(Norbert Waszek, compte-rendu de Claude Gautier, Voir et connaître la société. Regard à distance dans les Lumières écossaises, Lyon, ENS Éditions, coll. « La croisée des chemins », 2020, 404 pages, in Revue philosophique de la France et de l'étranger, Tome 146(4), 2021, pp.537-538.).
"Qu'entend-on par « Lumières écossaises » ?
L’appellation est postérieure au phénomène, et pourtant les contemporains
furent déjà conscients de faire face non pas seulement à quelques individus de
génie, mais à tout un mouvement [...] La dénomination se retrouve déjà au début
du XXe siècle (le premier historien de la philosophie à avoir utilisé ce
concept semble être William Robert Scott."
"Les Lumières écossaises sont en effet une partie
intégrante de la culture écossaise, dont la vitalité, qui à l’époque était
toute neuve et éblouissante, doit être mise en rapport avec un pays alors en
pleine transformation, sur le plan économique et social —l’époque est souvent
qualifiée d’age of improvement [...] Il convient aussi de rapporter
cette vitalité aux institutions qui, même après l’union des parlements anglais
et écossais en 1707, étaient restées propres à l’Écosse. Trois domaines
parvinrent à conserver une relative autonomie : le système juridique, l’église
presbytérienne et le système éducatif. Le traité d’union avec l’Angleterre
garantissait en effet le maintien du système juridique écossais en vigueur qui,
du point de vue du contenu, se distinguait du Common Law anglais
par un lien plus fort avec le droit romain et, de ce fait, un caractère plus
systématique. Quelques-uns des représentants des Lumières écossaises furent en
relation étroite avec le droit écossais, par leur formation (pour David Hume)
ou même leur activité professionnelle (Lord Kames et Lord Monboddo). La
communauté des juristes écossais a constitué, en tant que groupe, un terreau
idéal pour les idées des philosophes des Lumières."
"Adam Ferguson, qui était le fils d’un pasteur
presbytérien, avait aussi fait des études de théologie à St. Andrews d’abord, à
Édimbourg ensuite, puis il officia comme pasteur de l’Église presbytérienne de
1745 à 1754, presque jusqu’à sa première nomination comme professeur, en 1759.
Une autre figure emblématique des Lumières écossaises, l’historien William
Robertson, demeura sa vie durant un ecclésiastique, parvenant au poste de
principal (recteur) de l’université d’Édimbourg, mais également à celui
de président (moderator) du plus haut organe de l’Église écossaise. Dans
la politique religieuse du pays, une telle carrière représente la victoire du
parti progressiste, proche des Lumières, sur le groupe des fondamentalistes
réactionnaires, celui des high-flyers. Il suffit de penser à la position
prédominante des ecclésiastiques éclairés dans les régions rurales de l’Écosse
pour apprécier l’importance majeure de cette victoire.
L’Église était aussi étroitement liée au système
éducatif écossais, dont l’ouverture démocratique, jusque et y compris pour les
formations de haut niveau, est reconnue depuis longtemps [...] Alex Salmond,
aujourd’hui Premier ministre d’Écosse, est bien dans la tradition des Lumières
écossaises — dont il se réclame par ailleurs [1] — lorsqu’il se vante, à juste
titre, de la gratuité des universités écossaises, au moment même où les frais
de scolarité triplent en Angleterre... Sur le plan éducatif, les origines de
tels acquis remontent, certes, à une époque bien antérieure aux Lumières
puisqu’il faut les rapporter à la Réforme écossaise avec John Knox, puis à la
loi de 1696 sur l’école communale (Parish School Act), mais ce n’est
qu’au XVIIIe siècle, après que les progrès matériels du pays furent en mesure
de fournir les moyens nécessaires à la modernisation, que les fruits de ces
innovations purent être véritablement récoltés. Deux facteurs sont souvent
cités pour expliquer plus spécialement le développement des universités dans
l’Écosse de l’époque : 1) le passage du latin à l’anglais comme langue
d’enseignement ; 2) le remplacement de l’ancien système d’instruction
—dans lequel un enseignant, le Regent, enseignait l’ensemble des matières à des
étudiants encore très jeunes— par des chaires spécialisées (à Édimbourg dès
1708 ; Glasgow, St. Andrews et Aberdeen suivirent respectivement en 1727, 1747
et 1753). Les représentants des Lumières en Écosse sont étroitement liés, à un
double titre, à ce système éducatif : d’une part, ils sont déjà eux-mêmes une
preuve vivante des progrès éducatifs, parce qu’ils ont été formés dans les
écoles et les universités écossaises et non pas par exemple à Eton, Oxford ou
Cambridge ; d’autre part, les universités écossaises vont devenir pour beaucoup
d’entre eux un champ d’action idéal : Adam Ferguson, par exemple, fut à partir
de 1759 et pendant des décennies professeur à l’université d’Édimbourg."
