« S'il y a quelque part une place légitime pour le cœur et ses raisons, c'est que la raison n'épuise ni l’être, ni la connaissance que nous avons de l'être. C'est que la raison ne suffit pas à l'homme, et peut-être ne se suffit pas à elle-même. La détermination des limites de la raison est donc le « vestibule » de toute théorie du cœur. Dans cette détermination, Pascal s'appuie sur diverses considérations, les unes a posteriori, -comme celles que suggère l'observation des erreurs et des contradictions des philosophes,- les autre a priori, comme celles qui invoquent la disproportion entre la capacité bornée de l'entendement et son objet infini. Mais la « pensée de derrière la tête » qui domine sa critique, et que sa doctrine finit par vérifier, c'est - « car enfin, si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance » (fr. 434) - l'idée port-royaliste de la corruption originelle. » (pp.94-95)
« Pour
eux, la chute originelle n'est nullement, -ce qu'elle est, ou du moins paraît
être, pour certains Luthériens ou Calvinistes,- une ruine totale et absolue de
l'être humain, en vertu de quoi une essence mauvaise se substituerait dans
l'homme à l'essence primitivement créée par Dieu. Son vrai nom est dépravation. Elle n'est autre chose
qu'une mauvaise direction imprimée, si l’on peut dire, à l’axe de notre être.
La faculté qui conduit les autres, la volonté, ayant contracté ce mauvais pli
de prendre pour fin dernière la créature au lieu du Créateur, -désordre
habituel qui est toute la concupiscence,-
toutes nos puissances de connaître et de désirer se trouvent dorénavant
orientées à faux, et viciées, non dans leur capacité naturelle, mais dans leur
exercice.
Pour
ce qui est en particulier de l'intelligence, ce n'est pas assez, proclament
Arnauld et Nicole, de dire avec Saint Thomas qu'elle est beaucoup moins
corrompue que la volonté ; il faut ajouter qu'elle n'est corrompue qu'en tant
qu'elle est subordonnée à la volonté. Prise en elle-même, comme la faculté
d'apercevoir les rapports et de discerner les principes du vrai, elle n'est pas
susceptible de diminution ni d'altération : car elle se ramène au bon sens ou à
la lumière naturelle, laquelle est nécessairement en son entier partout où elle
est. En ce sens, remarque Arnauld, Descartes n'a peut-être pas eu tort de
soutenir que la raison est égale en tous les hommes, et que seule met de la
différence entre les hommes la manière de l'appliquer. C'est aussi ce qui met
de la différence entre l'humanité innocente et l'humanité déchue. Et comment ?
Parce que l'application de la lumière naturelle dépend de l'attention, laquelle
se ramène à la volonté. La volonté, dans l'humanité déchue, étant dominée par
la concupiscence, qui l'empêche de se tourner vers Dieu, et la tient
constamment tournée vers la créature, c'est-à-dire, en dernière analyse, vers
elle-même, cette sorte de maladie de l'attention fait que, partout où la
concupiscence est en cause, l'amour-propre nous aveugle.
Il
suit de là que, dans les sciences purement spéculatives ou désintéressées,
dont l'objet n'a point par lui-même la liaison avec la concupiscence, -par
exemple dans la géométrie, l'astronomie ou la physique,- la raison n'est point
condamnée à l'aveuglement. Elle peut arriver, elle arrive en fait, à des vérités
certaines, dont le nombre et l'importance croissent de siècle en siècle.
Arnauld et Nicole, fidèles en cela aux directions de Saint-Cyran, sont les
premiers à célébrer cette vertu progressive de la raison, et à
protester, en des termes que Descartes ne désavouerait pas, contre ceux qui la
nient. Au contraire, la raison humaine ne peut qu'être ballottée d'erreurs en
erreurs pour ce qui est de la connaissance de Dieu et de sa Loi. »
(pp.95-96)
« La
valeur de la physique lui est garantie par l’expérience, à laquelle il
s'attache étroitement, et dont la force probante -on le voit dans, les Provinciales à laquelle comme dans la
polémique contre le P., Noël, - lui paraît sans réplique.
