« D'un côté, la volonté de ne partir que des faits, de l'expérience ; de l'autre, l'ambition de parvenir malgré tout à des connaissances philosophiques rationnelles. Cette contradiction trouve son point culminant et en même temps sa tentative de solution la plus audacieuse à la fin de l'article sur Stuart Mill, où Taine se prend à rêver d'une philosophie qui, par la méthode inductive de Mill, parviendrait aux résultats de la Logique de Hegel. » (p.491)
« On a pu voir une
influence considérable de Hume sur De l’intelligence, et en effet la réduction
des données de notre esprit à des sensations et des images, le nominalisme du
chapitre 1, l'appel aux lois de l'association dans le livre 2 permettraient de
signaler une telle influence. Mais d'une part, dans sa préface, Taine se situe
lui-même dans le sillage de Condillac, non de Hume […] Taine a nommément désigné
comme ses inspirateurs […] Bain (Sense
and Intellect) et de Stuart Mill (Examination
of W. Hamilton's Philosophy) pour le problème de la représentation des
corps extérieurs, et de Stuart Mill encore (Logic)
pour la théorie de l'induction. On peut y ajouter Locke sur lequel existent 94
pages manuscrites datant de l'Ecole normale supérieure. » (p.493)
« La solidité a été
analysée parmi les propriétés secondes comme ce qui correspond à la sensation
de résistance ou d'effort. Toute la démarche consiste donc à ramener la
perception de l'étendue également à une sensation musculaire, et donc à la
mettre aussi au rang des qualités secondes dont on admet qu'elles sont
relatives à nous. L'étendue est d'abord réduite à la distance et celle-ci àla
sensation d'effort musculaire par le biais de la perception de la durée : nous
connaissons la différence entre le mouvement nécessaire pour toucher un objet
A, proche, et un objet B, lointain, par l'amplitude plus ou moins grande de nos
mouvements signalée par une sensation musculaire différente et de durée plus ou
moins longue. Par là nous nous représentons l'étendue linéaire, d'où suit la
représentation de la situation, puisque celle-ci est déterminée par la distance
jointe à la direction (ressentie de la même façon). Enfin la forme est reconnue
grâce à la perception du parcours de l'étendue et des limites de l'objet,
signalées par des perceptions tactiles et musculaires. Il reste à expliquer
comment nous parvenons à poser l'étendue comme un ensemble continu d'objets
existant simultanément, alors qu'elle est engendrée à partir de sensations
successives : sa continuité a pour fondement lasensation continue d'effort
musculaire pendant toute la durée du mouvement et la simultanéité s'établit par
la réversibilité du mouvement : je puis toucher la table de droite à gauche,
puis de gauche à droite et mes sensations, quoique successives, me représentent
donc un ensemble de points existant simultanément. « Ainsi le temps est père de
l'espace. »
A partir de cette analyse
empruntée à Bain, Taine poursuit en citant Stuart Mill qui, dans une longue
description d'inspiration lockienne, ramène l'idée de corps ou de matière à
celle d'une possibilité permanente de sensations : ils ne sont que ce pouvoir
de susciter en nous ces impressions musculaires et tactiles de résistance et
d'étendue. On pourrait s'attendre à ce que l'analyse se termine par cette
conclusion tout à fait dans la tradition de l'empirisme anglais.
Mais justement au contraire
Taine prend cette conclusion comme point de départ pour nous faire aborder sur
des rivages totalement étrangers à cette tradition. Dans un premier moment, il
propose de remplacer « possibilités » par « nécessités » de sensations : en
effet, lorsque le sujet « mettra sa main
en contact avec la table, il y aura pour lui non pas seulement possibilité,
mais nécessité de sensation ». Cette correction d'apparence légère nous
introduit en fait insensiblement dans une autre philosophie : en disant qu'il y
a nécessité de sentir la table, Taine ne se réfère plus en effet à une simple
croyance tirée des consecutions de l'expérience, mais à une catégorie
rationnelle universellement valable. Ces « nécessités », Taine propose de les
appeler « forces ». Sans doute la notion de force se réfère-t-elle à un
passage où elle est avancée pour exorciser la notion de substance ou de faculté
et éviter qu'on ne prenne un simple rapport pour une entité. Il n'empêche
qu'en définissant les corps comme nécessités de forces on passe insensiblement
à un rationalisme qui, dès la fin du paragraphe, définit l'univers comme un système
de forces. Malgré ses points de départ chez Locke, Bain, Stuart Mill, Taine
ne renonce pas à parvenir à la connaissance vraie de l'univers en lui-même
comme système régi par une nécessité objective absolue. L'ombre de Spinoza se
profile derrière les analyses empiristes.