"(1) Les philosophes écossais se fixèrent la
tâche de développer les sciences humaines selon le modèle alors offert par les
sciences de la nature. La philosophie morale, qui pour eux reste fondamentale,
et qui est élaborée autour de certains concepts-clé —le sens moral, la
sympathie : deux concepts souvent associés, à juste titre, au courant— sert
aussi de transition de l’ancienne philosophie morale normative vers des
sciences sociales modernes, descriptives. L’étude de l’homme conduisit les
philosophes écossais à étudier également son environnement social : sur ce
point, ils s’inspirèrent aussi de Montesquieu. Ce pas en avant
constitue un héritage durable des Lumières écossaises. (2) Les philosophes
écossais des Lumières ont en commun de conférer un caractère historique marqué
à leurs analyses des conditions sociales. Ils demandent comment, quand et grâce
à quoi les constellations sociales sont devenues ce qu’elles sont. L’approche
écossaise se transforme en une théorie de l’histoire, au centre de laquelle se
trouve la question des conditions, de la nature et des conséquences du progrès
social. L’idée du progrès de la société put ainsi apparaître comme le principe
unificateur du mouvement des Lumières écossaises, alors même que ses multiples
représentants conçurent très différemment la notion de progrès. (3) L’un des
principes explicatifs de cette théorie de l’histoire renvoie à une théorie de
l’économie. Dès le XIXe siècle, Adam Smith fut considéré comme le père
fondateur des sciences économiques modernes. Son élève Dugald Stewart put aussi
être considéré comme le premier professeur dans une université britannique à
avoir explicitement représenté l’économie politique en tant que matière
universitaire."
"L’ouvrage d’Adam Ferguson sur l’Histoire de
la société civile (1767) s’annonçait déjà, semble-t-il, dans un
manuscrit, intitulé « Treatise on refinement », qui circula dès 1759 parmi les
amis de l’auteur [...] Hume avait clairement apprécié le texte initial et son
auteur, mais il s’exprima ensuite contre la version finale, déconseillant même
sa publication (voir la lettre de David Hume à Hugh Blair, 11 février 1766
[...] Ce changement d’opinion frappant a donné lieu à des interprétations
divergentes, qui sont condamnées à demeurer quelque peu hypothétiques dans la
mesure où le manuscrit de 1759 ne s’est pas préservé et où Hume lui-même n’a
pas vraiment donné d’explication, pour son rejet du texte de 1767."
"Buffon voulait faire l’histoire de la terre (en
sept époques) ainsi que celle du monde végétal et animal. Ferguson veut lui
aussi écrire une « histoire naturelle », mais de l’homme, ainsi que de la
société civile. Il insiste même dès le début de son Essay sur
une analogie entre le développement individuel et le progrès de l’espèce
humaine :
Not only the individual advances from
infancy to manhood, but the species itself from rudeness to civilization.
In the human kind, the species has a progress as well as the individual.
(EHCS 7 et 10)
Si Ferguson reprend dans une certaine mesure les
perspectives de Buffon, c’est parce qu’il veut privilégier l’expérience
empirique, comme l’avait voulu Hume, se réclamant de la « méthode expérimentale
». C’est aussi la reprise du même programme méthodique, celui de Hume, qui
incita Ferguson à critiquer des constructions abstraites comme celles d’état de
nature et de contrat social que l’on trouve chez Hobbes, Rousseau, Locke, et
d’autres auteurs encore. Pour examiner l’homme dans son état originel Ferguson fait
appel à deux sortes de sources, dont il place les résultats en parallèle :
d’une part, les historiens de l’Antiquité comme Tacite, Tite Live ou César (les
références à ces historiens sont nombreuses, [...], et de l’autre les premiers
écrits d’ethnologie ou d’anthropologie que l’on trouvait à l’époque [...] sur
les peuples dits « primitifs », comme les Indiens d’Amérique ou les Khoïkhoï du
cap de Bonne-Espérance que les colons hollandais et allemands appelaient
péjorativement les « Hottentots ».
De cette littérature, Ferguson cite par exemple ([...]
les Pères jésuites Pierre François Xavier de Charlevoix (1682-1761) et
Joseph-François Lafitau (1681-1746), mais aussi un explorateur et naturaliste
allemand, Peter Kolb (1675-1726). Derrière ces deux sources d’informations dont
il se réclame s’en dissimule souvent une troisième, inavouée : la connaissance
intime des Highlands, sa terre natale, dont Ferguson disposait —et il fut le
seul à en disposer parmi les représentants de premier plan des Lumières écossaises
(Logierait, Perthshire, son lieu de naissance, forme pour ainsi dire une porte
d’entrée vers les Highlands. Ferguson maîtrisait aussi le gaélique écossais, la
langue celtique toujours dominante dans les Highlands au début du XVIIIe
siècle). Quand Ferguson écrit sur les mœurs de la Sparte ancienne, sur les
coutumes des Indiens d’Amérique ou sur d’autres « nations sauvages », c’est
aussi pour lui une façon discrète de présenter sa propre expérience des
Highlands, et d’accommoder celle-ci à la langue des salons. Ce fut la
connaissance qu’il avait, une connaissance de l’intérieur, de ces deux mondes
très différents que furent, d’une part, la communauté des clans dans les
Highlands et d’autre part la société moderne d’Édimbourg, urbanisée et commerciale,
qui lui permit de penser en sociologue ou en historien de la société.
C’est en se réclamant de ces différentes sources qu’il répond aux
présuppositions et constructions de la psychologie atomiste — celles qui sont,
notamment chez Hobbes, à la base des conjectures sur un « état de nature
»."
"Ferguson se réfère explicitement à Montesquieu,
accordant beaucoup de poids à sa thèse, plus ancienne que celles développées
par beaucoup de ses contemporains, selon laquelle l’homme vivrait toujours déjà
en société [...]
C’est aussi sur beaucoup d’autres points de détail, et avant tout dans la
réflexion selon laquelle les institutions politiques devraient être en accord
avec le caractère et les « circonstances », en d’autres termes avec les
conditions géographiques et sociales d’une nation, que se manifeste l’influence
de Montesquieu. [...]
