L'une des tâches principales qui incombe au philosophe
moral consiste à articuler les convictions de la société dans laquelle il vit,
de manière telle que ces convictions puissent se prêter à l'examen rationnel.
Cette tâche est d'autant plus urgente lorsque se manifeste, au sein d'une même
communauté, une diversité de croyances conflictuelles et incompatibles,
professées soit par des groupes rivaux qui divergent sur des questions clés en
matière de morale, soit par les membres d'un seul et même groupe qui découvrent
en eux-mêmes des allégeances morales concurrentes. Dans chacun de ces cas, le
philosophe moral a pour tâche première de rendre explicite ce qui est en jeu
dans ces différences d'opinions. Je me suis attelé, dans cet exposé, à un
travail de ce genre.
[Glose 1 : On pourrait relativiser cette
affirmation initiale : la clarification des divergences morales à l’œuvre
dans une société pourrait aussi bien être opérer par un journaliste.
Elle pourrait faire l’objet d’analyse quantitative et d’explications causales
par un sociologue, un psychologue social, un historien,
etc.
Le philosophe moral, par ailleurs, n’est pas obligé de questionner les croyances morales de ses contemporains et/ou de la société dans laquelle il vit. Il peut y avoir un sens et un intérêt à discuter les opinions de personnages d’un dialogue de Platon, ou même de personnages de roman. L’orientation de MacIntyre vers l’actualité et la vie interne de la communauté est bien sûr à mettre en relation avec son passé marxiste et sa philosophie politique « communautarienne »]
Qu'il règne, dans notre société, de profonds désaccords au sujet du patriotisme, c'est une évidence. S'il serait erroné de supposer qu'il existe, en tout et pour tout, deux systèmes de croyances qui s'opposent l'un à l'autre, de manière claire et tranchée, il est au moins vraisemblable de penser que la variété des points de vue conflictuels peut être située sur un spectre compris entre deux pôles. A un pôle, nous trouvons l'idée, considérée comme allant de soi par quasiment tout le XIXe siècle et devenue un lieu commun dans la culture littéraire des lecteurs de Mac Guffey, que le « patriotisme » représente une vertu. A l'autre extrémité, nous trouvons l'idée contraire, exprimée parfois avec une clarté brutale dans les années 60, selon laquelle le « patriotisme » s'assimile à un vice. Je mentirais si j'annonçais être en possession des raisons permettant de trancher en faveur de l'une ou l'autre de ces options. Mon espoir est plutôt de parvenir à un éclaircissement des points qui les divisent.
Le premier pas nécessaire, en vue d'une telle
clarification, est l'établissement d'une distinction entre le patriotisme
proprement dit et deux ensembles d'attitudes qui y sont trop facilement
assimilés. Le premier caractérise ceux qui prennent fait et cause pour leur
nation du seul fait que c'est leur nation qui est le champion de quelque grand
idéal moral. Durant la guerre de 14-18, Max Weber affirma qu'il fallait donner
son appui à l'Allemagne parce qu'il s'agissait de la cause de la Kultur,
tandis qu'Émile Durkheim soutenait avec une ardeur égale qu'il convenait de
soutenir la France parce qu'il s'agissait de la cause de la civilisation.
Aujourd'hui encore, on peut entendre des politiciens américains qui déclarent
que les États-Unis méritent notre dévouement, parce qu'ils défendent les
bienfaits de la liberté contre les malfaisances du communisme. Deux éléments
distinguent cette attitude du patriotisme. Tout d'abord, c'est l'idéal, et non
la nation, qui constitue l'objet premier de l’attachement ; ensuite, pour
autant que ce soit bien un idéal de vertu qui motive la fidélité à son pays,
cet idéal devrait fournir à n'importe quelle personne, indépendamment de sa
nationalité ou de sa citoyenneté, le même bon motif de soutenir la cause de ce
pays.
[Glose 2 : Il faut tout de suite remarquer le désaccord entre la délimitation du patriotisme chez MacIntyre et chez Michel Lacroix.
Selon Lacroix : le patriotisme se compose d’une
structure duale :
-un pôle objectif, fait d’éléments tangibles (paysages
naturels, individus physiques, culture d’un peuple, pratiques concrètes…)
-un pôle subjectif (sentiment d’appartenance aux pays,
valeurs, idéaux associés à la patrie).
Pour Lacroix, on peut logiquement dire qu’on est
patriote parce que (entre autres raisons possibles) on aime les valeurs
qu’incarnent notre pays. On aime la France parce que c’est « la fille
aînée de l’Eglise » ou « le pays de la Révolution et des droits de
l’Homme. »
A l’inverse, et c’est loin d’être une divergence de
détails, MacIntyre soutient que l’objet propre de l’amour patriote n’a rien
d’abstrait, d’idéal. Il a donc divergence sur l’objet du sentiment
patriotique.]
Le patriotisme, en revanche, se définit par une espèce
de loyauté à une nation déterminée, que peuvent afficher ceux-là seuls qui
possèdent en propre cette nationalité spécifique. Seuls des Français peuvent
faire montre de patriotisme envers la France alors qu'il est loisible à
quiconque de faire sienne la cause de la civilisation.
[Glose 3 : La définition du patriotisme de
MacIntyre nous semble donc pêcher par « objectivisme »
(suppression de l’élément idéal dans ce qu’est la patrie).
Nous ne nous partageons pas son idée que le patriotisme, qu’on le définisse comme un sentiment ou une allégeance, soit borné à un peuple particulier vis-à-vis de lui-même. Le patriotisme est un amour. On peut aimer un autre pays que celui dont où l’on est née, ou dont on subit la législation étatique. On peut même aimer plusieurs pays. On peut trouver d’innombrables exemples historiques de gens qui sont allés de faire tuer pour un pays qui n’était pas celui de leur naissance et des circonstances ordinaires de leurs vies. Lord Byron était un patriote grec.
La « philie » vis-à-vis d’un pays est donc,
en droit, universalisable.
De plus, quiconque aime le monde en tel que tel aime
tous les pays qui le compose. On peut penser à la figure du sage stoïcien,
cosmopolite.
