jeudi 26 septembre 2024

L’humanisme athée est-il un drame ? A propos du livre d’Henri de Lubac, et de Feuerbach, précurseur de Nietzsche et Marx

J’escomptais depuis longtemps lire Le drame de l’humanisme athée du cardinal Henri de Lubac. Il faut dire qu’avant lui, on a semble-t-il guère écrit en français sur la critique religieuse de Ludwig Feuerbach. Je m’en suis donc tenu à la première partie de l’ouvrage (les deux autres portant respectivement sur le positivisme d’Auguste Comte et sur la religion de Dostoïevski).

Rédigé sous l’Occupation, l’ouvrage est paru en 1944. Son objet est d’étudier « l’humanisme athée ». On sait à quel point la pensée française des années 1930 a été marquée par une interrogation et une inquiétude sur le sort réservé à l’Homme par l’époque –à la fois dans ses aspects modernes, économiques, industriels- mais aussi de part la violence des guerres mondiales et la montée en puissance des régimes totalitaires. On retrouve cette interrogation et cette exigence d’un engagement humaniste chez plusieurs écrivains ou philosophes des années 1930-1950 –pensons à Saint-Exupéry (Terre des Hommes), Simone Weil (L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain), à Jacques Maritain (Humanisme intégral) Raymond Aron (L’Homme contre les Tyrans) ou Albert Camus (L’Homme révolté). Jean-Paul Sartre, qui appartient aussi à cette « génération des années 1930 », revendiquera aussi la qualification d’humanisme pour sa philosophie existentialiste athée.

(On notera au passage que le bouleversement du champ philosophique français des années 1930, avec la popularisation des philosophies de l’existence et l’intérêt inédit pour la philosophie de l’histoire hégélienne et marxiste, resterait incompréhensible si l’on méconnaissait le contexte historique brièvement évoqué ci-dessus. La philosophie se formule dans une langue universelle mais elle ne s’élabore qu’à partir d’une perspective socio-historique donnée. On n’est pas libre de penser n’importe quoi n’importe quand…).

Le propos de l’auteur se situe aussi dans un mouvement culturel de déchristianisation, particulièrement marqué en France. Il n’en recherche pas l’ensemble des causes mais s’intéresse à l’une de ses formulations particulières. Humanisme athée, en effet, ne signifie pas simple juxtaposition d’une incroyance à Dieu et d’une croyance en l’Homme. Henri de Lubac veut étudier les philosophies qui estiment que la valeur de l’être humain ne peut être pleinement reconnue et établie qu’en le libérant de toute religion. La critique de la religion est donc posée –dans le marxisme, entre autres- comme un moyen de l’émancipation humaine.

« Par l’action d’une partie considérable de son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se détourne de Dieu. Ne parlons pas d’un athéisme vulgaire, qui est plus ou moins de tous les temps et n’offre rien de significatif ; ni même d’un athéisme purement critique, dont les effets continuent aujourd’hui de s’étaler, mais qui ne constitue pas une force vive, parce qu’il se révèle incapable de remplacer ce qu’il détruit : bon seulement à faire le lit de celui dont nous voulons parler. De plus en plus, l’athéisme contemporain se veut positif, organique, constructif. Unissant à un immanentisme de nature mystique une conscience lucide du devenir humain, il revêt trois visages principaux, que trois noms pourront au moins symboliser : les noms d’Auguste Comte, de Louis Feuerbach (auquel il faut joindre le nom de son disciple Karl Marx) et de Frédéric Nietzsche. A travers une série d’intermédiaires, par une série d’adjonctions, de mélanges et souvent aussi de déformations, les doctrines de ces trois penseurs du siècle dernier se trouvent inspirer aujourd’hui même trois philosophies de l’existence, sociale et politique aussi bien qu’individuelle, dont chacune exerce un attrait puissant. L’actualité de leur étude n’est donc que trop manifeste. Quelles que soient les vicissitudes des causes et des partis qui luttent entre eux sur le devant de la scène, elles risquent, sous des formes peut-être renouvelées, d’être longtemps encore actuelles.

