« Même d’éminents biologistes comme Konrad Lorenz ou Lionel Tiger sont capables de commettre la grossière erreur de transférer des conclusions portant sur les systèmes biologiques, aux systèmes sociaux qui sont [pourtant] beaucoup plus complexes. Il existe quelques similitudes importantes entre l’évolution biologique et celle de la société, mais elles ne devraient pas nous aveugler face aux énormes différences ; chaque système doit être analysé selon son mérite et ses propriétés et principes particuliers. »
(Kenneth Boulding)
« Le
procès de la sociologie biologique est encore pendant. Tous les ans, à son
sujet, le Congrès international de l'Institut de sociologie ramène les mêmes
réquisitoires et les mêmes plaidoyers.
Les
sociétés sont-elles des organismes, et les lois qui régissent ceux-ci
s'appliquent-elles à celles-là ? - Non, répondent les uns, car les éléments
sociaux sont séparés les uns des autres ; ils sont mobiles et peuvent se
détacher de l'ensemble ; ils sont conscients et poursuivent leur fin propre.
Mais, observent les autres, les éléments organiques n'apparaissent-ils pas, si
l'on y regarde de près, comme séparés, eux aussi ? Ne sont-ils pas parfois
capables, eux aussi, de vivre, au moins un certain temps, détachés du tout
auquel ils appartenaient ? Enfin qui peut dire que leur activité propre n'obéit
pas à quelque conscience obscure ? - Ainsi, entre les sociétés et les
organismes, la discontinuité, la mobilité, la conscience révèlent, suivant les
uns, de profondes différences de nature ; suivant les autres de simples
différences de degré. Et après ces interminables combats, chacun reste sur ses
positions, préalablement déterminées par ses préférences métaphysiques [N1].
Sera-t-on
plus heureux si, au lieu de suivre la sociologie biologique sur le terrain des
comparaisons générales, on essaie de la mettre « au pied du mur » et de lui
proposer, pour mesurer sa puissance d'explication, quelques problèmes
particuliers ? Les théories se justifient par leur fécondité. Si, à tel
problème sociologique défini, l'organicisme doit nous apporter une réponse
précise, il a raison contre ses adversaires, fussent-ils munis des plus fines
flèches de la philosophie, et nous lui confierons la direction de nos
recherches. Mais s'il ne répond à la question posée que par des formules
vagues, incapables de s'appliquer aux faits sociaux sans porter à faux, l'organicisme
a tort et sa place est marquée au musée de l'histoire des sciences, entre les
hypothèses inutiles et les métaphores dangereuses. » (p.337)
« Soit
donc une des questions que la vie sociale nous pose chaque jour : quelles
doivent être les conséquences du mouvement démocratique ? ce mouvement ébranle
tout ce qui survit du régime des castes : or la destinée de la civilisation
même n'est-elle pas attachée aux survivances de ce régime ? sans une
différenciation profonde, une sélection sévère, une hiérarchie solide, une
organisation sociale perfectionnée peut-elle subsister ? Si le postulat
organiciste est vrai, la sociologie biologique doit pouvoir dès maintenant
répondre à ces questions. N'a-t-elle pas sous les yeux le tableau de
l'évolution biologique ? Ne sait-elle pas les effets normaux des différentes
formes organiques, et la façon dont elles concourent ou s'opposent au
perfectionnement des organismes ? Si les sociétés sont des organismes, les
conditions du perfectionnement des uns sont aussi les conditions du
perfectionnement des autres. On pourra donc estimer la valeur des formes
sociales proposées en les comparant aux formes organiques données ; on les
jugera bonnes ou mauvaises, avantageuses ou périlleuses, suivant qu'elles
paraîtront obéir ou résister aux lois mêmes de la vie. C'est en pratiquant cette
méthode que nombre de sociologues opposent aujourd'hui, aux aspirations
démocratiques, des objections « scientifiques ». Lorsqu'on réclame la liberté
ou l'égalité pour tous, on oublie, pensent-ils, les nécessités naturelles de la
différenciation ou de la sélection. Il ne sera pas inutile de tirer ces
critiques au clair pour éprouver la méthode qu'elles impliquent. » (p.337)
« Une
des nécessités que la biologie a le mieux mise en lumière est celle de la
division du travail : on mesurera, dit M. M. Edwards, le perfectionnement d'un
organisme à la différenciation de ses fonctions. A vrai dire, cette idée, comme
beaucoup d'autres, semble bien être née sur le terrain des sciences sociales,
pour être transplantée ensuite sur celui des sciences naturelles. Ce sont les
économistes qui ont les premiers mis en pleine lumière les avantages de la
division du travail. Et encore aujourd'hui c'est en termes d'économistes que
les naturalistes nous expliquent ses effets : ils la montrent augmentant le «
rendement » de cette machine qui est l'organisme, affinant l'activité de ces
ouvriers qui sont les cellules. Contrairement aux postulats de la sociologie
biologique, c'est donc la biologie, ici, qui semble s'être mise à l'école de la
sociologie. Il n'en est pas moins vrai que les exemples biologiques
illustrent avec une abondance sans pareille la théorie de la division du travail, et, en nous permettant de parcourir la série ascendante des
organismes, lient plus étroitement encore la perfection à la différenciation.
