« Quant à ces principes premiers, nulle raison
ne peut en être donnée sinon que la constitution de notre nature nous met dans
la nécessité de leur accorder notre assentiment ».
Le naturalisme épistémologique consiste donc à faire
de l’impossibilité de douter une justification proprement épistémique ou à
confondre, au niveau des principes premiers, psychologie et
épistémologie."
"C’est d’un tel
naturalisme, conçu comme se trouvant à l’identique chez Hume et Reid, que P. F. Strawson se réclame dans son traitement des « doutes sceptiques traditionnels
»."
"La fiabilité de nos facultés naturelles ou la
véracité des croyances qu’elles engendrent ne semblent pas être avant tout
établies par la référence à un Dieu bienveillant et non trompeur, ultime garant
métaphysique de la fiabilité de nos facultés. Ou du moins, s’il est certain que
le naturalisme de Reid s’articule à une telle métaphysique, il faut néanmoins
souligner qu’il se distingue également de celui de Hume à un niveau strictement
épistémologique."
"Relativement à l’évidence des sens, Hume fait
état d’une contradiction indépassable de l’instinct naturel et de la raison à
partir de deux arguments.
Le premier (a) consiste à souligner d’abord que si
l’instinct nous convainc que nous percevons directement, par les sens, les
objets extérieurs, la raison nous convainc, elle, que nous n’en percevons en
réalité que les images ou copies dans l’esprit. L’on croit en effet percevoir
une table réelle, existant objectivement, continûment et indépendamment de la
perception qu’on en a – c’est ce dont nous convainquent l’instinct ou les sens.
Mais si sa forme et sa taille changent à mesure qu’on s’en éloigne, la
table réelle ne peut être l’objet immédiat de la perception –ce doit être son
image qui varie et qui, elle, est dans l’esprit. C’est en ce sens que la
raison nous contraint à nous éloigner de notre conviction instinctive et nous
invite à conclure que les choses que nous disons percevoir directement ne sont
à proprement parler « que des perceptions dans l’esprit et des copies
ou des représentations fugitives d’autres existences qui demeurent uniformes et
indépendantes ». En premier lieu donc, la raison contredit
l’instinct. Mais comment, une fois cela admis, prouver qu’il y a des objets
indépendants qui correspondent à ces images et qui les causent ? La chose est
par principe impossible :
Rien n’est jamais présent à l’esprit que
ses perceptions ; et il est impossible qu’il fasse jamais l’expérience de leur
liaison avec les objets. C’est donc sans aucun fondement raisonnable qu’on
suppose cette liaison."
"Le second argument (b), repris des Principes
de la connaissance humaine de Berkeley, consiste à remarquer que si
les idées de qualités premières viennent des sens, comme les idées des qualités
secondes, et si rien ne peut ressembler à une sensation qu’une sensation,
celles-ci aussi ne peuvent avoir d’existence que dans l’esprit :
L’idée d’étendue ne nous vient que par les
sens de la vue et du toucher ; et si toutes les qualités perçues par les sens
sont dans l’esprit et non dans l’objet, la même conclusion doit s’appliquer à
l’idée d’étendue qui dépend entièrement des idées sensibles ou des idées des
qualités secondes.
Ainsi, dans le premier cas, la raison est impuissante
à justifier l’existence d’objets extérieurs indépendants des perceptions qu’on
en a, et, dans le second cas, cette existence apparaît même contraire à la
raison."
"En suivant le principe selon lequel toutes nos
idées sont des copies de nos impressions, Hume établit que « nous
n’avons aucune idée de cette liaison (entre la cause et l’effet) ni même la
notion distincte de ce en quoi consiste ce que nous désirons connaître lorsque
nous essayons de la concevoir ».
L’idée que nous possédons effectivement de cette
relation se réduit donc entièrement, d’après l’analyse, à celle d’une conjonction
constante dans notre expérience passée de deux types d’objets successifs.
Or, si aucune expérience ne peut, par principe, garantir que l’ordre futur du
monde ressemblera à celui qu’on a constaté dans le passé, alors notre croyance
irrépressible dans l’uniformité et la permanence des lois de la nature n’est
« pas fondée sur un raisonnement » –au sens de la déduction
d’une relation d’idées– mais est le simple effet d’une tendance irrépressible
de l’esprit dont on peut –par conséquent– toujours demander si elle est fiable
ou non."
