jeudi 9 octobre 2025

Théologie analytique vs tournant phénoménologique de la théologie

« La religion catholique, mais cela vaut aussi pour le christianisme en général, a été confrontée au XXe siècle à un processus d’irrationalisation […] Des philosophes et des théologiens ont prétendu que la religion gagne à être dissociée de tout effort de compréhension rationnelle et de toute objectivité ; et ils y sont plutôt bien parvenus. […]

On peut en effet distinguer deux types de théologie : la théologie du paradoxe et la théologie de la raison. Les deux apparaissent dès l’origine du christianisme. […]

Pour une théologie du paradoxe, la foi consiste à croire en Dieu sans raison, voire contre la raison. Peut-être la foi ne suppose-t-elle même pas la croyance que Dieu existe. Car, dit le théologien du paradoxe, la foi ne consiste pas à assentir à la vérité d’une proposition. La vérité religieuse n’est pas une caractéristique de certaines doctrines. La vérité est une personne, le Christ. Ne dit-il pas : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jean 14, 6). La foi est la confiance en Lui. N’étant pas propositionnelle, mais fiduciaire, la foi ne serait alors pas non plus cognitive. Elle ne fait pas savoir quelque chose, mais consiste à vivre quelque chose ou, comme on dit aujourd’hui, « une forme de vie ». […]

En revanche, pour une théologie de la raison, la foi est rationnelle et cognitive. On croit pour de bonnes raisons. Certes, la foi est une grâce, un don divin, et en ce sens elle témoigne d’un amour de Dieu ; elle est une réponse à cet amour. Volontaire, la foi ne contraint pas la raison ; et la volonté ne se prononce pas non plus contre la raison. On ne croit pas parce que c’est absurde ou paradoxal ni même en dépit de l’absurdité. L’amour fonctionne cognitivement : la foi fait comprendre (credo ut intelligam). Même la confiance en une personne divine n’est pas aveugle, mais raisonnable et rationnelle –car placer sa confiance en un être qui ne peut ni tromper ni se tromper n’a rien d’absurde, et c’est même plutôt raisonnable. La foi n’a donc rien d’un saut épistémique. […] Dans une théologie rationnelle, l’existence de Dieu se justifie par des arguments solides, même s’ils ne sont pas contraignants ou indiscutables, mais ils le sont finalement ni plus ni moins que nombre d’arguments, et même d’arguments qu’on s’accorde à dire scientifiques. Les arguments théistes sont a priori, a posteriori, déductifs et inductifs, moraux, esthétiques, etc. On n’a presque que l’embarras du choix. (Comme le dit Alvin Plantinga, de tels arguments, il y en a plus de deux douzaines !).

La théologie du XXe siècle aura été le plus souvent une théologie du paradoxe ; elle a manifesté une nette préférence pour la chaleur et l’enthousiasme plutôt que pour la lumière de la raison. Elle ne se présente certes pas comme négative, en disant que la religion nous laisse dépourvu face aux exigences de la raison. Cette théologie contemporaine entend se libérer à l’égard de demandes rationalistes indues, lesquelles s’illustrent dans des approches conceptuelles et argumentatives de la religion. Elles sont irrespectueuses de la foi chrétienne authentique, explique le théologien du paradoxe. Il ne sent pas tenu de combattre la critique classique de la religion, celle qu’on trouve dans les Lumières françaises, chez Diderot ou Voltaire, ou bien un peu plus tard chez Russell, ou aujourd’hui celle du « New Atheism », chez Richard Dawkins ou Daniel Dennett. Simplement, le théologien du paradoxe méprise cette critique, et la plupart du temps il n’en dit pas un mot, parce qu’il n’entend pas se situer sur les terrains des raisons. Il s’est ménagé un autre espace que celui des raisons, l’espace de l’intériorité de la conscience et de la donation absolue. Pour le théologien du paradoxe, se défendre contre des critiques épistémologiques, ce serait en quelque sorte indigne de lui. Son modèle intellectuel est en effet la théologie apophatique, au moins comprise d’une certaine façon, et certes pas la syllogistique néoscolastique.

[Glose 1 : un passionnant débat d’histoire religieuse serait de se demander si cette irrationnalisation de la théologie chrétienne n’est pas aussi une « orientalisation », au sens où l’évolution pourrait être en partie causée par la vague d’immigrés russes orthodoxes, venus en Allemagne et en Europe occidentale après la révolution soviétique de 1917. On sait en effet à quel point la théologie négative est présente dans le christianisme de type orthodoxe, issus de très anciennes influences néo-platoniciennes, etc.]