Les
polypes de Tremblay sont des organismes imparfaits, incapables d'actions
complexes et variées : c'est que chacune de leurs portions est capable des
mêmes actions, chacune est à la fois un instrument de sensibilité, de mouvement,
de nutrition et de reproduction. Les hydractinies sont déjà plus
perfectionnées; c'est que les individus qui les composent se partagent les
fonctions nécessaires à l'ensemble. Les uns approvisionnent la colonie, les
autres la protègent, d'autres enfin la reproduisent. Dans cette petite ville,
nous dit M. Perrier, il n'y a pas moins de sept corporations. Mais combien ce
nombre augmente dans les organismes supérieurs, comme ceux des vertébrés ! Les
grandes fonctions nécessaires à l'ensemble, fonctions de nutrition, de
reproduction, de relation, ne s'accomplissent alors qu'après une étonnante
subdivision des travaux. Pour s'acquitter des seules fonctions de relation, par
exemple, quelle variété d'instruments, depuis les cellules qui, distribuées sur
toute la surface de notre corps, nous servent au toucher, jusqu'à celles, cent
fois plus variées encore, qui, concentrées dans l'œil, nous servent à la vision
!
Quelle
est la première conséquence de cette division du travail physiologique ? Une
différenciation dans la structure anatomique. Sans doute la fonction n'est pas
aussi étroitement qu'on l'a cru longtemps liée et comme asservie à l'organe. La
nature, obéissant au principe d'économie, procède souvent par emprunts ou par
substitutions physiologiques ; elle utilisera pour des fins nouvelles des
appareils anciens ; ou encore elle trouvera même, pour ses fonctionnaires
défaillants, des remplaçants improvisés. Ces phénomènes n'en restent pas moins,
dans les organismes supérieurs, exceptionnels et comme accidentels ; ils sont
plutôt le propre des êtres dégradés, ou des êtres ébauchés qui cherchent encore
leur voie. Un travail physiologique plus perfectionné réclame presque toujours
une création spéciale de la nature. A mesure qu'on s'élève dans l'échelle des
êtres, le polymorphisme hésitant des organismes primitif s'arrête et se fige,
pour ainsi dire, en formes stables et définies. En un mot le perfectionnement
des organismes exige la constitution d'organes dûment spécialisés. Or quelle
situation entraîne, pour les éléments composants, la constitution de ces
organes ? Quand l'organisme est encore rudimentaire, les individualités qui le
composent sont relativement indépendantes. Par cela même que chacune d'elles
accomplit de son côté et comme pour son compte toutes les fonctions
essentielles, chacune peut au besoin se suffire à elle-même ; elle est capable
de vivre encore, une fois détachée du tout ; en s'y rattachant, elle n'a pas
perdu toute autonomie.
Tels
sont les spores des myxomycètes. Les organismes supérieurs n'autorisent plus
cette indépendance de leurs parties. Collectivement, ils sont plus autonomes ;
ils ne restent pas fixés et comme enchaînés, à la manière des colonies
d'ascidies, aux milieux qui les sustentent en même temps qu'ils les soutiennent;
mais cette autonomie collective paraît avoir pour condition la suppression de
toutes les autonomies individuelles. La cellule enrôlée et comme enrégimentée
dans un organe perd toute vie à part ; en vertu de ce que Geoffroy
Saint-Hilaire appelait l'attraction du soi pour soi, on la voit se souder et
comme se fondre avec ses collaboratrices ; c'en est fait de son individualité.
« Le développement de l'individualité
sociale ou, si l'on veut, le perfectionnement de l'organisme entraîne
nécessairement la disparition plus ou moins complète des individualités
élémentaires et souvent même la fusion de leurs parties constitutives dans des
unités apparentes, nées de quelque nécessité physiologique et qui deviennent
les organes de l'individualité » (G. Perder).
