samedi 23 août 2025

Le réalisme direct de Thomas Reid. Une critique de la gnoséologie moderne, de Descartes à Hume

"La critique reidienne des conclusions sceptiques et sa défense du sens commun relèvent, au moins partiellement mais essentiellement, d’un naturalisme : elles consistent à souligner l’impuissance des arguments sceptiques, en dépit de la rigueur qu’il leur reconnaît, à nous faire effectivement douter des croyances qu’ils mettent en question. Notre constitution naturelle nous contraint à donner notre assentiment à certaines propositions qu’il nous est, par ailleurs, effectivement impossible de démontrer. Des premiers principes, qui sont nécessaires à tout raisonnement, nous ne pouvons ni douter ni trouver de garantie ou de fondement :

« Quant à ces principes premiers, nulle raison ne peut en être donnée sinon que la constitution de notre nature nous met dans la nécessité de leur accorder notre assentiment ».

Le naturalisme épistémologique consiste donc à faire de l’impossibilité de douter une justification proprement épistémique ou à confondre, au niveau des principes premiers, psychologie et épistémologie."

"C’est d’un tel naturalisme, conçu comme se trouvant à l’identique chez Hume et Reid, que P. F. Strawson se réclame dans son traitement des « doutes sceptiques traditionnels »."

"La fiabilité de nos facultés naturelles ou la véracité des croyances qu’elles engendrent ne semblent pas être avant tout établies par la référence à un Dieu bienveillant et non trompeur, ultime garant métaphysique de la fiabilité de nos facultés. Ou du moins, s’il est certain que le naturalisme de Reid s’articule à une telle métaphysique, il faut néanmoins souligner qu’il se distingue également de celui de Hume à un niveau strictement épistémologique."

"Relativement à l’évidence des sens, Hume fait état d’une contradiction indépassable de l’instinct naturel et de la raison à partir de deux arguments.

Le premier (a) consiste à souligner d’abord que si l’instinct nous convainc que nous percevons directement, par les sens, les objets extérieurs, la raison nous convainc, elle, que nous n’en percevons en réalité que les images ou copies dans l’esprit. L’on croit en effet percevoir une table réelle, existant objectivement, continûment et indépendamment de la perception qu’on en a – c’est ce dont nous convainquent l’instinct ou les sens. Mais si sa forme et sa taille changent à mesure qu’on s’en éloigne, la table réelle ne peut être l’objet immédiat de la perception –ce doit être son image qui varie et qui, elle, est dans l’esprit. C’est en ce sens que la raison nous contraint à nous éloigner de notre conviction instinctive et nous invite à conclure que les choses que nous disons percevoir directement ne sont à proprement parler « que des perceptions dans l’esprit et des copies ou des représentations fugitives d’autres existences qui demeurent uniformes et indépendantes ». En premier lieu donc, la raison contredit l’instinct. Mais comment, une fois cela admis, prouver qu’il y a des objets indépendants qui correspondent à ces images et qui les causent ? La chose est par principe impossible :

Rien n’est jamais présent à l’esprit que ses perceptions ; et il est impossible qu’il fasse jamais l’expérience de leur liaison avec les objets. C’est donc sans aucun fondement raisonnable qu’on suppose cette liaison."

"Le second argument (b), repris des Principes de la connaissance humaine de Berkeley, consiste à remarquer que si les idées de qualités premières viennent des sens, comme les idées des qualités secondes, et si rien ne peut ressembler à une sensation qu’une sensation, celles-ci aussi ne peuvent avoir d’existence que dans l’esprit :

L’idée d’étendue ne nous vient que par les sens de la vue et du toucher ; et si toutes les qualités perçues par les sens sont dans l’esprit et non dans l’objet, la même conclusion doit s’appliquer à l’idée d’étendue qui dépend entièrement des idées sensibles ou des idées des qualités secondes.

Ainsi, dans le premier cas, la raison est impuissante à justifier l’existence d’objets extérieurs indépendants des perceptions qu’on en a, et, dans le second cas, cette existence apparaît même contraire à la raison."

"En suivant le principe selon lequel toutes nos idées sont des copies de nos impressions, Hume établit que « nous n’avons aucune idée de cette liaison (entre la cause et l’effet) ni même la notion distincte de ce en quoi consiste ce que nous désirons connaître lorsque nous essayons de la concevoir ».