"Si de ces doutes sceptiques outrés découle [chez
Hume] un scepticisme mitigé compris comme amendement de ceux-là par le sens
commun et la réflexion et comme limitation de nos recherches aux
questions pratiques et décidables par expérience, il ne procède pas d’une
disqualification ou d’un abandon des raisons de douter sous l’effet d’une
croyance naturelle plus aisée. Il provient bien au contraire d’une
reconnaissance du caractère indépassable de celles-ci : il nous faut « nous
être convaincus une fois de la pleine force du doute pyrrhonien et de
l’impossibilité de nous en libérer, sinon par la puissante influence de
l’instinct naturel ». L’instinct ou la nature nous libèrent
effectivement des doutes mais non des raisons de douter qui, le cas échéant,
lorsque nous les reconsidérons, produisent toujours le même effet sur
l’esprit."
"Selon Reid, les deux thèmes sceptiques présentés par Hume comme définitifs dans la dernière version de sa philosophie découlent tous d’une seule et même hypothèse, commune à tous les philosophes depuis Descartes. Elle entraîne également toutes les conclusions sceptiques que Hume développait dans le Traité. Elles sont en fait latentes dans toute la philosophie moderne et le mérite de Hume est d’avoir su en tirer toutes les conséquences. [...]
L’on peut dire qu’elle consiste en un réductionnisme
épistémologique et ontologique selon lequel l’idée, conçue comme entité
existant dans l’esprit, serait le seul objet immédiat de celui-ci, seul
objet dont l’existence est connue immédiatement dans ses différentes opérations
(telles la perception, le souvenir et l’imagination, le jugement et le
raisonnement). Ce principe a pour conséquence que l’admission de toute autre
existence doit être fondée sur un raisonnement :
Que nos pensées, nos sensations et tout ce
dont nous sommes conscients ait une existence réelle, voilà qui est admis dans
ce système comme un principe premier. Mais tout le reste doit être rendu
évident à la lumière de la raison. La raison doit élever tout l’édifice de la
connaissance sur ce seul principe de la conscience [...]
L’évidence intuitive de la perception des
idées et de leurs relations nécessaires sont les seuls genres d’évidences admis
dans ce « système ». Mais s’il est impossible d’établir
aucune autre existence de cette manière, la conséquence nécessaire du dogme
fondamental de la théorie des idées –comme Hume l’a montré– est un scepticisme
compris comme déni de toute existence autre que celles des impressions et des
idées affectant une conscience.
Il semble que la théorie des idées conduise au
scepticisme parce qu’en admettant comme seules données les impressions
sensibles et les idées et en attribuant à la raison le rôle de juger de leurs
relations nécessaires, elle donne un semblant de légitimité à ce qui
s’apparente à une erreur de catégories consistant à évaluer des genres
distincts et singuliers d’évidence (en l’occurrence l’évidence
perceptive et l’évidence inductive) à l’aune d’un seul autre (l’évidence
de la conscience attestant de l’existence d’impressions, d’idées et de
relations d’idées)."
"D’un point de vue logique, la critique reidienne
de ce fondationnalisme moniste consiste en un argument ad hominem :
s’il n’y a d’autre fondement à l’admission des données de la conscience –que
sont les impressions et les idées– que l’impossibilité dans laquelle notre
nature nous met d’en douter, il est incohérent de rejeter d’autres convictions
naturelles au motif qu’elles manquent de justification rationnelle ou,
autrement dit, que l’évidence qui s’y attache ne relève pas d’une perception
d’impressions, d’idées ou de relations d’idées :
j’aimerais bien savoir pourquoi ils
croient à l’existence de leurs impressions et de leurs idées. La vraie raison,
c’est, je crois, qu’ils ne peuvent faire autrement ; et la même raison les
conduira à croire bien d’autres choses [...]
Du point de vue psychologique, cette critique consiste
donc à mettre en évidence la nature singulière et sui generis de
divers genres d’évidence que, comme l’évidence de l’existence d’impressions et
d’idées pour la conscience, nous sommes dans la nécessité d’admettre en vertu
de notre constitution naturelle. Reid substitue donc un pluralisme
fondationnaliste au monisme caractéristique de la philosophie moderne, au
motif fondamental qu’il n’y a ni plus ni moins de raisons d’admettre l’évidence
de l’existence des données de la conscience et de leurs relations nécessaires
que d’admettre, entre autres, les évidences sensible et morale ou inductive. Toutes
n’ont d’autre justification que leur caractère irrésistible et leur statut
de principe dans l’économie des connaissances humaines. Tel est donc le fond
naturaliste de la critique reidienne du scepticisme."
