qu'elle peut sembler s'annuler et reconduire à une
réconciliation totale avec la tradition. En effet, s'il nous est prouvé qu'il
n'y a rien que de naturel et de raisonnable dans la religion chrétienne telle
qu'on peut la comprendre à partir de ses textes sacrés, et cela sans la
modifier -à en croire ce que Hobbes affirme a la fin de la troisième partie du Léviathan,
lorsqu'il prétend ne vouloir avancer aucune position personnelle-, alors, loin
de se trouver en opposition avec la tradition religieuse, le philosophe
parvient à se réconcilier totalement avec elle, à la manière des penseurs du
Moyen-âge plus que des libertins de son temps. [...]
Mais on sait aussi que la critique libertine ne
pouvait pas se faire ouvertement, et les lecteurs libertins de Hobbes devaient
deviner une ruse dans cette manière de se réapproprier les fondements
bibliques du christianisme pour les retourner contre les doctrines enseignées
généralement dans la chrétienté." (pp.30-31)
"S'il faut révérer l’âge, ironise Hobbes, c'est
nous qui sommes les anciens, tandis que les Grecs étaient dans l'enfance de la
science, et, individuellement, plaisante Hobbes, qui écrivait le Léviathan à
plus de soixante-cinq ans, il se trouve être plus ancien que la plupart des
philosophes qui ont écrit avant lui." (p.31)
"Le Christ a clairement refusé la domination
politique, et n'a pas voulu commander aux hommes, mais seulement leur
enseigner, et c'est cette seule fonction de docteurs qu'il a donnée aux
apôtres, ainsi qu'à leurs successeurs par conséquent, en leur refusant tout
pouvoir d'imposer quoi que ce soit. Il a toujours affirmé que le règne de Dieu
était à venir, et non présent, si bien qu'il n'abolissait en rien les autorités
politiques actuelles, mais demandait au contraire d'y obéir. C'est d'ailleurs
pourquoi, l'enseignement du Christ n'étant pas un commandement, il devait
prendre la forme d'un effort de persuasion, et procéder également par
l'argumentation rationnelle, de sorte qu'il ne pouvait donc ni mépriser ni
rejeter la raison. Et comme, dans tout essai de persuasion, c'est à l'auditeur
qu'appartient le jugement, le Christ lui-même a voulu laisser les hommes libres
de le croire ou non, contrairement à l'église catholique qui a introduit la
contrainte dans le domaine de la foi.
On le voit, s'il n'approuve pas nécessairement chacune
de leurs opinions ou attitudes particulières, le Christ tel que le comprend
Hobbes est foncièrement d'accord avec les libertins pour leur concéder
l'entière liberté de penser et de juger selon leur propre raison même face a
son enseignement." (p.32)
"Hobbes dénonce l'ambition et la profonde
hypocrisie des prêtres, qui ne se sont pas contentés d'accepter les mœurs et
les opinions païennes dans le christianisme, mais qui les ont favorisés pour
s'attribuer aux yeux du peuple des pouvoirs magiques, comme le seraient ceux de
la transsubstantiation, de sacrements supposés transformer les choses et les
gens, et ainsi de suite. Du côté de la connaissance, l'obscurité provoquée par
tout leur langage absurde, destinée à faire apparaître des mystères insondables
partout, à protéger l'ignorance et à désespérer la recherche philosophique en
déroutant perpétuellement la raison, quoique due en partie à la simple
persistance des idées philosophiques des païens, est bien avant tout un moyen
concret d'empêcher la libération des esprits par la connaissance.
