lundi 9 décembre 2024

Bakounine, jeune hégélien et communiste

« Né le 18 mai 1814 dans une famille de la petite noblesse terrienne russe, Michel Bakounine s’initie à la philosophie à Moscou, au sein du cercle de Stankevitch, après avoir renoncé à la carrière des armes à laquelle le destinait sa famille. D’abord enthousiasmé par la lecture de Fichte (au moyen duquel il cherche à penser ses rapports avec son entourage familial et amical), il se convertit au hégélianisme en 1837. En 1840, pour approfondir sa connaissance de la philosophie de Hegel et pour s’éloigner d’un contexte familial étouffant, il part pour Berlin. Il prend d’abord des leçons sur la Logique de Hegel auprès d’un hégélien de droite, Werder, puis suit les cours de Schelling en compagnie d’Engels et de Kierkegaard à l’automne 1841. C’est à cette époque qu’il fait la rencontre d’Arnold Ruge qui détermine son passage dans la gauche hégélienne au cours des années 1842-1843.

À la suite de ses prises de position révolutionnaires (« La Réaction en Allemagne », « Le communisme »), le retour de Bakounine en Russie devient impossible et il est contraint à l’exil en Suisse, puis en France (1844), d’où il est expulsé à la demande de la Russie pour avoir attaqué publiquement le tsar et soutenu la cause polonaise (1847). En 1848, il se distingue par son activité au cours du Printemps des peuples (insurrection de Prague, « Appel aux Slaves »), avant d’être arrêté au printemps 1849 pour sa participation à l’insurrection de Dresde. Il est alors condamné à mort par la Saxe, puis par l’Autriche, avant d’être livré en 1851 à la Russie où il passera les dix années suivantes, d’abord en forteresse, puis à partir de 1857 en Sibérie, dont il s’évade par le Japon et les Etats-Unis en 1861, pour revenir en Europe en 1862. Après l’échec de l’insurrection polonaise de 1863, Bakounine renonce définitivement aux entreprises exclusivement nationales.

Commence alors la période la plus connue de l’itinéraire de Bakounine, celle du socialisme libertaire, aussi bien théorique que pratique (dont il exposera les principes en 1871 dans L’empire knouto-germanique et la révolution sociale). Après avoir tenté de réunir autour des principes qu’il défend plusieurs sociétés secrètes en Italie, puis d’y convertir la Ligue de la Paix et de la Liberté (Fédéralisme, socialisme et anti-théologisme), Bakounine, désormais installé en Suisse pour le restant de sa vie, adhère à l’Association internationale des travailleurs en 1868. Son activité s’inscrit alors dans celle de cette organisation, mais aussi dans une relation de rivalité de plus en plus marquée avec Marx, ce qui conduit à son exclusion en 1872.

Après avoir tiré le bilan de son engagement dans l’Internationale (Etatisme et anarchie), Bakounine, malade, renonce à toute activité révolutionnaire. Il meurt à Berne le 1er juillet 1876. » (pp.3-4)

« Les textes traduits et commentés ici contiennent l’intégralité de la contribution de Bakounine à la gauche hégélienne, contribution peu étudiée comme la plupart des textes qui appartiennent à la période « pré-anarchiste » de Bakounine. Il s’agit de « La Réaction en Allemagne », texte qui paraît en octobre 1842 dans les Deutsche Jahrbücher fûr Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art) d’Arnold Ruge, de lettres échangées avec ce même Ruge au début de l’année 1843, et de l’article « Le communisme », qui paraît en juin 1843 dans le Schweizerischer Republikaner (Le Républicain suisse) de Zurich. » (p.5)

« « Avant-propos du traducteur » (1838) aux Discours au gymnase de Hegel et la première partie d’un long article, « De la philosophie » (1839-1840), dont il laisse inachevée la seconde partie, plus longue que la première. Qu’il s’agisse de sa lecture de Fichte, surdéterminée par son contexte personnel, ou de celle de Hegel, le trait le plus marquant des textes de la période russe réside dans la quasi-absence de préoccupations politiques. Et lorsqu’il s’aventure sur ce terrain, le jeune Michel fait preuve d’un conformisme bien éloigné des positions révolutionnaires qui seront ensuite les siennes. Ainsi l’« Avant-propos » de 1838 s’articule autour d’un double enjeu : proposer une défense de la philosophie, alors dénigrée en Russie (et interdite à l’université). » (p.5)

