samedi 14 décembre 2024

Empirisme logique ou rationalisme réaliste ? Les embarras de la théorie de la connaissance d’Hippolyte Taine

« D'un côté, la volonté de ne partir que des faits, de l'expérience ; de l'autre, l'ambition de parvenir malgré tout à des connaissances philosophiques rationnelles. Cette contradiction trouve son point culminant et en même temps sa tentative de solution la plus audacieuse à la fin de l'article sur Stuart Mill, où Taine se prend à rêver d'une philosophie qui, par la méthode inductive de Mill, parviendrait aux résultats de la Logique de Hegel. » (p.491)

« On a pu voir une influence considérable de Hume sur De l’intelligence, et en effet la réduction des données de notre esprit à des sensations et des images, le nominalisme du chapitre 1, l'appel aux lois de l'association dans le livre 2 permettraient de signaler une telle influence. Mais d'une part, dans sa préface, Taine se situe lui-même dans le sillage de Condillac, non de Hume […] Taine a nommément désigné comme ses inspirateurs […] Bain (Sense and Intellect) et de Stuart Mill (Examination of W. Hamilton's Philosophy) pour le problème de la représentation des corps extérieurs, et de Stuart Mill encore (Logic) pour la théorie de l'induction. On peut y ajouter Locke sur lequel existent 94 pages manuscrites datant de l'Ecole normale supérieure. » (p.493)

« La solidité a été analysée parmi les propriétés secondes comme ce qui correspond à la sensation de résistance ou d'effort. Toute la démarche consiste donc à ramener la perception de l'étendue également à une sensation musculaire, et donc à la mettre aussi au rang des qualités secondes dont on admet qu'elles sont relatives à nous. L'étendue est d'abord réduite à la distance et celle-ci àla sensation d'effort musculaire par le biais de la perception de la durée : nous connaissons la différence entre le mouvement nécessaire pour toucher un objet A, proche, et un objet B, lointain, par l'amplitude plus ou moins grande de nos mouvements signalée par une sensation musculaire différente et de durée plus ou moins longue. Par là nous nous représentons l'étendue linéaire, d'où suit la représentation de la situation, puisque celle-ci est déterminée par la distance jointe à la direction (ressentie de la même façon). Enfin la forme est reconnue grâce à la perception du parcours de l'étendue et des limites de l'objet, signalées par des perceptions tactiles et musculaires. Il reste à expliquer comment nous parvenons à poser l'étendue comme un ensemble continu d'objets existant simultanément, alors qu'elle est engendrée à partir de sensations successives : sa continuité a pour fondement lasensation continue d'effort musculaire pendant toute la durée du mouvement et la simultanéité s'établit par la réversibilité du mouvement : je puis toucher la table de droite à gauche, puis de gauche à droite et mes sensations, quoique successives, me représentent donc un ensemble de points existant simultanément. « Ainsi le temps est père de l'espace. »

A partir de cette analyse empruntée à Bain, Taine poursuit en citant Stuart Mill qui, dans une longue description d'inspiration lockienne, ramène l'idée de corps ou de matière à celle d'une possibilité permanente de sensations : ils ne sont que ce pouvoir de susciter en nous ces impressions musculaires et tactiles de résistance et d'étendue. On pourrait s'attendre à ce que l'analyse se termine par cette conclusion tout à fait dans la tradition de l'empirisme anglais.

Mais justement au contraire Taine prend cette conclusion comme point de départ pour nous faire aborder sur des rivages totalement étrangers à cette tradition. Dans un premier moment, il propose de remplacer « possibilités » par « nécessités » de sensations : en effet, lorsque le sujet « mettra sa main en contact avec la table, il y aura pour lui non pas seulement possibilité, mais nécessité de sensation ». Cette correction d'apparence légère nous introduit en fait insensiblement dans une autre philosophie : en disant qu'il y a nécessité de sentir la table, Taine ne se réfère plus en effet à une simple croyance tirée des consecutions de l'expérience, mais à une catégorie rationnelle universellement valable. Ces « nécessités », Taine propose de les appeler « forces ». Sans doute la notion de force se réfère-t-elle à un passage où elle est avancée pour exorciser la notion de substance ou de faculté et éviter qu'on ne prenne un simple rapport pour une entité. Il n'empêche qu'en définissant les corps comme nécessités de forces on passe insensiblement à un rationalisme qui, dès la fin du paragraphe, définit l'univers comme un système de forces. Malgré ses points de départ chez Locke, Bain, Stuart Mill, Taine ne renonce pas à parvenir à la connaissance vraie de l'univers en lui-même comme système régi par une nécessité objective absolue. L'ombre de Spinoza se profile derrière les analyses empiristes.