« La théologie postmoderne se caractérise par son inlassable effort pour rejeter la métaphysique néoscolastique, et même pour se défaire d’exigences rationalistes, jugées incompatibles avec la foi authentique. Le titre d’un livre de Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, est emblématique de cette attitude postmoderne.

Le Dieu de la métaphysique médiévale, l’esse subsistens, et de la métaphysique classique, le Dieu causa sui, sont des idoles de la raison, est-il expliqué. Dieu n'a pas à être l’ « être » puisqu'il nous a aimés le premier, quand nous n'étions point encore. Son vrai nom est l'Amour au sens d'Agapè. En bref, « parce que Dieu ne relève pas de l'être, il nous advient en et comme un don ». Et ce « don n'a pas, d'abord, à être, mais à se déverser dans un abandon qui, seul, le fait être ». Ainsi, renoncer au fondement métaphysique permet à la théologie de revenir au plus près de l’expérience authentique de la foi, en tant que ce que Marion appelle un « phénomène saturé ». Pour faire bref, un phénomène est dit « saturé » lorsque l’intuition déborde ce que l’intentionnalité vise. Ce que l’intuition déborde alors, c’est tout ce qui pourrait se dire en en termes de rationalité des dogmes. Une épistémologie de la religion s’interrogeant sur le droit de croire n’aurait alors que bien peu d’intérêt. C’est une phénoménologie de la religion, pénétrant la phénoménalité propre du religieux, qu’il convient au philosophe de développer. 

Pour Marion, l’erreur de la métaphysique médiévale et classique est d’avoir utilisé un concept de Dieu fixant et délimitant dans le fini, par la conception rationaliste qu’elle s’en fait, ce qu’elle traite comme un objet, au lieu de pratiquer l’ouverture existentielle à la charité et à l’infini. Tout discours conceptuel sur Dieu court le risque de l’idolâtrie. »

[Glose 2 : on sait que J.-L. Marion en arrive à nous dire sans rire que : « Il faut jouer la connaissance de l'incompréhensible -la chose- contre la connaissance par objectivation. » -Jean-Luc Marion, La métaphysique et après, Classes Préparatoires de l'ENC Blomet, 2024]

« On a pu dater des années soixante-dix du siècle dernier le tournant théologique de la phénoménologie, pris avec Emmanuel Lévinas, Paul Ricoeur, Jean-Luc Marion, Michel Henry et d’autres. Mais il avait déjà été pris dans les années trente, en particulier par Édith Stein (sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix) sous l’influence de Max Scheler et surtout d’un théologien jésuite, Erick Przywara. Le courant phénoménologique chrétien de l’entre-deux-guerres se retrouve (officialisé en quelque sorte) chez Jean-Paul II et aussi chez Benoit XVI –c’est manifeste dans certaines encycliques récentes, en particulier au sujet des relations entre homme et femme et de la bioéthique. Si la phénoménologie a pris un tournant théologique dans les années cinquante du siècle dernier, c’est que la théologie avait déjà pris un tournant phénoménologique auparavant.

[Glose 3 : rappelons d’ailleurs que Jean-Paul II a été influencé par le philosophe polonais Jan Patočka, qui revendiquait justement une démarche phénoménologique, donc idéaliste -alors que la philosophie officielle de l'Église, le thomisme, est un réalisme ontologique.]

Des théologiens catholiques comme Marie-Dominique Chenu, Yves Congar, Henri de Lubac, Hans Urs von Balthazar, Karl Rahner et jusqu’à Joseph Ratzinger, ou un théologien protestant, comme Karl Barth, appartiennent à mon sens à cette tendance à l’irrationalisation de la religion. Jean-Luc Marion y appartient à sa façon, en lui apportant une touche heideggérienne qu’elle n’avait certes pas auparavant.

[Glose 4: Le raisonnement inductif concluant à l’existence de Dieu à partir de la connaissance du monde créé est effectivement condamné par Barth :

« La théologie naturelle constitue [pour Barth] une véritable négation de la révélation de Dieu : l’homme ne peut parler de Dieu qu’à partir de la parole de Dieu et il ne peut connaître Dieu que par Dieu. Cette position radicale, en conflit ouvert avec les déclarations du Concile de Vatican I et, plus largement, avec la théologie catholique, se concentre sur la doctrine de l’analogia entis, pour laquelle, une ressemblance de l’homme avec Dieu subsistant dans le monde déchu, il n’est pas impossible de rejoindre Dieu par la nature elle-même. D’où la déclaration célèbre de K. Barth : « Je tiens l’analogia entis pour une invention de l’Antéchrist et j’estime que c’est à cause de cela qu’on ne peut devenir catholique. À quoi je me permets d’ajouter que toutes les autres raisons qu’on peut avoir de ne pas se faire catholique me paraissent puériles et de peu de poids » (KD, I/1, p. xii). » -Thierry Bedouelle, La théologie, PUF, coll. "Que sais-je", 2ème édition, 2009.]