D'ailleurs, après ce
glissement insensible, Taine annonce franchement qu'il se détache des Anglais à
partir d'un certain point. Non, les corps ne sont pas, comme le pensent Bain et
Stuart Mill après Berkeley, de simples faisceaux de possibilités permanentes,
desquelles nous ne pourrions rien affirmer ; il y a quelque chose d'intrinsèque
à l'objet et qui n'est pas seulement relatif à nos sens. L'analyse empruntée
aux Anglais, déjà transformée par l'introduction de l'idée de nécessité,
débouche sur une autre analyse qui dit tout le contraire : à savoir qu'il y a
quelque chose qui appartient bien à l'essence du corps indépendamment de la
sensation que nous en avons et qui est le mouvement. « Par cette addition à la théorie de Bain et
de Mill, nous restituons aux corps une existence effective, indépendante de nos
sensations », écrit Taine en note. On voit bien qu'il ne s'agit pas d'une
simple addition, mais du renversement total de l'empirisme anglais en son
contraire.
Cependant cette introduction
du mouvement comme essence des corps semble se faire sur des bases empiristes,
puisqu'elle s'appuie paradoxalement sur Berkeley : de même que ce dernier nous
autorise à poser, par analogie, des sensations et une volonté dans les autres
sujets semblables à nous, de même nous sommes autorisés à poser dans la pierre
qui se meut la même réalité que nous sentons intrinsèquement en nous dans le sentiment
du mouvement musculaire et de l'effort. Pour cela, il suffît d'abstraire de ces
sensations tout ce qui n'est pas impression pure de mouvement : il ne reste
plus que le « sentiment d'états
successifs compris entre le moment initial et le moment final et définis par
leur ordre réciproque ». C'est ce mouvement pur que nous avons le droit de
transférer, par analogie, dans la pierre comme sa propriété intrinsèque.
L'argumentation ressemble à
celle que Lambert et Mendelssohn opposent aux thèses de la Dissertation de 1770
de Kant : les changements sont quelque chose de réel en vertu du témoignage du
sens interne, donc le temps est quelque chose de réel qui s'attache aux
déterminations de la chose même et non pas une forme subjective de notre
sensibilité. Ici c'est indiscutablement l'ombre de Leibniz qui vient recouvrir
la figure de Berkeley invoquée au début, puisqu'on aboutit en fin de l'analyse
à dire que toutes les réalités ont intrinsèquement en elles, à des degrés
divers, ce que nous ressentons en nous, à savoir la perception du changement.
La note, là encore, est plus explicite puisqu'elle énonce qu'on peut considérer
les sensations comme des cas plus complexes de mouvement et donc le mouvement
comme un cas plus simple de perception et qu'ainsi « par cette réduction, les deux idiomes, celui des sens et celui de la
nature, se réduisent à un seul ». Nous voici bien loin de la philosophie
anglaise, de Bain, de Mill, de Berkeley, points de départ de ces analyses, et
ces exemples font clairement comprendre le rôle que joue la philosophie
anglaise dans l'œuvre de Taine : servir en quelque sorte de caution
expérimentale et concrète lui permettant de mener peu à peu le lecteur sur les
rivages de la métaphysique rationaliste. On trouverait chez Bergson un usage analogue
des penseurs anglais, à la différence qu'ils lui servent de point d'appui pour
l'instauration d'une métaphysique nouvell et non pour donner une nouvelle vie à
la métaphysique classique. » (pp.495-497)
« Taine commence par
exposer objectivement les thèses de Mill : les définitions ne peuvent être que
nominales, elles n'apprennent rien de l'essence de la chose, car ce qui apporte
des connaissances, c'est l'observation des propriétés […] Le syllogisme est
stérile puisqu'il part de propriétés générales alors que toute découverte est
une généralisation de faits particuliers ; même les axiomes sont une
généralisation opérée à partir de l'expérience de l'espace. La section IX
reprend la théorie de Mill sur la déduction : elle est le but de toute
science et devient particulièrement utile quand il s'agit de phénomènes
dynamiques où l'induction ne peut être appliquée dans la mesure où l'effet
résulte de plusieurs causes (par exemple les événements historiques). Dans ce
cas, il faut décomposer le fait en faits plus simples que l'on compare à