"Reid consacre une critique spécifique à
l’argument humien. Hume argue de ce que la forme et la dimension de la table
varient selon notre position par rapport à elle pour en déduire que l’objet
immédiat de la perception n’est pas l’objet – censé être indépendant de notre
perception et demeurer identique à lui-même – mais son idée conçue comme copie
dans l’esprit. D’après Reid, cet argument n’établit pas la conclusion visée par
Hume mais plutôt la conclusion inverse.
Hume confond grandeur visible et grandeur
tangible. Lorsque nous disons et pensons que la forme et la grandeur de la
table sont immuables, nous nous référons à ses propriétés tangibles, qui sont
les objets propres du toucher et qui se mesurent en pouces, pieds ou miles
selon les trois dimensions. Ce sont les propriétés visibles de la table qui
changent lorsqu’on se déplace autour d’elle : elles sont les objets propres de
la vue, consistent en deux dimensions seulement et se mesurent par le degré
d’ouverture de l’angle formé par les extrémités de la table avec le centre de
la rétine. Si nous confondons les deux, c’est parce que nous avons appris, aux
cours de l’expérience, à juger de la grandeur et de la forme tangibles à partir
des propriétés visibles. Mais l’on ne saurait inférer la muabilité des
propriétés tangibles d’un objet du seul fait de la modification de son
apparence visible lorsqu’on se déplace autour de lui. Bien au contraire : le
fait qu’à chaque position de l’observateur corresponde une apparence visible et
une seule –parfaitement mesurable et déductible des lois de l’optique avec une
assurance complète– plaide infiniment plus en faveur de l’indépendance et de la
permanence de l’objet qu’en faveur du contraire.
La réalité du monde extérieur est le
présupposé de toutes les sciences de la nature. Ce serait
un miracle si cette erreur du vulgaire se trouvait expliquer un si grand nombre
de phénomènes dans l’univers."
"Suivant la restitution que Hume donne de
l’argument, la disqualification par Berkeley de la réalité d’un monde matériel
composé de corps pourvus de qualités premières repose sur la double thèse de
l’origine sensorielle des idées des qualités premières et de la ressemblance
des idées avec les impressions sensibles dont elles proviendraient.
Reid disqualifie les deux prémisses de l’argument par
une simple analyse du processus perceptif. L’experimentum crucis, au
centre des Recherches sur l’entendement humain, est le suivant : ou
bien les idées des qualités premières (l’étendue, la figure et le mouvement)
sont des idées ou représentations qui sont copiées de nos sensations, ou bien
elles ne le sont pas. Si elles le sont, Berkeley a raison et il faut admettre
que l’idée d’une substance non pensante existant indépendamment de la
perception que nous en avons est un concept contradictoire. Mais si elles ne le
sont pas, il faut rejeter cette conclusion et l’hypothèse sur laquelle elle est
fondée. Or, nous avons une telle idée et elle ne ressemble à aucune sensation :
Quand je prends une boule dans ma main, je
la perçois d’emblée comme étant dure, figurée et étendue. Le toucher que j’en
ai est fort simple et n’a pas la moindre ressemblance avec une seule des
qualités du corps. Et pourtant il nous suggère trois qualités premières aussi
parfaitement distinctes l’une de l’autre que de la sensation qui les indique [...]
C’est l’étroite association de la sensation à la
qualité qu’elle indique qui a fait négliger leur différence. Cependant,
personne ne confond la dureté d’un poteau avec la douleur qu’il éprouve dans sa
tête après s’y être cogné, ni la douleur de la coupure avec la dureté et la
pointe de l’épée. Or la différence de la douleur et de la sensation tactile
n’est qu’une distinction de degré. Dans l’acte perceptif, la sensation engendre
immédiatement la conception de diverses qualités premières et la croyance irrépressible
en la réalité présente de l’objet perçu :
La notion de la dureté des corps aussi
bien que la croyance que nous en avons, nous viennent de la même manière, étant
annexées, en vertu d’un principe primitif de notre nature, à cette sensation
que nous en avons quand nous touchons un corps dur. Et la sensation emporte si
naturellement la notion de la dureté et la croyance que nous en avons, qu’elles
ont été jusque-là confondues par les meilleurs esprits qui ont fait porter leur
recherche sur les principes de la nature humaine bien qu’elles apparaissent, à
la lumière d’une réflexion plus précise, non seulement différentes, mais aussi
peu semblables que la douleur d’une blessure et la pointe de l’épée [...]
