« Les générations nouvelles, méconnaissant
l'enseignement de la Philosophie Positive et s'imaginant avec Taine que le
secret de la science est dans l'étude des petits faits, éprouvent pourtant le
besoin d'échapper à un état latent de dispersion et d'empirisme et de
coordonner les études analytiques et les monographies entreprises dans les
domaines les plus divers. » (p.389)
[Glose 1: Ce jugement sur Taine est très superficiel, comme l'a montré Durkheim]
« Claude Bernard avait déjà signalé dans les Leçons
sur les Phénomènes de la vie (II, 1879, p. 392) le caractère purement
méthodologique des classifications que nous faisons des phénomènes ; et des
savants dégagés du Positivisme comme Pierre Delbet devaient les combattre au
nom du monisme. (Dr Pierre Delbet, La Science et la Réalité, 1913. »
(note 1 p.393)
« Le Dantec se convainc
de la valeur universelle du mécanisme, de l'unité effective de la science et
rejoint le monisme auquel adhèrent déjà un certain nombre de savants. »
(p.393)
« Au rebours du métaphysicien,
il se place « sub specie temporis », car un goût d'encyclopédie et un
sentiment vif de l'actuel contre-balancent en lui l'esprit de système. »
(p.397)
« La substance
vivante fabrique une substance semblable à elle-même aux dépens du milieu qui
l'environne et l'assimilation apparaît comme le phénomène essentiel [de la
vie]. Ces observations suffisent pour établir la spécificité de la biologie
par rapport à la chimie et pour infirmer la théorie de la vie présentée par
Claude Bernard dans les Leçons sur les Phénomènes de la Vie. L'action
des doctrines vitalistes, la considération exclusive des muscles et des glandes
(dont les éléments histologiques sont des éléments incomplets et dont la vie
élémentaire est par suite discontinue), la méconnaissance d'une activité
chimique spécifique ont incité Claude Bernard à établir une comparaison
illégitime entre l'organisme vivant et une machine et à décomposer
artificiellement les corps en organes séparés et l'histoire de chaque organe en
périodes de repos et de fonctionnement. Les périodes de fonctionnement sont
devenues des périodes de destruction fonctionnelle et Claude Bernard a chargé
une activité créatrice mystérieuse et insaisissable de réparer cette usure et
d'assurer le consensus vital. En fait « le fonctionnement d'un élément
histologique n'est autre chose qu'une des manifestations extérieures physiques
ou chimiques propres à cet élément, des réactions qui déterminent précisément
la synthèse de sa substance. Autrement dit, le fonctionnement est une des formes
de la vie élémentaire manifestée de l'élément. Fonctionnement et vie
élémentaire manifestée sont inséparables. » II convient donc de renverser l’ordre
établi par Claude Bernard et reproduit depuis dans presque tous les manuels de
physiologie. Si les machines dues à l'artifice humain s'usent en
fonctionnant, les corps vivants se construisent en fonctionnant. Les
phénomènes de synthèse plastique et de création vitale correspondent à
l'activité fonctionnelle des éléments histologiques, à l'assimilation, dont la
corrélation organique devient une conséquence immédiate. » (p.399)
« Une explication
objective de la vie serait incomplète s'il ne se rencontrait dans le domaine
des corps bruts des activités élémentaires qui présentent des caractères
analogues et peuvent être légitimement appelées du même nom que le phénomène
biologique dont elles sont en réalité les éléments. Or, au phénomène
d'assimilation, d'imitation, d'adaptation, caractéristique de la vie,
correspondent, dans la nature brute, des phénomènes de résonance ou d'imitation
dus à des activités rythmiques. Il n'est pas illogique de s'autoriser de cette
analogie et de la liaison révélée par la chimie physique entre des équilibres
de dimensions aussi différentes que les équilibres chimiques et les équilibres
colloïdaux pour rapprocher les deux ordres de phénomènes et supposer que les