d'autres de même nature et dont on connaît les lois. La méthode suppose donc
d'abord une induction directe, puis une déduction et enfin une vérification :
par exemple on trouve par induction des lois psychologiques, on les applique à
l'histoire et on déduit ce qui en découle afin d'expliquer un aspect du
phénomène historique. L'exposé est ici un peu embarrassé : peut-être Taine ne
veut-il pas reconnaître que Stuart Mill se rapproche de sa propre thèse unissant
induction et déduction […] Quoi qu'il en soit, il faut toujours commencer
par l'induction qui reste la méthode essentielle : pour Mill, la généralisation
qu'elle effectue présuppose que le cours de la nature soit uniforme en tous
lieux, que l'avenir ressemble au passé. Mais cette proposition n'est pas une
évidence rationnelle, elle n'est elle-même qu'une induction [sic] faite à
partir de notre expérience. De même le principe de causalité est-il ramené
à une induction tirée de l'examen répété des consécutions de l'expérience. »
(p.498)
« [Taine] voit bien
que, chez Mill, l'induction n'est pas fondée en rigueur : si les
principes que l'induction présuppose (l'uniformité de la nature, le
déterminisme universel) reposent eux-mêmesur une induction, nous sommes dans un
cercle et impuissants à fonder l'universalité et la nécessité de ces principes.
Cela ne perturbe nullement Mill, qui est prêt à admettre qu'en une autre
région de l'univers l'expérience et les règles pourraient être autres.
Position dont ne peut s'accommoder Taine qui tient à sauver la nécessité des
principes. Si l'on suivait Stuart Mill, « on
arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle
nécessité intérieure ne produirait leur liaison et leur existence. Ils
seraient de pures données, donc accidentels ». Refusant depuis
toujours l'innéisme et très hostile aux positions kantiennes, voulant rester
fidèle à la postulation empiriste de départ, suivant laquelle toute
connaissance provient des sensations, Taine n'a plus d'autre voie, dans la
dernière partie du texte, que de tenter de retrouver l'universalité et la
nécessité des principes à partir d'une abstraction réalisée sur la diversité du
donné. La démarche s'inspire ici d'Aristote, de Spinoza et de Leibniz, que
l'on reconnaîtra au passage, pour aboutir à légitimer la Logique de Hegel. » (p.499)
« Les définitions ne
sont pas, comme le croit Mill, seulement nominales ; elles peuvent être génétiques
si elles indiquent la propriété essentielle dont les autres peuvent être
déduites, ou bien la cause permettant de comprendre comment la chose est
engendrée.
La preuve ne se réduit pas à
l'induction considérée comme une généralisation à partir de cas particuliers,
elle doit être une explication de l'effet à partir de la cause : c'est ce que
réalise le vrai syllogisme, qui n'est donc pas stérile.
Les axiomes ne sont pas des généralisations
à partir d'expériences particulières, mais des propositions d'identité. Leur
évidence n'est pas fondée sur l'imagination (par exemple, pour Mill, l'impossibilité
de se représenter deux droites enfermant un espace), mais sur leur cohérence
logique : ils énoncent ce dont la contradictoire implique contradiction dans
une définition génétique. Etant universels, ils sont saisis par abstraction à
partir de n'importe quels cas particuliers. L'induction enfin n'est pas une
généralisation mais une abstraction n ; elle ne présuppose donc aucun autre
principe et c'est également par abstraction que sont trouvés les principes
universels, dont la causalité. Le rapport entre faits et essences logiques est
un rapport de simple à complexe, et l'induction réalise donc deux abstractions
successives : isoler le fait de ses éléments accidentels, puis le décomposer en
ses éléments constitutifs. A un certain stade de l'analyse, l'on trouve comme
éléments constitutifs des principes, des lois, des essences universellement
valables. En poussant cette abstraction jusqu'à son terme ultime, on est en
droit d'espérer parvenir à dresser le tableau des déterminations le plus
générales de l'être. […] Il appartient à la pensée française de faire cette
synthèse entre l'empirisme anglais et la spéculation allemande, pour retrouver
en gros les résultats de cette dernière, mais à partir de l'analyse des faits.
