"Le problème que pose l'antithèse de l'un et du multiple comporte trois solutions :
1° Le monde est un,
2° il est multiple,
3° il est l'un et l'autre.
Chacune de ces solutions a trouvé chez les anciens des
partisans : les Éléates sont pour la première, les Ioniens pour la seconde,
Platon et Aristote pour la troisième. Mais toutes trois sont difficiles à
admettre, quoique nécessairement l'une des trois doive être juste.
Les Éléates, logiciens subtils, se sont flattés d'établir rationnellement que l'unité seule a l'être et que la multiplicité n'est rien qu'une illusion : de là les arguments de Zénon. Les modernes ont admiré cette dialectique, plusieurs l'ont déclarée irréfutable, pas un seul ne s'y est rangé. Depuis deux mille ans aucun Éléate authentique n'a existé à notre connaissance.
Les Ioniens devaient, à l'inverse des Éléates, s'efforcer
de prouver que c'est le multiple qui est et l'un qui n'est pas. Ils ne l'ont
pas fait par ce qu'ils étaient les hommes non de la raison mais de
l'expérience, et qu'il leur a paru que l'expérience témoignait assez clairement
en faveur de la multiplicité ; ce qu'on peut leur accorder assurément, mais ce
qui ne pouvait pas les dispenser d'examiner ce qu'ils devaient faire de l'unité
dont ils ne voulaient pas. Ceci n'a pas empoché du reste leur doctrine de
rencontrer chez des modernes de très nombreux adeptes, qui en ont fait sous une
multitude de formes les applications les plus étendue." (pp.169-170)
"Dans la première moitié du dernier siècle on
commença à se préoccuper en Angleterre et en Allemagne d'une question que
Berkeley déjà avait étudiée, la question de savoir comment nous percevons
l'étendue des corps. Cette question comportait deux solutions :
1° L'étendue d'un corps n'est jamais perçue
immédiatement à la manière de la couleur et des autres qualités sensibles. Pour
percevoir une étendue il faut la parcourir, donc se mouvoir. La notion que nous
en prenons est par conséquent constituée par la série des sensations auxquelles
donne lieu le mouvement exécuté ; elle n'est rien autre chose que
l'agglomération ou la synthèse de ces sensations.
2° L'étendue est pour nous l'objet d'une perception
directe tout autant que la couleur ou le son. La représentation que nous en
avons n'est pas construite par l'esprit mais donnée par le sens : elle ne
résulte donc d'aucun processus de composition. A la première de ces deux thèses
Helmholtz donna le le nom d'empirisme, à la seconde celui de nativisme :
ces deux noms leur sont restés.
Il est manifeste que cette question de la perception
de l'étendue est précisément le problème antique de l'un et du multiple sous
l'une de ses formes les plus simples. L'étendue étant une qualité commune à
tous les corps, et rien ne pouvant se produire dans l'univers qui ne se
rapporte aux corps de quelque façon, il n'est rien dans l'univers qui soit sans
rapport avec l'étendue. Si donc dans notre représentation, et par conséquent en
elle-même, -car il n'y a pas de différence de nature entre l'étendue en soi et
l'étendue représentée,- l'étendue n'est qu'un agglomérat de sensations, toutes
inextensives comme le veut l'empirisme, l'étendue est multiplicité pure ; et
comme l'unité n'est point en elle, il est certain qu'elle n'est nulle part, et
que l'unité est un mot vide de sens.
