vendredi 11 avril 2025

L’idéal d’une société post-religieuse chez Hobbes

"Son nom a même servi en Angleterre à former le terme dont on désignait les libertins, quand les courtisans débauchés ont trouvé avantageux de se donner une légitimité philosophique en se réclamant de la doctrine du Léviathan pour justifier leur conduite, et qu'ils ont pour cette raison pris le nom de hobbistes. Que Hobbes ait été très content de ce genre de disciples, on peut en douter, d'autant que le renom qu'ils lui ont fait n'est sans doute pas sans influence sur la diabolisation dont il a fait l'objet, et qui a permis de le désigner très sérieusement, au Parlement, comme le responsable des grands malheurs du pays, tels que la peste et le grand incendie de Londres, Dieu punissant les Anglais de tolérer chez eux un penseur aussi scandaleux. D'un autre côté, si Hobbes ne semble pas avoir été personnellement très lie aux représentants du libertinage par la débauche, il s'est lié en revanche d'une amitié très ouverte avec un autre type de libertins, ceux qui réclament par la raison la liberté intellectuelle et morale. Il n'a pas fait mystère par exemple de sa grande amitié avec Gassendi. Et c'est Sorbiere qui s'est occupe de publier et de traduire sa première grande œuvre, le De Cive, tandis que d'autres membres du réseau des libertins français étudiaient attentivement ses œuvres, les répandaient et en discutaient avec lui." (p.15)

"Si le libertinage s'est manifesté comme une forme de libération par rapport a une tradition précise, à savoir d'une part le christianisme autoritaire, tel qu'on le trouve tout particulièrement dans l'église catholique, et d'autre part la science scolastique livresque, fondée sur le commentaire des autorités, alors c'est la philosophie en tant qu'elle a eu (ou qu'elle a encore) à se dégager de ces deux formes d'autorités traditionnelles qui s'identifiera plus précisément au libertinage. Et celui-ci sera marqué par quelques traits caractéristiques liés à cette situation, à savoir non seulement la critique d'un certain type de préjugés plus particulièrement présents dans la tradition chrétienne et scolastique, mais également des modes d'écriture d'écoulant de la nécessité de s'exprimer en tenant compte des contraintes sociales dues à la domination de ces autorités traditionnelles. C'est ainsi qu'on retrouve généralement chez eux diverses stratégies destinées à masquer en partie la portée des idées développées, afin de déjouer la censure ou l'inquisition, voire la première censure intime du lecteur encore imbu des préjugés qu'il s'agit de détruire en lui." (p.17)

"Comment pouvons-nous comprendre philosophiquement l'idée de Dieu ? La réponse de Hobbes est très radicale et absolument destructrice de toute théologie : nous ne pouvons en aucune manière la comprendre, parce que nous n'avons pas cette idée et sommes incapables de la former ou de la concevoir.

Voici une thèse qui retire tout appui aux nombreux philosophes ou théologiens pour lesquels l'un des services essentiels que le raisonnement pouvait rendre à la religion était de donner des preuves de l'existence de Dieu, puisque cette opération implique que nous en ayons l'idée -comme il est évident pour les démonstrations a priori, bien sur, en tant qu'elles font découler la certitude de l'existence de Dieu de la seule considération de son idée, mais comme c'est nécessaire aussi pour les démonstrations a posteriori, qui supposent également une conception de Dieu pour pouvoir en intégrer l'idée au raisonnement. Tel est l'objet de la célèbre polémique entre Hobbes et Descartes sur ce point, dans les objections et réponses aux Méditations, où Hobbes refuse toutes les preuves de l'auteur de cet ouvrage, justement parce qu'elles ne reposent sur rien tant qu'il n'est pas prouvé que nous ayons une idée de Dieu, une preuve qu'il estime manquer, tandis que Descartes tente de lui répondre que ses propres objections supposent justement une telle idée, dans la mesure ou elles prétendent dire quelque chose qui a du sens. [...]