« Il est possible de montrer que le postmodernisme théologique a été par anticipation critiqué et officiellement rejeté par l’Église catholique en 1907, le 8 septembre très exactement, dans la Lettre encyclique sur les erreurs du modernisme de sa Sainteté le Pape Pie X (« Pascendi dominici gregis »). Cette encyclique faisait suite à la Constitution apostolique « Lamentabili sane exitu » du 3 juillet 1907, dans lequel 55 propositions réprouvées et proscrites étaient clairement identifiées. Elle reprenait dans une grande mesure la Première Constitution dogmatique du 24 avril 1870, « Dei Filius » :

La […] sainte Mère Église tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être certainement connu par les lumières naturelles de la raison humaine, au moyen des choses créées (Rom. 1, 20) ; « car les choses invisibles de Dieu sont aperçues au moyen de la création du monde et comprises à l'aide des choses créées ». […]

L’opposition à la modernité philosophique se faisait ainsi au nom de la rationalité. Le repliement du religieux sur la spiritualité et la morale, et surtout la thèse kantienne que nous n’accédons pas aux choses elles-mêmes, et que le monde n’est dès lors que notre représentation, étaient clairement rejetés et même condamnés. C’est à la même époque que l’Abbé Fontaine publie son livre intitulé Les Infiltrations kantiennes et protestantes et le clergé français.

Ce que l’Église appelait alors « modernisme » correspond, trait pour trait, à ce que nous, aujourd’hui, appelons « postmodernisme » : la suspicion et même le rejet à l’égard des notions de rationalité, de vérité, d’objectivité, paradoxalement défendue par ceux qu’on appelle des « intellectuels ». Le serment antimoderniste affirmait que nous ne dépendons pas de la sensibilité, de l’intuition ou de l’instinct pour la croyance en Dieu, et que la foi n’est pas identifiable avec un phénomène, aussi saturé soit-il, mais avec un ensemble de propositions que la raison peut et sait défendre contre le criticisme et le scepticisme. Le serment antimoderniste défendait contre le modernisme en philosophie tout ou presque ce que le postmodernisme rejette dans la philosophie des Lumières : notre capacité à parvenir à la vérité universelle, anhistorique et objective, au moyen de la raison. C’est ainsi par la néoscolastique que la raison fut défendue à cette époque contre un intuitionnisme devenant dominant et même finalement triomphant. »

[Glose 5 : notons par exemple l’abjuration par Jacques Maritain de l’intuitonnisme de Bergson. Pour Bergson -et contrairement à Hegel- l’absolu n’est pas atteignable par des moyens conceptuels. La connaissance métaphysique est de l’ordre d’une expérience intérieure, et non d’un discours logique. Maritain dénonça vertement Bergson dans son livre de 1914 et se rallia à la doctrine catholique de Saint Thomas]

« Quelqu’un de moins nuancé que je ne m’efforce de l’être oserait peut-être utiliser l’expression de « Lumières néoscolastiques ». Elles identifient la vérité à l’immutabilité et s’opposent à l’historicisme de l’idéalisme allemand, celui des Geisteswissenschaften, qui en imposaient tant à un Ernest Renan et l’encouragèrent à l’apostasie.

Dans la lignée du renouveau des études thomistes sous l’influence de Joseph Kleutgen et de l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII, la Congrégation romaine des Séminaires et Universités promulgua en 1914 une liste de 24 thèses thomistes considérées comme normæ directivæ tutæ. La 22e thèse dit ainsi : « L'existence de Dieu, nous ne la percevons point dans une intuition immédiate, nous ne la démontrons pas a priori, mais bien a posteriori. » »

[Glose 6 : le rejet de la démonstration a priori de l’existence de Dieu constitue bien sûr un point de divergence fondamentale entre les cartésiens et les thomistes]