vibrations sonores agissent sur les manifestations colloïdales de la vie et
produisent des mouvements particulaires au sein du solvant, comme les vibrations
lumineuses agissent sur ses réactions chimiques. Dans cette hypothèse hardie,
les relations d'équilibre entre les colloïdes et le milieu deviennent des
phénomènes de résonance. La vie devient la lutte pour le rythme colloïdal. Le
protoplasma peut être considéré comme une superposition de colloïdes ayant
chacun une résonance spéciale. Alors l'activité vitale perd le caractère
mystérieux et intentionnel qu'elle conserve même dans les travaux modernes de
pathologie et reprend sa place dans l'activité totale de la nature. » (pp.403-404)
« Les corps vivants,
contrairement aux cristaux, sont toujours, pendant qu'ils vivent, en train de
se former : car le protoplasma colloïde n'étant pas solide ne peut avoir une
forme indépendante des milieux qu'il traverse. Une action morphogène accompagne
le phénomène vital. « La substance vivante en train de vivre crée elle-même
dans l'ambiance autour de son corps semi-fluide des mouvements tourbillonnaires
qui entrent pour une large part dans la détermination de sa forme propre. »
Les expériences de mérotomie la rendent évidente. La faculté de régénération
après troncature est en effet commune à toutes les espèces ; elle est masquée
toutefois dans les espèces supérieures par un facteur nouveau survenu au cours
de l'évolution : le squelette, qui l'empêche de se manifester au delà de la
période embryonnaire, en restreignant les variations entre les différentes
parties du corps et en imposant aux divers rouages du mécanisme une solidarité
plus exigeante et moins plastique. Le problème morphologique consiste donc à
savoir quel est le facteur morphogène. » (p.406)
« Puisque toutes les
substances vivantes sont des colloïdes sans que tous les colloïdes soient des
substances vivantes, la spécificité des phénomènes vitaux et des mécanismes
biologiques peut s'énoncer en termes positifs et concrets. Mais sa
reconnaissance cesse d'être incompatible avec un recours aux procédés
d'explication qui conviennent aux phénomènes physico-chimiques, puisque aussi
bien elle implique l'admission d'une sorte de continuité et d'homogénéité entre
les phénomènes biologiques et les phénomènes colloïdaux. L'irréductibilité de
la vie, la spontanéité disparaissent et font place à un mécanisme fondé dans la
réalité des choses. Mais ce mécanisme offre plus de souplesse et d'ampleur que
ne le pensent les philosophes attardés devant l'opposition établie par l'école
entre le mécanisme et la finalité. » (pp.418-419)
« [La] continuité
sentimentale qui subsiste, entre la doctrine de Hegel et la doctrine de Spencer
sur l'évolution universelle, a été mise en lumière par l'analyse que Renouvier
en présente dans les Principes de la Nature (rééd., 1912, p. 269 à 276). »
(note 1 p.419)
« Le Dantec, pour avoir
abordé la biologie en physicien, a rejoint l'œuvre de Lamarck, où la narration de
l’évolution est à la fois objective et synthétique, et il a su reconnaître dans
le transformisme lamarckien une acquisition définitive de la pensée
scientifique. Ainsi il se dégage partiellement de la philosophie de l'évolution
toute-puissante à son époque. Il réagit contre l’action de Darwin dont la
méthode indécise et empirique comme la méthode des économistes favorise le
retour d'une mentalité peu rigoureuse. Il dénonce avec justesse la tendance
commune aux néo-lamarckiens et aux néo-darwiniens à considérer, soit sous la
pression d'un pragmatisme inconscient soit par suite d'observations
exclusivement botaniques, la sélection naturelle comme le facteur unique de
transformation, à faire intervenir dans l'acquisition des habitudes « des
aptitudes naturelles », dans la formation des espèces la conscience et à
tenter une conciliation impossible entre le vitalisme et le transformisme »
(p.419)
« Le Dantec, qui ne
tarde pas à sentir l'insuffisance d'une première tentative présentée dans le Déterminisme