Nous ne sommes pas capables de nous former une idée de l'infini, toutes nos idées étant conçues par leurs déterminations, c'est-a-dire par ce qui les rend justement finies. Or, dans ce cas, il nous faut avouer ou bien que nous n'avons pas d'idée de Dieu, ou bien que nous en avons en réalité une idée finie, imparfaite, comme de tout ce que nous pouvons penser, contrairement a ce que nous affirmons. Bref, ou bien Dieu est un mot vide, par lequel nous ne comprenons rien, de sorte que la théologie perd déjà son objet principal et tout l'appui sur lequel elle prétendait se fonder comme science, et a fortiori comme science supérieure à la philosophie. Ou bien nous pensons bien quelque chose sous ce nom de dieu, mais il s'agit d'êtres finis et imparfaits, qui ne peuvent non plus servir de caution à la prétention exorbitante de la théologie de tenir d'un tel être la révélation de vérités absolues. Voici donc, sinon la religion, du moins toute la théologie renversée en son principe [...] L'audace de Hobbes, qui dissout immédiatement le fondement de la théologie, le lien entre la raison et la religion qui devait les unir en une seule science, parait vouloir réaliser ainsi d'un coup l'ambition des libertins, d'affirmer la raison et d'anéantir toute prétention de la religion à la vérité." (pp.19-20)

"Après cet examen philosophique de la théologie, qui prend une grande place dans l'œuvre de Hobbes, celle-ci se trouve réduite à un ensemble d'absurdités et d'expressions dépourvues de sens, de sorte qu'il ne reste plus en elle aucune science à opposer à la philosophie, et que celle-ci s'assure à travers cette critique radicale de sa prétendue rivale et maitresse, son affranchissement et son autonomie entière." (p.22)

"La réfutation de la théologie, aussi entière soit-elle, parait donc laisser subsister la religion, en tant qu'elle ne prétend plus à la vérité rationnelle, mais seulement a une adhésion par la foi." (p.22)

"Hobbes distingue trois manières dont nous pouvons penser et connaître une chose : par science, lorsque nous raisonnons à partir de définitions précises ; par opinion, lorsque nous nous fions à notre expérience sans faire intervenir de telles définitions ; et enfin par la croyance et la foi, lorsque nous nous fions aux discours de quelqu'un en qui nous avons confiance. La foi est en réalité cette confiance même, grâce à laquelle nous croyons qu'une personne nous dit la vérité, parce qu'elle nous paraît capable de connaitre ce dont elle parle, et parce que nous la jugeons trop honnête pour vouloir nous tromper.

Par la foi, il est donc vrai que je peux croire des choses dont je n'ai ni l'expérience ni la science. Mais il reste que ma confiance en quelqu'un vient de ce que je pense le connaitre suffisamment, selon mes propres capacités, pour savoir qu'il ne me trompe pas et qu'il est capable lui-même de comprendre ce qu'il me dit. Et je ne crois ce qu'il me dit que parce que je suis moi-même capable de donner sens à son discours, c'est-à-dire de le déchiffrer et de le comprendre, ce qui est une opération intellectuelle naturelle (le fait d'entendre, ou l'entendement, consistant précisément en la compréhension de signes arbitraires).

Si donc quelqu'un prétend avoir eu une révélation pour moi incompréhensible, d'un Dieu infini, je ne peux justement pas concevoir ce qu'il veut me dire par ce terme de Dieu infini, et je ne peux donc pas croire par exemple que ce Dieu existe, puisque je ne peux m'en former aucune idée. Même si je veux croire la personne qui me fait cette révélation, je ne peux croire ce qu'il me dit parce que je ne le conçois pas." (pp.23-24)

"La psychologie montre que l'extrême vanité est l'une des causes fréquentes de la folie, et que le fait de se croire en la société amicale d'un fantastique être tout puissant est très naturellement l'effet d'une telle passion déchainée. En outre, l'expérience de la société nous met abondamment en contact avec des ambitieux qui cherchent par mille moyens à tromper les gens pour les dominer, et qui tentent de se faire attribuer des pouvoirs qu'ils n'ont pas, comme celui d'être ami des grands, et comme bien sur celui d'être un allié du tout-puissant lui-même. Bref, seule la crédulité, et non la sagesse, peut conduire à voir un miracle dans les prétentions des gens à une inspiration divine. Pourquoi maintenant quelqu'un peut-il vouloir me faire croire à une révélation surnaturelle, soit qu'il prétende l'avoir eue lui-même, soit qu'il se présente comme un témoin de second ordre, et prétende qu'un autre que lui l'ait eue ?