Si au contraire elle est perçue, en dépit de son
indéfinie divisibilité « apparente », non pas comme une pluralité de choses
assemblées, mais comme une réalité qui a sa nature et son être propre, ainsi
que le veut le nativisme, l'unité en elle est réelle, et elle coexiste avec la
multiplicité. Comment l'unité et la multiplicité s'y unissent-elles ? Ceci est
une autre affaire. Pour une question de ce genre l'expérience et la science
n'ont point de solution : elle relève de la métaphysique seule. Mais, s'il y a
une issue positive à la controverse qui met aux prises empiristes et
nativistes, - il y en a une assurément, puisque l'objet en est expérimental,
-ne sera-ce pas un résultat considérable d'avoir pu s'assurer scientifiquement
que le problème posé par la métaphysique des anciens n'est pas un creux
problème, mais un problème réel, qu'il faut poser, et qui doit pouvoir se
résoudre ?" (pp.170-171)
"Des raisons d'ordre scientifique ont [...] été
produites qui semblent établir d'une manière définitive que l'étendue est
perçue, non par parties ni successivement, mais tout d'un coup et d'un bloc, la
multiplicité des parties n'apparaissant que dans l'étendue déjà constituée. Et
il en est de même à l'égard du sentiment de la durée. En effet :
1° Dans la supposition que les parties de l'étendue
seraient perçues en succession, comme l'empirisme l'implique expressément, il
devient impossible de comprendre comment ces mêmes parties nous apparaissent
simultanément existantes. Toutes les tentatives d'explication de Spencer avec
sa théorie de l'ordre renversé des sensations, celles de Stuart Mill et de Bain
tirées de l'intervention du sens visuel, ont échoué. Sans compter que ces
prétendues explications donnent implicitement raison au nativisme puisqu'elles
admettent la simultanéité pour l'esprit, donc l'unité quant au temps de la
multiplicité des impressions sensibles [...]
3° On peut constater directement que la vue et
le tact nous donnent dès le premier instant non des points, mais des surfaces.
Une expérience du Dr Dufour, de Lausanne, faite sur un aveugle né opéré de la
cataracte, est décisive à cet égard. (Théorie psychologique de l'Espace,
p. 31.)" (pp.171-172)
"A ces raisons d'ordre expérimental on en peut ajouter
d'autres, d'ordre purement rationnel à la vérité, et néanmoins très claires et
très probantes.
La composition d'une étendue ou
d'une durée au moyen d'éléments simples, qui ne peuvent être que des points
mathématiques ou des instants indivisibles, est une impossibilité ; d'abord
parce que des points mathématiques et des instants ne sont pas
des choses réelles ni des objets de représentation, mais de pures
conceptions de l'esprit, et qu'on ne fait pas du réel et du sensible
avec du pur intelligible ; ensuite parce qu'il faudrait accumuler ces
points et ces étendues en nombre infini, alors qu'il ne peut pas y avoir
d'infinité numérique, et enfin parce que de tels éléments ne peuvent se
composer en aucune manière. En effet, les points dont il y aurait à composer
l'étendue ne pourraient pas être à distance les uns des autres, car leurs
intervalles seraient des étendues, et des étendues qui ne seraient pas
composées de points. Ils devraient donc se juxtaposer en se touchant. Mais des
points indivisibles ne peuvent ni se juxtaposer ni se toucher. Parce qu'ils
n'ont pas d'étendue, s'ils se touchent ils ne font plus qu'un, et cela, en
quelque nombre qu'on les prenne. Ainsi jamais des points en se juxtaposant ne
formeront une étendue.
Dans la thèse empiristique, le nombre des points que
contient une ligne est nécessairement ce qui fait sa longueur. Or c'est là une
absurdité. L'idée d'une longueur donnée diffère essentiellement de celle d'un
nombre de points donnés ; et elle est irréductible à cette dernière, à moins
qu'on ne suppose les points étendus, et alors il n'y a plus de points ; sans
compter que des points étendus seraient des points ayant une longueur, ce qui
impliquerait l'idée de longueur antérieure à celle de la composition par des
points. D'où il suit que l'étendue, surtout à la considérer comme quantité, est
un caractère premier, incomplexe, irréductible, des choses de l'ordre
physique." (pp.172-173)
"Les choses donc sont unes, tout ce qui existe
est un, et l'unité des choses, c'est-à-dire leur être, n'est pas une
résultante, mais un principe." (p.174)
"Le tas de sable est toute unité en tant qu'il
est intelligible, toute multiplicité en tant qu'il est sensible. La sensibilité
et l'intelligence, chez l'homme du moins, sont inséparables mais irréductibles
l'une à l'autre. Chacune de ces deux facultés fait son office corrélativement
avec l'autre, sans rien lui emprunter cependant, ni la restreindre. La loi de
l'intelligence c'est l'unité, celle de la sensibilité c'est la multiplicité.