Selon [Ferguson], on peut distinguer entre deux sortes
de rudes nations et deux étapes : (a) avant l’introduction de la propriété
privée à laquelle Ferguson accorde une attention particulière, comme également
à l’émergence de l’intérêt individuel (« separate interest »). Ferguson évoque
alors des « sauvages » qui vivent de la chasse ; puis (b) une étape pendant
laquelle des « barbares » s’occupent d’agriculture. Avec la société moderne,
qualifiée de raffinée (« polished ») et commerciale, dont il
traite ultérieurement, il distingue donc trois grandes étapes du
développement social. Il s’insère ainsi dans la conception de
l’histoire d’Adam Smith qui est communément dénommée « théorie des quatre
étapes » [...] chacune étant définie par un mode de subsistance dominant :
chasse, élevage, agriculture, commerce. Mais il s’en distingue aussi, en
réduisant le nombre d’étapes à trois."
"Le progrès incontestable de l’espèce humaine
n’est pas chez lui le produit linéaire d’un plan rationnel. C’est plutôt un
processus spontané, si ce n’est même un résultat qui n’a pas été voulu, et qui
est né du recoupement, des conflits et des compromis entre des buts individuels
brisés de différentes manières : le progrès social résulte
de « conséquences non intentionnelles » ou « involontaires
»."
"Il examine d’abord les arts pratiques ou
appliqués (cf. l’expression française « les arts et métiers ») : des progrès
dans ces arts résulte une différenciation sociale accrue, mais
celle-ci peut s’avérer dangereuse si la défense nationale devient un métier —ce
thème a occupé la pensée politique au moins depuis Machiavel et bien au-delà du
XVIIIe siècle. Mais Ferguson pense aussi à l’art poétique. Son analyse des dangers
que le développement des métiers et de l’industrie risque de causer à la
création et à la réception de la poésie (Essay 164-71), peut être considérée
comme sa contribution à la querelle des anciens et des modernes.
La quatrième partie prolonge l’examen des conséquences
que peut avoir le progrès économique et social, avec notamment une analyse
brillante du caractère ambivalent de la division du travail. Aux
avantages présentés par un plus grand bien-être et une efficacité accrue [...]
accompagnés de liberté personnelle et sécurité juridique, s’opposent des
désavantages aussi pesants que l’abêtissement et l’abrutissement des
travailleurs."
"Pour Ferguson, il y a donc de grands dangers
inhérents à la modernité : l’assurance de bien-être que la division du travail
permet par la spécialisation pousse les individus à une léthargie
consommatrice, tout en affaiblissant le « sens commun » qui les unit aux
autres. Mais ces dangers ne mènent jamais Ferguson vers une résignation
défaitiste."
-Norbert Waszek, "An Essay on the History of
Civil Society, d'Adam Ferguson : contextes et lignes de force", Études
anglaises, 64(3), 2011, pp.259-272.
***
« Contrairement à nombre de ses contemporains,
l’Écossais ne voit pas dans la prospérité croissante ou dans l’enrichissement
des États européens le signe d’un futur utopique : il y retrouve, au
contraire, le spectre de Rome et la parabole de son histoire. Il exprime sa
crainte que les démocraties égalitaires ouvrent la voie à la tyrannie, à
travers l’alliance avec les factions militaires encouragées par les politiques
impériales. Ainsi, I. McDaniel montre que la Rome antique occupe une place
centrale dans la réflexion de Ferguson sur l’Europe moderne. La dérive de Rome,
depuis la République mixte jusqu’au gouvernement militaire et à la tyrannie,
devient un avertissement adressé à l’empire britannique de la seconde moitié du
XVIIIe siècle. »
« À partir de Karl Marx qui en faisait l’éloge,
l’Essay a en effet été lu comme une première dénonciation des
conséquences socialement négatives de la division du travail pour les ouvriers
des nouvelles manufactures. Dans son analyse, I. McDaniel ne porte pas
l’attention sur la condition du travailleur moderne, mais sur les élites et le
danger qu’elles encourent, face à la croissante professionnalisation de la
politique et de l’armée, de perdre leur rôle de citoyens en armes. C’est
surtout à elles que Ferguson pense quand il critique le moderne age of
separations. Ce qui ressort de cette lecture est avant tout la vision
anti-égalitaire de Ferguson, fondée sur l’affirmation d’une solide hiérarchie
sociale. »
-Silvia Sebastiani, compte-rendu de Iain
McDaniel, Adam Ferguson in the Scottish Enlightenment : The Roman Past and
Europe’s Future Cambridge, Harvard University Press, 2013, 276 pages, in Annales.
Histoire, Sciences Sociales, 69e année (1), 2014, pp.240-241.
***
"Quand il publie son Essai sur l’histoire
de la société civile en 1767, Adam Ferguson, alors âgé de 44 ans,
occupe la chaire de philosophie pneumatique et morale à l’université
d’Édimbourg. La table des matières des Institutes of Moral Philosophy, un
résumé de son cours en sept parties publié par Ferguson à la même époque que l’Essai (1769),
donne une idée de ce que recouvre cet enseignement.
La première partie, consacrée à l’« Histoire naturelle
de l’homme », est divisée en deux chapitres : l’« histoire de l’espèce » et l’«
histoire de l’individu ». Le premier traite d’anatomie, d’ethnologie, de
démographie, de sociologie, d’économie, de politique, de linguistique et de
littérature. Il est essentiellement question de théorie de la connaissance et
de psychologie dans le second, qui étudie les facultés de l’entendement
(conscience, sensation, perception, observation, mémoire, imagination, etc.) et
les facultés de la volonté (penchants, sentiment de ce qui est bon ou mauvais,
désir et aversion, volition).