D'ailleurs, après ce glissement insensible, Taine annonce franchement qu'il se détache des Anglais à partir d'un certain point. Non, les corps ne sont pas, comme le pensent Bain et Stuart Mill après Berkeley, de simples faisceaux de possibilités permanentes, desquelles nous ne pourrions rien affirmer ; il y a quelque chose d'intrinsèque à l'objet et qui n'est pas seulement relatif à nos sens. L'analyse empruntée aux Anglais, déjà transformée par l'introduction de l'idée de nécessité, débouche sur une autre analyse qui dit tout le contraire : à savoir qu'il y a quelque chose qui appartient bien à l'essence du corps indépendamment de la sensation que nous en avons et qui est le mouvement. « Par cette addition à la théorie de Bain et de Mill, nous restituons aux corps une existence effective, indépendante de nos sensations », écrit Taine en note. On voit bien qu'il ne s'agit pas d'une simple addition, mais du renversement total de l'empirisme anglais en son contraire.

Cependant cette introduction du mouvement comme essence des corps semble se faire sur des bases empiristes, puisqu'elle s'appuie paradoxalement sur Berkeley : de même que ce dernier nous autorise à poser, par analogie, des sensations et une volonté dans les autres sujets semblables à nous, de même nous sommes autorisés à poser dans la pierre qui se meut la même réalité que nous sentons intrinsèquement en nous dans le sentiment du mouvement musculaire et de l'effort. Pour cela, il suffît d'abstraire de ces sensations tout ce qui n'est pas impression pure de mouvement : il ne reste plus que le « sentiment d'états successifs compris entre le moment initial et le moment final et définis par leur ordre réciproque ». C'est ce mouvement pur que nous avons le droit de transférer, par analogie, dans la pierre comme sa propriété intrinsèque.

L'argumentation ressemble à celle que Lambert et Mendelssohn opposent aux thèses de la Dissertation de 1770 de Kant : les changements sont quelque chose de réel en vertu du témoignage du sens interne, donc le temps est quelque chose de réel qui s'attache aux déterminations de la chose même et non pas une forme subjective de notre sensibilité. Ici c'est indiscutablement l'ombre de Leibniz qui vient recouvrir la figure de Berkeley invoquée au début, puisqu'on aboutit en fin de l'analyse à dire que toutes les réalités ont intrinsèquement en elles, à des degrés divers, ce que nous ressentons en nous, à savoir la perception du changement. La note, là encore, est plus explicite puisqu'elle énonce qu'on peut considérer les sensations comme des cas plus complexes de mouvement et donc le mouvement comme un cas plus simple de perception et qu'ainsi « par cette réduction, les deux idiomes, celui des sens et celui de la nature, se réduisent à un seul ». Nous voici bien loin de la philosophie anglaise, de Bain, de Mill, de Berkeley, points de départ de ces analyses, et ces exemples font clairement comprendre le rôle que joue la philosophie anglaise dans l'œuvre de Taine : servir en quelque sorte de caution expérimentale et concrète lui permettant de mener peu à peu le lecteur sur les rivages de la métaphysique rationaliste. On trouverait chez Bergson un usage analogue des penseurs anglais, à la différence qu'ils lui servent de point d'appui pour l'instauration d'une métaphysique nouvell et non pour donner une nouvelle vie à la métaphysique classique. » (pp.495-497)