En
même temps que la liberté, l'égalité se perd par le perfectionnement des
organismes. La diversité des tâches entraînant la diversité des structures,
chacun prend la figure de son emploi
; dans la gastrula, la colonie se trouvait formée de deux couches superposées,
- l'une, l’exoderme, vivant en pleine lumière, exposée à tous les chocs ;
l'autre, l'endoderme, protégée et comme séparée du monde par la première, - les
individus cesseront de se ressembler, différeront de plus en plus par la
puissance et les facultés. Qu'on suive la transformation d'une colonie en
organisme proprement dit, on verra les individus qui s'étaient directement
associés pour composer la colonie, qui la formaient à eux seuls, qui étaient
primitivement tous égaux entre eux, déchoir de leur rang et tomber à l'état
d'organes. « La division du travail,
indispensable à la force, à la puissance, à l'autonomie de la société, entraîne
fatalement avec elle, comme une nécessité qu'on n'a pas le droit d'appeler un
mal parce qu'elle est dans l'essence des choses, l'inégalité des conditions.
»
Ajoutons
que les éléments ainsi différenciés et asservis, pour le perfectionnement de
l'organisme, doivent encore perdre l'espoir de participer tous à la direction
de ce travail auquel tous concourent ; car, pour le perfectionnement de
l'organisme, la fonction directrice aussi doit être différenciée, et réservée à
un organe spécial. Suivant une expression de M. Espinas, le progrès des
organismes a consisté à concentrer, par une longue série de délégations successives,
les activités directrices en un certain nombre d'éléments qui, se consacrant
tout entiers au gouvernement, en enlèvent leur part à tous les autres. Dans les
êtres inférieurs dont l'activité reste imparfaite, les fonctions peu variées et
mal coordonnées, comme chez les annélides, la domination des éléments
directeurs est encore restreinte et temporaire ; mais montons vers les êtres
supérieurs, capables d'actions combinées, et nous verrons cette domination se
fixer et s'étendre. Les cellules cérébrales, chez l'homme, possèdent, en même
temps qu'un rôle à part, une nature toute spéciale, et comme le privilège du
gouvernement central. Qu'est-ce à dire ? sinon que l'évolution biologique, qui
perfectionne les organismes, entraîne non seulement une différenciation profonde,
mais une hiérarchie stricte ? La division du travail réclame la constitution
d'organes spéciaux ; les organes spéciaux ne se constituent qu'aux dépens de la
liberté et de l'égalité des éléments. Pour le bien de l'ensemble, les individus
doivent être parqués en corporations, hétérogènes et fermées, toutes
subordonnées à une élite qui monopolise le gouvernement ; en deux mots, la
condition dû progrès, c'est le régime des castes. » (pp.338-341)
« Si
les conclusions de la biologie devaient, -comme le postule la sociologie
biologique- s'appliquer aux sociétés, ce serait, il faut l'avouer, un
renversement total de nos conceptions familières, celles-ci seraient vraiment
mises sens dessus dessous ; car il faudrait appeler recul tout ce que nous appelons
progrès, et réciproquement ; et les formes sociales que nous considérons comme
les matrices de toutes les améliorations désirables, n'enfanteraient que la
désorganisation. Mais, quoi qu'il en soit de nos préférences, n'est-ce pas du
moins un fait, pourrons-nous dire, que les sociétés humaines semblent, en se
développant, prendre précisément le contrepied des organismes ? Et ce fait ne
suffit-il pas à dénoncer, entre ces deux espèces d'êtres, une différence de
nature qui rend vos assimilations périlleuses ?
Vous
placez la liberté et l'égalité des individus au début de l'histoire des
organismes ; n'est-ce pas au contraire aux phases les plus récentes de
l'histoire des sociétés qu'elles se montrent à nous ? C'est dans les sociétés
primitives et rudimentaires que l'individu est étroitement soudé au groupe,
comme la cellule à l'organe ; c'est dans les sociétés développées, plus
volumineuses et plus compliquées, qu'il se libère peu à peu et gagne en
autonomie. De même, n'est-ce pas à ces sociétés qu'il est réservé de voir leurs
unités s'assimiler petit à petit et se poser les unes en face des autres comme
égales ? N'est-ce pas chez elles encore que le gouvernement, loin de devenir le
monopole d'une aristocratie, tend à être de plus en plus la propriété de tous ?
Le régime des castes enfin, s'il est le point dont vos organismes semblaient
s'approcher, n'est-il pas en même temps celui dont nos sociétés semblent
s'éloigner ? De quel droit conclurez-vous donc des formes organiques aux formes
sociales, s'il est vrai que l'évolution sociale est exactement inverse de révolution
organique ? » (pp.341-342)
« Mais
cette réfutation séduisante laisse subsister quelque équivoque. Défions-nous du
plaisir de retourner, pour les rétorquer, les thèses de nos adversaires. Si
l'évolution sociale était exactement inverse de l'évolution organique, la
sociologie biologique aurait encore beaucoup à nous apprendre ; il suffirait,
dirait-on, de lire ses archives à l'envers, de changer de signe à ses
propositions pour obtenir des propositions sociologiques. Les choses sociales sont
en réalité plus complexes ; en un sens les lois générales de la biologie leur
conviennent, pendant qu'en un autre sens ces lois portent à faux. En un mot, appliquées
aux sociétés, les théories biologiques sont à moitié vraies. Et c'est pourquoi
elles nous semblent particulièrement dangereuses.