Outre la folle vanité et l'ambition, il y a bien d'autres motifs qui peuvent concurrencer le désir de dire la simple vérité, tels que le désir de plaire en racontant des choses invraisemblables, comme on le voit couramment dans les récits de voyages, et le désir de donner une justification indiscutable à certaines mœurs ou imaginations, voire simplement le plaisir de voir les autres adopter ses propres opinions, qui est si répandu parmi les hommes. Si l'on considère de plus que le témoin sincère peut avoir été crédule, ou avoir mal interprété ce qu'il a entendu ou lu, on voit qu'il reste fort peu de raison de se fier a ceux qui veulent nous faire croire à quelque révélation surnaturelle, d'autant qu'on sait que l'histoire est pleine de bruits invraisemblables [...]

Enfin, si je considère à quoi visent concrètement ces essais de me faire croire qu'il y a des vérités inaccessibles à mon esprit et à celui des hommes en général, je constate la plupart du temps qu'il s'agit de m'amener à accepter des conclusions morales qu'on pourrait difficilement me faire admettre par le raisonnement, et qui le contredisent même, et qu'on veut ainsi me faire agir à l'encontre des règles morales qui me paraissent les plus raisonnables. D'une manière générale, il s'agit de me soumettre à la volonté de ceux qui prétendent avoir ce genre d'inspiration ou qui se posent comme les détenteurs des clés d'interprétation de cette révélation surnaturelle, sans me laisser les moyens de juger si ce qu'on exige ainsi de moi m'est véritablement utile. Comme je n'ai pas, naturellement, d'autre moyen efficace de rechercher ce qui est bon pour moi, que mon expérience et mes raisonnements, je n'ai aucun intérêt à me livrer a un jugement étranger dont les raisons me sont incompréhensibles, et cela d'autant moins qu'il doit m'amener à me conduire à l'encontre de mes propres lumières.

On voit dans cette critique apparaitre son fondement, qui est la confiance naturelle, première, en nos propres facultés. Et c'est sur ce fondement que Hobbes prétend bien bâtir toute sa philosophie." (pp.26-27)

"La Bible elle-même confirme la philosophie plus que ne le font les prêtres et les théologiens qui se réclament d'elle. L'interprétation qu'en fait Hobbes vise surtout à montrer comment la raison, appliquée sérieusement à la compréhension du texte, ne se trouve pas en terrain étranger dans les Ecritures, contrairement a ce qu'on essaie souvent de faire croire. Une telle interprétation raisonnable exige qu'on prenne en quelque sorte la Bible pour objet d'enquête scientifique, et qu'on commence, comme en toute science, par les définitions, avec cette différence par rapport aux sciences de la nature qu'ici, comme en droit d'ailleurs, les définitions doivent être tirées de l'usage même de la langue des auteurs bibliques. Il faut en effet comprendre la Bible, comme tout discours, en fonction de sa propre fin, sans y importer des intentions étrangères. Or elle a évidemment un objet moral, et non scientifique, si bien que ses expressions ne sont jamais à interpréter comme visant à nous enseigner la science des choses, mais uniquement comme nous donnant un enseignement moral dans le langage populaire, se référant simplement aux idées que le peuple se fait des choses. Contrairement aux théologiens, la Bible ne prétend donc pas entrer en concurrence avec les sciences." (pp.27-28)