Humanisme positiviste, humanisme marxiste, humanisme nietzschéen : beaucoup plus qu’un athéisme proprement dit, la négation qui est à la base de chacun d’eux est un antithéisme, et plus précisément un antichristianisme. Si opposés qu’ils soient entre eux, leurs implications, souterraines ou manifestes, sont nombreuses, et de même qu’ils ont un fondement commun dans leur rejet de Dieu, ils trouvent aussi des aboutissements analogues, dont le principal est l’écrasement de la personne humaine. » (pp.5-6)

"Certains, par exemple, laissant ouvert le problème métaphysique, ne se rallient au marxisme qu’en raison de son programme social, ou même, sans examen des précisions de ce programme, en raison de leurs propres aspirations sociales ; plus chrétiens, quelquefois, que ceux qui les combattent ; souvent aussi, interprètes plus clairvoyants de l’histoire. » (p.7)

[Chapitre Ier: Nietzsche et Feuerbach]

"Sans doute, l’homme est fait de poussière et de boue — nous dirions aujourd’hui, ce qui revient au même, il sort de l’animalité." (p.16)

[L’auteur passe ici bien vite sur l’opposition séculaire de l’Eglise à la théorie évolutionniste de Darwin. Il en banalise du reste la valeur proprement scientifique en disant qu’elle revient « au fond » à ce que la Bible aurait toujours énoncé sur l’humanité…]

"Cet humanisme athée ne se confond en aucune manière avec un athéisme jouisseur et grossièrement matérialiste, phénomène toujours banal, qu’on rencontre à bien des époques et qui ne mérite pas de retenir notre attention. Il est aussi tout le contraire, en son principe — nous ne disons pas en ses aboutissements — d’un athéisme désespéré." (p.19)

"L’homme élimine Dieu pour rentrer lui-même en possession de la grandeur humaine qui lui semble indûment détenue par un autre. En Dieu, il renverse un obstacle pour conquérir sa liberté." (p.20)

" [Le dessein de Feuerbach] est parallèle à celui de son ami Frédéric-David Strauss, l’historien des origines du christianisme. Comme Strauss tentait de rendre compte historiquement de l’illusion chrétienne, il tente de rendre compte psychologiquement de l’illusion religieuse en général ou, comme il le dit lui-même, de trouver dans l’anthropologie le secret de la théologie. Dans la Vie de Jésus (1835), Strauss disait en substance : les Évangiles sont des mythes où s’expriment les aspirations du peuple juif. Feuerbach dira pareillement : Dieu n’est qu’un mythe où s’expriment les aspirations de la conscience humaine. « Qui n’a pas de désirs n’a pas non plus de dieux... Les dieux sont les vœux de l’homme réalisés. »

[L’originalité de Feuerbach ressortira mieux si l’on compare son explication à d’autres tentatives de rendre raison du phénomène religieux.

Depuis au moins le matérialisme de Lucrèce jusqu’à la philosophie des Lumières, la réflexion critique sur la religion l’avait principalement ramené à :

1) : Une compréhension erronée de phénomènes purement naturels ;

2) : Une fiction utile pour permettre à une couche sociale (royauté, clergé, etc.) de contrôler l’ensemble de la société. Version modérée de la critique : « La religion était un moyen de moraliser les masses par la peur de l’enfer, dans les temps anciens où la morale n’était pas connue par des moyens rationnels ». Version forte : « La religion n’est un outil du despotisme politico-militaro-clérical ».