Par opposition à cette gigantesque entreprise
d'abêtissement en vue de dominer les esprits et de reconstituer l'empire
romain, on voit comment ici les mouvements de la réforme religieuse, de
l'émancipation scientifique et du libertinage s'allient entre eux et avec le
christianisme authentique [N1] contre le paganisme et l'aristotélisme des
prêtres et des théologiens. Par contraste avec la renaissance des études
antiques, cette nouvelle alliance apparaît davantage comme une renaissance du
christianisme originaire, qui avait été étouffé dès l'Antiquité. Le
combat d'émancipation que mène Hobbes semble donc assez original par rapport au
libertinage habituel qui attaque le christianisme de l'époque en renouant avec
le paganisme, à l'instar de ces philosophes qui veulent faire renaitre
telle philosophie refoulée de l'Antiquité, comme l'épicurisme, le stoïcisme ou
le scepticisme.
Mais, dans cette inversion des alliances, les
libertins devaient deviner une ruse particulièrement subtile afin de créer un
front commun de libération qui puisse rassembler toutes les forces de la modernité dans
un mouvement d'émancipation radicale." (p.33)
"La philosophie, nous le savons, détruit
totalement l'idée d'un Dieu infini comme absurde. Elle ne renonce pas pourtant
à trouver le sens de ce discours sur Dieu, dont il faut avouer qu'il est bien
réel. Or comment en est-on venu à inventer ces expressions qui sont dénuées de
sens si l'on cherche à les penser comme se référant à l'idée d'un être qui leur
correspondrait ?
La fonction politique de la religion nous montre ici
la voie, et inversement, la solution nous révèle la fonction purement politique
de la religion. Partons en effet de l'idée d'un roi, qu'on se met à imaginer
toujours plus puissant. On le dira, à la limite, tout puissant et infini, et
l'on niera de lui tout ce par quoi il peut apparaitre fini, comme le fait
d'avoir un corps, d'être en un lieu précis, d'être née ou mortel, et ainsi de
suite. Mais on sait que, arrive là, on ne pense ni n'imagine plus rien de
correspondant à ce qu'on dit.
Quelle est donc la logique qui permet de dépasser de
cette façon les frontières du pensable ? C'est la logique d'un type de discours
qui nous est familier, mais qui ne vise pas du tout à découvrir la vérité, à
savoir le discours de la flatterie. Dans ce jeu d'invention de marques
d'honneur qui est celui de la flatterie, il ne s'agit pas du tout de respecter
la vérité, mais bien au contraire, d'exagérer et d'attribuer à celui qu'on
flatte, non pas les qualités qu'il a, mais d'autres, bien plus grandes, afin de
lui plaire par une attitude de révérence et de dévotion à son égard. Dans ce
cas, il est naturel qu'on en vienne à dépasser même les limites du pensable
dans un discours qui pousse l'exagération jusqu'à l'absurdité. Or telle est la
situation dans laquelle se trouve le sujet d'un très grand roi, auquel il veut
manifester, non pas qu'il le connait bien (ce qui pourrait même être une
insulte), mais qu'il le vénère, en accentuant à l'extrême la disproportion de
puissance entre eux. C'est ainsi que, de même que les marques d'honneur dans
une cour ne doivent pas signifier des vérités, de même les expressions
utilisées dans le culte divin se réduisent à leur fonction de marquer la
vénération des fidèles." (pp.34-35)
"Par conséquent, ou bien le christianisme n'est
qu'un procédé politique pour rendre les gens obéissants en les bernant d'un
vain espoir, ou bien il annonce vraiment l'arrivée d'un royaume futur,
mais parfaitement terrestre et semblable à ceux que nous
connaissons, quoique plus stable, plus juste et plus heureux, et il nous le
signifie dans le langage hyperbolique de la dévotion. Dans le premier cas, le
Christ aurait joué de la crédulité des gens (comme après lui l'église avec plus
de cynisme et dans une intention un peu différente, à son seul profit), afin de
les inciter à une vie plus juste et respectueuse des lois des divers Etats dans
lesquels ils vivraient. Dans le second, il aurait formulé une vérité politique,
à savoir que, s'ils respectent le pacte politique et vivent avec justice et
respect de leur souverain, les hommes peuvent espérer vivre heureux dans le
meilleur des royaumes." (p.35)
"Hobbes a retourné totalement la situation, en
renversant la hiérarchie entre la philosophie et la religion, et en faisant
servir maintenant la dernière à la première, comme il l'a remise du même coup
entièrement au service du pouvoir politique." (p.36)
"On ne s'étonne pas non plus, alors, de voir
Hobbes espérer même une société politiquement assez avancée pour ne plus
imposer aucune religion, ce qui signifierait qu'elle se soutiendrait par la
seule raison, ou par la vraie philosophie politique telle que Hobbes la
révèle dans son œuvre. Là, le mouvement de libération de la philosophie par
rapport à la théologie et aux autorités religieuses serait totalement achevé,
et la philosophie se serait tout à fait substituée à la religion. En somme, cet
état ne serait-il pas l'idéal pour la société politique ? Et par conséquent, la
croyance en sa possibilité, l'espoir de sa réalisation future, ne serait-ce pas
la vraie religion, voire le vrai christianisme sous sa forme la plus parfaite ?