"L'analyse des particularités du langage et du mode de discours des auteurs de la Bible permet généralement de réduire à un sens parfaitement naturel tous les termes qui ont donné prétexte aux développements les plus mystérieux. Ainsi, l'esprit y a divers sens, dérives du plus concret d'entre eux, celui de souffle, et qui ne supposent jamais l'idée des substances incorporelles animées de la superstition. [...] Le royaume de Dieu ne signifie pas un paradis dans les cieux, mais un royaume terrestre, soit celui d'Israël durant sa période théocratique, soit le royaume futur promis aux élus." (p.29)

"Paradoxalement, sa critique de la religion est devenue si radicale qu'elle peut sembler s'annuler et reconduire à une réconciliation totale avec la tradition. En effet, s'il nous est prouvé qu'il n'y a rien que de naturel et de raisonnable dans la religion chrétienne telle qu'on peut la comprendre à partir de ses textes sacrés, et cela sans la modifier -à en croire ce que Hobbes affirme a la fin de la troisième partie du Léviathan, lorsqu'il prétend ne vouloir avancer aucune position personnelle-, alors, loin de se trouver en opposition avec la tradition religieuse, le philosophe parvient à se réconcilier totalement avec elle, à la manière des penseurs du Moyen-âge plus que des libertins de son temps. [...]

Mais on sait aussi que la critique libertine ne pouvait pas se faire ouvertement, et les lecteurs libertins de Hobbes devaient deviner une ruse dans cette manière de se réapproprier les fondements bibliques du christianisme pour les retourner contre les doctrines enseignées généralement dans la chrétienté." (pp.30-31)

"S'il faut révérer l’âge, ironise Hobbes, c'est nous qui sommes les anciens, tandis que les Grecs étaient dans l'enfance de la science, et, individuellement, plaisante Hobbes, qui écrivait le Léviathan à plus de soixante-cinq ans, il se trouve être plus ancien que la plupart des philosophes qui ont écrit avant lui." (p.31)

"Le Christ a clairement refusé la domination politique, et n'a pas voulu commander aux hommes, mais seulement leur enseigner, et c'est cette seule fonction de docteurs qu'il a donnée aux apôtres, ainsi qu'à leurs successeurs par conséquent, en leur refusant tout pouvoir d'imposer quoi que ce soit. Il a toujours affirmé que le règne de Dieu était à venir, et non présent, si bien qu'il n'abolissait en rien les autorités politiques actuelles, mais demandait au contraire d'y obéir. C'est d'ailleurs pourquoi, l'enseignement du Christ n'étant pas un commandement, il devait prendre la forme d'un effort de persuasion, et procéder également par l'argumentation rationnelle, de sorte qu'il ne pouvait donc ni mépriser ni rejeter la raison. Et comme, dans tout essai de persuasion, c'est à l'auditeur qu'appartient le jugement, le Christ lui-même a voulu laisser les hommes libres de le croire ou non, contrairement à l'église catholique qui a introduit la contrainte dans le domaine de la foi.

On le voit, s'il n'approuve pas nécessairement chacune de leurs opinions ou attitudes particulières, le Christ tel que le comprend Hobbes est foncièrement d'accord avec les libertins pour leur concéder l'entière liberté de penser et de juger selon leur propre raison même face a son enseignement." (p.32)

"Hobbes dénonce l'ambition et la profonde hypocrisie des prêtres, qui ne se sont pas contentés d'accepter les mœurs et les opinions païennes dans le christianisme, mais qui les ont favorisés pour s'attribuer aux yeux du peuple des pouvoirs magiques, comme le seraient ceux de la transsubstantiation, de sacrements supposés transformer les choses et les gens, et ainsi de suite. Du côté de la connaissance, l'obscurité provoquée par tout leur langage absurde, destinée à faire apparaître des mystères insondables partout, à protéger l'ignorance et à désespérer la recherche philosophique en déroutant perpétuellement la raison, quoique due en partie à la simple persistance des idées philosophiques des païens, est bien avant tout un moyen concret d'empêcher la libération des esprits par la connaissance.