L’idée que nous possédons effectivement de cette relation se réduit donc entièrement, d’après l’analyse, à celle d’une conjonction constante dans notre expérience passée de deux types d’objets successifs. Or, si aucune expérience ne peut, par principe, garantir que l’ordre futur du monde ressemblera à celui qu’on a constaté dans le passé, alors notre croyance irrépressible dans l’uniformité et la permanence des lois de la nature n’est « pas fondée sur un raisonnement » –au sens de la déduction d’une relation d’idées– mais est le simple effet d’une tendance irrépressible de l’esprit dont on peut –par conséquent– toujours demander si elle est fiable ou non."

"Si de ces doutes sceptiques outrés découle [chez Hume] un scepticisme mitigé compris comme amendement de ceux-là par le sens commun et la réflexion et comme limitation de nos recherches aux questions pratiques et décidables par expérience, il ne procède pas d’une disqualification ou d’un abandon des raisons de douter sous l’effet d’une croyance naturelle plus aisée. Il provient bien au contraire d’une reconnaissance du caractère indépassable de celles-ci : il nous faut « nous être convaincus une fois de la pleine force du doute pyrrhonien et de l’impossibilité de nous en libérer, sinon par la puissante influence de l’instinct naturel ». L’instinct ou la nature nous libèrent effectivement des doutes mais non des raisons de douter qui, le cas échéant, lorsque nous les reconsidérons, produisent toujours le même effet sur l’esprit."

"Selon Reid, les deux thèmes sceptiques présentés par Hume comme définitifs dans la dernière version de sa philosophie découlent tous d’une seule et même hypothèse, commune à tous les philosophes depuis Descartes. Elle entraîne également toutes les conclusions sceptiques que Hume développait dans le Traité. Elles sont en fait latentes dans toute la philosophie moderne et le mérite de Hume est d’avoir su en tirer toutes les conséquences. [...]

L’on peut dire qu’elle consiste en un réductionnisme épistémologique et ontologique selon lequel l’idée, conçue comme entité existant dans l’esprit, serait le seul objet immédiat de celui-ci, seul objet dont l’existence est connue immédiatement dans ses différentes opérations (telles la perception, le souvenir et l’imagination, le jugement et le raisonnement). Ce principe a pour conséquence que l’admission de toute autre existence doit être fondée sur un raisonnement :

Que nos pensées, nos sensations et tout ce dont nous sommes conscients ait une existence réelle, voilà qui est admis dans ce système comme un principe premier. Mais tout le reste doit être rendu évident à la lumière de la raison. La raison doit élever tout l’édifice de la connaissance sur ce seul principe de la conscience [...]

L’évidence intuitive de la perception des idées et de leurs relations nécessaires sont les seuls genres d’évidences admis dans ce « système ». Mais s’il est impossible d’établir aucune autre existence de cette manière, la conséquence nécessaire du dogme fondamental de la théorie des idées –comme Hume l’a montré– est un scepticisme compris comme déni de toute existence autre que celles des impressions et des idées affectant une conscience.

Il semble que la théorie des idées conduise au scepticisme parce qu’en admettant comme seules données les impressions sensibles et les idées et en attribuant à la raison le rôle de juger de leurs relations nécessaires, elle donne un semblant de légitimité à ce qui s’apparente à une erreur de catégories consistant à évaluer des genres distincts et singuliers d’évidence (en l’occurrence l’évidence perceptive et l’évidence inductive) à l’aune d’un seul autre (l’évidence de la conscience attestant de l’existence d’impressions, d’idées et de relations d’idées)."

"D’un point de vue logique, la critique reidienne de ce fondationnalisme moniste consiste en un argument ad hominem : s’il n’y a d’autre fondement à l’admission des données de la conscience –que sont les impressions et les idées– que l’impossibilité dans laquelle notre nature nous met d’en douter, il est incohérent de rejeter d’autres convictions naturelles au motif qu’elles manquent de justification rationnelle ou, autrement dit, que l’évidence qui s’y attache ne relève pas d’une perception d’impressions, d’idées ou de relations d’idées :

j’aimerais bien savoir pourquoi ils croient à l’existence de leurs impressions et de leurs idées. La vraie raison, c’est, je crois, qu’ils ne peuvent faire autrement ; et la même raison les conduira à croire bien d’autres choses [...]

