J’escomptais depuis longtemps lire Le drame de l’humanisme athée du cardinal Henri de Lubac. Il faut dire qu’avant lui, on a semble-t-il guère écrit en français sur la critique religieuse de Ludwig Feuerbach. Je m’en suis donc tenu à la première partie de l’ouvrage (les deux autres portant respectivement sur le positivisme d’Auguste Comte et sur la religion de Dostoïevski).
Rédigé sous l’Occupation, l’ouvrage est paru en 1944.
Son objet est d’étudier « l’humanisme athée ». On sait à quel point
la pensée française des années 1930 a été marquée par une interrogation et une
inquiétude sur le sort réservé à l’Homme par l’époque –à la fois dans ses
aspects modernes, économiques, industriels- mais aussi de part la violence des
guerres mondiales et la montée en puissance des régimes totalitaires. On retrouve
cette interrogation et cette exigence d’un engagement humaniste chez plusieurs
écrivains ou philosophes des années 1930-1950 –pensons à Saint-Exupéry (Terre des Hommes), Simone Weil (L’enracinement. Prélude à une déclaration
des devoirs envers l’être humain), à Jacques Maritain (Humanisme intégral) Raymond Aron (L’Homme contre les Tyrans) ou Albert Camus (L’Homme révolté). Jean-Paul Sartre, qui appartient aussi à cette
« génération des années 1930 », revendiquera aussi la qualification
d’humanisme pour sa philosophie existentialiste athée.
(On notera au passage que le bouleversement du champ philosophique français des années
1930, avec la popularisation des philosophies de l’existence et l’intérêt
inédit pour la philosophie de l’histoire hégélienne et marxiste, resterait
incompréhensible si l’on méconnaissait le contexte
historique brièvement évoqué ci-dessus. La philosophie se formule dans une
langue universelle mais elle ne s’élabore qu’à partir d’une perspective
socio-historique donnée. On n’est pas libre de penser n’importe quoi n’importe
quand…).
Le propos de l’auteur se situe aussi dans un mouvement
culturel de déchristianisation, particulièrement marqué en France. Il n’en
recherche pas l’ensemble des causes mais s’intéresse à l’une de ses
formulations particulières. Humanisme
athée, en effet, ne signifie pas simple juxtaposition
d’une incroyance à Dieu et d’une croyance en l’Homme. Henri de Lubac veut
étudier les philosophies qui estiment que la valeur de l’être humain ne peut
être pleinement reconnue et établie qu’en le libérant de toute religion. La
critique de la religion est donc posée –dans le marxisme, entre autres- comme
un moyen de l’émancipation humaine.
« Par l’action d’une partie considérable de
son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se
détourne de Dieu. Ne parlons pas d’un athéisme vulgaire, qui est plus ou moins
de tous les temps et n’offre rien de significatif ; ni même d’un athéisme
purement critique, dont les effets continuent aujourd’hui de s’étaler, mais qui
ne constitue pas une force vive, parce qu’il se révèle incapable de remplacer
ce qu’il détruit : bon seulement à faire le lit de celui dont nous voulons
parler. De plus en plus, l’athéisme contemporain se veut positif, organique,
constructif. Unissant à un immanentisme de nature mystique une conscience
lucide du devenir humain, il revêt trois visages principaux, que trois noms
pourront au moins symboliser : les noms d’Auguste Comte, de Louis Feuerbach (auquel
il faut joindre le nom de son disciple Karl Marx) et de Frédéric Nietzsche. A
travers une série d’intermédiaires, par une série d’adjonctions, de mélanges et
souvent aussi de déformations, les doctrines de ces trois penseurs du siècle
dernier se trouvent inspirer aujourd’hui même trois philosophies de
l’existence, sociale et politique aussi bien qu’individuelle, dont chacune
exerce un attrait puissant. L’actualité de leur étude n’est donc que trop
manifeste. Quelles que soient les vicissitudes des causes et des partis qui
luttent entre eux sur le devant de la scène, elles risquent, sous des formes
peut-être renouvelées, d’être longtemps encore actuelles.
