mardi 15 février 2022

Matérialisme et moralité(s)

Durant sa longue histoire, les adversaires du matérialisme l’ont régulièrement accusé de mener à l’immoralité. Mais cela n’a de sens qu’une fois tranchée (si on peut trancher) la question de savoir quelle serait la vraie morale…

On pourrait aussi bien soutenir que le matérialisme ouvre plutôt la voie à l’amoralité (absence de valeurs et de règles), au nihilisme moral (affirmation que tout se vaut normativement). On peut sans doute tirer du matérialisme une philosophie de l’absurde étendue à l’éthique. Le philosophe marxiste Yvon Quiniou affirmait ainsi que « Le matérialisme paraît bien devoir exclure la morale. » ("La question morale dans le marxisme", Autres Temps, Année 2000, 68, pp. 10-18, p.12). 

Mais un examen impartial de l’histoire des philosophies matérialistes montre qu’il a existé de nombreuses tentatives de produire de façon rigoureuse une morale matérialiste.

Il y a des ontologies qui rendent possibles (ou logiquement incompatibles) certaines morales. Par exemple, une « morale du devoir », de la conformité avec un bien qui soit transcendant au sujet, est possible sur la base d’ontologies telles que les traditions idéalistes, platoniciennes ou chrétiennes ont pu en produire. Elle devient incohérente dans un cadre ontologique différent.

Ainsi, le matérialisme ou l’immanentisme ne semblent compatibles qu’avec quelque chose comme une « moralité du désir », une morale qui part du fait que l’Homme est un être désirant. Loin de lui pointer du doigt un bien extérieur et supérieur, les philosophies de l’immanence semblent solidaires d’une certaine (re)valorisation du sujet, en ceci qu’elles l’éclairent (ou prétendent l’éclairer…) sur ce qu’il cherche de par sa nature même (nature entendue comme configuration matérielle spécifique), sur le sens de son désir.

« Démocrite était partisan d'une sorte d'hédonisme éclairé, dans lequel le bien était considéré comme un état d'esprit interne plutôt que comme quelque chose d'externe (voir Hasper 2014). Le bien est désigné par de nombreux noms, dont l'euthymie ou la gaieté, ainsi que par des termes privatifs, par exemple pour l'absence de peur. Certains fragments suggèrent que la modération et la pleine conscience dans la poursuite des plaisirs sont bénéfiques ; d'autres mettent l'accent sur la nécessité de se libérer de la dépendance à l'égard de la fortune en modérant les désirs. » 

-Sylvia Berryman, "Democritus", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Spring 2023 Edition), Edward N. Zalta & Uri Nodelman (eds.).

Il est vrai qu’un tel point de départ laisse encore une pluralité de philosophies morales possibles en concurrence : le désir et l’éthique ne sont pas élaborées dans la même façon dans l’éthique de Démocrite, d’Épicure, de Lucrèce, de Spinoza, du baron d’Holbach, de Simondon, de Nietzsche, de Deleuze ou même du marquis de Sade !

Mais cette diversité existe sur un fond d’ « air de famille » de ces éthiques, une classe que je propose d’appeler provisoirement les « moralités du désir », et dont la ressemblance est consécutive du conditionnement exercé par des présupposés ontologiques communs. 

Post-scriptum: version éditée le 14 mars 2023. 

1 commentaire:

  1. Merci pour ce texte, pour une fois c'est un vrai inédit, de votre plume, c'est plus agréable à lire. Il me semble que l'âge d'or des éthiques matérialistes est le siècle des Lumières, d'Holbach, Helvétius. Après c'est plus compliqué, parce que le « matérialisme » devient insoutenable sur un strict plan scientifique, la science moderne ayant largement remis en cause la conception classique de la « matière ». Dès lors le « matérialisme » se limite à une position d'ordre philosophique, par opposition à l'idéalisme. De même, les sciences humaines, en mettant l'accent sur les déterminismes sociaux et autres, ont limité le champ de l'éthique telle qu'on la concevait à l'époque de Rousseau. Bref cette problématique peut sembler un peu désuette, il faudra veiller à bien définir les concepts. Quant au désir, il occupe en effet une place centrale chez Spinoza. Mais à notre époque, la suprématie du désir vient directement de la technique et de l'absence de transcendance : dans un paradigme où tout est utilitaire et où il n'y a aucune transcendance, il ne reste que le désir, partout, pour tout le monde, c'est fatal.

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