Du point de vue psychologique, cette critique consiste donc à mettre en évidence la nature singulière et sui generis de divers genres d’évidence que, comme l’évidence de l’existence d’impressions et d’idées pour la conscience, nous sommes dans la nécessité d’admettre en vertu de notre constitution naturelle. Reid substitue donc un pluralisme fondationnaliste au monisme caractéristique de la philosophie moderne, au motif fondamental qu’il n’y a ni plus ni moins de raisons d’admettre l’évidence de l’existence des données de la conscience et de leurs relations nécessaires que d’admettre, entre autres, les évidences sensible et morale ou inductive. Toutes n’ont d’autre justification que leur caractère irrésistible et leur statut de principe dans l’économie des connaissances humaines. Tel est donc le fond naturaliste de la critique reidienne du scepticisme."

"Reid consacre une critique spécifique à l’argument humien. Hume argue de ce que la forme et la dimension de la table varient selon notre position par rapport à elle pour en déduire que l’objet immédiat de la perception n’est pas l’objet – censé être indépendant de notre perception et demeurer identique à lui-même – mais son idée conçue comme copie dans l’esprit. D’après Reid, cet argument n’établit pas la conclusion visée par Hume mais plutôt la conclusion inverse.

Hume confond grandeur visible et grandeur tangible. Lorsque nous disons et pensons que la forme et la grandeur de la table sont immuables, nous nous référons à ses propriétés tangibles, qui sont les objets propres du toucher et qui se mesurent en pouces, pieds ou miles selon les trois dimensions. Ce sont les propriétés visibles de la table qui changent lorsqu’on se déplace autour d’elle : elles sont les objets propres de la vue, consistent en deux dimensions seulement et se mesurent par le degré d’ouverture de l’angle formé par les extrémités de la table avec le centre de la rétine. Si nous confondons les deux, c’est parce que nous avons appris, aux cours de l’expérience, à juger de la grandeur et de la forme tangibles à partir des propriétés visibles. Mais l’on ne saurait inférer la muabilité des propriétés tangibles d’un objet du seul fait de la modification de son apparence visible lorsqu’on se déplace autour de lui. Bien au contraire : le fait qu’à chaque position de l’observateur corresponde une apparence visible et une seule –parfaitement mesurable et déductible des lois de l’optique avec une assurance complète– plaide infiniment plus en faveur de l’indépendance et de la permanence de l’objet qu’en faveur du contraire.

La réalité du monde extérieur est le présupposé de toutes les sciences de la nature. Ce serait un miracle si cette erreur du vulgaire se trouvait expliquer un si grand nombre de phénomènes dans l’univers."

"Suivant la restitution que Hume donne de l’argument, la disqualification par Berkeley de la réalité d’un monde matériel composé de corps pourvus de qualités premières repose sur la double thèse de l’origine sensorielle des idées des qualités premières et de la ressemblance des idées avec les impressions sensibles dont elles proviendraient.

Reid disqualifie les deux prémisses de l’argument par une simple analyse du processus perceptif. L’experimentum crucis, au centre des Recherches sur l’entendement humain, est le suivant : ou bien les idées des qualités premières (l’étendue, la figure et le mouvement) sont des idées ou représentations qui sont copiées de nos sensations, ou bien elles ne le sont pas. Si elles le sont, Berkeley a raison et il faut admettre que l’idée d’une substance non pensante existant indépendamment de la perception que nous en avons est un concept contradictoire. Mais si elles ne le sont pas, il faut rejeter cette conclusion et l’hypothèse sur laquelle elle est fondée. Or, nous avons une telle idée et elle ne ressemble à aucune sensation :

Quand je prends une boule dans ma main, je la perçois d’emblée comme étant dure, figurée et étendue. Le toucher que j’en ai est fort simple et n’a pas la moindre ressemblance avec une seule des qualités du corps. Et pourtant il nous suggère trois qualités premières aussi parfaitement distinctes l’une de l’autre que de la sensation qui les indique [...]