Dans la conscience de l'homme l'intelligible et le sensible coïncident,
s'appelant l'un l'autre et vivant l'un par l'autre en dépit de leur
hétérogénéité. Voilà l'origine de la première faute. Elle tient à la tendance
qu'a naturellement l'esprit humain à se porter sur le sensible en négligeant
l'intelligible. On pense presque sans le savoir, et la pensée se porte sur les
choses sans songer à se porter sur elle-même. Elle ne voit dans les choses que
la multiplicité, c'est-à-dire le sensible pur, qui n'est qu'une abstraction ; et
quand elle se tourne vers l'unité, c'est pour en faire une abstraction encore.
Or les abstractions n'ont point d'affinités les unes pour les autres, ce qui
exclut toutes liaisons entre elles ; de sorte que la pensée, qui est
essentiellement synthétique, est mise par là hors d'état de rien comprendre à l'ordre du monde. Le monde est un et multiple parce que la pensée de l'homme est
une et multiple ; et le problème -comment l'un peut-il être plusieurs ?-
inextricable si l'on ne regarde que les choses, s'éclaire et se résout si l'on
regarde du côté de la pensée." (pp.177-178)
"Pas plus que Stuart Mill, Renouvier [qui se
défend d'être empiriste] ne peut retrouver par la synthèse ce qui constitue le
continu, c'est-à-dire l'unité. Au contraire, la nature du continu se comprend
aisément du point de vue nativistique. Ce n'est pas que la nativisme se croie
en mesure de dire comment la continuité peut s'expliquer. Il ne résout pas le
problème, mais c'est parce que le problème pour lui ne se pose pas. En effet,
vouloir comprendre comment un continu est constitué c'est supposer qu'il se
constitue, et c'est être empiriste. Tout ce qu'on peut dire sur la composition
d'une ligne droite par des points ou par des lignes droites est absurde. Mais
qu'est-ce qui oblige à faire du continu une sorte de fait physique qu'il faudra
traiter comme tous les faits physiques componendo et dividendo ?
Le continu est un fait sans doute, mais c'est aussi une idée. En tant que fait
il serait composable et divisible, en tant qu'idée il ne l'est pas. En
définitive il ne l'est pas, parce qu'en lui l'intelligible et le sensible sont
inséparables. Il se perçoit, il se pense, et le percevoir c'est le penser, le
penser c'est le percevoir. Il faut donc qu'en lui les droits de l'idée excluent
la composition et la division. Ces procédés ont leur emploi légitime lorsque
l'on considère les choses uniquement quant à leur matière, c'est-à-dire
dans la science. Mais, quand on traite du continu, ce n'est pas de la science
que l'on fait, car la science, justement parce qu'elle ne voit dans les
choses que le côté matière, ne connaît pas le continu ; c'est de la
métaphysique. Or, si la science est essentiellement empiristique, la
métaphysique est essentiellement nativistique, parce qu'en toute chose elle
voit avant tout l'unité et l'idée, et que reconnaître l'idée c'est être
nativiste." (pp.178-179)
"On doit reconnaître dans tout être de la
nature une puissance unifiante, principe de cohésion, d'harmonie, d'existence
même, puisqu'il n'y a d'existant que ce qui est un au moins à quelque degré ;
et une puissance dissolvante, principe de morcellement, d'anarchie et de néant
: puissances antagonistes, nécessaires l'une à l'autre parce qu'elles ne
subsistent que par leur opposition même. S'il n'y avait pas en effet de résistance
à la loi d'unité il n'y aurait pas de puissance unifiante à mettre en jeu :
l'unité, par là dépourvue de tout caractère dynamique, se réduirait à une
abstraction vide ; et, s'il n'y avait pas de fonction unifiante, sa puissance
dissolvante n'aurait pas de fonction à exercer puisqu'on ne dissout que ce qui
est uni. Ainsi chacune des deux puissances s'anéantirait si elle pouvait venir
à bout de la résistance de l'autre ; ce qui nous ramène à ces trois
propositions, qui disent au fond la même chose : il n'y a rien d'un qui ne soit
multiple, rien de multiple qui ne soit un ; point de forme sans matière ni de
matière sans forme ; point d'idée sans image, ni d'image sans idée."