La deuxième partie du cours est consacrée à la «
Théorie de l’esprit » qui traite des « lois physiques de l’entendement » et des
« lois physiques de la volonté ». Les premières énoncent d’abord le fait de la
conscience de soi (« loi de la conscience de soi »), décrivent ensuite les
mécanismes de la perception des objets par l’intermédiaire, soit de la
sensation, pour les objets matériels, soit des signes, pour le sens et la
pensée (« loi générale d’information ») et exposent enfin les règles
d’acquisition des connaissances (« loi de compréhension des objets »). Les
secondes énoncent la disposition de l’individu respectivement à se conserver («
loi de la conservation de soi »), à vivre en société (« loi de société ») et à
s’améliorer (« loi de jugement » [law of estimation] ou « loi de progression
»). Cette partie se clôt par un chapitre consacré à la manière dont les trois
lois de la volonté expliquent certains traits de caractère ou de comportement
(caractère intéressé, émulation, fierté, vanité, probité et approbation morale)
et aux interactions sociales qui en découlent. Un ultime chapitre traite de
l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme.
Avec la troisième partie consacrée à la « Connaissance
de Dieu » (preuve de son existence, recensement de ses attributs et étude de
son « gouvernement » sous la forme d’une théodicée) se clôt l’exposé de la
science pneumatique. Les parties IV à VII, consacrées respectivement aux « Lois
morales et leurs applications les plus générales », à la « Jurisprudence », à
la « Casuistique » et à la « Politique » composent la philosophie morale dont
la pneumatique est le fondement.
L’organisation des Institutes illustre
le partage des savoirs au siècle des Lumières. D’abord, selon la dichotomie
cardinale alors en usage, la philosophie morale (au sens large) couvre tout ce
qui est laissé de côté par la philosophie naturelle. Autrement dit, elle
embrasse tout ce qui intéresse l’homme en sa spécificité d’être pensant et
agissant : l’homme dans son individualité, mais aussi l’homme social. Ensuite,
les proto-sciences humaines qui forment l’histoire naturelle ne sont pas
constituées en disciplines séparées et autonomes mais annexées à un même réseau
archéologique comme autant de perspectives différentes sur un même objet :
l’homme. Enfin, l’exposé des faits de la nature humaine, son « histoire », est
ce qui permet d’établir les lois explicatives des phénomènes. La découverte et
l’exposé des faits sont étroitement déterminés par les lois sous lesquelles ils
se trouvent subsumés. Ces trois constats illustrent le regard posé sur l’homme
par les Lumières et la manière dont elles envisagent de faire sa connaissance.
C’est ce même regard qui inspire l’Essai qui s’ouvre justement sur une étude des « caractéristiques générales de la nature humaine », laquelle doit servir à la compréhension de l’histoire de la société civile. Car si la nature humaine informe cette histoire, elle n’en constitue pas l’objet. Le but de Ferguson n’est pas de fonder à nouveaux frais la science de l’homme –d’autres s’y sont essayé– mais d’appliquer les principes de cette science, d’une part, à l’étude de l’homme considéré dans son environnement naturel –la société–, d’autre part, à l’étude des sociétés considérées dans leur devenir –la civilisation entendue comme processus.
L’Essai sur l’histoire de la société civile,
c’est donc l’application des lois physiques de l’esprit à l’histoire de la
société en tant qu’elle se civilise. L’expression « société civile » déborde
ici la notion classique de corps politique ou de république et doit être
entendue dans un sens spécifique. La société, chez Ferguson, est ce qui forme
le cadre à la fois naturel et historique du progrès de l’humanité depuis l’état
sauvage jusqu’à la civilisation, selon un processus uniforme et continu. Parce
que « toutes les actions des hommes sont également le résultat de leur
nature » et que « l’art lui-même est naturel à l’homme », l’histoire
de la société civile ne sera rien d’autre qu’une « histoire naturelle » de
l’homme social aux différents stades de son progrès. Selon la théorie
stadiale –un topique de la philosophie des Lumières–, toute société, au
cours de son histoire, a vocation à progresser en passant par les mêmes stades
socio-économiques. Chez Ferguson, la série comprend successivement : le « stade
sauvage », le « stade barbare » et la société civile. Ce qui distingue celle-ci
des sociétés qui la précèdent, c’est la présence d’institutions politiques
formelles, de rangs, offices et dignités, mais aussi le progrès des arts
libéraux, de la police et du commerce et l’existence d’inégalités fondées sur
les « habitudes qui s’acquièrent par la pratique des différents arts ».
Si Ferguson adhère à l’idéal d’un perfectionnement
matériel et moral continu de l’homme à mesure qu’il marche vers la
civilisation, il s’inquiète de la tournure du progrès dans les sociétés
modernes. Il dénonce l’abus des richesses qui détourne les hommes de la vertu
civique et de la recherche du bonheur véritable et éloigne les citoyens de la
chose publique, mais aussi la désagrégation des liens sociaux qui résulte de
l’essor de la propriété et du commerce.
Ce diagnostic constitue le point de départ de son
projet, inspiré par une double interrogation : dans quelle mesure la liberté
et la vertu dont dépend le bonheur de l’homme sont-elles compatibles avec le
progrès de la civilisation ? Existe-t-il un critère sûr de civilisation qui
puisse guider les hommes dans la voie de ce progrès ? Par ces questionnements,
il ne s’agit pas de spéculer sur la civilisation mais d’agir sur l’esprit et le
devenir des hommes.
L’histoire de la société civile relève donc ultimement d’un projet politique et moral. Mais la possibilité même de ce projet repose sur la compréhension des déterminants qui gouvernent l’action, ces lois que la science de la nature humaine a pour objet d’étudier. Cependant, les fondations de cette science nouvelle avaient été fortement ébranlées par les coups de boutoir du scepticisme triomphant qui, avec Hume, avait rendu problématique le concept même de nature humaine.