La
valeur de la mathématique lui est garantie par la force, non moins «
convainquante » des démonstrations. En la science qu'il appelle « abstraite »,
et que nous appellerions « positive », il a (d'accord avec Port-Royal) autant
de confiance que Descartes. Et il s'en fait (d'accord avec Port-Royal encore)
une conception qui est à très peu de chose près la conception
cartésienne. » (p.97)
« Pascal
comme Descartes croit la science faite de vérités acquises une fois pour
toutes, et dont la somme s'accroît sans cesse au fur et à mesure que l'humanité
vieillit. Non seulement Pascal comme Descartes professe que l'acquisition de
ces vérités dépend, -à l'exclusion de toute tradition et autorité, - de
l'évidence, personnellement éprouvée, des faits ou du raisonnement, mais encore
Pascal comme Descartes voit dans l’ordre géométrique « le plus parfait entre les hommes », et dans la certitude
mathématique, la forme idéale du savoir, à quoi toute connaissance digne du nom
de science doit pouvoir se réduire. […]
Cette
idée d'une physique mécaniste, Pascal la répudie-t-il ? Tant s'en faut : il
l'accepte expressément. Il l'accepte dans ce qu'on pourrait appeler sa partie
négative : exclusion de la finalité et des formes substantielles, négation de
la vie en tant que supérieure au pur automatisme. Il l'accepte aussi dans sa
partie positive. » (p.98)
« Pour
choisir entre les « diverses façons qui
sont possibles » d'expliquer un phénomène, Descartes ne voit qu'un
expédient, qui est « de chercher quelques
expériences qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c'est
en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer que si c'est en l'autre » (Disc. de la Méthode, 6e partie).
Il
suit de là que, pour Descartes, la Physique ne peut progresser que par les
expériences, et qu'il pourrait s'approprier la phrase de Pascal : « Les expériences sont les véritables maîtres
qu'il faut suivre dans la Physique » […] En dernière analyse, Pascal
accorderait à Descartes que toute explication des phénomènes physiques doit se
déduire de considérations mécaniques ; et de fait, dans ses travaux personnels,
c’est bien comme un chapitre de la mécanique qu'il a prétendu traiter
l'hydrostatique. Descartes accorderait à Pascal que la valeur objective de
cette déduction n'est en aucun cas garantie que par l'expérience. N'est-ce pas
dire que l'un et l'autre professent cette conception de la science que nous
nommons aujourd'hui expérimentale, qui « ajoute
l'expérience à la rationication». » (p.100)
« [Pascal]
reproche à Descartes d'approfondir trop les sciences […] Reproche tout opposé à
celui que Descartes faisait à Galilée, qui est « de n'avoir pas considéré les premières causes de la nature, et d'avoir
seulement cherché les raisons de quelques effets particuliers, ainsi d’avoir
bâti sans fondements » […] en d'autres termes, de n'avoir pas appuyé sa
Physique sur la Métaphysique ; par où il veut dire, non pas du tout que les
vérités de la physique se peuvent établir par de purs raisonnements a priori, mais que les notions dont use
la Physique doivent pouvoir se résoudre en natures simples, en éléments
parfaitement clairs et distincts. Pascal, lui, pense qu'il est absurde de
vouloir fonder la science en raison : parce que cela supposerait une régression
sans terme. Si haut que remonte notre notre analyse, elle ne rencontre jamais
rien d'absolument premier. » (p.101)
« Descartes
prétend pour la science à une certitude globale qui serait aussi une certitude
absolue. Pascal ne croit possibles que des certitudes partielles, morcelées, et
par là même relatives.
Et
c'est par où il a pu être très légitimement être qualifié de « positiviste
chrétien » [V. Rauh, Revue de
métaphysique et de morale, 1923] » (p.103)
« [Pour
Pascal il est clair que] la pensée est radicalement irréductible à la matière.