« Taine commence par exposer objectivement les thèses de Mill : les définitions ne peuvent être que nominales, elles n'apprennent rien de l'essence de la chose, car ce qui apporte des connaissances, c'est l'observation des propriétés […] Le syllogisme est stérile puisqu'il part de propriétés générales alors que toute découverte est une généralisation de faits particuliers ; même les axiomes sont une généralisation opérée à partir de l'expérience de l'espace. La section IX reprend la théorie de Mill sur la déduction : elle est le but de toute science et devient particulièrement utile quand il s'agit de phénomènes dynamiques où l'induction ne peut être appliquée dans la mesure où l'effet résulte de plusieurs causes (par exemple les événements historiques). Dans ce cas, il faut décomposer le fait en faits plus simples que l'on compare à d'autres de même nature et dont on connaît les lois. La méthode suppose donc d'abord une induction directe, puis une déduction et enfin une vérification : par exemple on trouve par induction des lois psychologiques, on les applique à l'histoire et on déduit ce qui en découle afin d'expliquer un aspect du phénomène historique. L'exposé est ici un peu embarrassé : peut-être Taine ne veut-il pas reconnaître que Stuart Mill se rapproche de sa propre thèse unissant induction et déduction […] Quoi qu'il en soit, il faut toujours commencer par l'induction qui reste la méthode essentielle : pour Mill, la généralisation qu'elle effectue présuppose que le cours de la nature soit uniforme en tous lieux, que l'avenir ressemble au passé. Mais cette proposition n'est pas une évidence rationnelle, elle n'est elle-même qu'une induction [sic] faite à partir de notre expérience. De même le principe de causalité est-il ramené à une induction tirée de l'examen répété des consécutions de l'expérience. » (p.498)

« [Taine] voit bien que, chez Mill, l'induction n'est pas fondée en rigueur : si les principes que l'induction présuppose (l'uniformité de la nature, le déterminisme universel) reposent eux-mêmesur une induction, nous sommes dans un cercle et impuissants à fonder l'universalité et la nécessité de ces principes. Cela ne perturbe nullement Mill, qui est prêt à admettre qu'en une autre région de l'univers l'expérience et les règles pourraient être autres. Position dont ne peut s'accommoder Taine qui tient à sauver la nécessité des principes. Si l'on suivait Stuart Mill, « on arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison et leur existence. Ils seraient de pures données, donc accidentels ». Refusant depuis toujours l'innéisme et très hostile aux positions kantiennes, voulant rester fidèle à la postulation empiriste de départ, suivant laquelle toute connaissance provient des sensations, Taine n'a plus d'autre voie, dans la dernière partie du texte, que de tenter de retrouver l'universalité et la nécessité des principes à partir d'une abstraction réalisée sur la diversité du donné. La démarche s'inspire ici d'Aristote, de Spinoza et de Leibniz, que l'on reconnaîtra au passage, pour aboutir à légitimer la Logique de Hegel. » (p.499)

« Les définitions ne sont pas, comme le croit Mill, seulement nominales ; elles peuvent être génétiques si elles indiquent la propriété essentielle dont les autres peuvent être déduites, ou bien la cause permettant de comprendre comment la chose est engendrée.

La preuve ne se réduit pas à l'induction considérée comme une généralisation à partir de cas particuliers, elle doit être une explication de l'effet à partir de la cause : c'est ce que réalise le vrai syllogisme, qui n'est donc pas stérile.

Les axiomes ne sont pas des généralisations à partir d'expériences particulières, mais des propositions d'identité. Leur évidence n'est pas fondée sur l'imagination (par exemple, pour Mill, l'impossibilité de se représenter deux droites enfermant un espace), mais sur leur cohérence logique : ils énoncent ce dont la contradictoire implique contradiction dans une définition génétique. Etant universels, ils sont saisis par abstraction à partir de n'importe quels cas particuliers. L'induction enfin n'est pas une généralisation mais une abstraction n ; elle ne présuppose donc aucun autre principe et c'est également par abstraction que sont trouvés les principes universels, dont la causalité. Le rapport entre faits et essences logiques est un rapport de simple à complexe, et l'induction réalise donc deux abstractions successives : isoler le fait de ses éléments accidentels, puis le décomposer en ses éléments constitutifs. A un certain stade de l'analyse, l'on trouve comme éléments constitutifs des principes, des lois, des essences universellement valables. En poussant cette abstraction jusqu'à son terme ultime, on est en droit d'espérer parvenir à dresser le tableau des déterminations le plus générales de l'être. […] Il appartient à la pensée française de faire cette synthèse entre l'empirisme anglais et la spéculation allemande, pour retrouver en gros les résultats de cette dernière, mais à partir de l'analyse des faits.