L'induction, si elle n'est
au fond qu'une abstraction ou analyse et n'a besoin d'aucun autre principe pour
se légitimer, peut fort bien s'exprimer sous forme de syllogisme comme l'a vu
Aristote. De même le principe de causalité est-il découvert par abstraction et
ne pose pas de problème particulier à Taine qui en fait un principe analytique
: « il y a une force intérieure et
contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre
toute donnée. Gela signifie d'une part qu'il y a une raison à toute chose,
que tout fait a sa loi, que tout composé se réduit en simples, que tout
produit implique des facteurs, que toute qualité et toute existence doivent se
déduire d'un terme supérieur et antérieur. Et cela signifie d'autre part que le
produit équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu'une même chose sous
deux apparences ; que la cause ne diffère pas de l'effet ; que les puissances
génératrices ne sont que les propriétés élémentaires ; que la force active par
laquelle nous figurons la nature n'est que la nécessité logique qui transforme
l'un dans l'autre le composé et le simple, le fait et la loi ».
Dans ce passage révélateur,
Taine développe une conception métaphysique de la causalité tout à fait
recevable, qui identifie nécessité naturelle et nécessité logique en évacuant
le rapport temporel d'antécédent à conséquent au profit d'une combinaison d'éléments
logiques. Mais il ne parvient pas à la synthèse souhaitée, puisque
l'inspiration empiriste est rejetée, ainsi que le point de départ, l'expérience
de la relation causale, qui est celle d'une succession dans le temps : or c'est
bien cette fidélité à cette expérience originaire qui constitue le point fort de
l'empirisme et du kantisme. » (pp.499-501)
« La majorité des
auteurs ont souligné la contradiction entre le nominalisme des premiers chapitres
de De l’intelligence et l'affirmation
que l'abstraction nous permet de parvenir aux caractères généraux effectifs des
choses. Pour parler le langage de Locke, si nos idées générales ne sont que des
noms, quelle garantie avons-nous que de telles essences nominales puissent
refléter les essences réelles des choses ? Ou bien, si nous associons un nom à
de tels caractères généraux, ne faut-il pas que ces caractères aient fait
l'objet de représentations distinctes, ce qui infirmerait la thèse nominaliste ?
Comment peut-on s'affirmer nominaliste et tenir ferme à la formule « univer
salia in rebus » ainsi nettement énoncée :« il y a une forme persistante (dans
l'individu et l'espèce) qui est constituée de caractères partout les mêmes,
mais qui n'existent point hors des individus ». Tout le chapitre 1 du livre 4
de De l’intelligence ne semble pas
parvenir à résoudre le problème ni à choisir entre un empirisme logique et
une métaphysique réaliste. Ou plutôt Taine ne résout le problème que sur le
terrain de la méthodologie […] par approximations à l'infini, nous nous
efforçons de faire coïncider l'essence nominale de départ avec ces caractères
généraux que nous découvrons peu à peu par analyse, et l'identité entre essence
nominale et essence réelle est moins postulée au départ que produite
progressivement par la démarche scientifique : ainsi nous avons à partir de nos
sensations une définition nominale de l'eau, que nous enrichissons par
l'observation scientifique (poids spécifique, composition chimique, etc.) de façon
à aboutir à des caractères généraux existant effectivement. Mais cette description
de la méthode présuppose bien entendu que de tels caractères existent dans les
choses, c'est-à-dire qu'elle s'appuie sur la thèse « universalia in rebus » qui
n'est jamais démontrée. A la décharge de Taine, on peut dire qu'il ne fait ici
qu'expliciter les postulations de la démarche scientifique, puisque son livre
s'arrête justement au seuil de la métaphysique.
Les choses se compliquent
cependant dans les sections consacrées non plus au réel, mais au possible et au
rapport du possible et du réel. Si l'on s'appuie sur les analyses précédentes,
suivant lesquelles les faits ne sont que des combinaisons d'éléments universels
et abstraits, il est clair que le réel doit résulter d'une combinaison de
possibles. Or la différence entre le réel et le possible, c'est que le premier
possède l'existence, d'où la nostalgie finale de l'argument ontologique : « Nous pouvons donc admettre que l'existence
réelle n'est qu'un cas de l'existence possible, cas particulier et singulier,
où les éléments de l'existence possible présentent certaines conditions qui
manquent dans les autres cas. Ne peut-on chercher ces éléments et ces
conditions ? ».