Parce qu’il fallait à Ferguson étayer son anthropologie sur une théorie de la connaissance, c’est vers Thomas Reid qu’il choisit de se tourner. Celui-ci avait publié, en 1764, An Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sense, ouvrage explicitement destiné à réfuter le scepticisme de Hume, héritier de la théorie des idées représentatives de Locke.
Nous montrerons d’abord ce que la théorie de la
connaissance qui sert de point d’appui au projet politique et moral de l’Essai
doit à l’épistémologie de Reid et à son « axiomatique du sens commun »,
inspirée du modèle de Newton. Nous verrons ensuite comment les croyances
communes, élevées à la dignité épistémique d’un savoir philosophique, sont
mobilisées contre le scepticisme accusé de saper les fondements de la vie
sociale et les conséquences de cette théorie à la fois sur le champ, les objets
et les sources de ce nouveau savoir anthropologique qui se développe à la
surface de l’Essai. Enfin, nous essaierons de montrer en quoi la prétention à
constituer un savoir nouveau sur l’homme se heurte à la réduction
méthodologique du discours anthropologique qui tient ce savoir très éloigné de
l’anthropologie moderne telle qu’elle se constituera à partir du XIXe siècle.
« L’esprit, comme le corps, a ses lois, illustrées
par la pratique des hommes, et que le critique reçoit seulement après que
l’exemple a montré ce qu’elles sont. » Par cette formule jetée incidemment
au détour de considérations sur l’histoire de la littérature, Ferguson pose
l’homologie entre nature et nature humaine. À l’image du « système matériel
du monde », l’homme est un « système animal et intellectuel », un
ensemble organisé d’éléments physiques et mentaux régi par des lois. Or, de sa
capacité à découvrir et à maîtriser ces lois dépend sa capacité à appliquer
adéquatement ses facultés à la recherche d’une vie heureuse, comme individu et
comme citoyen. Voilà pourquoi Ferguson écrit de ces facultés : « leur
existence et leur usage sont les principaux objets de notre étude ». Ce qui
donne à cette étude le caractère d’une science, c’est que les lois qui
gouvernent l’esprit présentent le même degré d’universalité et de nécessité que
celles qui gouvernent les corps, car « il y a des faits se rapportant aux
opérations de l’esprit qui sont fixes et invariables ». Entre la nature de
l’homme et la nature du monde, il n’existe donc pas de rupture épistémologique,
mais au contraire une continuité et une unité. Telle est la condition de
possibilité de l’élaboration d’une science de l’homme.
Sur quoi repose cette condition de possibilité ? Sur
la garantie divine. Le monde est gouverné par la sagesse de Dieu, source
première et unique de toute existence, « providence sage de la vraie
religion opérant par des causes physiques » qui « constituent ces
preuves mêmes d’un dessein » d’après lesquelles nous inférons son
existence. L’unité du système de la nature est donc garantie, sur le plan
métaphysique, par celle de son Créateur tandis que le système des causes
finales est le langage par lequel Dieu révèle son existence à la raison
commune, en même temps qu’il impose comme une évidence l’existence de l’esprit
et du monde."
"La croyance en l’existence de Dieu est
universelle et les arguties des sceptiques n’y changent rien, comme elles ne
changent rien à l’universalité de la perception qu’ont les hommes de
l’existence de la matière. La nature de l’homme est ainsi faite qu’il perçoit
des causes partout où apparaissent des effets et que, partout où des moyens
s’accordent en vue d’une fin, il perçoit un dessein. Toutes nos connaissances
sont fondées sur ce type de perceptions naturelles comme celles que nous
acquérons par la sensation, le témoignage ou l’interprétation. Dans tous ces
cas, il nous est impossible de rendre raison de la croyance dans ce que nous
percevons, sinon que nous sommes naturellement faits pour percevoir. Les
fondements de cette croyance sont moins métaphysiques qu’anthropologiques. Elle
est ce que Ferguson nomme un fait premier (ultimate fact) de la
nature humaine. Sa nécessité n’a rien d’apodictique ou de logique. Elle ne
relève ni de la démonstration ni de la réfutation puisque c’est la nature
elle-même qui nous impose de croire, « qui a décidé que nous continuerons à
croire » écrit Ferguson. Elle finit pourtant par partager avec la
nécessité apodictique le caractère irrésistible de l’évidence intuitive,
une évidence à laquelle nous ne saurions nous soustraire puisqu’elle relève de
notre constitution originelle. Elle mérite, pour cette raison, le nom d’axiome.
Quand cette croyance intéresse la conscience que l’esprit a de lui-même et des
lois de la pensée et de la raison, ces axiomes sont dits métaphysiques. Ils
renvoient alors au cadre transcendantal de l’expérience, à cette matrice
intellectuelle que Ferguson nomme la « forme première de l’esprit » (original
mode of the mind) et que le langage ne saurait décrire adéquatement car,
par hypothèse, elle échappe à la saisie de la raison. Enfin, « avec le
sentiment de notre existence (the sense of our existence), nous
devons admettre quantité de circonstances qui viennent à notre connaissance en
même temps et de la même manière et qui, en réalité, constituent notre façon
d’être (the mode of our being). »."
"La consécration de la primauté de la croyance
comme socle de la raison, loin de disqualifier celle-ci comme instrument de la
connaissance, délimite strictement le champ de validité de ses opérations et
garantit l’espace de sa légitimité épistémique. La séparation stricte entre le
champ de la métaphysique comme instance de validation des principes nécessaires
de la connaissance (croyance) et le domaine d’application de ces principes
(causalité) est précisément ce qui permet de consolider sur ses bases l’édifice
de la connaissance.