L’idée que les éléments idéaux et les éléments
tangibles ne peuvent pas être aimés simultanément dans une même entité relève
d’une sorte de dualisme métaphysique sous-jacent (rappelons que ce cours
date de 1984, soit peu de temps après la conversion de MacIntyre au
catholicisme).
MacIntyre nous dit en somme : « si vous
prenez parti pour la France en 1914 parce qu’elle résiste à la barbarie
germanique, vous n’êtes pas un patriote français, mais un défenseur de la
civilisation en général. » Il pose une séparation exclusive entre un idéal
abstrait (la civilisation) et une soi-disant pure objectivité (la
France).
On voit bien que la thèse selon on ne peut être
patriote que de son propre pays découle de la thèse suivant laquelle
le patriotisme ne porte que sur des éléments tangibles, objectivables
(des routes, des cours d’eau, des modes culinaires…).
Comme nous donnons raison à Lacroix plutôt qu’à
MacIntyre, nous sommes logiquement en désaccord avec chacune de ses thèses. On
peut aimer la France pour les éléments de civilisation qu’elle comporte.
Les aspects purement objectifs d’une nation ne sont pas moins des abstractions
que ses valeurs ou idéaux. Notre-Dame de Paris en tant que haut-lieu du
patrimoine français n’est pas une réalité purement physique (un
assemblage de bois et de pierre). Aimer ce bâtiment en tant que haut-lieu
français est un amour portant sur une réalité tout aussi métaphysiquement
mixte (concrète au sens hégélien) qu’aimer la culture
française parce qu’elle est plus civilisée que telle autre.
(Et la France de 1914 était évidemment plus civilisée que l’Allemagne, puisqu’elle n’agressait pas son voisin, en violant la neutralité de l’Etat belge et en commettant des crimes de guerre contre des civils…).
Par conséquent, on peut être un russe anarchiste comme
Kropotkine, et être un patriote français.
« Si la France était envahie par les Allemands, je regretterais une
chose : c’est qu’avec mes soixante ans passés, je n’aurais probablement
pas la force de prendre le fusil pour la défendre… Non pas comme soldat de la
bourgeoisie, bien entendu, mais comme soldats de la Révolution […] Un nouvel
écrasement de la France serait un malheur pour la civilisation. »
(Pierre Kropotkine, Les Temps nouveaux, 4 novembre 1905).
Les idéaux et les valeurs
n’existent pas dans un autre monde ; ils sont réalisés dans ce monde-ci.
Les valeurs existent dans des entités physiques, tangibles -milieux naturels,
œuvres d’arts ou personnes humaines- mais ils ne se confondent pas avec les
aspects de ces entités que décrivent les sciences naturelles. En considérant que l'amour ne peut pas prendre pour objet les deux à la fois, MacIntyre verse
dans un crypto-platonisme.
Défendre la France est tant que pays plus conforme à
un idéal est une attitude concrète qui dépasse la prétendue alternative :
« aimer un pays » ou « aimer un idéal ». C’est en
réalité envisager une patrie dénuée de valeurs, d’éléments symboliques, etc.
qui est une vue de l’esprit. L’ « objectivisme » est une
amputation de la réalité concrète, qui est plus riche que ce qu’il voit.
Le patriotisme tel que le conçoit MacIntyre est un patriotisme tronqué, un pseudo-patriotisme, dont Michel Lacroix a bien montré qu’il était à la racine de la droite nationaliste. On peut le qualifier d'idolâtrie du particularisme culturel, de même que nous avons décelé dans le libéralisme une idolâtrie du consentement]
En rester là conduirait trop facilement à manquer la
seconde distinction, tout aussi importante. Le patriotisme ne doit pas
davantage être assimilé à une fidélité béatement accordée à sa nation et qui ne
prêterait pas la moindre attention aux caractéristiques propres de celle-ci. Le
patriotisme se définit généralement et spécifiquement par une attention particulière
portée non seulement à sa propre nation, mais également aux caractéristiques,
mérites et exploits de sa propre nation. Ces derniers sont, bien entendu,
considérés comme des mérites et des exploits, et c'est ce caractère de mérite
et d'exploit qui fournit le support des attitudes patriotiques. Mais le
patriote n'évaluera pas de la même manière des mérites et des exploits
parfaitement similaires lorsqu'ils sont le fait d'une nation autre que la
sienne. Il les caractérisera, en effet - en tout cas dans son rôle de patriote
-, non comme de simples mérites et exploits, mais, d'emblée, comme les mérites
et les exploits de cette nation-là. »
« Dire cela permet d'attirer l'attention sur le
fait que, pour autant qu'il soit une vertu, le patriotisme appartient à la
classe des vertus de loyauté, classe dans laquelle on trouve également la
fidélité conjugale, l'amour de sa famille ou de ses parents, l'amitié et le
dévouement vis-à-vis d'institutions telles que des écoles, des clubs de
cricket, ou de base-ball. Toutes ces attitudes manifestent une sollicitude
active envers des personnes, des institutions ou des groupes déterminés, une attitude
fondée sur une relation historique particulière d'association entre la personne
qui manifeste cette attitude et la personne, l'institution ou le groupe en
question. »
[Glose 4 : D’aucun pourrait considérer
qu’accepter cette caractérisation du patriotisme implique de renoncer à ce que
nous avons dit sur le fait qu’on peut parfois aimer plusieurs pays. Mais en
réalité, il n’en est rien. Si « association » est un synonyme de
socialisation, de vie commune, alors il est évident qu’un individu peut
avoir vécu dans plusieurs pays et être positivement marqué et attaché à
eux. Et si l’on prenait prétexte de l’impossibilité de se lier pratiquement à
tous les pays du monde pour dire qu’on ne peut pas être patriote du monde
entier, alors il faudrait noter analogiquement qu’il est impossible
aussi de créer des liens concrets avec l’ensemble des lieux et des
personnes qui composent à peu près tous les pays imaginables -à l’exception
peut-être d’une petite île où l’on vivrait toute sa vie…
L’amour patriotique, donc, n’implique évidemment pas
de tout connaître de l’objet aimé.