Selon Reid, Berkeley a eu raison de souligner que rien
ne peut ressembler à une sensation dans un esprit qu’une sensation dans un
esprit. À partir de cette prémisse, il « a prouvé sans réplique
possible que nous ne pouvons par le raisonnement inférer de nos sensations
l’existence de la matière ». Mais c’était une erreur de présupposer
que seules des idées de qualités premières devant ressembler à des impressions
sont les objets immédiats de la conscience à partir desquels il faudrait, par
conséquent, justifier par un raisonnement notre croyance en la réalité d’une
substance matérielle extérieure indépendante. Non seulement l’argument
berkeleyen ne touche pas le monde matériel mais un monde composé d’idées et
d’impressions qui n’a jamais existé ni ne peut exister, mais le fait que nous
ayons des conceptions de qualités premières qui ne ressemblent en rien aux
sensations qui les accompagnent dans la perception est un fait qui « renverse
tout le système idéal au nom duquel le monde matériel a été mis en jugement et
condamné »."
"Accepter une hypothèse fausse (la théorie des
idées comme admission exclusive de l’existence d’idées provenant de sensations
auxquelles elles ressemblent) qui conduit à devoir admettre des conclusions
proprement incroyables (l’inexistence de la matière) est évidemment moins
rationnel que d’admettre une croyance irrépressible et universelle (l’existence
de la matière) en rejetant une hypothèse (la théorie des idées) contraire à
l’expérience (puisque nous concevons effectivement des qualités premières qui
ne ressemblent à aucune sensation).
Il eut donc été plus raisonnable de mettre
en question cette doctrine des philosophes, plutôt que de rejeter le monde
matériel et d’exposer ainsi la philosophie à la moquerie de tous les hommes qui
ne sont pas prêts à sacrifier le sens commun sur l’autel de la métaphysique."
"Il est plus rationnel d’admettre l’évidence des
sens comme un genre d’évidence singulier suffisant à justifier notre
connaissance de la réalité d’un monde extérieur que d’en rejeter le témoignage
au motif que toute idée devrait provenir d’une sensation et y
ressembler."
"Reid est bien « d’accord avec l’auteur
du Traité de la nature humaine sur un point : notre croyance
dans la persistance des lois de la nature n’est pas dérivée de la raison »,
au sens où elle n’est pas établie par un raisonnement déductif. Mais la
disqualification sceptique de cette croyance instinctive réside dans le fait d’instituer
l’évidence des relations nécessaires entre les idées en paradigme de la
garantie épistémique. L’évidence inductive ou « morale » –tout comme
l’évidence perceptive ou l’évidence mémorielle ne peut ni ne doit être réduite
à un autre genre qu’elle-même. Elle est un type d’évidence sui generis nous
conduisant à effectuer des inférences probables, non nécessaires. Le fait qu’on
ne puisse la rattacher à aucun autre genre, et en particulier au genre
d’évidence dont jouissent les relations nécessaires entre idées, ne constitue
pas une raison d’en disqualifier la légitimité épistémique. Il est
moins légitime d’exiger qu’un genre d’évidence soit réduit à un autre –auquel
il est effectivement impossible de le réduire– que de l’admettre comme un genre
à part entière, surtout si l’expérience quotidienne atteste de son utilité.
L’on doit dire de l’évidence inductive ou morale ce qu’on doit dire des
évidences perceptive, mémorielle et rationnelle : il entre dans notre
constitution d’y croire ; s’y fier définit le sens commun compris comme
fondement de la raison ou comme ensemble des principes sur la base desquels
l’on peut commencer à raisonner."
"Ce n’est pas parce que nous ne pourrons jamais
démontrer la nécessité de l’ordre de la nature, et donc prévoir le succès de
l’induction, qu’il n’est pas rationnel de former des raisonnements
inductifs."
"Chez Reid, le naturalisme est à la fois
psychologique et épistémologique, descriptif et normatif : nos
meilleures raisons de croire sont toujours les plus irrépressibles de nos
convictions naturelles. Si les doutes sceptiques sont fondés sur une hypothèse
tout à fait douteuse en elle-même et toujours moins évidente que l’ensemble des
croyances qu’elle conduit à mettre en question ou à considérer comme fausses,
il faut considérer ces dernières comme ce que nous avons les meilleures raisons
de tenir pour vrai – au moins jusqu’à preuve du contraire. Ainsi, c’est bien
d’abord à un niveau strictement épistémologique que le naturalisme de Reid se
distingue de celui de Hume et fonde une critique du scepticisme –
indépendamment de tout recours à une garantie divine."