Il
est vrai, par exemple, que, dans les sociétés comme dans les organismes, le
travail va se divisant de plus en plus : par là seulement les produits sociaux
s'affinent en même temps qu'ils s'accroissent, et sont mieux adaptés à des fins
plus variées. Le primitif pourvoit directement de lui-même à ses besoins
élémentaires ; les civilisés, pour satisfaire leurs besoins compliqués,
échangent les résultats de leur activité spécialisée, et par cela même
perfectionnée ; une spécialisation profonde est la condition d'une civilisation
complexe. Mais croit-on que cette spécialisation doive forcément diviser les
sociétés en sections hétérogènes, chacune se distinguant radicalement des
autres, et ne permettant pas aux individus qu'elle enferme de se distinguer
entre eux ? La division du travail social exige-t-elle la constitution de
corporations fermées ? C'est ici que les analogies biologiques seraient
décevantes. S'il est vrai du règne animal que la diversité des fonctions aboutit
forcément à la séparation des organes, la différenciation physiologique à une
différenciation anatomique, cela n'est pas vrai du règne humain.
Sans
doute, on voit des sociétés dont les trois ou quatre fonctions essentielles
sont en effet partagées entre des corps tranchés, mais ce sont justement des
sociétés primitives, dont les activités ne sont pas encore très complexes. Dans
les sociétés civilisées, la différenciation croissante des fonctions, bien loin
de maintenir ce sectionnement, semble plutôt travailler à l'effacer. Les
sociétés ne vivent pas seulement de pain, mais d'idées et de sentiments ; à
mesure qu'elles s'élèvent, elles réclament une incroyable variété, non pas
seulement de produits matériels, palpables et mesurables, mais de produits
immatériels et comme impondérables. Par là s'explique la multiplicité des
sociétés partielles qu'elles englobent ; les unes, comme tel atelier, sont
destinées à produire des vêtements, les autres, comme telle association religieuse
ou scientifique, se consacrent, si l'on peut dire, à la fabrication des
croyances ; d'autres, comme tel cercle mondain ou populaire, se contentent
d'augmenter l'intensité et la finesse des sentiments sympathiques. Chacune
poursuit son but propre. Mais chacune a-t-elle aussi ses ouvriers spéciaux,
asservis au seul but qu'elle poursuit ? On voit au contraire que les unités que
chacune emploie sont capables de s'employer en même temps à d'autres fins et
d'entrer dans d'autres cercles. L'individu conserve ou plutôt augmente, au
sein de la société diversifiée, la diversité de ses besoins et de ses facultés,
et c'est pourquoi il ne se soude pas à ses collaborateurs, comme l'organité aux
organités semblables et voisins. Les éléments sociaux se distinguent des
éléments vitaux non pas seulement par la succession, mais même par la
simultanéité des fonctions diverses qu'ils peuvent remplir. Tandis que,
dans un organisme complexe, la cellule appartient à un seul organe, dans une
société complexe, l'homme participe à plusieurs groupements, l’un d'ordre économique,
l'autre d'ordre politique ou religieux, l'un permanent, l'autre éphémère, l'un
local, l'autre international. Leur multiplicité même augmente, vis-à-vis de
chacun d'eux, l'indépendance de l'individu. Posté au point d'entre-croisement
de tant de cercles, il ne se laisse plus englober par aucun. Et c'est ainsi
que ce même progrès de la différenciation qui est asservissement pour la
cellule, peut être libération pour l'homme. » (pp.342-343)
« S'il n'est pas vrai que la différenciation croissante des activités élève fatalement les murs qui circonscrivent la liberté des hommes, il n'est pas vrai non plus qu'elle creuse fatalement les fossés qui les séparent, et grossisse leur inégalité. On pourrait montrer d'abord que, par l'expansion même des produits, tant matériels que spirituels, de tous ces travaux divisés, l'assimilation progresse du même pas que la différenciation ; de sa navette infatigable elle tend, entre les plus éloignés, des fils chaque jour plus nombreux, et ainsi rapproche silencieusement jusqu'à ceux-là que sa sœur ennemie semblait brutalement séparer. Mais la différenciation sociale conduisait elle-même à ce rapprochement, s'il est vrai, comme nous le rappelions, que sa complexité croissante demande aux mêmes hommes d'exercer successivement, ou même simultanément, des fonctions variées, et invite par là chacun d'eux à participer à des groupements divers. A mesure que s'augmentent ainsi et le nombre des activités déployées et le nombre des relations contractées par un même être, il a plus de chances, dans sa vie sociale, de rencontrer et de reconnaître des semblables. Du moins voit-on s'effeuiller, et comme s'éparpiller, par l'effet de la complication progressive, ces distinctions collectives et globales qui opposaient les hommes par catégories. D'autres distinctions refleurissent, mais elles sont individuelles ; au lieu de trois ou quatre couleurs tranchées, c'est une infinité de nuances indiscernables que nous apercevons à la surface changeante du monde social. Les antiques sectionnement s'effacent par là même, et c'est ainsi que peu à peu, tout en ressentant plus vivement le prix de l'originalité individuelle, les individus associés se reconnaîtront tous également comme des hommes. [N2]
D'ailleurs,
qu'ils soient des hommes, en effet, animaux singuliers non pas seulement par
leur complexité, mais par leur conscience, voilà le fait décisif, qui
explique pourquoi la différenciation devait produire dans le monde social des
effets tout autres que dans le monde organique, et pourquoi les catégories
qui conviennent à celui-ci ne sauraient se transposer fidèlement à celui-là.