C’est l’étroite association de la sensation à la qualité qu’elle indique qui a fait négliger leur différence. Cependant, personne ne confond la dureté d’un poteau avec la douleur qu’il éprouve dans sa tête après s’y être cogné, ni la douleur de la coupure avec la dureté et la pointe de l’épée. Or la différence de la douleur et de la sensation tactile n’est qu’une distinction de degré. Dans l’acte perceptif, la sensation engendre immédiatement la conception de diverses qualités premières et la croyance irrépressible en la réalité présente de l’objet perçu :

La notion de la dureté des corps aussi bien que la croyance que nous en avons, nous viennent de la même manière, étant annexées, en vertu d’un principe primitif de notre nature, à cette sensation que nous en avons quand nous touchons un corps dur. Et la sensation emporte si naturellement la notion de la dureté et la croyance que nous en avons, qu’elles ont été jusque-là confondues par les meilleurs esprits qui ont fait porter leur recherche sur les principes de la nature humaine bien qu’elles apparaissent, à la lumière d’une réflexion plus précise, non seulement différentes, mais aussi peu semblables que la douleur d’une blessure et la pointe de l’épée [...]

Selon Reid, Berkeley a eu raison de souligner que rien ne peut ressembler à une sensation dans un esprit qu’une sensation dans un esprit. À partir de cette prémisse, il « a prouvé sans réplique possible que nous ne pouvons par le raisonnement inférer de nos sensations l’existence de la matière ». Mais c’était une erreur de présupposer que seules des idées de qualités premières devant ressembler à des impressions sont les objets immédiats de la conscience à partir desquels il faudrait, par conséquent, justifier par un raisonnement notre croyance en la réalité d’une substance matérielle extérieure indépendante. Non seulement l’argument berkeleyen ne touche pas le monde matériel mais un monde composé d’idées et d’impressions qui n’a jamais existé ni ne peut exister, mais le fait que nous ayons des conceptions de qualités premières qui ne ressemblent en rien aux sensations qui les accompagnent dans la perception est un fait qui « renverse tout le système idéal au nom duquel le monde matériel a été mis en jugement et condamné »."

"Accepter une hypothèse fausse (la théorie des idées comme admission exclusive de l’existence d’idées provenant de sensations auxquelles elles ressemblent) qui conduit à devoir admettre des conclusions proprement incroyables (l’inexistence de la matière) est évidemment moins rationnel que d’admettre une croyance irrépressible et universelle (l’existence de la matière) en rejetant une hypothèse (la théorie des idées) contraire à l’expérience (puisque nous concevons effectivement des qualités premières qui ne ressemblent à aucune sensation).

Il eut donc été plus raisonnable de mettre en question cette doctrine des philosophes, plutôt que de rejeter le monde matériel et d’exposer ainsi la philosophie à la moquerie de tous les hommes qui ne sont pas prêts à sacrifier le sens commun sur l’autel de la métaphysique."

"Il est plus rationnel d’admettre l’évidence des sens comme un genre d’évidence singulier suffisant à justifier notre connaissance de la réalité d’un monde extérieur que d’en rejeter le témoignage au motif que toute idée devrait provenir d’une sensation et y ressembler."

"Reid est bien « d’accord avec l’auteur du Traité de la nature humaine sur un point : notre croyance dans la persistance des lois de la nature n’est pas dérivée de la raison », au sens où elle n’est pas établie par un raisonnement déductif. Mais la disqualification sceptique de cette croyance instinctive réside dans le fait d’instituer l’évidence des relations nécessaires entre les idées en paradigme de la garantie épistémique. L’évidence inductive ou « morale » –tout comme l’évidence perceptive ou l’évidence mémorielle ne peut ni ne doit être réduite à un autre genre qu’elle-même. Elle est un type d’évidence sui generis nous conduisant à effectuer des inférences probables, non nécessaires. Le fait qu’on ne puisse la rattacher à aucun autre genre, et en particulier au genre d’évidence dont jouissent les relations nécessaires entre idées, ne constitue pas une raison d’en disqualifier la légitimité épistémique. Il est moins légitime d’exiger qu’un genre d’évidence soit réduit à un autre –auquel il est effectivement impossible de le réduire– que de l’admettre comme un genre à part entière, surtout si l’expérience quotidienne atteste de son utilité. L’on doit dire de l’évidence inductive ou morale ce qu’on doit dire des évidences perceptive, mémorielle et rationnelle : il entre dans notre constitution d’y croire ; s’y fier définit le sens commun compris comme fondement de la raison ou comme ensemble des principes sur la base desquels l’on peut commencer à raisonner."

"Ce n’est pas parce que nous ne pourrons jamais démontrer la nécessité de l’ordre de la nature, et donc prévoir le succès de l’induction, qu’il n’est pas rationnel de former des raisonnements inductifs."