Humanisme
positiviste, humanisme marxiste, humanisme nietzschéen : beaucoup plus qu’un
athéisme proprement dit, la négation qui est à la base de chacun d’eux est un
antithéisme, et plus précisément un antichristianisme. Si opposés qu’ils soient
entre eux, leurs implications, souterraines ou manifestes, sont nombreuses, et
de même qu’ils ont un fondement commun dans leur rejet de Dieu, ils trouvent
aussi des aboutissements analogues, dont le principal est l’écrasement de la
personne humaine. » (pp.5-6)
"Certains, par exemple, laissant ouvert le
problème métaphysique, ne se rallient au marxisme qu’en raison de son programme
social, ou même, sans examen des précisions de ce programme, en raison de leurs
propres aspirations sociales ; plus chrétiens, quelquefois, que ceux qui les
combattent ; souvent aussi, interprètes plus clairvoyants de l’histoire. »
(p.7)
[Chapitre Ier: Nietzsche
et Feuerbach]
"Sans doute, l’homme est fait de poussière et
de boue — nous dirions aujourd’hui, ce qui revient au même, il sort de
l’animalité." (p.16)
[L’auteur passe ici bien
vite sur l’opposition séculaire de l’Eglise à la théorie évolutionniste de
Darwin. Il en banalise du reste la valeur proprement scientifique en disant
qu’elle revient « au fond » à ce que la Bible aurait toujours énoncé
sur l’humanité…]
"Cet humanisme athée ne se confond en aucune
manière avec un athéisme jouisseur et grossièrement matérialiste, phénomène
toujours banal, qu’on rencontre à bien des époques et qui ne mérite pas de
retenir notre attention. Il est aussi tout le contraire, en son principe — nous
ne disons pas en ses aboutissements — d’un athéisme désespéré." (p.19)
"L’homme élimine Dieu pour rentrer lui-même
en possession de la grandeur humaine qui lui semble indûment détenue par un
autre. En Dieu, il renverse un obstacle pour conquérir sa liberté."
(p.20)
" [Le dessein de
Feuerbach] est parallèle à celui de son ami Frédéric-David Strauss, l’historien
des origines du christianisme. Comme Strauss tentait de rendre compte
historiquement de l’illusion chrétienne, il tente de rendre compte psychologiquement
de l’illusion religieuse en général ou, comme il le dit lui-même, de trouver
dans l’anthropologie le secret de la théologie. Dans la Vie de Jésus (1835), Strauss disait en substance : les Évangiles
sont des mythes où s’expriment les aspirations du peuple juif.
Feuerbach dira pareillement : Dieu n’est qu’un mythe où s’expriment les
aspirations de la conscience humaine. « Qui n’a pas de désirs n’a pas non plus de dieux... Les
dieux sont les vœux de l’homme réalisés. »
[L’originalité de
Feuerbach ressortira mieux si l’on compare son explication à d’autres tentatives
de rendre raison du phénomène religieux.
Depuis au moins le
matérialisme de Lucrèce jusqu’à la philosophie des Lumières, la réflexion
critique sur la religion l’avait principalement ramené à :
1) : Une compréhension erronée de phénomènes
purement naturels ;
2) : Une fiction utile pour permettre à une
couche sociale (royauté, clergé, etc.) de contrôler l’ensemble de la société.
Version modérée de la critique : « La religion était un moyen de
moraliser les masses par la peur de l’enfer, dans les temps anciens où la
morale n’était pas connue par des moyens rationnels ». Version
forte : « La religion n’est un outil du despotisme
politico-militaro-clérical ».