Parce qu'ils sont des hommes, c'est-à-dire des êtres critiques, les éléments
du corps social sont capables de raisonner sur le sort qui leur est fait par la
différenciation, et de travailler à limiter ou à rectifier ses effets s'ils
les jugent injustes. Les cellules coopèrent aveuglément, et se laissent sans
crier asservir dans l'organe, mais les hommes sont capables de réfléchir sur
leur coopération même, de comparer ce qu'ils donnent avec ce qu'ils reçoivent ;
le jour où ils s'aperçoivent par exemple, que dans une société où le travail
est divisé, les activités des divers ordres se trouvent être également
nécessaires au progrès de l'ensemble, quoi d'étonnant à ce qu'ils réclament
d'être traités enfin en égaux ? Et il ne servirait de rien d'objecter ici que,
malgré leurs réclamations, la spécialisation accroît nécessairement et comme
mécaniquement leurs différences. Admettrait-on le fait, on déclinerait encore
l'objection par une distinction qui ne vaut pas dans le règne animal, mais qui
est comme la marque propre, le signe électif du règne humain ; et c'est
précisément la distinction du fait et du droit. Dire que deux êtres
veulent être égaux même s'ils sont dissemblables, cela ne signifie rien si on
le dit de deux cellules; si on le dit de deux hommes, cela signifie tout, car
cela veut dire que, par le miracle de l'humanité, la diversité ne commande pas
forcément l'inégalité. Des unités sociales très différentes par l'occupation,
la situation, les facultés mêmes n'en conservent pas moins les mêmes capacités
juridiques, et demanderont à la société d'être rétribuées selon leurs œuvres. Dans
l'évolution sociale la différenciation des fonctions n'entraîne pas la
disparité des droits.
Que
maintenant les membres d'une société, si différentes que soient leurs activités
coopérantes, réclament leur part du gouvernement de l'ensemble, cela se
comprendra aisément, car si la loi du tout doit être le respect des droits
égaux pour tous, il est dangereux de monopoliser l'autorité entre les mains de
quelques-uns, qui pourraient accaparer, et comme détourner à leur profit la
force collective. Et s'il importe, pour que cette force ne se dilapide pas,
qu'elle soit méthodiquement dirigée par un pouvoir central, s'il faut par suite
que la fonction gouvernementale soit spécialisée comme les autres fonctions, du
moins la société humaine gardera-t-elle, tout en se pliant à cette nécessité
naturelle, son droit d'intervention. Dans les sociétés comme dans les
organismes, dites-vous, l'autorité des gouvernements se constitue par une
longue série de délégations successives : soit, mais il faut ajouter que les
sociétés, au rebours des organismes, travaillent en même temps à installer, par
une longue série de contrôles toujours plus étendus, une mainmise croissante du
peuple sur les fonctionnaires qu'il prépose, dans l'intérêt de tous, à la
direction de l'ensemble. Ainsi, dans les sociétés, la constitution d'une
autorité centrale n'exclut pas forcément la souveraineté du peuple, pas
plus que la constitution de fonctions spéciales n'exclut forcément la liberté
ou l'égalité des individus. C'est dire que si, par un côté, les sociétés se
plient aux mêmes lois générales que les organismes, elles sont cependant
capables d'échapper à certaines de leurs conséquences.
Comme
les organismes, elles divisent les travaux entre leurs membres, car elles sont
des êtres collectifs, et la division du travail est une condition générale du
perfectionnement de ces êtres, de quelque nature qu'ils soient ; mais elles ne
souffrent pas que la division du travail sépare radicalement et asservisse
étroitement leurs éléments, car elles sont des êtres collectifs composés
d'hommes, et le perfectionnement des associations d'hommes obéit à des conditions
particulières.