« Deux séries d’éléments expliquent la radicalisation politique de Bakounine. Tout d’abord, à partir de l’été 1841, le cercle de ses fréquentations s’élargit et diverses rencontres le mènent à Dresde où il fait la connaissance d’Arnold Ruge, éditeur de l’un des principaux organes de la gauche hégélienne, les Deutsche Jahrbücher fûr Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art). Sans doute sur son conseil, il lit la Politique à l’usage du peuple de Lamennais, ouvrage qui produit sur lui une forte impression. Ces rencontres s’accompagnent d’un sentiment de vanité des études philosophiques, dont sa correspondance attaque la dimension exclusivement théorique. Ainsi en juillet 1842, alors qu’il est en pleine rédaction de « La Réaction en Allemagne », une lettre à sa famille s’en prend aux « chimères religieuses logiques et théoriques sur le fini et l’infini » et à l’automne, alors que l’article est sur le point de paraître, est attaquée directement « la creuse philosophie théorique qui cause notre perte et au développement de laquelle j’ai tant contribué ». Même si elle est d’un usage délicat en raison des conditions de sa rédaction, la Confession que Bakounine adressera au tsar depuis le ravelin de la forteresse Pierre-et-Paul en 1851 rendra compte de ce dégoût que le jeune philosophe en est venu à éprouver pour la métaphysique allemande. » (p.6)

« Bakounine cherche à montrer deux choses : d’une part qu’il est impossible de concilier (en termes hégéliens, de médiatiser de l’extérieur) les termes d’une opposition politique, d’autre part que dans le développement de l’opposition en contradiction ouverte, c’est l’action destructrice de la négativité qui domine, ce qui doit se traduire politiquement par le triomphe des révolutionnaires. En cherchant à démontrer ces deux thèses, Bakounine vise à la fois le parti du Juste Milieu et sa traduction philosophique parmi les vieux hégéliens, et la gauche hégélienne en cours de radicalisation, qui est ainsi appelée à ne pas se satisfaire de demi-mesures. En cela, Bakounine esquisse dans son article un positionnement que l’on peut qualifier de radical et ce qui s’exprime sous la gangue verbale hégélienne, c’est le refus de toute conciliation entre ces deux pôles extrêmes que sont Révolution et Réaction. Lorsqu’il cherchera, près de trente ans après, à montrer la cohérence de son parcours politique, c’est précisément à cet article que se référera Bakounine. » (p.7)

« Ce n’est qu’à partir de 1864 que Bakounine peut être qualifié d’anarchiste, ou de socialiste libertaire, et ce n’est qu’en 1867 que, dans la lignée de Proudhon, il se qualifie lui-même d’anarchiste. » (note 5 p.8)

« Il s’agit [pour lui] de défendre l’une de ses sœurs contre un mariage forcé et une autre qui souhaite se séparer de son époux. L’importance de cette source fichtéenne a été peu soulignée par les commentateurs de Bakounine. » (note 9 p.8)

« Rencontre d’un poète proche du courant « Jeune Allemagne » (Varnhagen von Ense) et d’un ancien condamné pour menées révolutionnaires, Müller-Strübing. À ces deux noms, il faut ajouter celui du poète Herwegh, à qui Bakounine restera toujours lié, et la présence d’Alexandre Herzen, que Bakounine semble avoir fréquenté plus assidûment qu’en Russie. » (note 16 p.8)

« La conclusion de l’article, elle signale l’émergence en France et en Angleterre « d’associations à la fois socialistes et religieuses » (p. 14) ce qui amorce la découverte par Bakounine, dès lors qu’il aura lu l’ouvrage de Lorenz von Stein sur le socialisme français et […] Garanties de la liberté et de l’harmonie de Weitling, du « nouvel univers » qui s’ouvre devant lui. » (p.10)

« Chez Hess, cette phraséologie révolutionnaire n’a pas d’autre aboutissement que philosophique : ce qui est visé, c’est une certaine recherche de l’unité, propre au socialisme utopique des années 1840 et à la philosophie feuerbachienne, et dans la transformation recherchée, le rôle moteur reste dévolu à une instance spirituelle. » (p.12)