"Chez Reid, le naturalisme est à la fois psychologique et épistémologique, descriptif et normatif : nos meilleures raisons de croire sont toujours les plus irrépressibles de nos convictions naturelles. Si les doutes sceptiques sont fondés sur une hypothèse tout à fait douteuse en elle-même et toujours moins évidente que l’ensemble des croyances qu’elle conduit à mettre en question ou à considérer comme fausses, il faut considérer ces dernières comme ce que nous avons les meilleures raisons de tenir pour vrai – au moins jusqu’à preuve du contraire. Ainsi, c’est bien d’abord à un niveau strictement épistémologique que le naturalisme de Reid se distingue de celui de Hume et fonde une critique du scepticisme – indépendamment de tout recours à une garantie divine."

-Benoît Gide, "La critique naturaliste du scepticisme humien chez Thomas Reid", Archives de philosophie, Tome 78(4), 2015, pp.597-613.

 

"Le philosophe écossais Thomas Reid (1710-1796) est connu pour avoir critiqué les théories de l’idée-représentation issues selon lui de Descartes et du cartésianisme, mais plus encore de Locke et de ses successeurs Berkeley et Hume, et avoir voulu leur substituer une conception de l’idée qui nous met en contact direct avec la chose elle-même. C’est cette critique qui est à l’origine des nombreux travaux contemporains que, sous l’influence de la philosophie analytique et notamment de G.E. Moore et de John Austin, nous trouvons dans la philosophie anglaise."

"Ce que Reid critique, c’est ce que l’on appelle de nos jours la théorie du réalisme indirect. Le modèle auquel il s’attaque est celui de l’idée, tableau de la réalité.

Nous sommes assurés que l’idée existe parce que nous la percevons immédiatement, mais il faut avoir recours au raisonnement pour nous assurer, par exemple, que le soleil existe. On infère l’existence de l’objet extérieur de celle de l’idée. De même les philosophes affirment-ils que lorsque nous nous imaginons ou nous souvenons de quelque chose, ce que nous avons à l’esprit c’est l’idée de l’imagination ou de la mémoire.

Reid commence sa critique en soulignant que ce qu’affirment les philosophes est contraire « au sentiment universel des hommes » (p. 232). Cette première remarque est importante puisque Reid insiste sur l’importance du sens commun, faculté de bon sens dont Dieu a pourvu les hommes afin qu’ils puissent connaître ce qu’il faut savoir en cette vie pour être heureux et travailler à son salut. Lorsque nous voyons le soleil, nous ne doutons pas que ce que nous voyons c’est le soleil qui éclaire notre terre et qui nous semble fort éloigné de nous. Il y a donc un grand écart entre les thèses des philosophes, qui affirment que le soleil n’est qu’une idée en nous, et notre opinion spontanée qui voit en lui un objet réel, c’est-à-dire indépendant de la perception que nous en avons. La thèse des philosophes conduit à se poser déjà la question de l’existence indépendante des objets : ceux-ci n’existent-ils que lorsque nous les percevons ?

À cette question, Descartes, Malebranche et Locke, continue Reid, répondent qu’il y a un être substantiel, donc permanent qui s’appelle « soleil », mais qu’il ne se manifeste que par l’idée qui le représente, et que nous ne savons de l’objet que ce que l’idée nous en apprend.

Pour Berkeley et Hume plus radicaux sur ce point que leurs prédécesseurs, il n’y a pas d’objet extérieur distinct de la perception. Pour eux, une idée ne peut ressembler qu’à une autre idée, et jamais à un objet extérieur à l’esprit. Ce faisant, Berkeley et Hume ne sombrent pas dans l’extravagance, mais ne font que tirer jusqu’à sa dernière conséquence la théorie de l’idée-représentation. Mais celle-ci est en contradiction avec les principes du sens commun. Hume, plus que ses prédécesseurs, insiste sur la distance qui sépare le sens commun et l’opinion des philosophes sur la question de l’existence du monde extérieur. Il suffit de commencer à philosopher, disait l’auteur du Traité de la nature humaine pour douter de cette existence, que le sens commun n’aurait jamais la prétention de remettre en cause. Mais aux yeux de Reid, c’est le sens commun qui a raison sur ce point, et non les philosophes."

"Reid énumère les premiers principes de la science de l’esprit humain : « je prends d’abord pour accordé que je pense, que je me souviens, que je raisonne, et en général que j’exécute réellement toutes les opérations intellectuelles dont j’ai conscience » (p. 48).