Il y a donc, à côté des
idées générales qui sont des copies des caractères généraux, des idées
générales qui sont des modèles, des « cadres préalables », des « moules », des
« constructions mentales ». Ces modèles sont soit des axiomes analytiques, soit
des réalités d'un statut ambigu qui ont leur source dans le réel tout en le
dépassant : par exemple la ligne droite n'existe pas dans la nature, le
principe d'inertie ne se réalise jamais exactement dans l'expérience. Comment
faire du réel une combinaison de possibles et constater en même temps que ces
possibles ne se réalisent jamais ? La première réponse sur « l'impuissance de
la nature, ou les perturbations du réel » est tout à fait insuffisante : ce ne
sont pas les perturbations du réel qui empêchent le cercle parfait d'exister,
c'est son statut logique, et ce problème qui pourrait être aisément résolu dans
le cadre d'un positivisme logique conséquent, Taine va s'épuiser à le résoudre
par un retour à la métaphysique classique, et donc à ses difficultés.
Les sections décrivant les
lois des choses possibles s'attachent à décrire le statut des axiomes comme
propositions analytiques, mais alors Taine rencontre à nouveau Stuart Mill et
la philosophie empiriste anglaise pour qui, s'il en est ainsi, on ne peut tirer
de telles propositions analytiques quoi que ce soit de vrai touchant le réel.
Il faudra donc prouver qu'il y a « des
données réelles conformes à nos constructions idéales » et que les sciences
de construction sont les modèles préalables des sciences expérimentales qui
doivent à la fin s'y ramener. Il faut montrer en bref que l'expérience se moule
dans le cadre vide des possibilités logiques. Sans reprendre en détail la série
d'arguments touffus que développe Taine, on peut dire que l'essentiel consiste
dans l'appel à « l'axiome de raison explicative », de connotation évidemment
leibnizienne et qui affirme qu'il y a une raison non seulement pour les faits,
mais encore pour les lois, ce qui doit permettre, comme horizon ultime, de
ramener les lois tirées de l'expérience par induction à des propositions plus
simples, donc logiques et analytiques. Mais, comme l'universalité des axiomes
se fonde sur leur caractère analytique, il faudra donner de l'axiome de raison
explicative une formulation elle-même analytique, ce qui n'est pas si facile,
on le sait depuis Leibniz. La façon dont Taine s'efforce de le déduire du
principe d'identité, en ignorant superbement les analyses de Kant et de Hegel,
n'entraînera guère la conviction : aussi Taine entreprend aussitôt de se
corriger en disant que cet axiome, pour être appliqué, a besoin de
l'intervention de l'expérience, tout en rêvant de pouvoir se passer de cette
intervention par une déduction de l'existence à partir du seul possible.
Cet embarras final de Taine
est peut-être la revanche de la philosophie anglaise sur cette entreprise qui
tente une démonstration que les empiristes anglais jugent rigoureusement
impraticable. Pour dépasser, « compléter », « corriger » l'empirisme anglais,
il aurait fallu prendre davantage au sérieux ce qui constitue le point fort de
cette tradition philosophique, de Hume à Strawson : à savoir les arguments
s'efforçant d'établir que la rationalité du réel ne peut faire l'objet ni
d'une déduction analytique, ni d'une déduction transcendantale, qu'à son
propos la question quid juris est
illégitime et contradictoire, et que nous devons nous borner à constater
qu'en fait l'expérience obéit à des lois et à des axiomes mathématiques sans
chercher dans un point situé au-delà de l'expérience une légitimation à cet
état de fait. Son refus du kantisme, son incompréhension partielle de Hegel
[dont il ignore la Phénoménologie] ne
permettaient pas à Taine d'éviter l'écueil que les empiristes anglais
promettent précisément aux tentatives comme la sienne, et qui est le retour aux
embarras et apories de la métaphysique dogmatique. » (pp.501-504)
-J. Rivelaygue, « Taine et la philosophie anglaise », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 177, No. 4, TAINE ET RENAN (OCTOBRE-DÉCEMBRE 1987), pp. 491-504.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire