"Dans la première phénoménologie, celle des Recherches logiques, l'empirisme est davantage une couche qui affleure dans les théories psychologiques du XIXe siècle, lorsque la phénoménologie de la fin s'arrache laborieusement aux analyses de Brentano, Meinong, Stumpf et d'autres. Après les Ideen, l'empirisme classique est approché pour lui-même et devient dans l'histoire du motif qui conduit à la phénoménologie transcendantale ce moment où est produite la critique radicale de l'expérience interne, critique qui ouvre le champ de la phénoménologie transcendantale, mais qui reste prévenue par son naturalisme sensualiste. Mais, que les préjugés empiristes par son naturalisme sensualiste de fournir une théorie satisfaisante empêchent le psychologisme des objets logiques, qui sont des formes idéales, ou qu'au contraire l'empirisme soit loué d'avoir affranchi la philosophie de l'objectivisme, sur la sphère d'immanence su reconnaître la structure en portant son attention de la conscience, sans cependant avoir du vécu, dans les deux cas, l'empirisme intentionnelle est pour Husserl un interlocuteur actif." (p.355)
"Berkeley, selon cette vue, actualise les
tendances de la philosophie lockienne, qu'il s'agisse de la théorie de
l'abstraction ou de la théorie immanente de l'idée ; par là même, il amorce le
radicalisme de Hume, sans toutefois atteindre la rigueur critique de ce
dernier." (p.356)
"Par sa critique du réalisme psychologique de
Locke, Berkeley est la première des réseaux figure du nominalisme moderne qui,
dans son principe, refuse les objets généraux en tant qu'espèces et les actes
de représentation dans lesquels ces objets sont visés par la pensée.
La Seconde Recherche logique est principalement occupée
par la réfutation des théories de l'abstraction, toutes empiristes, et elle
s'attache à confirmer un résultat déjà acquis dans les analyses de la première
recherche sur la signification : elle établit que l'idéalité des unités de
signification, idéalité tenant au caractère d'identité reproductible de ces
unités, peut être actualisée ; il est de l'essence même de toute unité de
signification qui, dans les énoncés, porte la visée de l'objet, de pouvoir à
son tour être visée comme telle, à titre d'espèce. Par une modification
intentionnelle la conscience passe de la visée d'objets individuels
instantanée, à la visée d'objets généraux. Par exemple, le moment « rouge »,
dans lequel je vise et pense cet objet individuel qu'est la maison rouge, peut
devenir lui-même l'objet de la pensée, comme espèce « rouge ».
Ainsi, « les objets idéaux existent vraiment ». Ce ne
sont assurément pas, en raison même de leur idéalité, des essences réelles
existant hors de la pensée. Et Locke est fondé à combattre le réalisme
platonicien qui traite métaphysiquement des essences. Cependant, dit Husserl,
sa critique se trompe de cible : au lieu de dénoncer le réalisme de la
métaphysique, Locke nie que les espèces soient des objets intentionnels que la
conscience de généralité serait apte à poser hors d'elle, et il réduit les
essences idéales à n'être qu'un contenu réel intérieur à la conscience, obtenu
par un pouvoir psychique d'abstraction. Son naturalisme psychologique le
conduit à réaliser dans la conscience les espèces, à ne point comprendre la
structure intentionnelle des actes de conscience, et ainsi à manquer le
caractère idéal des unités de signification et des formes logiques.
Berkeley conteste donc légitimement que les idées
générales puissent être dans l'esprit. Mais il en conclut à tort que, puisqu'il
n'y a pas d'idées générales dans l'esprit, il n'existe pas d'objets ou
d'essences idéales. Dans sa critique de l'Essai, il conserve l'erreur
fondamentale de Locke, qui consiste à traiter les espèces comme des réalités
psychiques, comme des moments réels du contenu de la conscience : prouvant à
juste titre que de tels moments réels ne peuvent être que des moments
psychiques toujours particuliers, l'Introduction tire la fausse conséquence
que, ne saisissant jamais que des idées particulières, la conscience est
impuissante à viser la généralité comme telle, dans les espèces et les genres.
En un mot, Berkeley est aveugle au sens de sa propre
critique, et, tout autant que le réalisme de Locke, son nominalisme hypostasie
psychologiquement les unités de signification, interdisant ainsi qu'elles
puissent être actualisées comme objets idéaux. C'est pourquoi, l'essentiel de
la critique que Husserl adresse à Locke pourrait être répété contre Berkeley:
d'une part, le même réalisme conduit à identifier l'idée et l'objet visé par la
conscience, la différence entre les deux auteurs étant que ce qui est chez l'un
une confusion chargée d'incertitudes devient chez l'autre la thèse affichée de
l'immatérialisme d'autre part, et c'est là sans doute la faute originelle, tant
Berkeley que Locke mêlent dans l'idée les caractères objectifs avec le contenu
immanent qui constitue le noyau sensible de l'acte de représentation, et, par
empirisme, ils entretiennent un sensualisme qui interdit que puisse être
comprise la structure intentionnelle des vécus de conscience ; enfin, les deux
philosophes se montrent incapables de distinguer le phénomène même, la
représentation intuitive (l'idée comme apparaître) et la représentation
de signification dans laquelle se constitue la visée d'objet."
(pp.357-358)
"Husserl cite le texte de l'Essai dans lequel
Berkeley pense trouver, sous la forme d'un aveu de la part de Locke, la preuve
que les idées abstraites n'existent pas, puisqu'elles sont contradictoires.
Locke déclare :
« Par exemple, ne faut-il pas de la peine et de
l'habileté pour former l'idée générale de triangle (qui n'est pourtant pas
l'une des plus abstraites, des plus compréhensives et des plus difficiles) :
car ni elle ne doit être ni obliquangle, ni rectangle, ni équilatérale, ni
isocèle, ni scalène, mais à la fois tout cela et rien de cela. En effet, c'est
quelque chose d'imparfait qui ne peut exister, une idée dans laquelle des
parties de plusieurs idées différentes et inconsistantes sont mises ensemble ».
Lorsqu'il reproduit ce texte, Berkeley se borne à
faire valoir la contradiction d'une telle idée abstraite qui est à la fois tout
et rien, et il fait appel à l'évidence que chaque esprit a de ses propres
contenus et de ses pouvoirs.
De façon plus fine, Husserl suggère que Locke bute sur
le problème du genre en tant que tel : il est de l'essence logique du genre
d'être le genre de ses espèces, de sorte que, si dans la détermination en
général n'est pas contenue la détermination du triangle qu'il soit obliquangle,
rectangle... est bien contenue cependant la détermination qu'il ait l'une de
ces propriétés spécifiques.
Locke pense se tirer d'affaire en posant qu'à cette
idée abstraite dans l'esprit ne correspond aucun triangle général existant et
que la contradiction est tolérable dans la mesure où elle est dans l'idée
(imparfaite), et non dans la chose. Mais Berkeley a raison de souligner que la
contradiction demeure dans l'idée, qui n'est pas moins réelle que la chose.
Husserl confirme donc la critique berkeleyenne mais n'affranchit , pas pour
autant celle-ci de la difficulté.
En effet, les embarras de Locke sont ceux d'un
réalisme qui ne voit pas que, pensée logiquement, l'essence du triangle est une
règle idéale valant a priori pour tout triangle réel. Or la
solution de Berkeley, qui consiste à substituer l'idée particulière à l'idée
générale, engendre un problème symétrique de celui de Locke. A l'aveu de
l'Essai répond celui du § 16 de l'Introduction.
De ce que je puis démontrer qu'une propriété (par
exemple, que la somme des angles est égale à deux droits) convient à un
triangle (par exemple, isocèle), il ne s'ensuit pas qu'elle appartienne aux
autres triangles particuliers, équilatéral, scalène..., qui ne lui sont pas
parfaitement identiques.
Ne suis-je pas condamné ou bien à faire la
démonstration pour chaque triangle ou bien à la faire une fois pour toutes,
mais alors pour l'idée abstraite du triangle en général ? Pour se tirer du
dilemme Berkeley est contraint de concéder un certain pouvoir d'abstraire: le
caractère universel de la démonstration tient à ce qu'elle n'utilise que la
propriété du triangle donné (particulier) qui lui est indispensable. L'esprit a
la capacité de considérer la seule triangularité dans le triangle isocèle,
propriété qui appartient aussi aux autres triangles, et ainsi de restreindre
intellectuellement le champ plus large de sa perception.
Husserl, qui cite intégralement le § 16, n'a pas de
peine à montrer que, pour éviter d'accorder à Locke le pouvoir d'abstraire une
idée générale, le « génial évêque de Cloyne » doit attribuer à l'esprit un
pouvoir, tout aussi psychique, de ne point considérer tout ce qu'il perçoit.
Cette concession fait de Berkeley l'ancêtre de J. Stuart Mill et des théories
de l'attention qui prétendent résoudre la question de l'abstraction en faisant
appel à la fonction analytique de l'attention : cette faculté distinguerait
dans les concreta un caractère particulier, de telle façon
que, par l'intérêt exclusif qu'elle lui porte, elle le ferait valoir d'une
façon générale.
Or, ajoute Husserl, quand bien même on accorderait à
l'entendement un tel pouvoir de séparation (mais comment l'esprit peut-il, dans
la doctrine berkeleyenne, séparer la triangulante de la longueur des côtés ou
de la mesure des angles ?), il reste que le caractère distingué est tout aussi
particulier que la figure donnée et qu'on ne voit pas comment il peut être
pris, du seul fait de l'attention qu'on lui porte, pour les caractères
particuliers analogues des autres figures.
La difficulté demeure entière : une partie d'idée
particulière, pas plus que le tout complexe de cette idée, ne peut être l'objet
de la démonstration géométrique.
C'est pourquoi, contre l'empirisme, il faut admettre
que tout raisonnement repose sur une conscience de généralité qui vise
intentionnellement des objets idéaux, les espèces, les genres et leurs
propriétés, lesquels objets prescrivent a priori les
distinctions et les séparations auxquelles la conscience peut soumettre les
choses réelles particulières." (pp.359-361)
-Michel Malherbe, "Husserl critique de
Berkeley", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger,
T. 176, No. 3, BERKELEY (JUILLET-SEPTEMBRE 1986), pp. 355-366.
"L'idéal d'une philosophie rigoureuse, en qui
toute ontologie (ou axiologie) est reconduite à ses sources ultimes de
légitimité, aux expériences originaires et fondamentales, le projet donc d'une
« philosophie transcendantale », rencontre comme objection immédiate le
dédoublement de celle-ci en au moins deux « styles », deux conceptions et deux
modes de réalisation : « Critique » et « phénoménologique ».
Qui prend au sérieux l'idéal et le projet doit
affronter cette objection sceptique. Faut-il choisir entre les deux styles,
abandonner résolument l'un pour s'adonner exclusivement à l'autre ? Ou tenter
une médiation, qui, sans éclectisme (mais toute la difficulté est là)
combinerait les avantages des deux méthodes ?" (p.527)
"On peut voir une tentative de ce genre dans
la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, qui tout en
restant pour l'essentiel sur la position critique (le Factum de la science
demeure le point d'appui et le point d'ancrage de la Philosophie), réintroduit
des thèmes phénoménologiques (généalogie des formes de conscience corrélatives
des formes d'objectivité, au sens le plus large). Que Cassirer lui-même, dans
la préface du tome III, préfère évoquer le sens hégélien plutôt que le sens
husserlien du mot Phénoménologie ne change rien à l'affaire." (note 1
p.527)
"Husserl qualifiera sa philosophie comme «
Idéalisme-transcendantal-phénoménologique »." (p.529)
"Chez Brentano, le terme désignait seulement la
méthode de la psychologie descriptive, dite aussi pour cette raison, «
phénoménologique », préambule nécessaire de la psychologie explicative. Chez
Husserl, dès 1901, il s'agit d'une méthode plus générale d'étude, « neutre »,
préparant à la fois la Logique et la Psychologie, en tirant au clair leurs
fondements ; puis, à partir des Leçons de 1907 sur L'idée de la
phénoménologie, d'une méthode universelle, de la Méthode par excellence de
la Science universelle, la Philosophie." (p.530)
"Il faut, en effet, se souvenir ici que Husserl a
fait ses premiers pas en philosophie sous l'influence de Brentano et à
l'intérieur de son cercle, dont il partage pour un temps les prises de position
polémiques. Or, parmi celles-ci, aucune n'était plus marquée qu'un
anti-kantisme virulent. Nul, pas même Hegel, pas même Bergson ne fut plus dur
pour Kant que Brentano. « Théories absurdes » « confusion de pensée », «
arbitraire », ce sont là chez lui des expressions fréquentes à ce sujet. Plus
précisément, on sait que pour Brentano, la philosophie a déjà, à trois reprises
(dans l'Antiquité, au Moyen Age, et dans les Temps modernes), traversé quatre
phases : celle de la recherche théorique sérieuse, « scientifique », puis trois
phases de décadence : repli sur une sagesse pratique, abandon au scepticisme et
au subjectivisme, enfin réaction mystique. Dans ce schéma, Kant représente
éminemment la troisième phase moderne. Il inaugure même (avec Reid !), le début
d'un type anti naturel, aberrant, de philosophie, qui substitue des affirmations
arbitraires, des convictions subjectives, des préjugés, aux évidences
objectives (Einsichten). D'où les extravagances d'un Schelling, d'un
Hegel, d'un Schopenhauer, d'un Nietzsche. Aux fruits, on peut juger
l'arbre." (pp.531-532)
"La version du kantisme que pourfendait Brentano,
c'était, à peu de choses près, celle que Lange défendait, dans la première
édition de son Histoire du matérialisme, en en faisant honneur à Kant : tous
les « phénomènes », toutes nos expériences, et, par suite, toutes nos connaissances
ne sont que les produits, contingents en droit, nécessaires en fait, de notre «
organisation mentale » innée. A priori et inné sont synonymes pour Brentano
comme pour Lange. Or, ce fut précisément une des tâches historiques de Hermann
Cohen et de l' « École de Marbourg », fondée par lui, que de dissocier
soigneusement ces deux notions, en permettant ainsi une nouvelle compréhension
du kantisme. Lange reconnaîtra la valeur de cet effort, dont il tient compte
dans la réédition de son ouvrage4. Mais Brentano n'en tiendra jamais compte, ni
ses disciples, à l'exception de Husserl, et ce grâce aux relations épistolaires
et amicales qu'il entretint avec Natorp, depuis 1894 environ jusqu'à la mort de
ce dernier, en 1924." (p.532)
" [Husserl] ne reviendra jamais sur
l'anti-hégélianisme brentanien, très général du reste en Allemagne entre 1860
et 1900." (p.533)
" [En 1937] , à un moment où Descartes est
particulièrement décrié en Allemagne (au moins en partie pour des motifs
politiques évidents), Husserl insistera au contraire, comme par compensation,
sur la nécessité de « mesurer Kant à Descartes »." (p.537)
"Que la Philosophie doive être Science (le soit
dans son Idée), c'est là un thème que l'on trouve aussi chez des penseurs tels
que Spinoza ou Hegel, avec lesquels Husserl estime n'avoir rien de commun. Le
second point fondamental d'accord avec Kant, c'est sur la nécessité d'édifier
une philosophie transcendantale, véritablement première, avant toute «
Métaphysique », qui n'est au mieux que philosophie seconde.
[...] La condition de la condition, le fondement de la
théorie transcendantale de la connaissance, qui seule peut tirer au clair et
garantir le sens de la vérité, présupposée par toute ontologie, c'est ce «
renversement de la manière naturelle de penser » que Kant a nommé révolution
copernicienne, et Husserl réduction phénoménologique (et qui n'était pour
Brentano qu'une « hypothèse inouïe », au sens péjoratif du terme). Il s'agit de
faire apparaître comme constitué ce qui se présente
comme simplement là, donné, sans problème, dans l'optique « naturelle », toute
naturelle, et par là même de dégager un terrain de recherches radicales, une
couche de problèmes insoupçonnés par ailleurs, véritablement « inouïs », au
sens étymologique.
Enfin, non seulement Kant a formé le projet de telles
recherches (ce qui n'est pas peu), mais il a commencé à en entreprendre
effectivement un certain nombre, et il a fait certaines découvertes capitales.
Citons notamment : 1) La distinction fondamentale, à l'intérieur de la sphère
transcendantale, des deux domaines de l'Esthétique et de l'Analytique ; 2) La
théorie de la Synthèse, qui est déjà une analyse authentique de
l'intentionalité constituante ; 3) Plus spécialement, la fameuse Déduction dite
subjective de la première édition de la Critique, sur laquelle l'attention de
Husserl fut attirée par l'Introduction à la psychologie selon la
méthode critique de Natorp, et où il voyait par excellence une
anticipation de facto de l'analyse phénoménologique (de la
constitution à la fois de la temporalité et de la chose perçue, ou même de
l'objet en général) ; il en va de même pour les preuves des Principes et plus
spécialement des Analogies ; 4) L'idéation de la temporalité (la saisie de son
essence) sous le terme d' « intuition pure » ; 5) L'Idée directrice d'une
téléologie de l'histoire, nécessaire pour défendre les droits de la raison
contre l'historicisme qui nivelle toutes les formes de culture, rationnelles et
irrationnelles." (pp.534-535)
"Toutes les présuppositions inéclaircies de la
philosophie classique devraient être mises en cause, mais Kant laisse
pratiquement hors jeu : 1) le monde quotidien de l'action et de la perception,
et par suite les jugements synthétiques a posteriori (dont le problème apparaît
bien en fait dans l'Analytique, mais qui est écarté dans l'Introduction) ; 2)