Il me semble que Feuerbach, à la suite de Hegel –mais longtemps avant Freud- innove en montrant un versant « positif » de l’attitude religieuse. La religion n’est pas pour lui simplement une erreur ; elle est aussi une puissance d’expression des aspirations humaines (mais sous une forme aliénée, confuse, inconsciente d’elle-même). Autrement dit, la religion exprime et répond à des besoins psychologiques. Dans l’attitude religieuse se dévoile les désirs du croyant, qui se crée un objet imaginaire susceptible de répondre à ses attentes. Le mouvement par lequel l’Homme crée ses dieux est un mouvement d’aliénation de sa puissance d’agir, de son désir. Il répond à une impuissance vécue. Par suite, de nouvelles aspirations humaines entraînent le bouleversement historique des formes de la religion. Hegel, déjà, expliquait le christianisme comme une réponse aux malheurs vécus dans l’empire romain déclinant.]

« Pour expliquer le mécanisme de cette « théogonie », Feuerbach a recours au concept hégélien d'aliénation. Mais tandis que Hegel l’appliquait à l’Esprit absolu, Feuerbach, renversant le rapport de l'« idée » au « réel », l’applique à l’homme en chair et en os. L’aliénation, selon lui, est pour l’homme le fait de se trouver « dépossédé de quelque chose qui lui appartient par essence au profit d’une réalité illusoire ». Sagesse, vouloir, justice ; amour : autant d’attributs infinis qui constituent l’être propre de l’homme, et qui l’affectent néanmoins « comme si c’était un autre être ». Il les projette donc spontanément hors de lui, il les objective en un sujet fantastique, pur produit de son imagination, auquel il donne le nom de Dieu. Ainsi s’en trouve-t-il lui-même frustré." (p.23)

[Première thèse problématique de Feuerbach : l’aliénation religieuse correspond à des traits généraux de la nature humaine, plutôt qu’aux aspirations particulières de tel ou tel individu, tel ou tel groupe historique]

"Sans la religion, sans l’adoration d’un Dieu extérieur, l’homme n’aurait jamais eu qu’une conscience enveloppée, obscure, analogue à celle de l’animal, car « la conscience n’existe dans le sens vrai que chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce, l’objet de sa pensée ». Il lui a fallu d’abord se dédoubler en quelque sorte, c’est-à-dire pratiquement se perdre pour se trouver. Mais l’aliénation doit cesser un jour." (p.24)

[Deuxième thèse problématique : l’esprit religieux est régi par la nécessité d’un mouvement dialectique –en soi, extériorisation, réappropriation pour soi…-]

"Il croit en effet que l’essence humaine, avec ses prérogatives adorables, ne réside pas dans l’individu considéré isolément, mais seulement dans la communauté, dans l’être collectif (Gattungswesen), et que c’est au contraire l’effet de la religion illusoire, en substituant à cet être collectif l’illusion d’un Dieu extérieur, de réduire l’humanité à une poussière d’individus, de laisser ainsi chacun de ces individus à lui-même, d’en faire un être naturellement isolé et replié sur soi ; car « l’homme conçoit spontanément son essence, en lui comme individu, en Dieu comme espèce ; en lui comme bornée, en Dieu comme infinie ». Mais dans la mesure où, abandonnant cette vue chimérique, on en vient à participer effectivement à l’essence commune, dans cette même mesure on se divinise réellement. Le principe qui condense la véritable religion est donc un principe d’action pratique : c’est une loi d’amour, qui arrache l’individu à lui-même pour l’obliger à se trouver dans la communion avec ses semblables. C’est le principe d’une morale altruiste." (p.25)

[Troisième thèse problématique de Feuerbach : la religion serait un facteur d’individualisme social. Ce qui est peut-être modérément valable du christianisme antique par rapport au primat de la vie civique des gréco-romains, mais certainement pas du fait religieux en général. Quand à l’idée qu’en se libérant du religieux, l’Homme pourra directement s’aimer lui-même –et non par la médiation d’une de ses créations- elle présuppose la thèse initiale suivant laquelle la religion exprime l’essence générique de l’Homme. Or rien n’est moins sûr…]

