J'ai parlé ici du matérialisme comme appelant une éthique du désir. Il faut se demander ce qui tourne mal avec le désir.
1) : Nous avons du désir, c’est-à-dire une visée de puissance. Mais ce désir s’aliène par l’incompréhension de la nécessité de la synergie qu’implique sa réalisation. Faute de comprendre ses conditions, faute de s’admettre conditionné, il se corrompt en volonté de maîtrise illimitée, volonté de domination (libido dominandi) alors qu’un co-développement, un développement conjoint de chaque étant, une harmonie polyphonique et dynamique, serait nécessaire.
2) : Nous voulons que le réel existe pour nous,
pour notre Ego ; nous avons peur lorsqu’il se dérobe –et déjà ainsi du sein
maternel. Déjà nous confondions l’agréable avec le Bien. Le manque réel
attriste ; mais l’imagination jointe à l’ignorance donne la crainte de l’impuissance
simplement concevable. Notre puissance d’imaginer est en même temps puissance d’imaginer
un danger fictif, donc de s’auto-attrister, de s’angoisser. Le commencement de
tout le mal moral, c’est la paranoïa.
3) : Cette incompréhension et cette peur
produisent un rapport utilitaire aux produits de notre activité créatrice. Nous
croyons atteindre par eux la puissance en les réduisant à l’usage, au lieu que
notre empuissantement effectif présuppose de les reconnaître aussi comme fins
en eux-mêmes, parties du monde, réalités autotéliques.
4) : L’autonomisation de l’art à la Renaissance a soustrait une partie de nos productions à ce rapport d’usage. D’instrument de la glorification de l’au-delà, l’art devient terrestre ; il entre en résonance avec la vie humaine réelle [1]. Le respect de l’essence spécifique de l’art, la mondanisation ou la naturalisation de l’objet esthétique est aussi humanisation du style de nos vies. Mais la culture n’a pas encore dépassé l’instrumentalisme de l’objet technique. L’essence de la technicité reste incomprise.
5) : Notre volonté de maîtrise restant insatisfaite, nous ne pouvons pas dépasser un rapport aliéné envers la nature, d’où sort à son tour la religion. La religion ne nous sort pas de l’instrumentalisme mais nous y enfonce (Spinoza, Appendice du De Deo) ; le surnaturel est l’expression aliénée du désir : on demande aux dieux de faire ce qu’on est incapable de faire. « Tels sont tes désirs, tels sont tes dieux. » (Feuerbach). La superstition est fonction de l’impuissance sociale (Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel).
6) : Enfin, au terme de la série de ses reproches
et de ses rapports falsifiés au monde, après avoir réduit en esclavage les enfants
de son propre esprit, tenter en vain de réduire l’infinie nature à son caprice,
déprécier le réel en inventant des arrières-monde, l’Homme en est réduit à se
calomnier lui-même. Le rêve de l’entité divine rend possible, par comparaison,
l’idée d’imperfection.
Pourquoi Dieu –c’est-à-dire ce qui pourrait accomplir
mon désir- s’y refuse-t-il ? Étant parfait, la faute ne peut qu’en revenir
à l’Homme ; le croyant finit par inventer le péché. Il se déclare imparfait,
il fait de ses désirs la marque d’une infériorité au regard de la divinité –sans
désirs, autosuffisante.
La relation du croyant à Dieu est une projection
fantasmagorique du rapport aliéné de l’homo faber à l’objet technique. Le sentiment de notre imperfection est une
conséquence lointaine du reproche que nous adressons à nos créations de ne pas
assouvir notre volonté de puissance.
L’aliénation affective est la situation dans laquelle un flux de désir ne parvient plus à s’élancer, est bloqué, ne rencontre plus les corps qui lui sont adéquats, s’angoisse, se fixe sur des objets qui lui sont contraires, et en vient à se détruire et se nier lui-même. L’Homme redouble et prolonge la rencontre momentanée de conditions malheureuses par une culture morbide affirmant le malheur de sa condition ; il se console par l’extravagance de son imagination et transforme la banalité d’une mauvaise rencontre en récit spectaculaire d’une désolation ontologique. L’aliénation du désir est une farce triste.
[1] : Encore que sous une forme sacralisée et de plus en plus séparée de la vie sociale, soit une nouvelle sorte d’aliénation. L’art s’est libéré de l’instrumentalisme mais pas de l’idolatrie –pour ne rien dire du mercantilisme.
Analyse psychologisante du phénomène religieux - dans la lignée de Feuerbach -, intéressante à ce point de vue, mais qui laisse de côté les autres dimensions du problème (anthropologique, social, théologique, moral), et témoigne, comme souvent sur ce sujet, d'un manque global d'empathie à son égard.
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