Il me semble que
Feuerbach, à la suite de Hegel –mais longtemps avant Freud- innove en montrant un
versant « positif » de l’attitude religieuse. La religion n’est pas
pour lui simplement une erreur ;
elle est aussi une puissance d’expression
des aspirations humaines (mais sous une forme aliénée, confuse,
inconsciente d’elle-même). Autrement dit, la religion exprime et répond à des besoins psychologiques. Dans l’attitude
religieuse se dévoile les désirs du croyant, qui se crée un objet imaginaire
susceptible de répondre à ses attentes. Le mouvement par lequel l’Homme crée
ses dieux est un mouvement d’aliénation de sa puissance d’agir, de son désir.
Il répond à une impuissance vécue. Par suite, de nouvelles aspirations humaines
entraînent le bouleversement historique des formes de la religion. Hegel, déjà,
expliquait le christianisme comme une réponse aux malheurs vécus dans l’empire
romain déclinant.]
« Pour expliquer le
mécanisme de cette « théogonie », Feuerbach a recours au concept hégélien
d'aliénation. Mais tandis que Hegel l’appliquait à l’Esprit absolu, Feuerbach,
renversant le rapport de l'« idée » au « réel », l’applique à l’homme en chair
et en os. L’aliénation, selon lui, est pour l’homme le fait de se trouver « dépossédé de quelque chose qui lui
appartient par essence au profit d’une réalité illusoire
». Sagesse, vouloir, justice ; amour : autant d’attributs infinis qui
constituent l’être propre de l’homme, et qui l’affectent néanmoins
« comme si c’était un autre être ».
Il les projette donc spontanément hors de lui, il les objective en un sujet
fantastique, pur produit de son imagination, auquel il donne le nom de Dieu.
Ainsi s’en trouve-t-il lui-même frustré." (p.23)
[Première thèse
problématique de Feuerbach : l’aliénation religieuse correspond à des
traits généraux de la nature humaine,
plutôt qu’aux aspirations particulières
de tel ou tel individu, tel ou tel groupe historique]
"Sans la religion,
sans l’adoration d’un Dieu extérieur, l’homme n’aurait jamais eu qu’une
conscience enveloppée, obscure, analogue à celle de l’animal, car « la conscience n’existe dans le sens vrai que
chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce, l’objet de sa pensée
». Il lui a fallu d’abord se dédoubler en quelque sorte, c’est-à-dire
pratiquement se perdre pour se trouver. Mais l’aliénation doit
cesser un jour." (p.24)
[Deuxième thèse
problématique : l’esprit religieux est régi par la nécessité d’un mouvement dialectique
–en soi, extériorisation, réappropriation pour soi…-]
"Il croit en effet
que l’essence humaine, avec ses prérogatives adorables, ne réside pas dans
l’individu considéré isolément, mais seulement dans la communauté, dans l’être
collectif (Gattungswesen), et que c’est au contraire l’effet de
la religion illusoire, en substituant à cet être collectif l’illusion d’un Dieu
extérieur, de réduire l’humanité à une poussière d’individus, de laisser
ainsi chacun de ces individus à lui-même, d’en faire un être naturellement
isolé et replié sur soi ; car « l’homme
conçoit spontanément son essence, en lui comme individu, en Dieu comme espèce ;
en lui comme bornée, en Dieu comme infinie ». Mais dans la mesure où,
abandonnant cette vue chimérique, on en vient à participer effectivement à
l’essence commune, dans cette même mesure on se divinise réellement. Le
principe qui condense la véritable religion est donc un principe d’action
pratique : c’est une loi d’amour, qui arrache l’individu à lui-même pour
l’obliger à se trouver dans la communion avec ses semblables. C’est le principe
d’une morale altruiste." (p.25)
[Troisième thèse
problématique de Feuerbach : la religion serait un facteur d’individualisme
social. Ce qui est peut-être modérément valable du christianisme antique par
rapport au primat de la vie civique des gréco-romains, mais certainement pas du
fait religieux en général. Quand à l’idée qu’en se libérant du religieux, l’Homme
pourra directement s’aimer lui-même –et non par la médiation d’une de ses
créations- elle présuppose la thèse
initiale suivant laquelle la religion
exprime l’essence générique de l’Homme. Or rien n’est moins sûr…]
"Il en fut très vite en Russie de même qu’en
Allemagne. Bielinski, maître alors incontesté des jeunes générations, révérait
Feuerbach et Strauss ([dixit] Dostoïevski). Herzen racontera plus tard comment
c’est Feuerbach, lu à Novgorod, qui opéra sa transformation intime, l’amenant
« du mysticisme au réalisme le plus impitoyable ». Dès 1843, Bakounine, réfugié alors en Suisse, expliquera que le
communisme n’est que la réalisation dans le domaine social de l’humanisme de
Feuerbach." (p.27)
[La percée théorique de Feuerbach
amène évidemment à un dépassement de l’idée que la religion pourra être
éliminée par un simple diffusion des
connaissances, ou un appel à la
réflexion libre, comme le prônaient les Lumières. Si la religion exprime
des besoins humains frustrés, compensés dans des représentations illusoires,
alors seule la résolution des problèmes psycho-sociaux ayant générés ces souffrances peut permettre d’entrevoir la
fin historique de la religion.