(pp.183-184)
"L'Être est essentiellement un et multiple, et
les vicissitudes de son développement dans le temps et dans l'espace consistent
dans le progrès de son unité, qui pour lui est le bien, puisqu'elle le
concentre [?], ou dans celui de sa multiplicité qui est son mal puisqu'elle le
dissout." (p.185)
"D'une manière générale, l'unité-multiplicité est
avant l'un, avant le multiple, et elle les pose tous les deux. Si l'on veut
comprendre la Nature, ce n'est donc pas de l'abstrait qu'il faut partir mais du
concret ; non pas de l'un, ni du multiple, mais de l'un-multiple,
ce qui nous dispensera de chercher comment l'un se fait multiple, comment le
multiple se fait un ; deux questions qui n'ont de sens ni l'une ni
l'autre." (p.186)
"Le monde phénoménal est l'incohérence même, et
que tout s'y fait, comme on dit, « à bâtons rompus », sans qu'il soit possible
d'encadrer seulement quelques-uns de ces phénomènes dans une synthèse
quelconque ; au grand scandale de la Raison qui n'aime que l'unité et l'ordre.
L'unité et l'ordre, voilà donc ce qu'il faudrait retrouver. Sous le monde
phénoménal il doit y avoir un noumène, c'est-à-dire un intelligible, non
d'entendement mais de raison proprement dite. Croit-on pouvoir, avec
l'entendement seul et la méthode de a science, ramener à l'unité et à
l'ordre l'incohérence du monde phénoménal ? Quelle synthèse est possible de
tous les phénomènes de la nature à un moment donné, ou seulement de deux
d'entre eux? Et ce n'est pas seulement pour donner à l'esprit une satisfaction
platonique que le noumène s'impose, c'est aussi pour expliquer
l'existence des phénomènes. Sans doute les phénomènes obéissent à des
lois, et par là ils rentrent dans l'ordre que connaît la science ; mais cet
ordre ne leur donne pas l'existence, attendu qu'il est abstrait, et que la
synthèse d'une pluralité d'abstractions ne peut pas faire un être. La science
peut expliquer les modalités des phénomènes, elle ne pose pas les phénomènes
eux-mêmes. On dira que la métaphysique ne les pose pas davantage. C'est exact ;
mais elle renvoie les phénomènes, comme êtres, à l'ordre nouménal, qui, lui, est
concret, et qui élabore dans la nuit de l'intelligence les phénomènes que nous
révèle le jour. Ainsi le monde phénoménal n'est qu'apparence parce qu'il est
multiple sans unité. Le monde nouménal est multiple aussi, mais en même temps
il est un, et c'est par là qu'il est vérité et réalité. La métaphysique a pour
objet de chercher une interprétation de l'ordre nouménal de la nature, qui
donne à cet ordre l'unité, et avec l'unité, l'être. Quant au monde phénoménal,
ce qu'il a de réalité il le tient du monde nouménal, et non pas de ses lois
propres comme on pourrait le croire ; car ses lois sont abstraites ainsi qu'on
vient de le dire, et par conséquent incapables de lui conférer la dignité de
l'être. La science voudrait réduire toutes les lois du monde phénoménal à une
loi unique qui serait le fondement premier de toutes les autres. Ce désir se
comprend, mais il est irréalisable. Une telle loi, en effet, serait un absolu.
Or tout absolu relève, non plus de la science, mais de la métaphysique. Il n'y
a donc pas à chercher l'unité du monde phénoménal, puisque cette unité n'existe
pas, même dans l'abstrait. La métaphysique cherche la connaissance de l'être ;
son objet, par conséquent, ne peut être que le monde nouménal."
(p.189-190)
-Charles Dunan, "L'un, le multiple et leurs rapports", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 88 (JUILLET A DÉCEMBRE 1919), pp.169-190.
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