« Le contraste entre cette Allemagne morcelée à l’unité politique fictive et la puissance ascendante de la Prusse est frappant, mais il ne doit pas masquer que c’est précisément dans ce dernier État que le sentiment de retard politique est ressenti avec le plus d’acuité, en particulier avec l’accès au trône en 1840 (six semaines précisément avant l’arrivée de Bakounine à Berlin) de Frédéric-Guillaume IV qui suscite de nombreux espoirs après une vingtaine d’années de gel politique. Les premières mesures du souverain entretiennent ce malentendu. Ainsi, la réhabilitation du catholicisme, interprétée comme un signe de libéralisme en matière religieuse, se révèle bientôt comme une manifestation de l’attachement que le souverain porte à un monde que l’opinion éclairée considère comme appartenant au passé (ce dont témoigne la mention dans « La Réaction en Allemagne » du « monde catholique du passé »), défense motivée par une vision magnifiée du christianisme médiéval. » (p.16)

« La question de la liberté de la presse, qui fournit à Marx l’occasion d’une série d’articles dans la Gazette Rhénane en mai 1842, mobilise la partie radicale de la bourgeoisie suite à la publication en décembre 1841 de l’ordonnance de Frédéric-Guillaume IV relative à l’application de la censure. Cette ordonnance […] proscrivait notamment la désignation nominale des députés lors des comptes rendus des débats à la diète provinciale. Dans les régions qui ont été sensibles à l’influence française (ce qui est le cas de la Rhénanie), cette mesure contribue à radicaliser cette partie de l’opinion qui était attachée à l’établissement de régimes constitutionnels, et à faire basculer certains de ses membres dans le camp démocrate.

Pour les milieux philosophiques, une série de mesures spécifiques va précipiter ce mouvement de radicalisation. Au moment où Bakounine écrit « La Réaction en Allemagne », deux événements préoccupent le milieu philosophique berlinois. Le premier, c’est le renvoi de Bruno Bauer le 22 mars 1842 de la Faculté de théologie de l’université de Bonn. De nombreux jeunes hégéliens, comprenant que les portes de l’enseignement philosophique leur seront fermées pour des raisons d’opinion, sont précipités dans un mouvement de radicalisation politique (c’est notamment le cas du jeune Marx). Le deuxième c’est le retour de Schelling à Berlin à la fin de l’année 1841. » (p.17)

« Il faut plusieurs mois aux étudiants pour comprendre ce que signifie le rappel de Schelling par le gouvernement prussien –quelques mois qui correspondent à l’éveil de la conscience politique du jeune Bakounine. Symptôme de ce retournement progressif d’opinion, la campagne qui vise l’enseignement de Schelling à partir de 1842 tend à se présenter comme une défense et illustration de la validité de la philosophie hégélienne contre la philosophie positive de Schelling. L’article de Bakounine, en ce qu’il fait de cette philosophie l’une des facettes de la Réaction proprement dite qui sévit en Allemagne, s’inscrit partiellement dans cette campagne. Toutefois, ce n’est pas dans ce texte qu’il faut en chercher le fer de lance, mais bien davantage dans les trois textes publiés sous un pseudonyme par le jeune Engels (regroupés ensuite par les éditeurs allemands sous le titre commun d’Anti-Schelling). » (p.18)

« L’École historique du droit peut à juste titre être qualifiée de réactionnaire dans la mesure où elle s’est constituée en réaction aux tentatives des Lumières (perçues comme révolutionnaires) pour fonder le droit sur des bases rationnelles, ce à quoi les théoriciens de cette école opposent une recherche des sources historiques du droit qui vise non pas à porter le soupçon sur les droits existants mais à les légitimer ou à les refonder sur la tradition. L’École historique du droit a pour principaux représentants Gustav Hugo (sévèrement attaqué par Hegel), Friedrich Karl von Savigny (qui vient d’être nommé par le roi de Prusse, qui est chargé de la révision du Code et qui eut Marx pour élève) et Friedrich Julius Stahl (qui vient d’être appelé à Berlin pour y enseigner le droit public). De ces trois figures, c’est sans doute celle de Stahl qui incarne le mieux ce que Bakounine combat dans « La Réaction en Allemagne ». […]