Par opposition à cette gigantesque entreprise d'abêtissement en vue de dominer les esprits et de reconstituer l'empire romain, on voit comment ici les mouvements de la réforme religieuse, de l'émancipation scientifique et du libertinage s'allient entre eux et avec le christianisme authentique [N1] contre le paganisme et l'aristotélisme des prêtres et des théologiens. Par contraste avec la renaissance des études antiques, cette nouvelle alliance apparaît davantage comme une renaissance du christianisme originaire, qui avait été étouffé dès l'Antiquité. Le combat d'émancipation que mène Hobbes semble donc assez original par rapport au libertinage habituel qui attaque le christianisme de l'époque en renouant avec le paganisme, à l'instar de ces philosophes qui veulent faire renaitre telle philosophie refoulée de l'Antiquité, comme l'épicurisme, le stoïcisme ou le scepticisme.

Mais, dans cette inversion des alliances, les libertins devaient deviner une ruse particulièrement subtile afin de créer un front commun de libération qui puisse rassembler toutes les forces de la modernité dans un mouvement d'émancipation radicale." (p.33)

"La philosophie, nous le savons, détruit totalement l'idée d'un Dieu infini comme absurde. Elle ne renonce pas pourtant à trouver le sens de ce discours sur Dieu, dont il faut avouer qu'il est bien réel. Or comment en est-on venu à inventer ces expressions qui sont dénuées de sens si l'on cherche à les penser comme se référant à l'idée d'un être qui leur correspondrait ?

La fonction politique de la religion nous montre ici la voie, et inversement, la solution nous révèle la fonction purement politique de la religion. Partons en effet de l'idée d'un roi, qu'on se met à imaginer toujours plus puissant. On le dira, à la limite, tout puissant et infini, et l'on niera de lui tout ce par quoi il peut apparaitre fini, comme le fait d'avoir un corps, d'être en un lieu précis, d'être née ou mortel, et ainsi de suite. Mais on sait que, arrive là, on ne pense ni n'imagine plus rien de correspondant à ce qu'on dit.

Quelle est donc la logique qui permet de dépasser de cette façon les frontières du pensable ? C'est la logique d'un type de discours qui nous est familier, mais qui ne vise pas du tout à découvrir la vérité, à savoir le discours de la flatterie. Dans ce jeu d'invention de marques d'honneur qui est celui de la flatterie, il ne s'agit pas du tout de respecter la vérité, mais bien au contraire, d'exagérer et d'attribuer à celui qu'on flatte, non pas les qualités qu'il a, mais d'autres, bien plus grandes, afin de lui plaire par une attitude de révérence et de dévotion à son égard. Dans ce cas, il est naturel qu'on en vienne à dépasser même les limites du pensable dans un discours qui pousse l'exagération jusqu'à l'absurdité. Or telle est la situation dans laquelle se trouve le sujet d'un très grand roi, auquel il veut manifester, non pas qu'il le connait bien (ce qui pourrait même être une insulte), mais qu'il le vénère, en accentuant à l'extrême la disproportion de puissance entre eux. C'est ainsi que, de même que les marques d'honneur dans une cour ne doivent pas signifier des vérités, de même les expressions utilisées dans le culte divin se réduisent à leur fonction de marquer la vénération des fidèles." (pp.34-35)

"Par conséquent, ou bien le christianisme n'est qu'un procédé politique pour rendre les gens obéissants en les bernant d'un vain espoir, ou bien il annonce vraiment l'arrivée d'un royaume futur, mais parfaitement terrestre et semblable à ceux que nous connaissons, quoique plus stable, plus juste et plus heureux, et il nous le signifie dans le langage hyperbolique de la dévotion. Dans le premier cas, le Christ aurait joué de la crédulité des gens (comme après lui l'église avec plus de cynisme et dans une intention un peu différente, à son seul profit), afin de les inciter à une vie plus juste et respectueuse des lois des divers Etats dans lesquels ils vivraient. Dans le second, il aurait formulé une vérité politique, à savoir que, s'ils respectent le pacte politique et vivent avec justice et respect de leur souverain, les hommes peuvent espérer vivre heureux dans le meilleur des royaumes." (p.35)