biologique et la personnalité consciente (trahissant l'influence de
Haeckel, de Huxley et de Maudsley), substitue à l'hypothèse de la conscience
atomique une hypothèse qui doit à la notion d'équilibre sinon sa vraisemblance,
du moins son homogénéité avec l'ensemble de la Biologie générale. On peut
admettre que chaque rupture d'équilibre provoque un phénomène subjectif
correspondant, dit « de conscience ». Dans ces conditions, comme toutes les
modalités de l'énergie se prêtent à des transformations soumises aux lois de l'équilibre,
il ne semble pas y avoir de fossé entre la matière vivante et la matière brute ;
l'épiphénomène de conscience se trouve chez l'un et chez l'autre. Mais, malgré
son universalité, il se présente ici et là avec des caractères différents. Dans
la matière brute où la rupture d'équilibre d'un édifice moléculaire entraîne la
formation d'un édifice molé- culaire nouveau, il est extemporané et discontinu ;
dans la matière vivante dont le caractère objectif est l'assimilation
fonctionnelle, il est continu. Aussi un système statique ne possède pas la
conscience de sa structure immobile. Mais « un mécanisme structural vivant
consolide sa structure en fonctionnant. Les ruptures d'équilibre dont
l'ensemble constitue la fonction conduisent donc à un état structural nouveau
qui ou bien est identique à l'ancien, ou bien est encore plus développé dans le
sens fonctionnel considéré. L'épiphénomène correspondant à l'assimilation
fonctionnelle se trouve donc être la mémoire élémentaire, la série des ruptures
d'équilibre construisant, au lieu de la détruire, la structure existante. »
Les êtres vivants se distinguent donc des corps bruts par la propriété de
mémoire ; alors les notions de temps, d'espace cessent d'avoir une origine
mystérieuse que les théoriciens de la connaissance placent en dehors de
l'expérience. Elles ont une origine biologique. « La vie qui nous
procure la notion de temps par la mémoire nous donne aussi la notion d'espace
en assurant une subjectivité unique à un ensemble de molécules occupant une
certaine étendue. Je dis la vie et non pas la vie de l'homme, car la notion
d'espace et de temps existe chez le chien, chez le lézard, chez l'huître. C'est
la vie qui crée le temps et l'espace. Mais elle crée le temps et l'espace dans
la subjectivité de l'être vivant et là seulement ; l'être vivant est limité, le
temps et l'espace qui se figurent en lui sont limités ; nous ne pouvons pas imaginer l’infini, mais nous avons imaginé un mot pour dire « ce qui
n'est pas fini », « ce qui n'est pas comme les choses que nous imaginons » et
nous nous torturons l'esprit avec ce mot qui, par définition, est en dehors de
la compréhension animale de la synthèse subjective. » […] Il s'ensuit que
l'intelligence est inséparable de la vie. » (pp.421-422)
« Notre science conservée par la société, développée par l'expérience individuelle et transmise par la tradition ne fait que compléter l'œuvre du sens commun héréditaire. Car « ce sont les connaissances héréditaires qui donnent à chacun de nous le sentiment de l'harmonie de la nature. Ce n'est pas la nature qui est harmonieuse, c'est nous qui sommes en harmonie avec la nature parce que nous sommes l'aboutissant d'une lignée qui a traversé la nature pendant des milliers de siècles sans jamais être interrompue par la mort. »
[Glose 2: cette réflexion de Le Dantec, typiquement matérialiste, est très précieuse car elle permet d'objecter à un certain type d'argument a posteriori en faveur de l'existence de Dieu : l'argument dit téléologique. Nous ne vivons pas dans un monde "bien fait" qui suggère une intelligence providentielle ; c'est au contraire le fait que nous nous soyons adapté à notre environnement naturel qui fait que celle-ci nous paraît "bien faite". Le sentiment esthétique vis-à-vis de l'univers serait ainsi une sorte d'effet de bord du processus de sélection naturelle].