Il s’ensuit qu’on peut aussi bien aimer le monde
entier sans le connaître intégralement. Cette dimension de l’amour n’est pas
prise en compte par MacIntyre, et elle me semble ruiner l’exclusivisme qu’il
associe manifestement à l’attitude patriotique.]
« Souvent, mais pas toujours, la sollicitude
se trouvera associée à un sentiment de gratitude, suscité par les
bienfaits que les individus estiment avoir reçus de la personne, de
l'institution ou du groupe auxquels ils manifestent leur attachement. Mais ce
serait encore une erreur de concevoir le patriotisme, ou l'une des attitudes
apparentées à ce modèle de loyauté, comme étant essentiellement et d'abord
motivé par la gratitude. Il existe, en effet, beaucoup de personnes,
d'institutions ou de groupes auxquels chacun d'entre nous a de bonnes raisons
de se sentir redevable, et qui ne suscitent pas le développement de ce type de
loyauté. Le patriotisme, et les attitudes analogues, n'est pas simplement lié
à la gratitude mais à une forme bien spécifique de gratitude. Et ceux qui
considèrent le patriotisme et les loyautés de ce type comme des vertus se
sentent poussés à croire que ce qu'ils doivent à leur nation, ou à quelqu'un
ou quelque autre entité, n'est pas simplement une gratitude pour des bienfaits
reçus, basée sur une relation de réciprocité des bénéfices.
S'il est vrai qu'en tant que patriote on peut aimer
son pays, qu'en tant qu'époux ou épouse on peut se manifester une fidélité
conjugale, et s'il est vrai qu'on peut mentionner, au nombre des raisons
justifiant cela, les mérites de son pays ou de son conjoint et la
reconnaissance éprouvée à leur égard pour des bienfaits reçus, il ne peut
jamais s'agir là que de justifications partielles. Car ce qui est valorisé
l'est, précisément, en tant que se rapportant à mon pays ou à mon conjoint ou
en tant que bienfait reçu par moi de mon pays ou de mon conjoint. Cette
particularité de la relation est essentielle et incontournable et, en
l'identifiant en tant que telle, nous venons de spécifier un problème majeur.
Quel est le lien entre le patriotisme comme tel, l'égard porté à une nation
déterminée, et l'égard que le patriote accorde aux mérites et aux exploits de
sa nation et aux avantages qu'il en a reçus ? Il faudra différer la réponse à
cette question, car il s'avère qu'elle dépend de la réponse à une autre question,
apparemment plus fondamentale encore. Elle peut s'énoncer sous la forme d'une
thèse : si le patriotisme correspond à la description que j'en ai donnée,
alors, le « patriotisme » non seulement ne peut pas désigner une vertu mais
doit désigner un vice, et cela, parce que le patriotisme ainsi compris est
incompatible avec la morale. »
« II.
Ce que présuppose cette thèse, c'est une conception de
la morale qui a joui d'un grand crédit dans notre culture. Selon cette conception,
juger d'un point de vue moral, c'est juger de manière impersonnelle. C'est
juger comme jugerait n'importe quel individu rationnel, indépendamment de ses
intérêts particuliers, de ses sentiments et de sa position sociale. Et agir
moralement, c'est agir conformément à de tels jugements impersonnels. Ainsi,
penser et agir moralement exige de l'agent moral qu'il s'abstraie de toute
particularité sociale et de toute partialité. Le conflit potentiel entre la
morale, ainsi comprise, et le patriotisme saute aux yeux. Le patriotisme
m'oblige à manifester un attachement particulier à ma nation et vous incite à
faire de même à l'égard de la vôtre. Cela transforme des faits aussi
contingents que mon lieu de naissance, le gouvernement en place à cette époque,
l'identité de mes parents, l'identité de mes arrière-arrière-grandsparents et
ainsi de suite en éléments déterminants pour décider ce qu'est, pour moi, une
action vertueuse -tout au moins tant que c'est le caractère vertueux du
patriotisme qui est en question. Cette prise en compte d'éléments contingents
fait apparaître le point de vue moral et le point de vue patriotique comme
systématiquement incompatibles.
Même si cette incompatibilité est indéniable, on
pourrait soutenir que les deux points de vue n'ont pas à être posés comme
nécessairement antagonistes. La portée du patriotisme, et de toutes les autres
loyautés analogues, peut être restreinte, de manière à ce qu'elle trouve
toujours à s'exercer dans les limites imposées par la moralité. Dans ce cas, le
patriotisme ne serait rien de plus qu'un attachement, parfaitement convenable,
pour sa propre nation, mais qui ne peut jamais autoriser la violation des bornes
qui sont fixées par le point de vue de la morale impersonnelle. Cette version
du patriotisme est prônée par certains moralistes libéraux qui s'indignent
souvent quand leurs critiques laissent entendre qu'ils ne sont pas patriotes.
Aux yeux de ces critiques toutefois, un patriotisme pareillement limité dans
sa portée apparaît comme un patriotisme émasculé qui révèle sa faiblesse lorsque,
forcé par certaines des plus importantes situations de la vie sociale réelle,
il entre en conflit avec le point de vue d'une moralité impersonnelle
authentique ou bien se condamne, dans les faits, à n'être plus qu'un jeu de
slogans vides. Ces circonstances sont au moins de deux types.
Le premier type résulte de la rareté des ressources
vitales. Historiquement, il s'est souvent agi de la rareté des terres adaptées
à la culture et à l'élevage, et peut-être, de nos jours, peut-on parler de la
rareté des combustibles fossiles. Dans ce cas, la survie et la croissance d'une
communauté peuvent exiger, au nombre de leurs conditions matérielles de
réalisation, l'usage exclusif des ressources, ou d'une partie des ressources,
indispensables à la survie et à la croissance interne d'une autre communauté.
Quand pareil conflit survient, le point de vue de la morale impersonnelle
ordonne une répartition des biens, telle que chaque personne individuelle
compte pour une et seulement pour une. Par contre, le point de vue patriotique
ordonne que je privilégie au maximum les intérêts de ma communauté, et
qu'autrui privilégie les intérêts de la sienne. Et, assurément, quand la survie
d'une des deux communautés est en jeu, et parfois même simplement lorsque de
gros intérêts sont en jeu, le patriotisme implique la volonté de mener une
guerre livrée au nom de sa propre communauté. »
[Glose 5 : Il est clair que le patriotisme ne
peut devenir un motif de guerre légitime et inévitable que s’il existe une
situation « tragique » de pénurie de ressources vitales entre deux
groupes humains. On peut toutefois noter que MacIntyre tient pour acquis, non
seulement qu’une telle situation est possible, mais que la guerre consisterait
une réponse rationnelle à cette situation.