la multiplicité des sujets constituants (le domaine de l'intersubjectivité
transcendantale) ; 3) les jugements analytiques et la logique formelle, dont la
valeur est à la fois rabaissée et admise comme allant de soi 4) De plus, si
Kant s'interroge sur les conditions de possibilité de la science de son temps,
il reste trop attaché à celle-ci (reproche classique). Passe encore qu'il ne
soumette pas à sa problématique les « sciences de l'esprit », encore dans les
limbes, mais de quel droit limiter en fait la connaissance à la science, et
même au type de science illustré par Newton, de restreindre à celui-ci le
domaine et le concept de l' « Expérience » (Erfahrung). A rencontre des
métaphysiciens (plus précisément wolffiens), il n'accepte de reconnaître un
concept comme légitime que s'il est rapporté à l'« expérience possible ». Fort
bien. Mais il n'a jamais soumis ce dernier concept lui-même à un examen
critique systématique, se contentant d'ajouter successivement de nouveaux types
d'expérience (perceptive et physique, puis éthique, puis esthétique, juridique,
etc.), à mesure qu'il pensait y détecter quelque a priori. Mais si
on le prend au mot, si on suit la règle kantienne majeure, à quelle
expérience rapportera-t-on le concept d'expérience ? N'est-ce pas à
partir de cette expérience primordiale, ou plus exactement d'un type
d'expérience primordiale, et sur ce type même, que doit porter d'abord la
recherche transcendantale ?" (pp.536-537)
"Kant n'a pas réussi à [dégager la notion d'a
priori] de toute contamination avec celle d'innéité, en apparence voisine
(mais c'est une apparence trompeuse et désastreuse). Son prétendu a
priori n'est qu'une nécessité de fait, une nécessité contingente de la
pensée humaine. Au lieu de désigner ce que toute conscience, humaine ou
autre, par essence, doit penser [...] si elle veut penser vrai, il est
ravalé au niveau de ce que nous sommes contraints de penser." (p.539)
"Si la vérité a un sens, elle a le même sens pour
toute conscience qui la pense, humaine, martienne, angélique, divine ou ce
qu'on voudra. Sur ce point pour lui décisif, véritablement crucial, Husserl se
range délibérément aux côtés de Platon, et Bolzano, contre Descartes et Kant ;
c'est la thèse que l'on trouve dès les Recherches logiques avec
la notion de « vérité en soi ». L'a
priori n'est pas un caractère de la connaissance, qui pourrait donc
appartenir à telle connaissance, par exemple divine, et manquer à telle autre,
par exemple humaine ; ainsi les mêmes vérités seraient de raison (a priori)
pour Dieu, et « de fait » (a posteriori) pour l'homme. Une connaissance a
priori est à proprement parler une connaissance de l'a priori, d'une essence ou d'une loi d'essence (je connais a priori
que toute couleur est étendue, car il appartient à l'essence de la couleur de
l'être)." (p.540)
" [La chose en soi reste] un au-delà de
l'expérience, réelle et même possible, dont la justification est rudimentaire :
il n'y a pas d'apparition sans Quelque chose qui apparaît. L'argument ne vaut
que si les ponts ne sont pas coupés entre l'une et l'autre, que si c'est bien
la Chose même qui apparaît d'une certaine manière, très variable selon les cas,
dans l'apparition. Mais elle relève alors, quoique de façon plus complexe, des
lois générales, des lois d'essence, qui régissent toute apparition."
(p.543)
"Kant s'est demandé, à fort juste titre, contre
un dogmatisme somnolent : comment la Métaphysique est-elle seulement possible ?
Il ne s'est pas systématiquement demandé : comment la Philosophie
transcendantale est-elle possible ? Sans doute elle ne relève que d'elle-même ;
c'est là sa définition réelle, son essence, en tant que réflexion ultime. Elle
seule peut se mettre en question ; encore faut-il qu'elle le fasse, par une auto-critique
permanente et radicale." (p.544)
-Henri Dussort, "Husserl juge de Kant", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 149 (1959), pp. 527-544.
RépondreSupprimerHum… Oui, après ce n’est pas le même contexte. Kant a œuvré dans un contexte marqué par une conception dogmatique de la science, un monde dans lequel le modèle newtonien était dominant. Ce n’était plus du tout le même paradigme à l’époque d’Husserl. Pour un profane comme moi, la réflexion de M. Dussort manque quand même un peu de sens historique, elle place toutes les pensées sur le même plan comme s’il n’y avait pas un minimum de travail de généalogie et de contextualisation à faire…