"Il en fut très vite en Russie de même qu’en Allemagne. Bielinski, maître alors incontesté des jeunes générations, révérait Feuerbach et Strauss ([dixit] Dostoïevski). Herzen racontera plus tard comment c’est Feuerbach, lu à Novgorod, qui opéra sa transformation intime, l’amenant « du mysticisme au réalisme le plus impitoyable ». Dès 1843, Bakounine, réfugié alors en Suisse, expliquera que le communisme n’est que la réalisation dans le domaine social de l’humanisme de Feuerbach." (p.27)

[La percée théorique de Feuerbach amène évidemment à un dépassement de l’idée que la religion pourra être éliminée par un simple diffusion des connaissances, ou un appel à la réflexion libre, comme le prônaient les Lumières. Si la religion exprime des besoins humains frustrés, compensés dans des représentations illusoires, alors seule la résolution des problèmes psycho-sociaux ayant générés ces souffrances peut permettre d’entrevoir la fin historique de la religion.

On comprend dès lors bien comment Feuerbach annonce la thèse du jeune Marx. « La religion est l’opium du peuple » signifie qu’elle possède à la fois un versant négatif –elle coupe de la vie réelle- mais aussi un contenu positif –elle est un calmant contre des souffrances vécues, elle fait donc signe vers autre chose de plus originaire, vers sa cause. La critique marxiste de la religion vise à la transformation des causes sociales de l’aliénation religieuse. Dans L’essence de la religion, Feuerbach –qui ne sera jamais communiste- écrivait pourtant déjà : « En détruisant le mal sur la terre nous renversons les colonnes qui soutiennent le ciel. »]

"La doctrine de Marx, qui ne sera jamais un plat naturalisme, aura toujours souci de l’existence spirituelle de l’homme autant que de sa vie matérielle. Son communisme se présentera comme la seule réalisation concrète de l’humanisme." (p.33)

"Nietzsche publie son premier ouvrage l’année même où meurt Feuerbach. Il ne montrait pour ce philosophe aucune estime. Cependant il en a reçu plus qu’il ne l’avoue, plus sans doute qu’il ne le croit, par l’intermédiaire de ses deux maîtres : Schopenhauer et Wagner. Rédigés entre 1844 et 1850, les Parerga de Schopenhauer portent la marque incontestable de la forte impression qu’avait produite en leur auteur la lecture de L'Essence du christianisme. Quant à Wagner, avant d’être « initié au sens tragique et profond du monde et à la vanité de ses formes » par la lecture du Monde comme volonté et comme représentation, il avait été séduit, lui aussi, par Feuerbach. Au temps où il rédigera ses Mémoires —ces mémoires dont Nietzsche lui-même corrigera les épreuves— il l’appellera encore le « seul véritable et unique philosophe des temps modernes » et « le représentant de la libération radicale et catégorique de l’individu. »." (p.35)

"La religion résulterait d’une sorte de dédoublement psychologique. Dieu, selon Nietzsche, n’est autre chose que le miroir de l’homme. Celui-ci, en certains états forts, exceptionnels, prend conscience de la puissance qui est en lui, ou de l’amour qui le soulève.

Mais, comme de telles sensations le saisissent en quelque sorte par surprise et sans qu’il y soit apparemment pour rien, n’osant s’attribuer à lui-même cette puissance ou cet amour, il en fait les attributs d’un être surhumain qui lui est étranger. Il répartit donc entre deux sphères les deux aspects de sa propre nature : l’aspect ordinaire, pitoyable et faible, appartiendra à la sphère qu’il appelle « homme » ; l’aspect rare, fort et surprenant, à la sphère qu’il appelle « Dieu ». Ainsi se trouve-t-il frustré par lui-même de ce qu’il y a de meilleur en lui. « La religion est un cas d’altération de la personnalité. » Elle est un processus d’avilissement de l’homme. Tout l’essentiel du problème humain va consister à remonter cette pente fatale, pour « rentrer graduellement en possession de nos états d’âme hauts et fiers », dont nous nous sommes indûment dépouillés .
Dans le christianisme, ce processus de dépouillement et d’avilissement de l’homme par lui-même est poussé à l’extrême. Tout bien, toute grandeur, toute vérité n’y apparaissent que donnés par grâce." (p.36)