Or, ce présupposé belliciste peut être mis en
question. La guerre amène avec certitude des morts au sein de l’Etat, ce qui
était pourtant le problème qu’elle était censé éviter (dans le cas d’une guerre
pour une ressource immédiatement vitale) ! De plus, la guerre, surtout
dans le monde moderne, est occasion de destructions matériels qui peuvent, à la
limite, détruire les ressources qu’il s’agissait d’accaparer. Enfin, la guerre
a un coût économique. On pourrait dès lors se demander si, même en cas de famine,
il ne serait pas plus rationnel pour un pays A de continuer à commercer
pacifiquement avec son voisin B, au lieu de lui faire la guerre pour accaparer
ses récoltes. Ne serait-ce pas de mauvaise politique ? Les échanges
pacifiques ne conduiraient-ils pas somme toute à une situation économique de
long terme plus favorable à la vie du peuple que du pillage agricole à court
terme ? Etc.
On peut donc douter que, même dans une « situation
tragique » relativement improbable, la guerre soit une réponse rationnelle
à la pénurie. En réalité, les périls existentiels sont
rares dans l’histoire d’un peuple ; les brandir sert ordinairement à
exagérer des problèmes réels ou imaginaires, afin de parvenir à des buts
politiques déshonorables.
Le patriotisme peut bien m’amener à privilégier l’intérêt de mon pays ; il ne s’ensuit pas que la guerre soit dans nos intérêts. Et à vrai dire, il est logiquement contradictoire que le bien du pays puisse exiger de violer la Justice, comme je l’ai montré ici, au paragraphe V.]
« Le second type de circonstances génératrices de
conflit naît des divergences qui surgissent entre deux communautés au sujet de
la « bonne » manière de vivre. La compétition pour l'appropriation de biens
rares n'est donc pas le seul motif qui peut conduire à une situation où le
point de vue moral libéral et le point de vue patriotique se trouveront en
total désaccord : l'incompatibilité peut s'exprimer également au travers de
conflits de croyances. La gestion de la pax romana obligea de temps en
temps l'imperium romain à poser ses frontières aux endroits où elles
pouvaient être le plus facilement protégées de sorte que la charge de
l'entretien des légions pût se concilier avec la mise en œuvre de la loi
romaine. Plus tard, l'empire britannique ne procédera pas autrement. Mais cela
impliquait la violation du territoire et de l'indépendance des peuples
barbares frontaliers. Beaucoup de ces peuples -les Gaéliques écossais, les
Indiens iroquois, les Bédouins- voyaient dans les raids qu'ils pratiquaient sur
les territoires de leurs ennemis traditionnels, vivant aux limites de tels
empires, un constituant essentiel de la vie bonne. Alors que les colonies
urbaines ou les communautés agraires, qui fournissaient à ces peuples la cible
de leurs attaques, tenaient leur assujettissement et leur reconversion dans des
activités pacifiques comme une de leurs responsabilités essentielles. Et dans
ce contexte, à nouveau, le point de vue de la morale impersonnelle et celui du
patriotisme ne peuvent être conciliés.
Le point de vue de la morale impersonnelle, dans la
compréhension qu'en ont les philosophes modernes, partisans du libéralisme,
exige la neutralité non seulement à l'égard intérêts rivaux et concurrents,
mais aussi à l'égard des ensembles, rivaux et concurrents, de croyances au
sujet de la meilleure manière de vivre pour les êtres humains. Tout individu
doit être laissé libre de poursuivre à sa manière le mode de vie qu'il s'est
choisi parce qu'il l'a jugé meilleur que d'autres ; à l'inverse, la morale s'impose
à tous sans exception, du seul fait qu'elle se compose de règles auxquelles
tout individu rationnel consentirait, indépendamment de ses intérêts et de son
opinion sur la meilleure manière humaine de vivre. Dans le cadre des conflits
qui divisent des nations ou des communautés au sujet des modes de vie, le point
de vue moral sera, une fois encore, celui de l'arbitre neutre, rendant la
justice selon un mode qui donne un poids égal aux besoins, désirs, croyances
propres à chaque individu à propos du bien et du mal, tandis que le patriote
sera, à nouveau, suspecté de partialité. »
[Glose 6 : MacIntyre soutient qu’il y a
contradiction entre patriotisme et morale impersonnelle. A ce stade de
l’exposé, on peut quand même se demander si cela est nécessaire. On ne peut pas
le savoir en en restant à quelque chose d’aussi général que « la morale
impersonnelle », sans être aux prises avec les prescriptions plus nettes
d’une doctrine morale particulière. Car, comment savoir si un être rationnel
sera engagé à des règles lui interdisant de mener une vie de pillard
nomade ? Si la razzia ne viole aucune règle qu’un hypothétique
sujet moral impersonnel serait engagé à suivre, alors il n’y a pas de
contradiction nécessaire entre moralité impersonnelle et amour
patriotique d’une société de pillards nomades…Appelons cette possibilité
théorique la position du guerrier mongol semi-kantien. Le guerrier
mongol semi-kantien peut à la fois aimer sa tribu et suivre des
règles morales en adoptant un point de vue impersonnel, du genre « je ne
dois pas refuser d’offrir une sépulture à un ennemi valeureux, qu’il soit de ma
tribu ou étranger ».]
En faisant la présentation du point de vue de la
morale libérale impersonnelle, j'ai en même temps décrit une doctrine dont se
réclament les actions politiques et les déclarations d'un grand nombre d'individus
dans notre société. La vérité de ce point de vue est également formulée et
défendue explicitement par la plupart des philosophes moraux modernes. Au
niveau de la philosophie morale, elle a un certain nombre de versions
distinctes, certaines avec une saveur kantienne, ou utilitariste, ou
contractualiste. Je n'entends pas suggérer que les désaccords entre ces écoles
sont sans importance. Cependant, on retrouve, dans ces diverses postures
philosophiques, les cinq traits dominants que j'ai attribués à ce point de vue.