"Hobbes a retourné totalement la situation, en renversant la hiérarchie entre la philosophie et la religion, et en faisant servir maintenant la dernière à la première, comme il l'a remise du même coup entièrement au service du pouvoir politique." (p.36)

"On ne s'étonne pas non plus, alors, de voir Hobbes espérer même une société politiquement assez avancée pour ne plus imposer aucune religion, ce qui signifierait qu'elle se soutiendrait par la seule raison, ou par la vraie philosophie politique telle que Hobbes la révèle dans son œuvre. Là, le mouvement de libération de la philosophie par rapport à la théologie et aux autorités religieuses serait totalement achevé, et la philosophie se serait tout à fait substituée à la religion. En somme, cet état ne serait-il pas l'idéal pour la société politique ? Et par conséquent, la croyance en sa possibilité, l'espoir de sa réalisation future, ne serait-ce pas la vraie religion, voire le vrai christianisme sous sa forme la plus parfaite ? [N2]" (p.37)

" [Dieu] est l'auteur de la nature, ou la cause première, dans laquelle le philosophe peut voir une manière de parler pour exprimer cette puissance même qui se trouve l'œuvre dans la nature, et en deçà de laquelle nous ne pouvons pas remonter par la raison, parce que la philosophie ne peut faire autre chose que de connaître les choses en tant qu'elles entrent dans des rapports de cause à effet, à partir desquels nous avons prise sur elles." (p.38)

"L'État n'existe pas sans un idéal de la république juste, dans laquelle deux choses sont nécessaires simultanément : que les citoyens respectent les lois et que le souverain se soucie du salut de tous. A en croire Hobbes, un tel idéal est justement ce pourquoi le Christ demande notre foi, et ce qu'il tente de nous persuader d'accepter comme la condition de notre salut. On comprend alors que la fonction politique essentielle de la religion réside en ce qu'elle donne une représentation du fondement idéal même sur lequel repose toute la république. Et c'est pourquoi, en expliquant la véritable genèse et structure de la république, la philosophie politique est bien l'accomplissement ultime de la religion, parce qu'elle fait naitre chez ceux qui ont suffisamment développé leur raison une vraie croyance rationnelle au caractère salvateur de l'Etat dans lequel la justice est respectée. [N3]" (p.39)

"Si l'Etat devient impuissant à me protéger, s'il veut me tuer ou m'enlever la liberté qui doit me rester pour que je puisse continuer à vouloir contracter, en m'emprisonnant par exemple, s'il veut réduire ma vie a un degré de misère qui me fait préférer l'Etat de nature et la guerre, comme s'il me demande de tuer mes amis, d'agir contre mon honneur, ou s'il cherche à me mutiler, je ne suis plus lié par le pacte. Dans de telles conditions, en effet, je ne peux plus croire que cette république puisse me sauver." (p.39)

-Gilbert Boss, "La doctrine libertine de Hobbes", Hobbes Studies, vol. XVI, 2003, pp.15-40.

[Note 1] : L’affirmation d’une continuité entre le christianisme originel, la réforme protestante et le mouvement des Lumières constitue un point commun entre Hobbes et Hegel.

[Note 2] : Le christianisme, telle que Hobbes le comprend, se réalise donc en se supprimant ; ce qui n'est pas sans faire écho à la formule du jeune Marx suivant laquelle la philosophie ne peut se réaliser qu'en se supprimant...

[Note 3] : Par sa conception de l'Etat ainsi que celle de la relation entre religion et philosophie, Hobbes apparaît étonnamment proche de Hegel. Mais cet étonnement se réduira si l'on se souvient que Spinoza assure une médiation entre ces deux philosophes. De Hobbes à Hegel se produit un mouvement d'immanentisation du droit politique, qui conduit à un abandon par étape du jusnaturalisme et du contractualisme.

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