[Nietzsche semble en effet ici très proche de Feuerbach qui écrit : « Dans le besoin, l’homme a la crainte de Dieu, il est humble et religieux ; dans la jouissance, il est fier, orgueilleux, oublieux de la divinité. » -Ludwig Feuerbach, La religion, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, 1864. Contient la traduction de plusieurs textes dont L’essence de la religion, publié à Leipzig en 1845.]

"Pour s’en débarrasser, il s’agira moins de réfuter les preuves de son existence, que de montrer comment une telle idée a pu se former, comment elle a réussi à s’installer dans la conscience et à y « prendre du poids ». Cette « réfutation historique sera « la seule définitive ». Par elle toute contre-preuve devient inutile, tandis que sans elle un doute subsistera toujours, car on continuera toujours à se demander malgré soi s’il n’y aurait pas peut-être quelque autre preuve meilleure que celle qu’on vient de réfuter." (p.37)

[On pourrait ici objecter à Nietzsche que la généalogie d’un état d’esprit ne prouve rien sur la validité épistémique de la pensée ainsi produite. Par exemple, on peut expliquer mon attachement à la culture scientifique par le fait que je suis un occidental du 21ème siècle issu de la petite-bourgeoisie cultivée, à fort « capital scolaire » (comme dirait Bourdieu), etc. Mais ça ne nous apprendra pas si la science constitue ou non un discours vrai sur le réel. On ne peut pas disqualifier une idée en retraçant son origine ou ses causes –sauf si on accorde à Nietzsche tout à la fois que la vérité est inaccessible et que le seul critère d’une pensée est d’ordre moral –développe-t-elle en nous l’aspiration à la puissance ?, etc.

Nietzsche aurait par ailleurs tort de croire –si c’est bien là sa pensée- qu’on ne peut pas fournir d’argument positif probant contre l’existence de Dieu. Rien n’oblige d’en rester à un agnosticisme. On peut avancer des raisons positives de ne pas croire en Dieu –comme l’argument holbachien de l’incommunicabilité entre le monde et une entité transcendante. Comment pourrait-il en effet y avoir communication, contact, altération, entre réalités radicalement distinctes ? C’est manifestement absurde].

"Qu’est devenu l’homme de cet humanisme athée ? [...] Une chose qui n’a plus de dedans, une cellule tout entière immergée dans une masse en devenir. « Homme social-et-historique », dont il ne reste rien qu’une pure abstraction en dehors des rapports sociaux et de la situation dans la durée par quoi il se définit. Il n’y a donc plus en lui ni fixité ni profondeur. Qu’on n’y cherche donc pas quelque retraite inviolable, qu’on n’y prétende pas découvrir quelque valeur imposant à tous le respect. Rien n’empêche de l’utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce soit en vue de préparer quelque société future, ou d’assurer dans le présent même la domination d’un groupe privilégié. Rien n’empêche même de le rejeter comme inutilisable. Il se laisse concevoir d’ailleurs sur des types fort différents, voire opposés, selon que prédomine par exemple un système d’explication biologique ou économique, ou selon que l’on croit ou non à un sens et à une fin de l’histoire humaine. Mais sous ses diversités l’on retrouve toujours le même caractère fondamental, ou plutôt l’on constate la même absence. Cet homme est, à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la dialectique, perdant la vérité, il se perd lui-même. En réalité, il n’y a plus d’homme, parce qu’il n’y a plus rien qui dépasse l’homme." (p.51)

"Aussi le laïcisme de cette société moderne a-t-il fait, quoique souvent bien malgré lui, le lit des grands systèmes révolutionnaires qui maintenant déferlent comme une avalanche." (p.54)

-Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée, Paris, UGE, 1965 (1944 pour la première édition), 376 pages.