Ces opérations sont accompagnées d’un sentiment intérieur, que nous appelons « conscience ». Celle-ci est notre seul garant de l’existence des opérations de l’âme. Nul ne peur douter d’avoir conscience des opérations de son esprit. Tout ce qui est attesté par la conscience a l’autorité d’un premier principe. La mémoire, de même, nous fait connaître nos pensées et nos modifications passées. Nous pouvons aussi fixer l’attention de notre esprit, non plus sur l’objet, mais sur ses pensées et ses autres opérations : c’est ce que nous appelons la « réflexion ». Celle-ci nous fait connaître les opérations de notre esprit d’une manière aussi certaine que la vue nous découvre les objets.

Le principe du moi est le quatrième principe de la science de l’esprit humain : toutes les pensées dont j’ai conscience ou dont je me souviens sont celles d’un seul et même principe pensant, que j’appelle « mon esprit ». Nous avons une conviction immédiate de notre existence continue et identique.

Le cinquième principe affirme qu’il y a des choses qui ne peuvent exister par elles-mêmes, mais seulement dans d’autres choses dont elles sont les qualités ou attributs (p. 50). C’est ainsi, par exemple, que le mouvement ne peut exister que dans quelque chose qui est mû. Toute qualité n’existe que dans un sujet. Au contraire, ce qui existe par soi-même s’appelle « substance ». Tout ce que nous percevons ou ce dont nous avons conscience suppose un sujet dans lequel il existe. Nous appelons « corps » le sujet des qualités. L’un des fondateurs de la philosophie analytique, G.E. Moore, suivra une démarche analogue à celle de Reid, et partiellement inspirée par lui dans son article célèbre : A Defence of common sense de 1925.

De même, « nous ne donnons pas le nom d’esprit à la pensée, à la raison au désir, mais à l’être qui désire, qui pense et qui raisonne » (p. 51). La langue témoigne de ces distinctions entre sujet et qualités : toutes les langues ont des adjectifs qui expriment les attributs des choses, et si tout adjectif doit avoir un substantif, c’est que tout attribut doit avoir un sujet. Toutes les langues ont aussi des verbes actifs qui expriment les opérations des causes, et, comme l’écrit Reid : « si la grammaire dit que tout verbe actif suppose une personne, c’est que tout acte doit avoir un agent » (p. 51). Là où Frege distinguera grammaire et structure logique d’une phrase, et jugera nécessaire de construire un langage formel pour réduire l’équivocité des langues naturelles, Reid, au contraire, juge à la manière du « second » Wittgenstein que les langues naturelles doivent être laissées en l’état, et qu’elles expriment la structure de la pensée humaine. De même donc qu’il y a des corps, il y a des esprits.

Le sixième principe est celui qui affirme que la plupart des opérations de l’esprit ont nécessairement un objet distinct de l’opération elle-même. Je ne peux voir sans voir quelque chose, je ne puis me souvenir sans me souvenir de quelque chose… L’opération et son objet sont des choses distinctes.

Le septième principe me conduit à prendre pour accordées les vérités universellement admises par les savants et les ignorants chez tous les peuples et à toutes les époques. Comme Aristote, Reid juge que le consentement universel est d’une grande autorité. Le genre humain a toujours cru à l’existence du monde extérieur et à la réalité des choses que nous voyons et que nous touchons. On croit aussi que tout changement doit avoir une cause. On distingue, dans le domaine pratique, de bonnes et de mauvaises actions. Il y a beaucoup de principes dont l’universalité ressort de ce qu’il y a de commun dans la structure de toutes les langues. « Les langues sont l’image fidèle de la pensée humaine ; et de l’image, nous pouvons tirer plus d’une induction certaine sur l’original » (p. 54). Un peu plus loin, on peut lire : « l’uniformité dans la constitution des langues prouve l’uniformité des notions qui ont présidé à leur formation » (p. 54).

Le huitième principe nous fait croire à la vérité des faits attestés par les sens, par la mémoire ou par le témoignage humain. Même les sceptiques se trouvent dans la nécessité de croire à ces principes dont ils doutent intellectuellement, comme Hume l’a lui-même souligné.

Que l’on affirme avec Locke que l’idée est l’objet immédiat de la pensée, Thomas Reid ne l’admet pas non plus : « il est vrai que je sens en moi-même que je perçois, que je me souviens, que j’imagine. Mais je ne sens pas en moi-même que les objets de ces opérations soient des idées » (p. 236). Le fait que les autres hommes perçoivent les mêmes objets que moi est d’ailleurs un signe qui montre qu’ils perçoivent les objets, et non les idées de leurs propres esprits.