On comprend dès lors bien
comment Feuerbach annonce la thèse du jeune Marx. « La religion est l’opium
du peuple » signifie qu’elle possède à la fois un versant négatif –elle
coupe de la vie réelle- mais aussi un
contenu positif –elle est un calmant contre des souffrances vécues, elle
fait donc signe vers autre chose de plus originaire,
vers sa cause. La critique marxiste de la religion vise à la transformation des
causes sociales de l’aliénation religieuse. Dans L’essence de la religion, Feuerbach –qui ne sera jamais communiste-
écrivait pourtant déjà : « En détruisant le mal sur la terre nous
renversons les colonnes qui soutiennent le ciel. »]
"La doctrine de Marx, qui ne sera jamais un
plat naturalisme, aura toujours souci de l’existence spirituelle de l’homme
autant que de sa vie matérielle. Son communisme se présentera comme la seule
réalisation concrète de l’humanisme." (p.33)
"Nietzsche publie
son premier ouvrage l’année même où meurt Feuerbach. Il ne montrait pour ce
philosophe aucune estime. Cependant il en a reçu plus qu’il ne l’avoue, plus
sans doute qu’il ne le croit, par l’intermédiaire de ses deux maîtres :
Schopenhauer et Wagner. Rédigés entre 1844 et 1850, les Parerga de
Schopenhauer portent la marque incontestable de la forte impression qu’avait
produite en leur auteur la lecture de L'Essence du christianisme.
Quant à Wagner, avant d’être « initié au sens tragique et profond du monde et à
la vanité de ses formes » par la lecture du Monde comme volonté et
comme représentation, il avait été séduit, lui aussi, par Feuerbach. Au
temps où il rédigera ses Mémoires —ces mémoires dont Nietzsche
lui-même corrigera les épreuves— il l’appellera encore le « seul véritable et unique philosophe des temps
modernes » et « le représentant de la
libération radicale et catégorique de l’individu. »." (p.35)
"La religion
résulterait d’une sorte de dédoublement psychologique. Dieu, selon
Nietzsche, n’est autre chose que le miroir de l’homme. Celui-ci, en certains
états forts, exceptionnels, prend conscience de la puissance qui est en lui, ou
de l’amour qui le soulève.
Mais, comme de telles
sensations le saisissent en quelque sorte par surprise et sans qu’il y soit
apparemment pour rien, n’osant s’attribuer à lui-même cette puissance ou
cet amour, il en fait les attributs d’un être surhumain qui lui est étranger.
Il répartit donc entre deux sphères les deux aspects de sa propre nature :
l’aspect ordinaire, pitoyable et faible, appartiendra à la sphère qu’il appelle
« homme » ; l’aspect rare, fort et surprenant, à la sphère qu’il appelle « Dieu
». Ainsi se trouve-t-il frustré par lui-même de ce qu’il y a de meilleur en
lui. « La religion est un cas
d’altération de la personnalité. » Elle est un processus d’avilissement de
l’homme. Tout l’essentiel du problème humain va consister à remonter cette
pente fatale, pour « rentrer
graduellement en possession de nos états d’âme hauts et fiers », dont nous
nous sommes indûment dépouillés .