Le fondationnalisme naturaliste que Ferguson emprunte à Reid a des conséquences importantes sur sa théorie de la connaissance. Contre les tentations de la métaphysique, il nous faut résister aux conjectures dans lesquelles nous entraîne l’imagination et renoncer à remonter à la « source de l’existence ». Toute théorie repose sur des faits premiers qui n’admettent ni preuve ni explication. Dès lors qu’elle n’a plus à s’interroger sur la source de l’existence ou l’origine des facultés, il reste à la raison, pour édifier une science de l’homme, à s’attacher à l’analyse empirique de ces facultés et à rassembler les lois de la nature humaine. Le sensualisme de Locke avait ouvert la voie au scepticisme et à l’atomisme. La double réduction humienne, respectivement, des objets externes à des collections d’impressions et d’idées, et du sujet à une succession de perceptions liées par des relations, avait fermé la possibilité d’un accès au monde et au moi autrement que par la médiation des représentations. En restaurant les conditions d’un accès épistémique direct de l’homme à la nature, en réconciliant le sujet et l’objet de la connaissance, le naturalisme rend possible l’édification d’une science de la nature humaine fondée sur une « axiomatique du sens commun »."
"Les découvertes de Newton en physique et en
optique avaient sanctionné, contre la méthode cartésienne, la validité d’une
démarche inductive fondée sur l’expérimentation, l’observation et le refus des
hypothèses a priori, et sur l’utilisation des mathématiques comme
instrument de modélisation des phénomènes physiques. Se trouvait ainsi validé
un véritable corpus des règles de la méthode scientifique, qui ouvrait des
perspectives immenses à la recherche, particulièrement aux enquêtes alors si prisées– consacrées à explorer la
nature de l’homme. Selon cette méthode, l’observation des faits ou des
phénomènes devait permettre d’établir des règles générales (temps de l’analyse)
pouvant servir, soit à dégager d’autres règles ou lois de la nature, soit à expliquer
d’autres phénomènes en vue de l’élaboration ultime d’un système explicatif du
monde (temps de la synthèse).
De ce modèle, Ferguson retient essentiellement la validité
de la méthode inductive, fondée sur l’observation des faits et le refus des
hypothèses a priori. À l’histoire naturelle, il reviendra de
rassembler et d’ordonner les faits particuliers (particular facts) selon
leurs propriétés communes. À la science, il appartiendra de dégager les règles
générales (general rules) à partir des faits pour établir les « lois
de la nature », puis d’expliquer les phénomènes en leur appliquant les
règles générales (alors baptisées « principes ») pour bâtir une théorie. La
méthode « résolutive-compositive » sera appliquée successivement à l’histoire
de l’individu et à l’histoire de l’espèce. On déterminera d’abord les qualités
universelles de la nature humaine, c’est-à-dire les caractéristiques qui
unissent, par-delà leur diversité, les individus d’une même espèce. Il faudra
ensuite constituer une connaissance générale des sociétés humaines en exprimant
ce qui leur est commun sous la forme de règles générales susceptibles
d’expliquer leur organisation et leur évolution. Mais au-delà de la méthode, ce
qui intéresse Reid dans l’usage que fait Newton des mathématiques –et ce qui
fait l’intérêt de la théorie de Reid pour Ferguson–, c’est leur axiomatique.
C’est elle qui doit lui permettre de fonder la méthode inductive sur des bases
solides – les principes du sens commun. Pour pouvoir transposer le modèle
(axiomatique) des mathématiques à la science de l’homme, tout comme il a été
transposé avec succès dans les sciences de la nature, il faut que
l’induction repose sur une évidence comparable à l’apodicticité mathématique,
sur une intuition (l’évidence du sens commun) donnée par les principes
nécessaires, innés et originaux sur lesquels elle reposera (les principes du
sens commun)."
"La seule science possible est celle qui se
propose d’explorer le monde compris à l’intérieur des limites du sens commun,
toute tentative pour forcer ces limites étant condamnée au non-sens, de sorte
qu’est exclue toute coupure épistémique entre le domaine du sens commun et
celui de la science. La connaissance des faits, si nécessaire dans la
pratique des arts et la conduite des affaires, doit certes être distinguée de
celle des règles générales établies par la spéculation, mais toutes deux n’en
embrassent pas moins le champ entier du savoir, sans qu’il y ait lieu d’en
rompre l’unité et l’homogénéité. Les « maximes de la raison » ont vocation à
s’appliquer de la même manière à la spéculation et à la vie ordinaire et la
pratique expérimentale de tout professionnel dans son métier n’est pas fondamentalement
différente de celle du savant qui, s’il porte ses vues plus loin, suit la même
démarche. »
[Glose 1 : on mesure le gouffre entre l’épistémologie
réaliste de Ferguson et le constructivisme de Bachelard, qui affirme au
contraire la rupture nette entre opinion commune et activité scientifique]
« De fait, la connaissance des règles générales
n’est nullement l’apanage du savant ou du philosophe car nombre des lois
physiques de l’esprit « et même les plus importantes, sont connues du
vulgaire et se présentent au plus bas degré de la réflexion ». À Hume, qui
marque la coupure épistémique entre les conceptions générales (spéculatives) de
la réflexion philosophique et de la science et les jugements particuliers,
croyances et opinions qui ont cours dans la vie commune, Ferguson oppose donc
la vertu de l’intelligence pratique qui articule avec profit, par le lien de
l’expérience, ces vérités universelles que sont les règles générales de la
conduite et les faits particuliers. Alors que, pour le premier, « la
science n’est pas un sens commun amélioré qui permet d’affiner
l’appréhension des objets ; car si le sens commun décrit, la science
construit », pour Ferguson – comme pour Reid – « la science de la
nature demeure si près de l’entendement ordinaire que nous ne pouvons discerner
où s’arrête celui-ci et où commence la première »."