L’erreur des philosophes modernes dans leurs théories de la perception repose, selon Reid, sur la conviction erronée que, dans la perception, les objets agissent sur notre esprit, ou que celui-ci agit sur eux. Agir, c’est produire un changement, et ni l’objet, ni l’esprit ne sont modifiés par le phénomène de perception. « Un objet n’agit point lorsqu’il est perçu. Je perçois les murs de ma chambre, et cependant ils demeurent parfaitement inactifs ; ils n’agissent donc point sur mon esprit. Être perçu est ce que les logiciens appellent une dénomination externe, qui ne suppose ni action, ni qualité dans l’objet perçu » (p. 239). Annonçant l’analyse de Gilbert Ryle dans La Notion d’esprit (1949), Reid pense que si l’on imagine que la perception résulte d’une action de l’objet sur l’esprit, c’est parce que l’on conçoit l’esprit à partir d’analogies matérielles. Ce sont les lois du mouvement des corps qui fournissent un modèle à la théorie de la perception. Un corps n’est mis en mouvement que par l’impulsion d’un autre corps, il est donc naturel d’en conclure que l’esprit ne perçoit que par une espèce d’impulsion de l’objet.

De la même façon il est faux de penser que l’esprit agit sur l’objet. Il faut bien distinguer les deux opérations que sont percevoir un objet et agir sur lui. Comme l’écrit Reid : « dire que j’agis sur ce mur quand je le regarde, c’est un abus manifeste des termes » (p. 239). Le bon sens suffit à distinguer sans aucun doute action sur l’objet et perception de celui-ci.

Quand nous écartons ces analogies et que nous réfléchissons attentivement sur la manière dont nous percevons les objets sensibles, nous sommes obligés de reconnaître que, si nous avons la conscience de la réalité de nos perceptions, nous ignorons absolument comment elles nous manifestent les choses extérieures. (p. 240- 241). Il importe de faire confiance à nos facultés « dont le témoignage irrésistible nous gouverne dans toutes les actions de la vie » (p. 241).

[Glose 1 : la distinction de Reid entre perception et action me semble tout à fait erronée. On peut bien de l’acte de perception. Il y a un spiritualisme et un visualisme latent dans cet argument de Reid -ce qui l’apparente ironiquement à Descartes, qu’il combat :

1) : Spiritualisme car l’esprit est posé comme disjoint des mouvements corporels affectant les organes des sens. C’est seulement ce présupposé dualiste qui peut justifier que « l’impulsion de l’objet » n’affecte pas l’esprit. La perception devient alors incompréhensible.

2) : Visualisme parce que la perception est pensée à partir du sens de la vue, le sens le moins « affectant » pour le sujet. Pourtant, Reid lui-même avait attaqué un argument de Hume en soulignant la différence d’appréciation des propriétés de l’objet selon qu’on le considère visuellement ou tactilement. La thèse de Reid selon laquelle la perception n’est ni un pâtir ni un agir pour le sujet perd largement son crédit si on pense à l’expérience de la perception tactile. Comment croire à une absence d’affectation réciproque entre le sujet et l’objet de la perception, dans le cas du toucher ?

Ces exemples soulèvent des difficultés épistémiques considérables, parce que, suivant les sens considérés, on peut manifestement donner du crédit à des thèses philosophiques différentes. On aurait pu soulever le même problème à partir de la critique reidienne du concept de grandeur chez Hume.]

Reid va examiner un dernier argument en faveur de la théorie de l’idée-représentation : celui de Hume selon lequel « rien ne peut être présent à l’âme qui ne soit image ou perception », ce qui fait que l’âme n’a aucun commerce avec les objets extérieurs (Traité de la nature humaine, Livre I, Partie 4e : « Le système sceptique et les autres systèmes philosophiques », passim, trad. Leroy, t. I, p. 267- 367).

Reid objecte à Hume que l’expression « être présent à l’âme » est obscure. Il interprète la formule comme signifiant : « être l’objet immédiat de la pensée » (p. 242), mais cette affirmation que Hume ne prouve pas est contredite par un fait attesté par toutes mes facultés et reconnu par tous : « je vois le soleil quand il luit ; je me souviens de la bataille de Culloden ; et ni le soleil ni la bataille ne sont des images ou des perceptions » (p. 243).