Stahl se réclame expressément de Schelling et de l’inflexion que celui-ci a donnée à sa philosophie à partir des cours professés à Munich pendant le semestre d’hiver 1827-1828. Tout en lui reprochant un reste de rationalisme qui l’empêche de renoncer à poser un principe abstrait à la source du développement progressif des sociétés (un Dieu personnel et à la volonté libre serait préférable), Stahl le loue pour avoir facilité la transition vers le point de vue historique, où l’homme ne cherche plus sa loi en lui mais au-dessus de lui, et de lui reprendre l’idée d’intuition intellectuelle qu’il interprète en termes chrétiens. » (p.22)

« Désignation de Schelling comme « Judas Iscariote de la philosophie » par Feuerbach dans une lettre du 9 octobre 1841 à C. Kapp. » (note 21 p.26)

« Du principe démocratique, qui fonde cet engagement, Bakounine donne la définition suivante : « l’égalité des hommes se réalisant dans la liberté ». » (p.28)

« Bakounine ne reprend pas le thème qui a fait la célébrité de L’essence du christianisme, celui d’un Dieu qui n’est que l’essence projetée et inversée de l’homme, mais s’attache à l’idée feuerbachienne que « l’amour est ce qui manifeste l’essence cachée du véritable christianisme ». Dans le texte du philosophe allemand, l’amour est couplé à un autre concept religieux, celui de foi. Pour Feuerbach, c’est la foi qui donne sa particularité à l’amour chrétien : « l’amour est de nature libre, universelle, alors que la foi est étroite et limitée », et dans le christianisme la foi a perverti l’amour. Feuerbach s’en explique dans l’un des appendices à L’essence du christianisme : en raison du caractère fanatique de la foi, l’amour chrétien devient un amour restreint et « le commandement de l’amour des ennemis s’étend seulement aux ennemis personnels, non aux ennemis de Dieu, aux ennemis de la foi ». Dans « La Réaction en Allemagne », Bakounine ne dit pas exactement que les membres du parti démocratique sont les véritables chrétiens mais que c’est à eux qu’il a été donné de pratiquer l’amour, lequel est « l’essence unique du véritable christianisme ». » (p.32)

« La principale faiblesse du parti démocratique réside en lui-même. Ce parti porte en lui une essence qui le légitime dans ses combats et qu’il doit parvenir à extérioriser. Parti et principe s’opposent ainsi comme l’existence et l’essence, comme le particulier et l’universel, comme ce qui n’est que négatif et ce qui englobe les deux termes d’une opposition.

Bakounine interprète les luttes politiques de son temps sur la base de ces rapports entre parti et principe. Mais cela l’entraîne à plusieurs écarts par rapport à la philosophie hégélienne de l’histoire dont il se réclame par ailleurs. Il faut d’abord en finir avec la ruse de la Raison : pour qu’il soit possible de parler d’émancipation et de liberté humaines, il faut que soit rejetée l’idée que la liberté de l’Esprit se développe à l’insu des acteurs de l’histoire. Cette rupture implique également que les rapports entre la fin et les moyens deviennent pleinement conscients, que les hommes se proposent consciemment pour fin leur propre liberté, et non qu’en poursuivant leur intérêt propre ils soient l’instrument d’une liberté supérieure. » (p.33)

« S’il est vrai, conformément au schéma hégélien, que toute essence tend à se concrétiser dans l’existence, que ce qui est enveloppé et intérieur tend nécessairement à se manifester dans l’extériorité, la vie de l’Esprit, qui est le mouvement même de l’histoire universelle, consistera en un vaste processus d’effectuation de l’égale liberté. Comme Bakounine pourra l’affirmer au terme de son article, la victoire du principe démocratique est « le résultat final de toute l’histoire ». » (p.34)

« Dans cette tentative pour donner un sens (à la fois une signification et une direction) aux oppositions politiques, l’utilisation de la conception hégélienne de l’opposition répond d’abord à une exigence pratique : montrer que dans la lutte entre les deux partis les plus opposés (Réaction et Révolution), on n’a pas affaire à une symétrie mais à une « prépondérance du négatif ». Légitimer le parti démocratique implique donc que soit établie une thèse par rapport à la Logique de Hegel, celle de la prépondérance du négatif dans le développement de l’opposition. » (p.36)