L'étude
des rapports qui unissent les différentes parties d'un même organisme ne nous
instruit donc nullement sur les rapports qui unissent différents membres d'une
même société. »
(pp.343-346)
« L'intérêt
bien entendu de la société n'est-il pas, diront-ils, dans la constitution de
races supérieures ? Et si ces races ne doivent pas éliminer complètement les
exemplaires inférieurs de l'humanité, n'importe-t-il pas, du moins, qu'elles
les dominent sans conteste, leur imposent leurs volontés, et fassent ainsi
profiter l'ensemble de leurs facultés éminentes ? C'est pourquoi une société
fidèle aux ordres de la nature se gardera de mêler les rangs et de niveler les
droits; elle ne se scandalisera pas des privilèges d'une classe supérieure; car
elle les regardera et comme la conséquence de ses supériorités, et comme la
condition de leur accroissement. Il est bon que les optimates prennent le « repas du lion », vivent comme dans un monde
à part, avec plus de richesses et de loisirs que les autres ; car cette
situation spéciale leur permet de développer leurs qualités propres et d'en
acquérir de nouvelles. Il est bon que les optimates
ne dérogent pas, qu'ils ne se souillent pas au contact des inférieurs, qu'ils
ne mêlent pas surtout leur sang au sang de tout le monde ; on verrait alors se
perdre et se dissoudre les qualités qu'ils ont acquises. Pour qu'elles se fixent,
se transmettent et s'enrichissent à chaque génération, le meilleur régime est
encore un régime de castes. » (p.347)
« Mais
d'abord, est-il sûr que les supériorités acquises se transmettent
héréditairement, et que par suite la société doive, pour améliorer la race,
favoriser la caste ? Le progrès même de la biologie l’a amenée à abandonner, on
le sait, bien des affirmations lamarkiennes : il semble douteux maintenant que
les perfections qu'un être a conquises pendant sa vie se transmettent telles
quelles à sa descendance ; à chaque génération la conquête est à recommencer. […]
Certaines tribus déforment systématiquement depuis des siècles le crâne des
enfants ; on ne voit pas pourtant que les enfants y naissent le crâne
spontanément déformé. De quel droit alors croirons-nous que les arrangements
intimes de la structure cérébrale passent du père au fils, de tête en tête ?
S'il s'agit surtout de ces qualités d'esprit par lesquelles les aristocraties
seraient, dit-on, spécialement utiles aux sociétés civilisées, combien leur
incorporation à la race est problématique ! Ce sont des œuvres d'art fines
et complexes, qui meurent sans doute avec l'artiste. Les recherches de M.
Galton et de M. de Candolie sur les générations de savants n'ont nullement
prouvé l'hérédité de la science ou de l'art ; si l'organisme transmet
fidèlement certaines dispositions vagues, des aptitudes très indéterminées, les
modes d'action compliqués et précis ne prennent forme que dans la vie, sous les
doigts de la société. Elle n'a donc aucune raison biologique de s'effrayer a priori de tous les mouvements qui
mélangent les hommes et aboutissent au croisement de leurs facultés.
Dira-t-on
que si la transmission physique des facultés supérieures, propriétés d'une
minorité utile à tous, est encore incertaine, du moins faut-il tout faire pour
assurer leur transmission sociale, et en conséquence préparer pour leur culture
un milieu spécial, comme une serre chauffée pour des fleurs rares et fragiles ?
Ici encore, une sorte de sectionnement préventif des sociétés se justifierait.
Mais ici même, les inconvénients balanceraient sans doute, et lourdement, les
avantages. N'est-ce pas un fait d'expérience sociale que le privilège ankylose,
pour ainsi dire, ceux-là mêmes qui en jouissent, et que l'atmosphère où ils
vivent confinés les anémie ? Travaillerait-il ardemment et intelligemment pour
l'ensemble, celui qui ne le connaît pour ainsi dire pas, celui qui n'a
nullement ressenti les besoins, partagé les sentiments, compris la vie de ceux
qu'on l'appelle à diriger ? S'efforcerait-il de faire rendre à ses facultés
individuelles tout ce dont elles sont capables, celui qui n'a pas à conquérir
sa place ? Pour ces raisons psychologiques, les privilèges, qu'on justifie
comme les conditions nécessaires au perfectionnement des qualités qui font les
hommes supérieurs, pourraient bien être au contraire une cause de relâchement,
d'abâtardissement, de déchéance. Par ce principe interne s'explique, en fait,
la décadence de tant d'aristocraties. Leur régime, bien loin de les exciter au
développement des qualités acquises, semblerait fait pour débiliter et dégénérer
les plus forts. Inutile, ou peut-être nuisible aux forts, n'est-ce pas au
contraire au service de bien des faiblesses, que se met un pareil régime ?