"Contrairement à Reid et à Ferguson qui
assimilent irrésistibilité et vérité en
s’appuyant sur la garantie divine d’un Être suprême infiniment bon et puissant,
le scepticisme mitigé de Hume soutient que l’irrésistibilité de la
croyance ne signifie pas qu’elle soit justifiée d’un point de vue épistémique."
[Glose 2 : comment ne pas donner raison à Hume ?
Qu’est-ce que l’irrésistibilité d’une croyance, sinon un fait ou un
déterminisme psychologique ? On notera que Nietzsche utilise le même raisonnement pour mettre en doute le principe de non-contradiction.
S’agissant de Hume, on notera que le refus de l’équivalence
entre irrésistibilité de la croyance et vérité a dû jouer dans sa critique du sujet
cartésien. Ce n’est pas parce que l’idée d’un moi substantiel accompagne mes
jugements qu’il a nécessairement un cogito… ça ne prouve qu’une irrésistibilité
de la croyance.
On peut se demander si une telle méthode ne ferme
pas tout simplement la voie à la métaphysique. Car comment la rencontre de
réalités ultimes, de l’Absolu, pourrait-elle être une connaissance, si l’impossibilité
pour la penser de ne pas s’arrêter à un fait premier n’est rien de plus qu’une contrainte
psychologique ? Le fait que je suis forcé de m’en arrêter à l’idée de
X ne prouve-t-il pas seulement une limite physiologique, sans valeur de
vérité ? …
On peut en plus rejeter l’épistémologie de Reid / Ferguson en contestant l’existence de croyances irrésistibles. Ne peut-on pas douter de tout ? L’existence même des fous ne prouve-t-elle pas qu’on peut toujours introduire du doute ou refuser une croyance quelconque ? Le fondationnalisme épistémique semble intenable. Si l’on admet, avec le pragmatisme, qu’une idée vraie est une idée qui opère efficacement, rien ne peut nous assurer qu’une croyance quelconque sera toujours valable.]
"Dès lors que, comme nous l’avons vu, les axiomes
du sens commun n’ont ce statut qu’en raison même de la croyance dont ils sont
investis –qui est un fait premier de la nature humaine– il ne saurait y avoir
contradiction entre la raison, fût-elle spéculative, et le sens commun supposé
constituer le cadre indépassable dans lequel elle opère. Admettre le contraire
serait considérer qu’il est possible, dans le même mouvement, de croire et de
ne pas croire ce que l’on croit."
[Glose 3 : Ici, la gnoséologie du sens commun de Reid
et Ferguson oppose au scepticisme mitigé de Hume une thèse sur la nature des
croyances, qu’on pourrait qualifier de binaire ou de « manichéisme de
la croyance ». Ou bien on croit quelque chose, ou bien on n’y croit pas.
Il semble pourtant que ce manichéisme soit contredit par l’existence des « croivances » (des croyances intermitantes).
Il me semble aussi pertinent d’admettre des degrés
de la croyance, selon la part de doute, d’incertitude épistémique, ou de
probabilités qu’elles comportent. Par exemple, je peux croire qu’il fera beau
cet après-midi, tout en admettant n’y croire que jusqu’à un certain point
-et cette nuance de la croyance pourrait s’observer dans le fait que, d’une
part, je peux planifier une activité cette après-midi fondé sur ma croyance qu’il
fera beau, tout en prévoyant un plan B au cas où il ne fera pas beau.
Ce caractère non-absolu de la croyance ne
concerne pas que les croyances futures. Je peux penser qu’il fera probablement
beau -à cause de telles et telles raisons. Mais je peux aussi bien dire que je
suis probablement fondamentalement la même personne que celle que j’étais hier,
pour telle et telle raison. Autrement dit, on croit quelque chose aussi loin
que et dans la mesure où des raisons qui nous y conduisent.
Le caractère non-manichéen de la croyance -elle admet
des degrés- interroge le statut du principe de non-contradiction. Que faut-il
penser de ce principe ? Si je dis que j’existe très probablement
car X et Y, je dis manifestement autre chose que si je disais à la fois
que j’existe et que je n’existe pas. Le principe de non-contradiction ne
présuppose-t-il pas le manichéisme de la croyance ? Lorsqu’on dit qu’on
ne peut pas affirmer X et non-X simultanément, ne présuppose-t-on pas qu’affirmer
X, c’est l’affirmer de façon absolue, dogmatiquement, sans doute ou
probabilité conditionnant la vérité de cet énoncé ?]
"Lorsque Ferguson écrit, comme nous l’avons vu
dans la toute première citation de l’Essai, que les lois de
l’esprit sont « illustrées par la pratique des hommes », il
n’exprime pas seulement le point de vue de ce qu’on pourrait appeler une
psychologie empirique. Il suggère qu’il n’existe pas d’écart épistémique
entre les pratiques et les lois. Les premières ne sont pas seulement les
manifestations phénoménales des secondes : elles en sont l’expression véritable.
Il existe, autrement dit, une rationalité immanente aux pratiques humaines qui
ouvre directement accès à la connaissance des lois de l’esprit. C’est pourquoi
la connaissance des hommes passe essentiellement par l’observation sans exclusive
de toutes leurs pratiques. Ce qui définit désormais le domaine d’étude de
l’historien, c’est l’ensemble des « affaires humaines » – mœurs, usages,
conventions, coutumes, institutions, arts, techniques, etc. – et non plus
seulement l’événement ou ce qui intéresse les choses de la politique, de la
diplomatie ou de la guerre. Tout ce qui atteste la présence de l’homme ou qui
intéresse son existence collective est éligible au rang de matériau
historique."