"Le philosophe écossais Thomas Reid (1710-1796)
est connu pour avoir critiqué les théories de l’idée-représentation issues
selon lui de Descartes et du cartésianisme, mais plus encore de Locke et de ses
successeurs Berkeley et Hume, et avoir voulu leur substituer une conception de
l’idée qui nous met en contact direct avec la chose elle-même. C’est cette
critique qui est à l’origine des nombreux travaux contemporains que, sous
l’influence de la philosophie analytique et notamment de G.E. Moore et de John
Austin, nous trouvons dans la philosophie anglaise."
"Ce que Reid critique, c’est ce que l’on appelle de nos jours la théorie du réalisme indirect. Le modèle auquel il s’attaque est celui de l’idée, tableau de la réalité.
Nous sommes assurés que l’idée existe
parce que nous la percevons immédiatement, mais il faut
avoir recours au raisonnement pour nous assurer, par exemple, que le soleil
existe. On infère l’existence de l’objet extérieur de celle de l’idée. De même
les philosophes affirment-ils que lorsque nous nous imaginons ou nous souvenons
de quelque chose, ce que nous avons à l’esprit c’est l’idée de l’imagination ou
de la mémoire.
Reid commence sa critique en soulignant que ce
qu’affirment les philosophes est contraire « au sentiment universel des
hommes » (p. 232). Cette première remarque est importante puisque Reid
insiste sur l’importance du sens commun, faculté de bon sens dont Dieu a pourvu
les hommes afin qu’ils puissent connaître ce qu’il faut savoir en cette vie
pour être heureux et travailler à son salut. Lorsque nous voyons le soleil,
nous ne doutons pas que ce que nous voyons c’est le soleil qui éclaire notre
terre et qui nous semble fort éloigné de nous. Il y a donc un grand écart entre
les thèses des philosophes, qui affirment que le soleil n’est qu’une idée
en nous, et notre opinion spontanée qui voit en lui un objet réel,
c’est-à-dire indépendant de la perception que nous en avons. La thèse des
philosophes conduit à se poser déjà la question de l’existence indépendante des
objets : ceux-ci n’existent-ils que lorsque nous les percevons ?
À cette question, Descartes, Malebranche et Locke,
continue Reid, répondent qu’il y a un être substantiel, donc permanent qui
s’appelle « soleil », mais qu’il ne se manifeste que par l’idée qui le
représente, et que nous ne savons de l’objet que ce que l’idée nous en apprend.
Pour Berkeley et Hume plus radicaux sur ce point que
leurs prédécesseurs, il n’y a pas d’objet extérieur distinct de la
perception. Pour eux, une idée ne peut ressembler qu’à une autre idée, et
jamais à un objet extérieur à l’esprit. Ce faisant, Berkeley et Hume ne
sombrent pas dans l’extravagance, mais ne font que tirer jusqu’à sa dernière
conséquence la théorie de l’idée-représentation. Mais celle-ci est en
contradiction avec les principes du sens commun. Hume, plus que ses
prédécesseurs, insiste sur la distance qui sépare le sens commun et l’opinion
des philosophes sur la question de l’existence du monde extérieur. Il suffit de
commencer à philosopher, disait l’auteur du Traité de la nature humaine
pour douter de cette existence, que le sens commun n’aurait jamais la
prétention de remettre en cause. Mais aux yeux de Reid, c’est le sens commun
qui a raison sur ce point, et non les philosophes."
"Reid énumère les premiers principes de la
science de l’esprit humain : « je prends d’abord pour accordé que je pense,
que je me souviens, que je raisonne, et en général que j’exécute réellement
toutes les opérations intellectuelles dont j’ai conscience » (p. 48).
Ces opérations sont accompagnées d’un sentiment
intérieur, que nous appelons « conscience ». Celle-ci est notre seul
garant de l’existence des opérations de l’âme. Nul ne peur douter d’avoir
conscience des opérations de son esprit. Tout ce qui est attesté par la
conscience a l’autorité d’un premier principe. La mémoire, de même, nous fait
connaître nos pensées et nos modifications passées. Nous pouvons aussi fixer
l’attention de notre esprit, non plus sur l’objet, mais sur ses pensées et ses
autres opérations : c’est ce que nous appelons la « réflexion ».