« Le représentant le plus éminent d’un tel rationalisme thomiste était un dominicain, le père Réginald Garrigou-Lagrange, auteur d’une Synthèse thomiste qu’on ne lit plus guère mais qu’un philosophe analytique peut admirer, tant la conception argumentative de la philosophie y est exemplifiée sous sa forme la plus pure. Le père Garrigou-Lagrange s’inscrit dans une lignée d’antimodernistes, comme l’abbé de Broglie ou monseigneur Farges. À la même époque, un mouvement théologique, issu à la fois du bergsonisme, du kantisme et de l’idéalisme allemand, se répand. Il va devenir ce qu’on appellera la « nouvelle théologie ». Certains jeunes théologiens ont en effet petit à petit rejeté le rationalisme thomiste, également ce qu’ils appelaient le « suarezianisme ». Le père Garrigou-Lagrange tentera vainement de s’opposer à la nouvelle théologie naissante chez l’un de ses élèves, un autre dominicain, Marie-Dominique Chenu. »

[Glose 7 : notons que Garrigou-Lagrange, marqué politiquement à l’extrême-droite, a aussi dirigé la thèse de théologie de Karol Wojtyła]

« La nouvelle théologie est à l’origine de certaines des orientations du concile Vatican II et de la tendance actuelle à saturer le discours religieux des termes d’ « amour », de « dialogue », d’« altérité », d’« expérience intérieure ». Dans la nouvelle théologie, l’idéal d’objectivité et d’intelligibilité de saint Thomas, mais aussi de Suarez ou de Leibniz, est récusé. Henri de Lubac insistait au contraire sur le caractère paradoxal des dogmes chrétiens. Le contraste est alors frappant. D’un côté, le néothomisme défendait des critères rationalistes et rejetait totalement l’identification de la foi à un état subjectif. Le mélange entre expérience subjective, piété et fidéisme lui était même odieux ; et il y voyait une forme d’affadissement et d’appauvrissement de la foi, sa métamorphose post-rousseauiste en sentimentalisme.

D’un autre côté, il n’est pas exagéré de dire, je crois, qu’à la fin du XXe siècle, dans tout une partie de la théologie, le subjectivisme a finalement triomphé ; l’« intériorisme religieux », l’idée que la foi est fondamentalement un vécu, finit même parfois par rapprocher la religion du « développement personnel ».

Dans les années trente du siècle dernier, Jan Salamucha et Józef Bocheński ont tâché de reformuler la preuve ex motu de l’existence de Dieu ou la preuve de l’immortalité de l’âme proposée par saint Thomas (Somme théologique, I, 75, 6), en utilisant pour cela l’instrumentation logique issue de Frege et de Russell. L’accueil de tels efforts rationalistes par la hiérarchie de l’Église fut aussi glacial que l’hiver polonais. Le programme de ces philosophes et théologiens du « Cercle de Cracovie » se retrouve, bien des années plus tard, mutatis mutandis, chez Richard Swinburne, Nicholas Wolterstorff, Alvin Plantinga, Peter van Inwagen et d’autres, dans la philosophie analytique de la religion. La philosophie analytique de la religion est donc, à certains égards, la reprise du programme philosophique des membres du Cercle de Cracovie dans les années trente, même si la plupart des philosophes analytiques de la religion l’ignorent. Au moment où les philosophes analytiques du Cercle de Vienne étaient positivistes, l’atmosphère intellectuelle était fort différente sur les rives de la Vistule : on n’y était pas particulièrement hostile à la métaphysique. »

"La clarification de ce que veut dire que « Dieu » par les philosophes de la religion britanniques dans les années soixante, n’a pas été pour rien, pour le rejet de la conception vérificationniste de la signification.

De plus, dans les pays de langue anglaise, indépendamment de la philosophie analytique, un apologète comme C.S. Lewis n’avait en rien renoncé à la défense de la rationalité des croyances chrétiennes. La théologie philosophique d’un Peter van Inwagen aujourd’hui se situe autant dans cette lignée lewisienne que dans celle de la philosophie analytique. Il convient aussi de citer un théologien comme Herbert McCabe o.p., conjuguant saint Thomas et Wittgenstein, à l’instar d’Elizabeth Anscombe et de Peter Geach. À tel point qu’on parle maintenant d’un « thomisme wittgenstein » et d’un « thomisme analytique ». Plus généralement, la philosophie analytique de la religion, sous ses diverses formes, est foncièrement rationaliste."

-Roger Pouivet, « L’irrationalisation de la religion », in Claudine Tiercelin (dir.), La reconstruction de la raison. Dialogues avec Jacques Bouveresse, Paris, Collège de France, 2014.

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