« Coup de force que tente Bakounine sur la Logique de Hegel : en affirmant d’une part que l’essence de l’Esprit doit passer à l’existence par le biais du parti qui en prend conscience, en prescrivant d’autre part une ligne de conduite dictée par la Logique hégélienne et qui consiste à refuser toute médiation externe entre les termes de l’opposition, Bakounine ne propose-t-il pas dès lors une philosophie de l’avenir ? » (p.37)

« Bakounine souhaiterait pouvoir réconcilier la liberté de l’Esprit (celle qui consiste selon l’expression de Hegel à « avoir soi-même pour objet » et à « demeurer toujours dans son propre élément ») et la liberté humaine. Chez Hegel, c’était l’État qui incarnait cette alliance de la liberté objective et de la liberté subjective, l’État comme « totalité éthique et réalité de la liberté, par suite unité objective de ces deux moments », subordonnant en lui-même la liberté de l’humanité à celle de l’Esprit. Bakounine ne suit pas cette voie, ce qui ne signifie pas qu’il rejette toute forme de médiation pour la réalisation de la liberté dans l’histoire, et encore moins toute forme de travail sur le réel. De même que Hegel estimait que « l’histoire universelle n’est pas le lieu de la félicité » et que « les périodes de bonheur y sont ses pages blanches », Bakounine souligne que la liberté « ne présente les plus grandes jouissances et le bonheur le plus profond que par la voie des contradictions les plus monstrueuses, des peines les plus amères et d’un renoncement à soi complet, inconditionné ». Simplement, ces souffrances ne sont plus causées par des conflits d’intérêt en vue de la liberté d’un Esprit qui est substance de l’histoire : c’est la liberté des hommes elle-même qui réclame, sans ruse de la Raison, de tels sacrifices. » (p.57)

« Dans l’article de juin 1843, Bakounine estime :

C’est le point commun de la philosophie avec le communisme ; les deux font effort pour la libération des hommes ; mais là commence aussi leur différence essentielle ; selon son essence, la philosophie est seulement théorique, elle se meut et se développe uniquement à l’intérieur de la connaissance, le communisme en revanche est, sous sa figure actuelle, seulement pratique.

Et plus loin : 

Sans doute la pensée et l’action, la vérité et l’éthicité, la théorie et la praxis sont-elles en dernière instance une seule et même essence inséparable ; sans doute le plus grand mérite de la philosophie moderne consiste-t-il à avoir conçu et connu cette unité, mais avec cette connaissance elle parvient à une limite, une limite qu’elle ne peut franchir en tant que philosophie, car au-delà de cette limite commence une essence plus élevée qu’elle – la communauté effective des hommes libres, animée par l’amour et née de l’essence divine de l’égalité originelle –, sa réalisation de ce côté qui constitue la propre essence du christianisme, le véritable communisme. » (p.64)

« Plusieurs aspects de son article font cependant songer que Bakounine avait en tête des éléments de doctrine saint-simonienne : l’insistance sur la privation de propriété et d’éducation, l’idée d’une hérédité de la misère, la nature religieuse et même ecclésiale de la société future, elle-même envisagée comme unité harmonique, la vision de l’histoire comme alternance de périodes organiques et de périodes critiques sont autant de points de doctrine saint-simonienne que Bakounine semble reprendre à son compte. » (p.66)

« Le passage à la pratique semble plus problématique, d’où le mutisme qui est la caractéristique principale du séjour de Bakounine en France entre 1844 et 1848, période pour laquelle on ne dispose que de quelques lettres et articles de circonstance. Ce vide dans l’œuvre de Bakounine ne manifeste pas tant un activisme débordant qu’une difficulté à déterminer le terrain sur lequel agir. Coupé de la Russie dont il est désormais banni, peinant à s’inscrire dans les mouvements socialistes et communistes en France, le révolutionnaire russe apparaît plus que jamais comme un rebelle sans cause. » (p.71)

« Ce n’est pas en effet pour ses activités socialistes que Bakounine sera tenu éloigné pendant douze ans de la scène politique européenne mais pour son implication dans le « Printemps des peuples » de 1848-1849 en Allemagne et en Autriche. Même après son évasion de Sibérie en 1861, Bakounine commencera par s’intéresser à la question slave […] et ce n’est que vers 1864 que se rejoindront d’une manière définitive la question sociale et les questions de nationalité. » (pp.73-74)

-Jean-Christophe Angaut, Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, ENS Lyon, édition numérique de 2014 (2007 pour la première édition), 110 pages.

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