L'induction, si elle n'est au fond qu'une abstraction ou analyse et n'a besoin d'aucun autre principe pour se légitimer, peut fort bien s'exprimer sous forme de syllogisme comme l'a vu Aristote. De même le principe de causalité est-il découvert par abstraction et ne pose pas de problème particulier à Taine qui en fait un principe analytique : « il y a une force intérieure et contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre toute donnée. Gela signifie d'une part qu'il y a une raison à toute chose, que tout fait a sa loi, que tout composé se réduit en simples, que tout produit implique des facteurs, que toute qualité et toute existence doivent se déduire d'un terme supérieur et antérieur. Et cela signifie d'autre part que le produit équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu'une même chose sous deux apparences ; que la cause ne diffère pas de l'effet ; que les puissances génératrices ne sont que les propriétés élémentaires ; que la force active par laquelle nous figurons la nature n'est que la nécessité logique qui transforme l'un dans l'autre le composé et le simple, le fait et la loi ».

Dans ce passage révélateur, Taine développe une conception métaphysique de la causalité tout à fait recevable, qui identifie nécessité naturelle et nécessité logique en évacuant le rapport temporel d'antécédent à conséquent au profit d'une combinaison d'éléments logiques. Mais il ne parvient pas à la synthèse souhaitée, puisque l'inspiration empiriste est rejetée, ainsi que le point de départ, l'expérience de la relation causale, qui est celle d'une succession dans le temps : or c'est bien cette fidélité à cette expérience originaire qui constitue le point fort de l'empirisme et du kantisme. » (pp.499-501)

« La majorité des auteurs ont souligné la contradiction entre le nominalisme des premiers chapitres de De l’intelligence et l'affirmation que l'abstraction nous permet de parvenir aux caractères généraux effectifs des choses. Pour parler le langage de Locke, si nos idées générales ne sont que des noms, quelle garantie avons-nous que de telles essences nominales puissent refléter les essences réelles des choses ? Ou bien, si nous associons un nom à de tels caractères généraux, ne faut-il pas que ces caractères aient fait l'objet de représentations distinctes, ce qui infirmerait la thèse nominaliste ? Comment peut-on s'affirmer nominaliste et tenir ferme à la formule « univer salia in rebus » ainsi nettement énoncée :« il y a une forme persistante (dans l'individu et l'espèce) qui est constituée de caractères partout les mêmes, mais qui n'existent point hors des individus ». Tout le chapitre 1 du livre 4 de De l’intelligence ne semble pas parvenir à résoudre le problème ni à choisir entre un empirisme logique et une métaphysique réaliste. Ou plutôt Taine ne résout le problème que sur le terrain de la méthodologie […] par approximations à l'infini, nous nous efforçons de faire coïncider l'essence nominale de départ avec ces caractères généraux que nous découvrons peu à peu par analyse, et l'identité entre essence nominale et essence réelle est moins postulée au départ que produite progressivement par la démarche scientifique : ainsi nous avons à partir de nos sensations une définition nominale de l'eau, que nous enrichissons par l'observation scientifique (poids spécifique, composition chimique, etc.) de façon à aboutir à des caractères généraux existant effectivement. Mais cette description de la méthode présuppose bien entendu que de tels caractères existent dans les choses, c'est-à-dire qu'elle s'appuie sur la thèse « universalia in rebus » qui n'est jamais démontrée. A la décharge de Taine, on peut dire qu'il ne fait ici qu'expliciter les postulations de la démarche scientifique, puisque son livre s'arrête justement au seuil de la métaphysique.

Les choses se compliquent cependant dans les sections consacrées non plus au réel, mais au possible et au rapport du possible et du réel. Si l'on s'appuie sur les analyses précédentes, suivant lesquelles les faits ne sont que des combinaisons d'éléments universels et abstraits, il est clair que le réel doit résulter d'une combinaison de possibles. Or la différence entre le réel et le possible, c'est que le premier possède l'existence, d'où la nostalgie finale de l'argument ontologique : « Nous pouvons donc admettre que l'existence réelle n'est qu'un cas de l'existence possible, cas particulier et singulier, où les éléments de l'existence possible présentent certaines conditions qui manquent dans les autres cas. Ne peut-on chercher ces éléments et ces conditions ? ».