Hume pense que les sens sont des canaux qui transmettent les images, reprenant à sa manière la théorie d’Aristote et des scolastiques selon laquelle des images ou espèces s’échappent des objets et vont dans l’esprit par l’intermédiaire des sens. Mais cette hypothèse a été réfutée par Descartes et Malebranche et, à leur suite, par beaucoup d’autres philosophes modernes. Cette erreur provient, selon Reid, de la difficulté qu’il y a à séparer la présence des images dans l’esprit, de l’introduction de celles-ci dans l’esprit par le canal des sens. Comme le souligne Reid : « L’ancien système plus conséquent en faisait une seule et même hypothèse ; mais la philosophie moderne ayant maintenu la présence des images dans l’esprit, en même temps qu’elle combattait l’émission et l’introduction des espèces par les sens, il est résulté de cette mutilation de l’hypothèse péripatéticienne que la partie conservée et la partie sacrifiée se rappellent sans cesse, et font effort pour se rejoindre » (p. 243).

En réalité, pour Reid, nous percevons immédiatement les objets extérieurs. Hume insistait sur le fait que lorsque nous nous éloignons d’un objet, nous le voyons diminuer en grandeur, alors que l’objet réel ne souffre aucun changement, ce qui est la preuve selon lui que nous ne percevons qu’une image de l’objet, ce que Russell et Moore appelleront au XXe siècle des sense-data.

Mais, pour Reid, il convient de distinguer grandeur réelle et grandeur apparente d’un objet : celle-là est invariable, tandis que celle-ci varie en fonction de la position du spectateur par rapport à l’objet. La table que je vois diminue en grandeur à mesure que je m’éloigne. C’est la grandeur apparente qui diminue, et non pas la grandeur réelle ; mais on ne saurait de ces constatations tirer la conclusion que ce n’est pas la table réelle que je vois. Supposons en effet que ce soit la table réelle que je vois. La grandeur apparente de cette table doit diminuer en raison inverse des distances. Reid le souligne : « Comment donc cette diminution de la grandeur apparente prouverait-elle que ce n’est pas la table réelle que j’aperçois ? Quand il arrive précisément à la table que je vois ce qui doit arriver à la table réelle, n’est-il pas absurde d’en conclure que la table que je vois n’est pas la table réelle ? Il est donc évident que Hume a confondu la grandeur réelle avec la grandeur apparente, et que son raisonnement n’est qu’un pur sophisme » (p. 246-247).

Le raisonnement prouve que la table que je vois est la table réelle, étant entendu qu’il est démontré que la table réelle, placée à une certaine distance, doit avoir la grandeur apparente qu’a pour mes yeux celle que je vois. Les lois de la perspective supposent toutes que les objets de la vue sont extérieurs."

"La critique soigneuse à laquelle Reid soumet la théorie des idées a pour fonction de défendre la philosophie contre le scepticisme, le solipsisme et l’idéalisme. Descartes a inauguré une tradition qui conduit à croire nécessaire de démontrer l’existence du monde extérieur, ce qui est scandale pour le sens commun et absurdité manifeste. En même temps Hume et Berkeley font douter de la réalité des corps et des esprits, remettent en cause la certitude de l’existence d’un moi substantiel et sont donc dangereux pour les vérités de la morale et de la religion.

Il est intéressant de constater que Royer-Collard, le disciple de Reid en France au début du XIXe siècle utilisera la philosophie du sens commun pour réfuter Condillac, dont le sensualisme lui paraît conduire au scepticisme, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans ceux de l’éthique, de la politique et de la religion. La France d’après la Révolution avait besoin de paix et d’ordre, et de croire à l’existence de liens substantiels notamment entre individus ou groupes sociaux au sein de l’État.

Mais il serait injuste de ne voir en Reid ou en Dugald Stewart, son élève, que les inspirateurs d’une certaine philosophie française conservatrice du début du XIXe siècle. Comme le reconnaissent les pères fondateurs de la philosophie analytique, Moore, Russell, Austin ou Ryle, Reid pose des questions importantes de philosophie de la connaissance."

-René Daval, "La critique de la théorie moderne des idées chez Thomas Reid", chapitre in Kim Sang Ong-Van-Cung (dir), La voie des idées ? Le statut de la représentation (XVIIe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 2006, 256 pages, pp.209-215.

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