Dans le christianisme, ce processus de dépouillement et d’avilissement de
l’homme par lui-même est poussé à l’extrême. Tout bien, toute grandeur, toute
vérité n’y apparaissent que donnés par grâce." (p.36)
[Nietzsche semble en effet
ici très proche de Feuerbach qui écrit : « Dans le besoin, l’homme
a la crainte de Dieu, il est humble et religieux ; dans la jouissance, il est
fier, orgueilleux, oublieux de la divinité. » -Ludwig Feuerbach, La
religion, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, 1864. Contient la
traduction de plusieurs textes dont L’essence de la religion,
publié à Leipzig en 1845.]
"Pour s’en débarrasser, il s’agira moins de
réfuter les preuves de son existence, que de montrer comment une telle idée
a pu se former, comment elle a réussi à s’installer dans la conscience et à
y « prendre du poids ». Cette
« réfutation historique sera « la
seule définitive ». Par elle toute
contre-preuve devient inutile,
tandis que sans elle un doute subsistera toujours, car on continuera toujours à
se demander malgré soi s’il n’y aurait pas peut-être quelque autre preuve
meilleure que celle qu’on vient de réfuter." (p.37)
[On pourrait ici objecter
à Nietzsche que la généalogie d’un état d’esprit ne prouve rien sur la validité
épistémique de la pensée ainsi produite. Par exemple, on peut expliquer mon
attachement à la culture scientifique par le fait que je suis un occidental du 21ème
siècle issu de la petite-bourgeoisie cultivée, à fort « capital scolaire »
(comme dirait Bourdieu), etc. Mais ça ne nous apprendra pas si la science
constitue ou non un discours vrai sur le réel. On ne peut pas disqualifier une
idée en retraçant son origine ou ses causes –sauf si on accorde à Nietzsche
tout à la fois que la vérité est inaccessible et que le seul critère d’une
pensée est d’ordre moral –développe-t-elle en nous l’aspiration à la puissance ?,
etc.
Nietzsche aurait par
ailleurs tort de croire –si c’est bien là sa pensée- qu’on ne peut pas fournir
d’argument positif probant contre l’existence
de Dieu. Rien n’oblige d’en rester à un agnosticisme. On peut avancer des
raisons positives de ne pas croire en Dieu –comme l’argument holbachien de l’incommunicabilité
entre le monde et une entité transcendante.
Comment pourrait-il en effet y avoir communication, contact, altération, entre
réalités radicalement distinctes ?
C’est manifestement absurde].
"Qu’est devenu l’homme de cet humanisme athée
? [...] Une chose qui n’a plus de dedans, une cellule tout entière immergée
dans une masse en devenir. « Homme social-et-historique », dont il ne reste
rien qu’une pure abstraction en dehors des rapports sociaux et de la situation
dans la durée par quoi il se définit. Il n’y a donc plus en lui ni fixité ni
profondeur. Qu’on n’y cherche donc pas quelque retraite inviolable, qu’on n’y
prétende pas découvrir quelque valeur imposant à tous le respect. Rien
n’empêche de l’utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce soit en vue
de préparer quelque société future, ou d’assurer dans le présent même la
domination d’un groupe privilégié. Rien n’empêche même de le rejeter comme
inutilisable. Il se laisse concevoir d’ailleurs sur des types fort différents,
voire opposés, selon que prédomine par exemple un système d’explication
biologique ou économique, ou selon que l’on croit ou non à un sens et à une fin
de l’histoire humaine. Mais sous ses diversités l’on retrouve toujours le même
caractère fondamental, ou plutôt l’on constate la même absence. Cet homme est,
à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la dialectique,
perdant la vérité, il se perd lui-même. En réalité, il n’y a plus d’homme,
parce qu’il n’y a plus rien qui dépasse l’homme." (p.51)
"Aussi le laïcisme de cette société moderne
a-t-il fait, quoique souvent bien malgré lui, le lit des grands systèmes
révolutionnaires qui maintenant déferlent comme une avalanche." (p.54)
-Henri de Lubac, Le
drame de l'humanisme athée, Paris, UGE, 1965 (1944 pour la première
édition), 376 pages.