"Aussi n'y a-t-il
pas entre la logique et l'expérience l'opposition qu'on a été amené à établir
pour réagir contre l’abus fait par les métaphysiciens de la logique en une
période de verbalisme scolastique. Puisque notre logique est le résumé de
l'expérience ancestrale, il y a bien identité de nature entre le raisonnement
et l'expérience. Alors la critique de la science, issue de la considération exclusive
du mécanisme de l'intelligence, devient irrecevable. Contrairement à l'opinion
des mathématiciens, et notamment de Henri Poincaré qui s'est laissé aller à
faire la métaphysique des mathématiques et à considérer l’esprit humain comme
une entité dont les raisonnements sont indépendants du monde dans lequel il
fonctionne, la logique ne possède pas une indépendance absolue. La possibilité
où nous sommes de construire des geométries non-euclidiennes ne prouve pas que
notre langage mathématique se réduise à un système de conventions choisi pour
sa commodité parmi d'autres systèmes également valables. Les notions que nous
avons des choses sont en fonction de la place que les phénomènes de la vie
occupent dans l'activité générale. L'étude génétique de la logique a montré
qu'elle est une « logique des solides » et que sa nature est adéquate à celle
des objets du monde où nous vivons. Or, comme ces objets sont de dimensions
finies par rapport à l'homme, le sentiment des limites, qui est peut-être le
propre d'une pensée scientifique parvenue à maturité, s'introduit. La logique
ne peut, non plus que le langage mathématique, être d'aucun secours à notre
imagination quand nous voulons franchir les limites du connaissable et nous
placer en dehors de l'expérience. Par contre ses déductions sont fécondes pour
peu qu'elles aient un point de départ conforme aux données de l'expérience. Et
c'est ainsi que nous trouvons en nous l'indication de tous les phénomènes
extérieurs possibles en nous reportant à un minimum de données ou de notions et
en nous référant exclusivement à la physique. Tout fossé est comblé entre les
sciences déductives et les sciences expérimentales, car, si celles-ci font
appel à l'expérience actuelle, celles-là font appel à l'expérience passée en
qui notre confiance peut être entière. Une anticipation logique de
l'expérience est donc possible. « Notre logique nous permet aujourd'hui
de deviner la nature sans la connaître, ce qui est la plus remarquable
conséquence de l'harmonie établie entre la nature et nous ; avec notre
logique, nous pouvons faire de l'intuition qui a une valeur scientifique. »
(pp.428-429)
« Le Dantec a bien vu
qu'une semblable dépréciation [bergsonienne] de l'intelligence n'est guère
concevable pour quiconque s'astreint à une critique rigoureuse de la physique
et de la biologie et en restitue la logique interne. » (p.430)
« La tentative de Le
Dantec n'est pas sans analogie avec une tentative profonde faite dans ces
dernières années pour dépasser consciemment le criticisme et la philosophie de
l’évolution et instaurer une théorie de la connaissance qui soit en harmonie avec
la science contemporaine, la tentative d'Abel Rey. Par là elle rejoint le
courant positif d'Auguste Comte et de Claude Bernard, où l'étude historique des
sciences et des méthodes se substitue à l'étude métaphysique de la raison et
des catégories et permet l'adoption d'un rationalisme expérimental. »
(p.432)
« Le sentiment qu'il a
de l'irréductibilité du social au biologique ne l'incite pas à reconnaître la
spécificité effective du social, mais à lui prêter un caractère conventionnel
[…] Alors la société est un artifice, les lois morales sont des conventions ;
les sentiments moraux, des préjugés utiles. » (pp.439-440)
- Raymond Lenoir, « La philosophie biologique de Le Dantec », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 88 (JUILLET A DÉCEMBRE 1919), pp. 386-446.
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