Rappelons-les.
Premièrement, la morale est composée de règles
auxquelles souscrirait, sous certaines conditions idéales, tout individu
rationnel. Deuxièmement, la morale n'étant l'expression d'aucun intérêt
particulier, ces règles sont neutres et s'imposent de manière contraignante aux
parties rivales. Troisièmement, ces règles sont également neutres par rapport
aux ensembles de croyances en compétition au sujet de ce qu'est, pour des êtres
humains, la meilleure manière de vivre. Quatrièmement, les unités qui sont
concernées par la morale tout comme les agents moraux sont les être humains
individuels et dans les évaluations morales, chacun de ces individus compte
pour un et personne ne compte pour plus qu'un. Cinquièmement, le jugement que
forme l'être moral, à partir de l'allégeance qu'il témoigne aux règles, est
identique chez tous les êtres moraux sans exception et donc affranchi de toute
particularité sociale. Ce que la morale fournit, ce sont des critères d'après
lesquels toutes les structures sociales concrètes peuvent être jugées, d'un
point de vue qui leur est, à toutes, indépendant. L'allégeance à la morale,
ainsi entendue, n'est pas seulement incompatible avec un patriotisme considéré
comme une vertu, mais exige bel et bien que tout patriotisme - au moins dans
ses versions substantielles soit traité comme un vice.
Mais s'agit-il de la seule façon d'envisager la morale ? Un regard sur le passé nous apprend que non. Cette conception de la morale a envahi la culture occidentale post-Renaissante en un point précis de son histoire comme le corollaire moral du libéralisme politique et de l'individualisme social. Les accents polémiques qui l'ont entourée, dès son émergence, reflètent les conflits dont elle est issue et présupposent les alternatives morales contre lesquelles elle s'est élevée, et qu'elle a supplantées. Tournons-nous donc à présent vers l'étude de l'une de ces versions morales alternatives, dont l'intérêt spécifique tient à la place qu'elle assigne au patriotisme. »
« III.
Selon la conception libérale de la morale, où et de
qui j'apprends les principes et les préceptes moraux, cela ne joue - et ne peut
jouer aucun rôle dans la détermination du contenu de la morale et de la nature
du lien qui m'unit à elle, de même que où et de qui j'ai appris les principes
et les préceptes des mathématiques ne joue aucun rôle dans la détermination de
leur contenu ou de mon attitude par rapport aux vérités mathématiques. Par
contraste, dans la conception morale alternative que je me propose d'esquisser,
les questions du où et du de qui j'apprends ma morale deviennent essentielles à
la détermination tant du contenu que de la nature du lien moral. »
[Glose 7 : On ne voit pas bien en quoi l’idée que
l’acquisition de la morale peut se faire indépendamment de l’inscription dans
une communauté politique spécifique serait le moins du monde liée ou
susceptible d’être restreinte à une philosophie politique libérale.
Pour Platon -dont l’idéal politique relève d’une extrême-droite aristocratique et autoritaire- la morale s’acquiert par la
contemplation de l’idée du Bien, et cela n’exige en rien d’être un Athénien
plutôt qu’un Perse. Pour Aristote, on devient vertueux en imitant l’homme
vertueux ; il n'a pas dit : on devient vertueux en imitant un homme
vertueux dans la sphère borné de nos compatriotes...]
Pour cette doctrine, il importe énormément que la
morale de chacun soit apprise de, dans et au travers du style de vie adopté
par une communauté particulière. Bien sûr, les règles morales, élaborées au
sein d'une communauté historique particulière, ressembleront souvent ou même,
parfois, seront identiques aux règles auxquelles un respect est dû dans
d'autres communautés, spécialement dans des communautés qui ont partagé une
même histoire ou qui se réfèrent aux mêmes textes sacrés. Mais, de façon
caractéristique, il subsistera toujours quelques traits distinctifs qui se
détacheront sur le fond du jeu de règles saisi globalement, traits qui
résultent souvent d'une réponse que les membres de cette communauté
particulière ont apportée, par le passé, à certains événements ou succession
d'événements, comportant des cas problématiques, dont la résolution entraîna la
mise en question, la reformulation ou la compréhension, en des termes nouveaux,
d'une ou de plusieurs règles. De plus, la manière dont les règles morales sont
enseignées et comprises est étroitement liée à des dispositifs institutionnels
spécifiques. Les morales de différentes sociétés peuvent se rejoindre dans le
précepte qui prescrit à l'enfant d'honorer ses parents, mais ce que signifie « honorer
», ce qu'est un « père », ce qu'est une « mère » sera soumis à de grandes
variations dans les divers ordres sociaux considérés. Il en résulte que ce
que je prends comme guide de mes actions et comme critère de leur évaluation
n'est jamais la morale comme telle, mais toujours une morale singulière propre
à un ordre social singulier.
[Glose 8 : On retrouve ici, à un autre niveau
-non plus la structure du patriotisme mais la nature de la loi morale- le même
genre de fausse alternative et de réduction au particulier qu’on a déjà
croisé chez MacIntyre. Faut-il y voir une conséquence d’une solide tradition nominaliste
dans la philosophie de langue anglaise ? L’auteur nous dit ici que nous ne
visons jamais la moralité en général, mais toujours les normes d’une société
particulière.
Il est évident que les normes et autres lois d’une
société donnée sont toujours relatives et historiques (dans le cas des lois,
c’est le droit positif). Mais ce que l’auteur évacue de manière remarquable,
c’est le fait qu’à travers ces lois particulières est ou peut être
suivi un droit naturel, c’est-à-dire des règles inscrites dans la nature des
choses, la nature humaine, et donc de l’universel. La doctrine
morale de MacIntyre se fait particularisme exclusif, dans un style historiciste
qui fait penser au conservatisme d’Edmund Burke -et qui peut avoir des liens
avec le rejet du réalisme moral de son maître Wittgenstein et aussi du marxisme.