[La critique d’Henri de Lubac
consiste à renverser la thèse de l’humanisme
athée, et d’objecter que c’est au contraire l’athéisme qui déshumanise. On
retrouve le vieux procès du matérialisme comme immoralisme –dont j’ai montré ailleurs qu’il relevait de la généralisation abusive.
Le grave défaut du Drame de l’humanisme athée est que cette
accusation centrale y fait l’objet d’une pure
suggestion, et non d’une démonstration
rigoureuse. On y trouvera donc rien qui ébranlera les non-croyants. Henri
de Lubac ne prouve pas que les
violences de masse et le totalitarisme sont des conséquences logiques de l’humanisme
athée. L’historien pourrait d’ailleurs s’étonner que la déchristianisation,
qui correspond en France à une longue durée historique, depuis au moins le 18ème
siècle –voyez Les origines culturelles de
la Révolution française, de Roger Chartier- ne donne ses fruits inhumains qu’après l’an de grâce 1914. Pourquoi
pas avant ? Pourquoi est-ce en Italie,
pays où la foi catholique reste plus répandu, que s’installe l’Etat totalitaire
avec Mussolini ? Même question pour la Russie de 1917, avec son
christianisme orthodoxe, dont la résurgence publique depuis 1989 suggère qu’il
reste un fait structurant de la société russe.
Le caractère décevant de l’ouvrage, dans lequel les raisonnements des philosophes antireligieux sont exposées, mais jamais discutés et a fortiori réfutés, laisse d’autant plus songeur qu’il a fait l’objet de nombreuses rééditions –la version citée est la 6ème, en 1965. L’auteur aurait pu l’augmenter d’un chapitre ou d’une postface visant à engager un vrai débat sur le terrain rationnel. Il faudra donc se contenter d’un livre de témoignage plutôt que d’une contribution nouvelle à la philosophie religieuse. On lui préfèrera, sur une thématique très proche, la lecture de L’Homme révolté d’Albert Camus.]
Merci à vous pour cette critique argumentée de l’ouvrage d’Henri de Lubac, que j’ai lue avec intérêt.
RépondreSupprimerIl se trouve que j’ai Le Drame de l’humanisme athée dans ma bibliothèque familiale. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de l’approfondir, sans doute le fait que je n’ai lu ni Feuerbach ni Comte. Henri de Lubac a joué un rôle important au concile de Vatican II, mais avant cela il a eu une réputation un peu sulfureuse dans l’Église. C’était apparemment un spécialiste de Teilhard de Chardin, et mon maître Jacques Ellul détestait Teilhard de Chardin auquel il reprochait de vouloir faire converger indûment la révélation biblique et les avancées scientifiques de son temps. Par ailleurs, toute la pensée de de Lubac me semble davantage fondée sur la Tradition que sur l’Écriture, ce qui, pour moi, est pour le moins suspect.
Je ne dirai rien sur Feuerbach que je n’ai pas lu. Il a sans nul doute influencé Marx, et Ellul le cite avec estime. Je me méfie néanmoins toujours beaucoup des approches psychologisantes des phénomènes religieux.
La systématisation de la pensée de Nietzsche à laquelle se livre de Lubac dans les extraits que vous transcrivez me semble pour le moins contestable. Nietzsche n’avait pas du tout la même approche que Feuerbach. Il est toujours très délicat de fixer et d’absolutiser sa pensée. Ce n'était pas un doctrinaire, vous êtes bien placé pour le savoir.
Sur le fond néanmoins de Lubac n’a pas tort. L’homme amputé de sa perspective transcendante est un homme diminué. Mais on entre là dans un débat qui excède le cadre de ce commentaire…