[…] [En revanche] L'immortalité de l'âme est pour Pascal affaire de foi
religieuse, non de démonstration philosophique. » (pp.104-105)
« Pascal,
lui-même, en plusieurs endroits, où il reproche aux preuves métaphysiques d'être
« trop impliquées », d'être « inutiles et stériles », et de se
terminer au « déisme » (fr. 543 et
556), paraît bien contester leur efficacité pratique, plutôt que leur validité
logique.
Prenons
garde cependant que, cette valeur logique, il ne l'a nulle part formellement
affirmée. Il l'a formellement niée en ce qui concerne les preuves dites a posteriori fondées sur la
considération du monde et de l'ordre de la nature. » (p.106)
«
Assimilation que fait Pascal d'une vérité comme l'existence de Dieu à une vérité
comme la Trinité, laquelle, depuis longtemps déjà au XVIe siècle, passait aux
yeux des théologiens orthodoxes pour un mystère inaccessible à la raison
humaine, et relevant de la seule révélation. » (p.107)
« On
sait que saint Anselme et saint Bonaventure pensaient autrement […] Descartes,
comme saint Thomas, considère que le mystère de la Trinité « ne se peut
connaître par la lumière naturelle. ». » (note 2 pp.107-108)
« C'est
pourquoi il ne se soucie guère de peser et de définir exactement la valeur des
« preuves métaphysiques » qui, à
prendre les choses au mieux, ne sauraient nous conduire qu'à quelque entité,
métaphysique elle- même, -cause première, vérité substantielle, etc.,- non
moins vide et abstraite que le pur infini, avec lequel, en réalité, elle se
confond, Dieu pour « les philosophes et
les savants » peut-être, mais non point « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu des chrétiens
». » (p.110)
« Pour
qu'une action juste, il faut selon saint Augustin qu'elle le soit à la fois secundum officium et secundum finem : qu'elle soit, d'une
part, bonne en elle-même, accomplie conformément à la règle du bien
c'est-à-dire à la volonté divine, et, d'autre part, bonne dans son intention,
c'est-à-dire accomplie par l'amour du bien, c’est-à-dire de Dieu. Que l'homme
purement homme soit incapable d'un mouvement de vrai amour de Dieu ou de vraie
charité, et que par conséquent ses actions matériellement les plus vertueuses
soient, par le défaut de l'intention, moralement mauvaises, Pascal le répète à
mainte reprise. » (p.113)
« Arnauld
se moque de l'idée d'une vérité morale universelle, d'une « loi naturelle qui luit sans cesse dans l'œil
même des impies ». Il n'est, dit-il, pas de règles morales, pas même celles
qui nous paraissent les plus nécessaires, qui n'aient été méconnues et
contredites ouvertement en quelque pays ou en quelque siècle. » (p.114)
« La
simple raison n'arrive pas plus à fonder la morale que la physique. »
(p.116)
-J. Laporte, « Le cœur et la raison selon Pascal », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 103 (JANVIER A JUIN 1927), pp. 93-118.
Oui, Pascal n’est pas si éloigné de Descartes que cela. Il professe l’existence de postulats évidents par eux-mêmes, indiscutables pour tous les hommes, antérieurs à toute démonstration, et sur lesquels les raisonnements plus complexes doivent nécessairement s’appuyer. C’est expliqué très clairement dans un opuscule intitulé De l’esprit géométrique. D’une manière générale, les critiques des Lumières ont quelque peu déformé notre vision des apologètes chrétiens : nous avons tendance à penser que l’apologétique est forcément sentimentale et antirationaliste, or la tradition chrétienne s’appuie énormément sur la démonstration rationnelle. Un fameux traité comme De la Trinité de saint Augustin regorge de passages purement démonstratifs. Et que dire de Thomas d’Aquin… C’est une tendance profonde dans la pensée catholique, quitte à déformer les Écritures pour laisser la logique sauve. On préfère Aristote à saint Paul… Au fond les protestants sont les seuls qui donnent vraiment crédit au texte révélé, qui le prennent vraiment au sérieux. Toute la pensée catholique puis réactionnaire française s’enracine bien plus dans le paradigme gréco-romain que proprement biblique.
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