Inversement, sa position s’oppose à un conservatisme
fondé sur une philosophie du droit naturel, comme chez Platon et Aristote par
exemple. Ce choix philosophique est d’autant plus étonnant que, à cette date,
MacIntyre était catholique.]
A cela, les actuels zélateurs de la morale moderne
libérale peuvent rétorquer : sans doute, c'est par le biais des règles,
apprises dans une société déterminée, qu'une première compréhension de la loi
morale est atteinte. Mais, ce qui autorise ces règles, mises en forme par
des institutions sociales situées, à être admises comme règles morales, c'est
le fait qu'elles ne représentent rien d'autre que des applications particulières
de règles générales et universelles. Et les individus n'accèdent à une
morale véritable que parce que et dans la mesure où ils dépassent le niveau de
ces applications socialement limitées des règles universelles et générales, en
direction des règles morales universelles et générales comprises comme telles.
Apprendre à se considérer soi-même comme un agent moral, c'est apprendre à se
dégager des particularismes sociaux et à adopter un point de vue indépendant
de toute configuration d'institutions sociales déterminées. Et le fait que tout
le monde, ou presque, doive faire cet apprentissage, en partant d'un point de
vue profondément infecté par le particularisme social et la partialité, ne nous
force en rien à rechercher une version morale alternative. Mais cette
réfutation appelle trois remarques.
D'abord, la question ne se réduit pas au mode
d'acquisition sociale des règles morales. Corrélativement, il y a aussi le fait
que les biens en référence et à l'égard desquels toute configuration de règles
doit se justifier vont être, eux aussi, des biens particuliers et socialement
situés. Ce qui fonde ces biens et ce qu'ils procurent, c'est la jouissance d'un
type particulier de vie sociale, vécue au travers d'un ensemble de relations
sociales. Ce dont je jouis est le bien propre de ce monde social particulier,
que j'habite, et j'en jouis en tant que tel. Je pourrais, certes, bénéficier et
jouir pareillement de formes similaires de vie sociale, présentes dans
d'autres communautés ; mais cette vérité hypothétique ne diminue en rien
l'importance de l'assertion selon laquelle mes biens sont, dans les faits,
trouvés ici, parmi ces gens-là, dans ces relations précises. Les biens
ne sont jamais rencontrés que sur un mode situé. Dès lors, l'affirmation
générale et abstraite, selon laquelle telles ou telles règles se justifient par
leur propension et leur capacité à fournir tels ou tels biens est vraie si, et
seulement si, les configurations de règles X, Y ou Z, incarnées par les
pratiques des communautés X, Y ou Z, sont productives et constitutives des
biens X, Y ou Z, prisés en des temps et en des lieux précis, par des individus
déterminables.
Il s'ensuit que je trouve la justification de ma
fidélité aux règles morales, au sein de ma communauté particulière ; coupé de
la vie de cette communauté, je n'aurais aucune raison d'être moral. »
[Gloses 9 : La conclusion est parfaitement
intenable. D’abord parce que la prémisse suivant laquelle les biens que nous
visons par la médiation du suivi des devoirs moraux sont toujours des biens
« particuliers et socialement situés » est douteuse. N’y-a-il
pas, par exemple, un bien de l’humanité ? Comment MacIntyre, un
catholique, pourrait-il le nier ?
L’auteur semble avoir du mal à reconnaître l’existence
des réalités générales, de l’universel…Plus qu’un dualisme métaphysique
sous-jacent à sa pensée, on soupçonne un nominalisme.
Mais ensuite, et même s’il était vrai que tout bien est particulier et situé, il ne s’ensuit pas que « coupé de la vie de [ma] communauté, je n’aurais aucune raison d’être moral ». Il est évident que des biens particuliers sont toujours en jeu même si d’aventure je me trouvais dans une société étrangère. Je serais intéressé d’y préserver ma vie, ma pudeur, ma réputation, etc. Je serais toujours contraint moralement par des exigences universelles liée à l’existence d’autrui. Sans oublier les exigences morales que j’ai vis-à-vis de moi-même -et que MacIntyre semble aussi ignorer, ce qui est encore plus bizarre compte tenu de sa polémique contre l’individualisme moral et le libéralisme.]
« Mais ce n'est pas tout. L'obéissance aux règles
morales n'est pas, en général, une sinécure pour l'espèce humaine. Si elle
l'était, notre besoin de moralité ne serait pas ce qu'il est. C'est parce que
nous sommes constamment susceptibles d'être aveuglés par le désir immédiat,
d'être distraits de nos responsabilités, de nous laisser aller à des écarts de
conduite, et parce qu'il peut arriver, même au meilleur d'entre nous, de
rencontrer des tentations tout à fait inhabituelles, qu'il importe à la morale
que je ne puisse être un agent moral que parce que nous sommes des agents
moraux, que j'aie besoin de ceux qui m'entourent pour me redonner des forces
morales et pour m'assister en cas de défaillance. D'une manière générale, ce
n'est qu'au sein d'une communauté que les individus deviennent capables de
moralité et sont soutenus dans leur moralité. Les individus se constituent
comme des agents moraux aussi bien sous l'effet du regard que d'autres portent
sur eux, sur ce qu'ils doivent et ce qui leur est dû, que sous l'effet du
regard qu'ils portent sur eux-mêmes. En attendant beaucoup de moi, en matière
de morale, les autres membres de ma communauté me témoignent une forme de
respect qui n'est en rien dictée par une promesse de bénéfice »
[Glose 10 : C’est la deuxième fois dans sa
conférence que MacIntyre oppose -d’une façon que Kant, pourtant, n’aurait pas
rejetté…- moralité et intérêt. On n’est pas moral par intérêt, nous dit-il.
Mais pourquoi ? On est donc moral contre son propre bien ?? Mais
alors pourquoi serait-il raisonnable d’être moral ?? …
L’auteur ne donne pas d’argument pour prouver
que l’exigence morale que je peux avoir vis-à-vis d’autrui n’aurait rien à voir
avec les bénéfices que je retire d’une vie commune avec des êtres moraux plutôt
qu’immoraux… Au contraire, ce sont précisément ces bénéfices qui sont motivant
à exiger le respect de la moralité ; ils sont même assez grands pour me
motiver moi-même à essayer d’être moral, afin d’avoir part à ces avantages.]
« Et ceux de qui on n'attend peu ou rien, en
matière de morale, sont traités avec un manque de respect qui, s'il s'exprime
trop souvent, s'avérera préjudiciable à leurs capacités morales. Bien entendu,
l'héroïsme moral solitaire est parfois exigé et parfois atteint. Mais il ne
faut pas faire d'une exception la règle. Et une fois admis que l'aptitude
morale et l'action morale ne peuvent naître et exister qu'au travers de liens
sociaux institutionnels situés, propres à des groupes sociaux déterminés, il
devient difficile de compter pour rien, comme le font les partisans du
libéralisme moral, l'allégeance à une société et à une morale. »
[Glose 11 : Le problème ici est que MacIntyre,
s’il a raison de dire que l’aptitude morale est favorisée par des « liens
sociaux institutionnels situés » ne prouve pas qu’elles seraient mieux
ou exclusivement renforcée par une société particulière. On peut juger vraisemblable
qu’on est plus moral au milieu de ses concitoyens qu’au milieu d’étrangers -et
par conséquent admettre qu’une certaine préférence envers nos compatriotes se
justifient en cela qu’ils sont la condition de possibilité de notre progrès moral.
Mais encore une fois, l’auteur ne donne pas vraiment d’argument pour
prouver que la vie sociale au sein de la patrie nous rend plus moral
qu’ailleurs.
On peut d’ailleurs soupçonner des configurations
historiques où cela ne serait pas le cas, tout simplement parce que le niveau
moyen de moralité parmi nos compatriotes serait moins élevé que dans
une société voisine. On peut présumer qu’il était moins difficile d’être moral
dans une société démocratique comme la France de l’entre-deux-guerres que dans
une société totalitaire ravagée par la corruption et l’arbitraire du pouvoir
qu’était, par exemple, l’URSS stalinienne. Si tel est bien le cas, une
personne soucieuse de préserver ses aptitudes morales aurait été raisonnable en
fuyant son pays et, pourquoi pas, en développant un patriotisme vis-à-vis
de la France -ce qu’on du reste fait un certain nombre d’immigrés russes…]
De cela se dégagent clairement les trois conditions
requises pour faire du patriotisme une vertu. Si, en premier lieu, il est exact
que je ne peux appréhender les règles morales que par le biais de communautés
situées qui en incarnent une version, si, ensuite, il est exact que la
justification de la règle morale doive faire référence à des biens attachés à
la vie de communautés déterminées, si, enfin, il est exact que je nais à la vie
morale et m'y maintiens uniquement par l'effet des divers soutiens moraux
prodigués par ma communauté, alors il est clair que, sans cette communauté, je
suis peu susceptible de m'épanouir en tant qu'être moral. Si tel est
effectivement le cas, alors, l'allégeance à ma communauté, et aux obligations
qu'elle m'impose -pouvant aller jusqu'au sacrifice de mon existence pour sa
survie-, ne pourrait pas être significativement opposée, ou mise en
compétition, avec ce qu'une morale objective exigerait de moi. Séparé de ma
communauté, je serais enclin à perdre ma maîtrise sur les véritables critères
du jugement. L'attachement à ma communauté, à la hiérarchie d'une structure
de parenté définie, d'une communauté locale particulière et d'une communauté
naturelle déterminée est, de ce point de vue, un prérequis à toute morale.
Ainsi, le patriotisme et toutes les loyautés analogues ne sont plus seulement
des vertus, mais passent au rang de vertus fondamentales. Tout cela dépend
évidemment, en dernier ressort, de la vérité ou de la fausseté des trois
conditions avancées ci-dessus.
Et l'argumentation ne nous permet pas jusqu'ici de
rendre un verdict sur cette vérité ou cette fausseté.
[Glose 12 : Nous avons quant à nous dit pourquoi,
une fois éliminé la gratitude ou l’espérance de bénéfices nouveaux, il ne nous
nous apparaît nullement pourquoi le patriotisme serait un comportement
vertueux, et pas suite raisonnable.]
Quelques progrès ont néanmoins été réalisés, non
seulement parce que les termes du débat ont été clarifiés, mais aussi parce
qu'il apparaît que cette discussion ne peut être réduite à un simple désaccord
entre deux conceptions rivales de la morale, comme s'il existait quelque part,
dans le monde social, un objet indépendant, qui attendrait d'être décrit,
d'une manière plus ou moins satisfaisante, par les points de vue concurrents.
Nous sommes bel et bien en présence de deux morales rivales et incompatibles,
chacune d'entre elles étant considérée, par ses partisans, comme la morale en
soi ; chacune des deux versions exigeant de nous une allégeance exclusive.
Comment évaluer semblables prétentions ?
Une manière de procéder consiste à faire appel à
Aristote. Puisque nous n'avons à portée de main ni une réserve de principes
premiers clairs et établis, ni un quelconque recours épistémologique qui nous
fournirait un critère neutre et indépendant pour départager les prétentions
concurrentes, nous serons bien avisés de recourir à une méthode dialectique.
Et une telle stratégie montre sa fécondité lorsqu'elle parvient à concentrer
l'attention sur les critiques qu'émettent, symétriquement, les adeptes d'un parti
à l'égard de leurs détracteurs, en les accusant d'exclure du débat des éléments
qu'ils considèrent, eux, comme d'une importance fondamentale. Au moins cette
démarche nous livrera-t-elle une première indication sur les éléments dont les
deux écoles reconnaissent l'importance mais dont l'interprétation controversée
permet de penser qu'elle s'appuie sur un socle de croyances partagées. Quel est
l'espace où surgissent de telles questions ? »
« IV.
Un tel espace peut être circonscrit par une objection
que les partisans du patriotisme peuvent raisonnablement, du moins à première
vue, élever contre leurs adversaires. La justification rationnelle des règles
et des préceptes moraux, que font valoir ceux qui considèrent le patriotisme
comme une vertu, présente, en effet, une structure claire et rationnellement
défendable. Pour eux, les règles morales se justifient si, et seulement si,
elles sont productives et partiellement constitutives d'une forme de vie
sociale partagée et dispensatrice de bienfaits directement appréciés par les
membres des communautés qui cultivent cette forme de vie sociale. Donc, c'est
en tant que tel membre de telle ou telle communauté que je puis juger les
raisons qu'à la morale d'exiger ceci ou cela de moi, dans chacun des rôles
sociaux que j'assume. »
[Glose 13 : tout cela respire le traditionalisme,
mais quid des cas, très réels et très historiques, où les normes d’une
société particulière interdisent ou dissuadent d’exercer son jugement sur la
qualité ou même seulement l’existence de raisons sous-tendants lesdits
normes ? Quid d’une société traditionnelle où « on ne pose pas de
question au chef de la tribu, on obéit » ?
En réduisant la moralité à la normativité
pratique d’une communauté historique, le point de vue communautarien, qu’il
faut bien qualifier d’anti-rationaliste moral et de positiviste
(au sens d’Auguste Comte, de Charles Maurras ou de John Stuart Mill), prive
l’individu de tout appui pour interroger les fondements mêmes de sa
société. Autrement dit, la morale que décrit ici MacIntyre -et avec laquelle il
sympathise apparemment- est une morale de l’hétéronomie, de la
non-liberté de penser. Le paradoxe logique est qu’on ne peut pas philosopher en
faveur d’une doctrine qui sape les conditions d’existence de l’esprit
critique…]
Par contraste, on peut soutenir que la morale libérale
m'enjoint d'adopter une position abstraite et artificielle, voire même
impossible : celle d'un être rationnel, satisfaisant aux exigences de la
morale, non pas en qualité de parent, d'agriculteur ou de stratège, mais en
qualité d'agent rationnel, affranchi de tout conditionnement social et métamorphosé
non pas simplement en un spectateur impartial, à l'image de celui d'Adam Smith,
mais en un acteur impartial que son objectivité déracinée voue à être un
citoyen de nulle part. Comment puis-je me convaincre moi-même de pratiquer cet
acte d'abstraction et d'affranchissement ? »
[Glose 14 : Les critiques que j’ai faites de
MacIntyre n’impliquent bien évidemment pas que j’accorde du crédit à la
position alternative, dite de « moralité impersonnelle ». Simplement,
on n’a pas le droit d’opposer à un égarement de l’esprit l’erreur de sens
opposée…]
« La réplique libérale est claire : abstraction
et détachement sont justifiables, parce qu'ils constituent une condition de la
liberté morale, de l'émancipation à l'égard des pesanteurs que génère le statu
quo social, politique et économique. Si je ne parviens pas à tenir à
distance tous les traits qui caractérisent ce statu quo, y compris les
rôles dans lesquels je me présente quotidiennement, je serai incapable de
l'observer d'un œil critique et de décider, pour moi-même, quelle position il
est rationnel et juste que j'adopte à son égard. Cela n'empêche pas le résultat
final de pareil examen de déboucher sur l'approbation d'une partie, ou du tout,
de l'ordre social considéré, mais cette approbation même ne pourra être
considérée comme valide -c'est-à-dire donnée librement et rationnellement - que
sije me suis astreint préalablement à cette prise de distance. (L'aval quasi
complet du statu quo économique existant caractérise les libéraux
conservateurs actuels, tel Milton Friedman, qui est aussi libéral que les « progressistes »
pour qui le statu quo est en grande partie insatisfaisant -J. K.
Galbraith ou Edward Kennedy, par exemple-, ou que les libertariens.)
Dans le fond, la morale « libérale » fait
appel, à sa façon, à un bien supérieur : le bien qui correspond à la jouissance
de ce genre particulier de liberté émancipante qu'elle met sans cesse en
valeur. Et au nom de ce bien, elle se montre capable non seulement d'apporter
une justification aux règles morales, mais aussi de formuler une objection
convaincante et potentiellement préjudiciable à la morale du patriotisme. »
« Estimer que la critique du statu quo ne peut tolérer aucune limite fait partie de l'essence de la morale du libéralisme. Aucune institution, aucune pratique, aucun attachement ne peuvent être tenus à l'abri d'une mise en question, sanctionnée, éventuellement, par un rejet. »
[Gloses 15 : C’est bien plutôt l’essence de la
raison (donc de la philosophie et de la science). Castoriadis définit la raison
comme « l’interrogation illimité »,
c’est-à-dire l’autonomie dans le domaine de la pensée. Et MacIntyre, étant
philosophe, est engagé envers la raison…]
« Inversement, la morale patriotique, précisément
parce qu'elle se définit en termes d'appartenance à une communauté, prenant
appui sur une structure sociale, politique et économique spécifique, doit préserver
de la critique au moins quelques pans essentiels de cette existence
communautaire. Parce que le patriotisme doit être un engagement qui est, à certains
égards, inconditionnel, il exclut, dans ces dimensions-là, la critique
rationnelle. Mais s'il en est ainsi, les adeptes d'une morale patriotique se
condamnent eux-mêmes à une attitude fondamentalement irrationnelle
-puisque refuser d'examiner certaines de ses croyances et attitudes
fondamentales, c'est déjà promouvoir leur adoption, qu'elles soient
rationnellement justifiables ou non, ce qui est irrationnel. Ils se constituent
ainsi prisonniers de cette irrationalité.
Comment les adeptes d'une morale du patriotisme
peuvent-ils faire pièce à cette accusation ? »
[Glose 16 : Il serait quand même simple et facile
de répondre : nous aimons notre pays pour le bien passé qu’il nous a
offert et pour les biens futurs que nous en attendons, pour toutes ces
grandes choses auxquels nous voulons même contribuer et participer.
Pourquoi MacIntyre refuse-t-il de donner une défense
semblable du patriotisme ? Parce qu’il semble admettre le présupposé
sacrificiel -comme dirait Ayn Rand- selon lequel viser la moralité n’a rien
à voir avec un quelconque avantage personnel… ça valait bien le coup de faire
semblant de rejeter le kantisme !!]
-Alasdair MacIntyre, « Le patriotisme est-il une vertu ? », The Lindley Lecture, The University of Kansas, 26 mars 1984, 20 pages.
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