[La critique d’Henri de Lubac consiste à renverser la thèse de l’humanisme athée, et d’objecter que c’est au contraire l’athéisme qui déshumanise. On retrouve le vieux procès du matérialisme comme immoralisme –dont j’ai montré ailleurs qu’il relevait de la généralisation abusive.

Le grave défaut du Drame de l’humanisme athée est que cette accusation centrale y fait l’objet d’une pure suggestion, et non d’une démonstration rigoureuse. On y trouvera donc rien qui ébranlera les non-croyants. Henri de Lubac ne prouve pas que les violences de masse et le totalitarisme sont des conséquences logiques de l’humanisme athée. L’historien pourrait d’ailleurs s’étonner que la déchristianisation, qui correspond en France à une longue durée historique, depuis au moins le 18ème siècle –voyez Les origines culturelles de la Révolution française, de Roger Chartier- ne donne ses fruits inhumains qu’après l’an de grâce 1914. Pourquoi pas avant ? Pourquoi est-ce en Italie, pays où la foi catholique reste plus répandu, que s’installe l’Etat totalitaire avec Mussolini ? Même question pour la Russie de 1917, avec son christianisme orthodoxe, dont la résurgence publique depuis 1989 suggère qu’il reste un fait structurant de la société russe.

Le caractère décevant de l’ouvrage, dans lequel les raisonnements des philosophes antireligieux sont exposées, mais jamais discutés et a fortiori réfutés, laisse d’autant plus songeur qu’il a fait l’objet de nombreuses rééditions –la version citée est la 6ème, en 1965. L’auteur aurait pu l’augmenter d’un chapitre ou d’une postface visant à engager un vrai débat sur le terrain rationnel. Il faudra donc se contenter d’un livre de témoignage plutôt que d’une contribution nouvelle à la philosophie religieuse. On lui préfèrera, sur une thématique très proche, la lecture de L’Homme révolté d’Albert Camus.]

1 commentaire:

  1. Merci à vous pour cette critique argumentée de l’ouvrage d’Henri de Lubac, que j’ai lue avec intérêt.

    Il se trouve que j’ai Le Drame de l’humanisme athée dans ma bibliothèque familiale. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de l’approfondir, sans doute le fait que je n’ai lu ni Feuerbach ni Comte. Henri de Lubac a joué un rôle important au concile de Vatican II, mais avant cela il a eu une réputation un peu sulfureuse dans l’Église. C’était apparemment un spécialiste de Teilhard de Chardin, et mon maître Jacques Ellul détestait Teilhard de Chardin auquel il reprochait de vouloir faire converger indûment la révélation biblique et les avancées scientifiques de son temps. Par ailleurs, toute la pensée de de Lubac me semble davantage fondée sur la Tradition que sur l’Écriture, ce qui, pour moi, est pour le moins suspect.

    Je ne dirai rien sur Feuerbach que je n’ai pas lu. Il a sans nul doute influencé Marx, et Ellul le cite avec estime. Je me méfie néanmoins toujours beaucoup des approches psychologisantes des phénomènes religieux.

    La systématisation de la pensée de Nietzsche à laquelle se livre de Lubac dans les extraits que vous transcrivez me semble pour le moins contestable. Nietzsche n’avait pas du tout la même approche que Feuerbach. Il est toujours très délicat de fixer et d’absolutiser sa pensée. Ce n'était pas un doctrinaire, vous êtes bien placé pour le savoir.

    Sur le fond néanmoins de Lubac n’a pas tort. L’homme amputé de sa perspective transcendante est un homme diminué. Mais on entre là dans un débat qui excède le cadre de ce commentaire…

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