[N2]" (p.37)
" [Dieu] est l'auteur de la nature, ou la cause
première, dans laquelle le philosophe peut voir une manière de parler pour
exprimer cette puissance même qui se trouve l'œuvre dans la nature, et en deçà
de laquelle nous ne pouvons pas remonter par la raison, parce que la
philosophie ne peut faire autre chose que de connaître les choses en tant
qu'elles entrent dans des rapports de cause à effet, à partir desquels nous
avons prise sur elles." (p.38)
"L'État n'existe pas sans un idéal de la
république juste, dans laquelle deux choses sont nécessaires simultanément :
que les citoyens respectent les lois et que le souverain se soucie du salut de
tous. A en croire Hobbes, un tel idéal est justement ce pourquoi le Christ
demande notre foi, et ce qu'il tente de nous persuader d'accepter comme la
condition de notre salut. On comprend alors que la fonction politique
essentielle de la religion réside en ce qu'elle donne une représentation du
fondement idéal même sur lequel repose toute la république. Et c'est pourquoi,
en expliquant la véritable genèse et structure de la république, la philosophie
politique est bien l'accomplissement ultime de la religion, parce qu'elle fait
naitre chez ceux qui ont suffisamment développé leur raison une vraie croyance
rationnelle au caractère salvateur de l'Etat dans lequel la justice est
respectée. [N3]" (p.39)
"Si l'Etat devient impuissant à me protéger, s'il
veut me tuer ou m'enlever la liberté qui doit me rester pour que je puisse
continuer à vouloir contracter, en m'emprisonnant par exemple, s'il veut
réduire ma vie a un degré de misère qui me fait préférer l'Etat de nature et la
guerre, comme s'il me demande de tuer mes amis, d'agir contre mon honneur,
ou s'il cherche à me mutiler, je ne suis plus lié par le pacte. Dans de telles
conditions, en effet, je ne peux plus croire que cette république puisse me
sauver." (p.39)
-Gilbert Boss, "La doctrine libertine de
Hobbes", Hobbes Studies, vol. XVI, 2003, pp.15-40.
[Note 1] : L’affirmation d’une continuité entre
le christianisme originel, la réforme protestante et le mouvement des Lumières
constitue un point commun entre Hobbes et Hegel.
[Note 2] : Le christianisme, telle que Hobbes le
comprend, se réalise donc en se supprimant ; ce qui n'est pas sans faire
écho à la formule du jeune Marx suivant laquelle la philosophie ne peut se
réaliser qu'en se supprimant...
[Note 3] : Par sa conception de l'Etat ainsi que celle de la relation entre religion et philosophie, Hobbes apparaît étonnamment proche de Hegel. Mais cet étonnement se réduira si l'on se souvient que Spinoza assure une médiation entre ces deux philosophes. De Hobbes à Hegel se produit un mouvement d'immanentisation du droit politique, qui conduit à un abandon par étape du jusnaturalisme et du contractualisme.
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