"Dès lors que l’esprit est gouverné par des lois,
l’histoire de l’homme peut être regardée comme intelligible : elle devient
déchiffrable, explicable et prédictible, bref rationnelle".
[Glose 4: Il y a un air d'hégélianisme ou de
positivisme comtien dans la démarche de Ferguson, en ce sens que l'esprit se
connaît par la médiation de ses œuvres.
La limite, en termes d’histoire des sciences sociales, est qu’on à affaire à une démarche certes plus historique que la psychologie sensualiste à la Locke ou Condillac, mais qu’elle reste sur le terrain de l’esprit. On pourrait peut-être parler d'une psychologie historique.
Ferguson ne fonde pas ici une sociologie, parce qu’il réduit
le monde social à un produit de l’esprit humain (individuel, uniforme), lequel est toujours l’objet
d’étude ultime. Il ne considère pas les faits sociaux comme un objet d’étude
distinct. Ce réductionnisme est incompatible avec la formation de la sociologie
comme science autonome]
"Armée de la méthode inductive héritée de la philosophie naturelle de Bacon et dotée d’un objet distinct mais non moins naturel que le reste de l’univers, la nouvelle science de l’homme semble en passe de triompher du scepticisme. Il s’avère qu’en réalité, la démarche fergusonienne est prisonnière du même cercle que la philosophie du sens commun de Reid. De même que « le sens commun est à la fois le critère de jugement et la vérité à démontrer », le discours anthropologique censé fonder sa légitimité sur la validité des lois de la nature humaine est à lui-même sa propre instance de validation.
La possibilité d’une histoire rationnelle implique de
faire reposer la physique de l’homme sur le même postulat que
celui qui gouverne la physique de la nature, et qui est au cœur du principe de
causalité, à savoir l’uniformité de la nature humaine. L’énoncé des
lois physiques de l’esprit suppose la fixité des faits relatifs aux facultés de
l’homme. Cette unité de l’esprit, c’est dans l’expérience qu’elle va se
manifester, dans ces exemples qu’il reviendra à l’historien de la nature
humaine de rassembler et de comparer selon des procédés empruntés, là
encore, à la physique de la nature. Le discours anthropologique va ainsi
s’efforcer de prendre en charge la démonstration de cette unité. Sur le plan
théorique, elle est première et fondatrice, les différences entre les types
humains n’étant que des accidents qui trouvent leur origine dans des
déterminants externes –notamment le climat."
"La vérité, loin de se déduire de la réalité
observée, doit émerger de l’application à cette réalité du schème
d’intelligibilité de l’histoire humaine. Ce n’est pas la réalité qui fait la
vérité de l’Essai sur l’histoire de la société civile, ce sont
les lois de l’histoire, discursivement reconstruites, qui donnent à la
réalité son sens et sa vérité. Ce ne sont pas les témoignages qui éclairent
l’histoire, c’est l’histoire qui, chez Ferguson, gouverne
l’interprétation des témoignages."
[Glose 5 : en somme le cercle vicieux est le
suivant : pour découvrir les lois de l’esprit humain, il faut une analyse de
l’histoire mettant en évidence l’unité de la nature humaine. Mais cette unité
de la nature humaine est déjà un préalable nécessaire pour garantir la
possibilité d’une science de l’Homme. Donc, pour prouver que cette connaissance scientifique existe, il faut l’utiliser, comme si la méthode de sa découverte était déjà légitimement fondée…]
« La nature humaine ne pouvait constituer le
fondement d’une connaissance authentique de l’homme. »
[Glose 6 : on ne sera évidemment pas d’accord
avec l’auteur. Il n’y a pas de sciences humaines si on n’admet pas d’abord que
l’Homme existe. C’est valable même de l’histoire ou de l’ethnologie la plus
basique -je dois reconnaître comme un homme, à un certain niveau égal à
moi-même, la personne que je rencontre, pour pouvoir chercher à en acquérir une
connaissance plus spécifique. La connaissance de l’Homme présuppose sa
reconnaissance…Ou pour le dire autrement, la connaissance scientifique de l'Homme présuppose d'en avoir au préalable une connaissance profane, pré-scientifique. Ceci dit contre Bachelard.]
« D’un point de vue épistémologique, la distance
est immense qui sépare l’étude de la nature humaine par les Lumières et
l’anthropologie qui se constituera progressivement comme science au siècle
suivant. Même si l’intérêt pour l’homme jette les bases d’un savoir nouveau, ce
savoir ne dispose, à la fin du XVIIIe siècle, ni des méthodes d’observation
adéquates, ni des instruments opératoires nécessaires à la construction
scientifique de son objet. S’il représente une avancée fondatrice dans la
conquête de l’humanité, le savoir est trop impliqué dans la maîtrise pratique
et intéressée des hommes, et trop mal assuré sur ses bases, pour prétendre
accéder au statut scientifique dans l’espace théorique. D’un point de vue
archéologique, c’est en rupture avec l’histoire naturelle telle que la
pensaient les historiens écossais que se sont construites les sciences
nouvelles. Pour que l’anthropologie –et avec elle l’ensemble des sciences
humaines– devienne possible, il faudra que se forme le projet non plus d’un
regard métaphysique ou spéculatif sur l’homme, mais d’un savoir fondé sur
l’observation raisonnée."
-Patrick Vieu, "L’homme introuvable. Fondements et limites du discours anthropologique chez Adam Ferguson", Archives de philosophie, Tome 78(4), 2015, pp.631-648.
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