Il y a donc, à côté des idées générales qui sont des copies des caractères généraux, des idées générales qui sont des modèles, des « cadres préalables », des « moules », des « constructions mentales ». Ces modèles sont soit des axiomes analytiques, soit des réalités d'un statut ambigu qui ont leur source dans le réel tout en le dépassant : par exemple la ligne droite n'existe pas dans la nature, le principe d'inertie ne se réalise jamais exactement dans l'expérience. Comment faire du réel une combinaison de possibles et constater en même temps que ces possibles ne se réalisent jamais ? La première réponse sur « l'impuissance de la nature, ou les perturbations du réel » est tout à fait insuffisante : ce ne sont pas les perturbations du réel qui empêchent le cercle parfait d'exister, c'est son statut logique, et ce problème qui pourrait être aisément résolu dans le cadre d'un positivisme logique conséquent, Taine va s'épuiser à le résoudre par un retour à la métaphysique classique, et donc à ses difficultés.

Les sections décrivant les lois des choses possibles s'attachent à décrire le statut des axiomes comme propositions analytiques, mais alors Taine rencontre à nouveau Stuart Mill et la philosophie empiriste anglaise pour qui, s'il en est ainsi, on ne peut tirer de telles propositions analytiques quoi que ce soit de vrai touchant le réel. Il faudra donc prouver qu'il y a « des données réelles conformes à nos constructions idéales » et que les sciences de construction sont les modèles préalables des sciences expérimentales qui doivent à la fin s'y ramener. Il faut montrer en bref que l'expérience se moule dans le cadre vide des possibilités logiques. Sans reprendre en détail la série d'arguments touffus que développe Taine, on peut dire que l'essentiel consiste dans l'appel à « l'axiome de raison explicative », de connotation évidemment leibnizienne et qui affirme qu'il y a une raison non seulement pour les faits, mais encore pour les lois, ce qui doit permettre, comme horizon ultime, de ramener les lois tirées de l'expérience par induction à des propositions plus simples, donc logiques et analytiques. Mais, comme l'universalité des axiomes se fonde sur leur caractère analytique, il faudra donner de l'axiome de raison explicative une formulation elle-même analytique, ce qui n'est pas si facile, on le sait depuis Leibniz. La façon dont Taine s'efforce de le déduire du principe d'identité, en ignorant superbement les analyses de Kant et de Hegel, n'entraînera guère la conviction : aussi Taine entreprend aussitôt de se corriger en disant que cet axiome, pour être appliqué, a besoin de l'intervention de l'expérience, tout en rêvant de pouvoir se passer de cette intervention par une déduction de l'existence à partir du seul possible.

Cet embarras final de Taine est peut-être la revanche de la philosophie anglaise sur cette entreprise qui tente une démonstration que les empiristes anglais jugent rigoureusement impraticable. Pour dépasser, « compléter », « corriger » l'empirisme anglais, il aurait fallu prendre davantage au sérieux ce qui constitue le point fort de cette tradition philosophique, de Hume à Strawson : à savoir les arguments s'efforçant d'établir que la rationalité du réel ne peut faire l'objet ni d'une déduction analytique, ni d'une déduction transcendantale, qu'à son propos la question quid juris est illégitime et contradictoire, et que nous devons nous borner à constater qu'en fait l'expérience obéit à des lois et à des axiomes mathématiques sans chercher dans un point situé au-delà de l'expérience une légitimation à cet état de fait. Son refus du kantisme, son incompréhension partielle de Hegel [dont il ignore la Phénoménologie] ne permettaient pas à Taine d'éviter l'écueil que les empiristes anglais promettent précisément aux tentatives comme la sienne, et qui est le retour aux embarras et apories de la métaphysique dogmatique. » (pp.501-504)

-J. Rivelaygue, « Taine et la philosophie anglaise », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 177, No. 4, TAINE ET RENAN (OCTOBRE-DÉCEMBRE 1987), pp. 491-504.

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