Celle-ci nous fait connaître les opérations de notre esprit d’une manière aussi
certaine que la vue nous découvre les objets.
Le principe du moi est le quatrième principe de la
science de l’esprit humain : toutes les pensées dont j’ai conscience ou dont je
me souviens sont celles d’un seul et même principe pensant, que j’appelle « mon
esprit ». Nous avons une conviction immédiate de notre existence
continue et identique.
Le cinquième principe affirme qu’il y a des choses qui
ne peuvent exister par elles-mêmes, mais seulement dans d’autres choses dont
elles sont les qualités ou attributs (p. 50). C’est ainsi, par exemple, que le
mouvement ne peut exister que dans quelque chose qui est mû. Toute qualité
n’existe que dans un sujet. Au contraire, ce qui existe par soi-même s’appelle
« substance ». Tout ce que nous percevons ou ce dont nous avons
conscience suppose un sujet dans lequel il existe. Nous appelons « corps
» le sujet des qualités. L’un des fondateurs de la philosophie analytique, G.E.
Moore, suivra une démarche analogue à celle de Reid, et partiellement inspirée
par lui dans son article célèbre : A Defence of common sense de 1925.
De même, « nous ne donnons pas le nom d’esprit à la
pensée, à la raison au désir, mais à l’être qui désire, qui pense et qui
raisonne » (p. 51). La langue témoigne de ces distinctions entre sujet et
qualités : toutes les langues ont des adjectifs qui expriment les attributs des
choses, et si tout adjectif doit avoir un substantif, c’est que tout attribut
doit avoir un sujet. Toutes les langues ont aussi des verbes actifs qui
expriment les opérations des causes, et, comme l’écrit Reid : « si la
grammaire dit que tout verbe actif suppose une personne, c’est que tout acte
doit avoir un agent » (p. 51). Là où Frege distinguera grammaire et
structure logique d’une phrase, et jugera nécessaire de construire un langage
formel pour réduire l’équivocité des langues naturelles, Reid, au contraire,
juge à la manière du « second » Wittgenstein que les langues naturelles doivent
être laissées en l’état, et qu’elles expriment la structure de la pensée
humaine. De même donc qu’il y a des corps, il y a des esprits.
Le sixième principe est celui qui affirme que la
plupart des opérations de l’esprit ont nécessairement un objet distinct de
l’opération elle-même. Je ne peux voir sans voir quelque chose, je ne puis me
souvenir sans me souvenir de quelque chose… L’opération et son objet sont des
choses distinctes.
Le septième principe me conduit à prendre pour
accordées les vérités universellement admises par les savants et les ignorants
chez tous les peuples et à toutes les époques. Comme Aristote, Reid juge que le
consentement universel est d’une grande autorité. Le genre humain a toujours
cru à l’existence du monde extérieur et à la réalité des choses que nous voyons
et que nous touchons. On croit aussi que tout changement doit avoir une cause.
On distingue, dans le domaine pratique, de bonnes et de mauvaises actions. Il y
a beaucoup de principes dont l’universalité ressort de ce qu’il y a de commun
dans la structure de toutes les langues. « Les langues sont l’image fidèle
de la pensée humaine ; et de l’image, nous pouvons tirer plus d’une induction
certaine sur l’original » (p. 54). Un peu plus loin, on peut lire : « l’uniformité
dans la constitution des langues prouve l’uniformité des notions qui ont
présidé à leur formation » (p. 54).
Le huitième principe nous fait croire à la vérité des
faits attestés par les sens, par la mémoire ou par le témoignage humain. Même
les sceptiques se trouvent dans la nécessité de croire à ces principes dont ils
doutent intellectuellement, comme Hume l’a lui-même souligné.
Que l’on affirme avec Locke que l’idée est l’objet
immédiat de la pensée, Thomas Reid ne l’admet pas non plus : « il est vrai
que je sens en moi-même que je perçois, que je me souviens, que j’imagine. Mais
je ne sens pas en moi-même que les objets de ces opérations soient des idées
» (p. 236). Le fait que les autres hommes perçoivent les mêmes objets que moi
est d’ailleurs un signe qui montre qu’ils perçoivent les objets, et non les
idées de leurs propres esprits.
L’erreur des philosophes modernes dans leurs théories
de la perception repose, selon Reid, sur la conviction erronée que, dans la
perception, les objets agissent sur notre esprit, ou que celui-ci agit sur eux.
Agir, c’est produire un changement, et ni l’objet, ni l’esprit ne sont modifiés
par le phénomène de perception. « Un objet n’agit point lorsqu’il est perçu.
Je perçois les murs de ma chambre, et cependant ils demeurent parfaitement
inactifs ; ils n’agissent donc point sur mon esprit. Être perçu est ce que les
logiciens appellent une dénomination externe, qui ne suppose ni action, ni
qualité dans l’objet perçu » (p. 239). Annonçant l’analyse de Gilbert Ryle
dans La Notion d’esprit (1949), Reid pense que si l’on imagine que la
perception résulte d’une action de l’objet sur l’esprit, c’est parce que l’on
conçoit l’esprit à partir d’analogies matérielles. Ce sont les lois du
mouvement des corps qui fournissent un modèle à la théorie de la perception. Un
corps n’est mis en mouvement que par l’impulsion d’un autre corps, il est donc
naturel d’en conclure que l’esprit ne perçoit que par une espèce d’impulsion de
l’objet.
De la même façon il est faux de penser que l’esprit
agit sur l’objet. Il faut bien distinguer les deux opérations que sont
percevoir un objet et agir sur lui. Comme l’écrit Reid : « dire que j’agis
sur ce mur quand je le regarde, c’est un abus manifeste des termes » (p.
239). Le bon sens suffit à distinguer sans aucun doute action sur l’objet et
perception de celui-ci.
Quand nous écartons ces analogies et que nous
réfléchissons attentivement sur la manière dont nous percevons les objets
sensibles, nous sommes obligés de reconnaître que, si nous avons la conscience
de la réalité de nos perceptions, nous ignorons absolument comment elles nous
manifestent les choses extérieures. (p. 240- 241). Il importe de faire
confiance à nos facultés « dont le témoignage irrésistible nous gouverne
dans toutes les actions de la vie » (p. 241).
[Glose 1 : la distinction de Reid entre
perception et action me semble tout à fait erronée. On peut bien de l’acte
de perception. Il y a un spiritualisme et un visualisme latent dans cet
argument de Reid -ce qui l’apparente ironiquement à Descartes, qu’il combat :
1) : Spiritualisme car l’esprit est posé comme
disjoint des mouvements corporels affectant les organes des sens. C’est
seulement ce présupposé dualiste qui peut justifier que « l’impulsion de l’objet »
n’affecte pas l’esprit. La perception devient alors incompréhensible.
2) : Visualisme parce que la perception est
pensée à partir du sens de la vue, le sens le moins « affectant »
pour le sujet. Pourtant, Reid lui-même avait attaqué un argument de Hume en
soulignant la différence d’appréciation des propriétés de l’objet selon qu’on
le considère visuellement ou tactilement. La thèse de Reid selon
laquelle la perception n’est ni un pâtir ni un agir pour le sujet perd
largement son crédit si on pense à l’expérience de la perception tactile.
Comment croire à une absence d’affectation réciproque entre le sujet et l’objet
de la perception, dans le cas du toucher ?
Ces exemples soulèvent des difficultés épistémiques
considérables, parce que, suivant les sens considérés, on peut manifestement donner
du crédit à des thèses philosophiques différentes. On aurait pu soulever le
même problème à partir de la critique reidienne du concept de grandeur chez Hume.]
Reid va examiner un dernier argument en faveur de la
théorie de l’idée-représentation : celui de Hume selon lequel « rien ne peut
être présent à l’âme qui ne soit image ou perception », ce qui fait que
l’âme n’a aucun commerce avec les objets extérieurs (Traité de la nature
humaine, Livre I, Partie 4e : « Le système sceptique et les autres systèmes
philosophiques », passim, trad. Leroy, t. I, p. 267- 367).
Reid objecte à Hume que l’expression « être présent
à l’âme » est obscure. Il interprète la formule comme signifiant : « être
l’objet immédiat de la pensée » (p. 242), mais cette affirmation que Hume
ne prouve pas est contredite par un fait attesté par toutes mes facultés et
reconnu par tous : « je vois le soleil quand il luit ; je me souviens de la
bataille de Culloden ; et ni le soleil ni la bataille ne sont des images ou des
perceptions » (p. 243).
Hume pense que les sens sont des canaux
qui transmettent les images, reprenant à sa manière la théorie d’Aristote et
des scolastiques selon laquelle des images ou espèces s’échappent des objets
et vont dans l’esprit par l’intermédiaire des sens. Mais cette hypothèse a
été réfutée par Descartes et Malebranche et, à leur suite, par beaucoup
d’autres philosophes modernes. Cette erreur provient, selon Reid, de la
difficulté qu’il y a à séparer la présence des images dans l’esprit, de
l’introduction de celles-ci dans l’esprit par le canal des sens. Comme le souligne
Reid : « L’ancien système plus conséquent en faisait une seule et même
hypothèse ; mais la philosophie moderne ayant maintenu la présence des images
dans l’esprit, en même temps qu’elle combattait l’émission et l’introduction
des espèces par les sens, il est résulté de cette mutilation de l’hypothèse
péripatéticienne que la partie conservée et la partie sacrifiée se rappellent
sans cesse, et font effort pour se rejoindre » (p. 243).
En réalité, pour Reid, nous percevons immédiatement
les objets extérieurs. Hume insistait sur le fait que lorsque nous nous
éloignons d’un objet, nous le voyons diminuer en grandeur, alors que l’objet
réel ne souffre aucun changement, ce qui est la preuve selon lui que nous ne
percevons qu’une image de l’objet, ce que Russell et Moore appelleront au XXe
siècle des sense-data.
Mais, pour Reid, il convient de distinguer grandeur
réelle et grandeur apparente d’un objet : celle-là est invariable, tandis que
celle-ci varie en fonction de la position du spectateur par rapport à l’objet.
La table que je vois diminue en grandeur à mesure que je m’éloigne. C’est la
grandeur apparente qui diminue, et non pas la grandeur réelle ; mais on ne
saurait de ces constatations tirer la conclusion que ce n’est pas la table
réelle que je vois. Supposons en effet que ce soit la table réelle que je vois.
La grandeur apparente de cette table doit diminuer en raison inverse des
distances. Reid le souligne : « Comment donc cette diminution de la grandeur
apparente prouverait-elle que ce n’est pas la table réelle que j’aperçois ?
Quand il arrive précisément à la table que je vois ce qui doit arriver à la
table réelle, n’est-il pas absurde d’en conclure que la table que je vois n’est
pas la table réelle ? Il est donc évident que Hume a confondu la grandeur
réelle avec la grandeur apparente, et que son raisonnement n’est qu’un pur
sophisme » (p. 246-247).
Le raisonnement prouve que la table que je vois est la
table réelle, étant entendu qu’il est démontré que la table réelle, placée à
une certaine distance, doit avoir la grandeur apparente qu’a pour mes yeux
celle que je vois. Les lois de la perspective supposent toutes que les objets
de la vue sont extérieurs."
"La critique soigneuse à laquelle Reid soumet la
théorie des idées a pour fonction de défendre la philosophie contre le
scepticisme, le solipsisme et l’idéalisme. Descartes a inauguré une
tradition qui conduit à croire nécessaire de démontrer l’existence du monde
extérieur, ce qui est scandale pour le sens commun et absurdité manifeste. En
même temps Hume et Berkeley font douter de la réalité des corps et des esprits,
remettent en cause la certitude de l’existence d’un moi substantiel et sont
donc dangereux pour les vérités de la morale et de la religion.
Il est intéressant de constater que Royer-Collard, le
disciple de Reid en France au début du XIXe siècle utilisera la philosophie du
sens commun pour réfuter Condillac, dont le sensualisme lui paraît conduire au
scepticisme, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans ceux de
l’éthique, de la politique et de la religion. La France d’après la
Révolution avait besoin de paix et d’ordre, et de croire à l’existence de liens
substantiels notamment entre individus ou groupes sociaux au sein de l’État.
Mais il serait injuste de ne voir en Reid ou en Dugald
Stewart, son élève, que les inspirateurs d’une certaine philosophie française
conservatrice du début du XIXe siècle. Comme le reconnaissent les pères
fondateurs de la philosophie analytique, Moore, Russell, Austin ou Ryle, Reid
pose des questions importantes de philosophie de la connaissance."
-René Daval, "La critique de la théorie moderne des idées chez Thomas Reid", chapitre in Kim Sang Ong-Van-Cung (dir), La voie des idées ? Le statut de la représentation (XVIIe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 2006, 256 pages, pp.209-215.
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