N'apparaît-il pas, par là, tout entier tourné contre cette sélection au nom de
laquelle on prétend quelquefois le justifier ? S'il n'est pas sûr que
l'hérédité physique transmette aux fils la supériorité réelle du père, il est
sûr que l'hérédité sociale permet à des fils inférieurs de vivre comme s'ils
étaient supérieurs. En ce sens, du point de vue naturaliste, la société se
laisse duper par l'ordre même qu'elle fait respecter ; ses lois montent la
garde autour du bastion des richesses acquises, du haut duquel des générations,
même si elles ne sont remarquables que par les qualités perdues, même faibles
de corps, même faibles d'esprit, continueront peut-être à narguer « les plus
forts » pourtant vaincus d'avance. Si donc la démocratie venait nous dire : « Annulons ces handicaps qui faussent le
résultat de la course : que tous les coureurs partent du même point, afin que
la palme revienne en effet au plus agile. Brisons ces barrières qui empêchent
les hommes de lutter tous contre tous ; et que les lutteurs soient également
nus, afin que le triomphe ne soit décidément dû qu'à la vigueur personnelle
», ne serait-ce pas la démocratie qui parlerait au nom de la nature ? S'il est
vrai que, bien loin de supprimer la concurrence, la démocratie ne veut qu'en
étendre le champ, et par suite en aviver l'ardeur, s'il est vrai que, bien loin
de nier les supériorités, la démocratie ne veut que substituer, en égalisant
les conditions du concours, les supériorités réelles aux supériorités fictives,
ce n'est pas alors d'un régime de castes, c'est au contraire d'un régime
démocratique qu'il fallait souhaiter l'avènement, pour le triomphe et la gloire
d'une sélection vraiment naturelle. » (pp.348-350)
« Mais
cette fois encore, en retournant les thèses de nos adversaires, défions-nous
des équivoques. Il serait imprudent de louer la démocratie comme l'instrument
d'une sélection vraiment naturelle. En réalité, un régime quel qu'il soit, qui
voudrait « revenir à la nature », s'épuiserait en efforts paradoxaux ; après
tant de siècles d'histoire, pour « laisser faire la nature » dans nos sociétés,
il ne suffirait pas d'une inversion radicale, il faudrait encore une
codification infiniment compliquée et incessamment corrigée : un règlement des
comptes naturels est socialement chimérique. Ajoutons que ces appels à la lutte
universelle, sans trêve et sans merci, ces hymnes impitoyables aux plus forts
détonneraient, pour ainsi dire, dans une démocratie ; car ils la choqueraient
et la froisseraient dans sa pensée intime, principe de sa force croissante, le
souci même de « l'humanité ». C'est bien là en effet qu'il faut en revenir.
Nous ne pouvons finalement oublier, comme le voudrait la sociologie biologique,
que nos sociétés sont faites d'hommes ; et que ce seul caractère, comme il
change les conditions, est capable de modifier les fins et les conséquences de
la lutte pour la vie.
Et
d'abord, ce n'est pas seulement pour survivre animalement, et si l’on ose
dire, bêtement, que les hommes font effort, mais pour bien vivre. Ils ont
la faculté propre de confronter avec la vie les raisons qui rendent la vie
désirable, et d'orienter leur conduite en conséquence. Ce sont, en un mot, des
organismes capables d'idéal, et cet idéal pourra intervenir jusque dans la
concurrence naturelle. Or il est remarquable que l'idéal des hommes n'est pas
laissé à leur seule fantaisie individuelle ; il est au contraire guidé et comme
bridé par la société qui les réunit. Vis-à-vis de chacun d'eux, celle-ci
représente les intérêts de tous ; par la puissance collective organisée,
l'idéal commun à tous réagira sur l'idéal particulier à chacun. C'est ainsi que
par l'empire des mœurs, au besoin par la force des lois, l'individu sera requis
de tenir compte de ses semblables ; si elle ne peut supprimer la lutte entre
les individus, la collectivité essaiera du moins de la rendre plus équitable,
ou même plus charitable : elle ne l'autorisera, pour ainsi dire, que dans l'intérêt
général, et la réglementera au nom de cet intérêt même. Les exigences
sociales limiteront en un mot les exigences individuelles et tâcheront d'humaniser,
malgré la nature, jusqu'aux nécessités de la sélection. De ce point de vue, les
justifications naturalistes de la force perdent tout sens. Les besoins propres
à la société changent les termes du problème. S'il est vrai qu'elle doit
laisser passer à sa tête les supériorités, cela ne veut nullement dire qu'elle
doive laisser faire toutes les espèces de supériorités naturelles. Elle a son
choix à opérer, sa sélection propre. Et certes, pour qu'elle survive, se
maintienne et se perfectionne, il lui faut des hommes forts par le corps, et
des hommes forts par l'esprit ; mais il lui faut encore et surtout des forts
qui n'abusent pas de leur force, qui sachent la consacrer au service de tous,
et l'incliner quand il le faut devant les droits des autres, des hommes
forts par la conscience. Sans une certaine dose d'abnégation, sans les
concessions volontaires des supériorités naturelles aux nécessités sociales,
une société se décomposera bientôt, et retournera en poussière. Et c'est
pourquoi « les plus aptes » dans le règne social, ceux dont il faudrait
souhaiter la survie et la domination sont peut-être en effet « les meilleurs »,
au sens humain du mot, ceux qui ont su vaincre en eux la nature pour y faire
triompher l'humanité. » (pp.350-351)
« Ainsi
la confrontation des caractères propres aux sociétés avec les lois générales de
la vie nous permet de conclure que l'apparition de la démocratie n'est sans
doute pas, dans l'évolution sociale, comme un accident tératologique, signal
d'une décomposition fatale. La sociologie biologique s'effraie vainement du
progrès des idées égalitaires. Ses prophéties de malheur ne sont à aucun degré
des prévisions scientifiques. Après leur fécond excursion dans le monde des
sciences naturelles, l'idée de la différenciation et celle de la sélection ne
reviennent à la science sociale que pour la désorienter, car sous la forme
étroit et brutale que leur donne la biologie, elles tendent à nous faire
oublier les originalités et comme les privilèges de nos sociétés. Or négliger
systématiquement la face humaine de la sociologie, c'est s'exposer à rester
dans le vague, ou à tomber dans le paradoxe. L'analogie des formes organiques
ne peut nous dire ce que vaut telle forme sociale ; car, inconsciemment
d'abord, consciemment ensuite, la société est faite par l'homme, et, de plus en
plus, pour l'homme.
Si
donc l’on veut découvrir les effets normaux des différents régimes,
aristocratique ou démocratique, il ne suffira pas de confronter les sociétés
avec les organismes ; il faudra encore et surtout confronter entre elles les
différentes sociétés humaines. La sociologie ne saurait être une biologie transposée
; elle sera une histoire analysée, c'est-à-dire qu'elle devra isoler de la
masse des faits historiques et comparer méthodiquement, pour démêler leurs
causes et leurs conséquences propres, les diverses formes sociales. »
(pp.351-352)
-Célestin Bouglé, « La sociologie biologique et le régime des castes », Revue Philosophique de la France et de
l'Étranger, T. 49 (JANVIER A JUIN 1900), pp. 337 -352.
[Note
1] : Voici un exemple philosophique tardif de cette position :
« Pour M. Laszlo, «
l'histoire ne produit rien de fondamentalement nouveau » (p. 117) ; quels que
soient ses piétinements ou ses reculs temporaires, elle ne procède pas par
bonds, par négation et par négation de la négation, mais par développement
évolutif régulier. Son interprétation n'exige nul recours à une dialectique,
mais l'application aux sociétés de la loi universelle d'accroissement de la
masse et de la complexité des « organismes ». »
-Jacques Havet, « Une ontologie au service d'une politique », Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 154 (1964), pp. 473-489, p.482.
[Note 2]: Simondon est peut-être le seul philosophe matérialiste qui a pu tirer de la sociologie française des enseignements pour son ontologie sociale :
« La définition même que Simondon propose du transindividuel est articulée de façon à distinguer les sociétés humaines des autres formes de sociétés animales : ces dernières « supposent comme condition d’existence l’hétérogénéité structurale et fonctionnelle des différents individus en société » (les fourmis-guerrières, les fourmis-porteuses, etc.) ; « au contraire, le collectif transindividuel groupe des individus homogènes : même si ces individus présentent quelque hétérogénéité, c’est en tant qu’ils ont une homogénéité de base que le collectif les groupe, et non pas en tant qu’ils sont complémentaires les uns par rapport aux autres dans une unité fonctionnelle supérieure » [...] Chaque humain est potentiellement guerrier, porteur, architecte ou écrivain, souvent tout à la fois. Il est donc bien plus qu’un simple « membre » d’un « corps politique » fondé sur une analogie naïve avec un corps biologique dans lequel il est exclu que la clavicule se fasse œil. Ici encore, la lecture de Simondon, loin de donner des solutions qui assignent chacun à une place fixe, déploie un spectre sur lequel les vrais problèmes peuvent se poser. »
-Yves Citton, « Sept résonances de Simondon », Multitudes, 2004/4 (no 18), p. 25-31.
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