mercredi 1 octobre 2025

« Comment je suis devenu socialiste » (Jack London + William Morris)

« Il est tout à fait honnête de dire que je suis devenu socialiste un peu à la manière des païens teutons quand ils sont devenus chrétiens : on a fait entrer le socialisme en moi. Non seulement, je ne cherchais pas le socialisme à l’époque de ma conversion, mais je le combattais. J’étais très jeune et inexpérimenté, je ne savais pas grand-chose sur rien, et bien que n’ayant jamais entendu parler d’une école intitulée « Individualisme », je chantais de bon cœur le péan de la force.

Cela parce que j’étais moi-même fort. Je veux dire par là j’avais une bonne santé et des muscles solides et ces deux avantages l’expliquaient facilement. j’avais passé mon enfance dans les ranchs de Californie, mon adolescence à vendre des journaux dans les rues d’une ville salubre de l’Ouest, ma jeunesse sur les eaux chargées d’ozone de la baie de San Francisco et de l’Océan Pacifique. J’adorais la vie au grand air, et je travaillais au grand air, aux travaux les plus durs. Je n’apprenais aucun métier, mais je passais d’une place à une autre, je regardais le monde, et je le trouvais bien, jusqu’au plus petit détail. Je le répète, cet optimisme était dû au fait que j’étais bien portant et fort, que je n’étais tourmenté par aucune douleur, aucune faiblesse, que jamais un patron n’avait refusé de m’engager parce que je ne paraissais pas en bonne condition, parce que j’avais toujours pu obtenir du travail pour pelleter du charbon, faire le métier de matelot ou n’importe quel autre travail manuel.

Et pour toutes ces raisons, débordant de jeunesse et de vitalité, capable de défendre ce qui m’appartenait dans le travail ou dans la lutte, j’étais un individualiste déchaîné. C’était très naturel. J’étais un vainqueur. Par conséquent j’appelais le jeu comme je le voyais jouer, ou comme je croyais le voir jouer, un jeu convenant parfaitement aux HOMMES, c’était écrire ce mot en grandes capitales sur mon cœur. Risquer comme un homme, se battre comme un homme, faire un travail d’homme (même pour un salaire de jeune garçon) — c’étaient des choses qui m’atteignaient directement, qui m’accrochaient comme rien d’autre ne pouvait le faire. Et je regardais devant moi de longues perspectives d’un avenir nébuleux et interminable au cours duquel, en jouant ce que je considérais comme un jeu d’HOMME, je continuerais à avancer avec une santé sans défaillances, sans accidents, avec des muscles toujours vigoureux. Comme je le dis, cet avenir était interminable. Je ne pouvais m’imaginer que me déchaînant sans fin dans la vie comme l’une des superbes bêtes blondes de Nietzsche, rôdant voluptueusement et faisant des conquêtes par le seul effet de ma supériorité et de ma force.

Quant aux malheureux, aux malades, à ceux qui souffrent, aux vieux, aux estropiés, je dois avouer que je n’y pensais guère ; non, j’avais vaguement l’impression que, sauf accidents, ils auraient pu me valoir s’ils l’avaient voulu fermement et qu’ils auraient pu travailler exactement aussi bien que moi. Des accidents ? Eh bien, ils représentaient le DESTIN, qu’on écrivait également en capitales, et qu’il n’y avait pas moyen d’éviter le DESTIN. Napoléon avait eu un accident à Waterloo, mais cela ne refroidissait pas mon ardeur à vouloir être un autre, un nouveau Napoléon. Bien plus, cet optimisme dû à un estomac capable de digérer de la ferraille et à un corps que les travaux les plus durs ne faisaient que fortifier ne me permettait pas d’envisager les accidents même comme n’ayant qu’un rapport très lointain avec ma glorieuse personnalité.

J’espère avoir fait clairement comprendre que je m’enorgueillissais d’être l’un des gentilshommes aux bras solides de la Nature. La dignité du travail était pour moi la chose la plus impressionnante du monde. Sans avoir lu Carlyle, ni Kipling, je professais un évangile du travail qui aurait éclipsé les leurs. Le travail était tout. Il était sanctification et salut. La fierté que je tirais d’une dure journée de travail vous paraîtrait inconcevable. Quant j’y repense, elle me paraît à moi presque inconcevable. J’étais l’esclave du salariat le plus consciencieux que le capitalisme ait jamais exploité. Tirer au flanc, carotter l’homme qui me payait mon salaire était un péché, d’abord contre moi, et ensuite contre lui. C’était pour moi un crime venant immédiatement après la trahison et presque aussi grave.

Bref, mon individualisme allègre était dominé par des principes moraux d’une orthodoxie bourgeoise. Je lisais les journaux bourgeois, écoutais les prédicateurs bourgeois, faisais chorus aux platitudes sonores des politiciens bourgeois. Si d’autres événements n’avaient pas fait dévier ma carrière, je ne doute pas que je serais devenu un briseur de grèves (l’un des héros américains du Président Eliot) et que j’aurais eu ma tête et mon gagne-pain irrémédiablement fracassés par une matraque qu’aurait maniée quelque militant syndicaliste.

C’est à ce moment-là, au retour d’une croisière de sept mois sur le « gaillard d’avant », j’avais tout juste dix-huit ans, que je me suis mis en tête de m’en aller vagabonder. A bord des trains ou des wagons de marchandises j’ai quitté l’Ouest libre, où les hommes bûchaient dur et où le travail cherchait des hommes, pour me rendre dans les centres de travailleurs de l’Est, où les hommes n’étaient que des petites pommes de terre et cherchaient du travail de toutes leurs forces. Et dans cette nouvelle aventure de superbe bête blonde je me suis surpris à regarder la vie sous un angle nouveau et totalement différent. J’étais tombé du prolétariat dans ce que les sociologues aiment appeler le « dixième immergé », et j’ai été surpris de découvrir de quelle manière ce dixième immergé était recruté.

J’ai trouvé là toutes sortes d’hommes, dont beaucoup avaient été aussi bien que moi-même et exactement aussi proches du type de la superbe bête blonde : marins, soldats, travailleurs, tous tordus, déformés, par le labeur, les épreuves, les accidents, et mis au rancart par leurs maîtres comme de vieux chevaux. J’ai mendié avec eux dans la rue et demandé de la nourriture aux portes de service, j’ai grelotté avec eux dans les fourgons à bestiaux et les jardins publics, j’ai écouté le récit d’existences qui commençaient sous des auspices aussi favorables que la mienne, d’hommes qui avaient une constitution aussi bonne et même meilleure que la mienne, et qui se terminaient sous mes yeux dans le désastre, tout au fond de la Fosse Sociale.

Et pendant que j’écoutais, mon cerveau se mettait travailler. La femme de la rue et l’homme du ruisseau se rapprochaient de moi. Je voyais le spectacle de la Fosse Sociale aussi nettement que s’il s’était agi de quelque chose de concret, et au fond de la Fosse, je les voyais, moi étant au-dessus d’eux, pas loin, et me maintenant sur la paroi glissante grâce à ma force et en suant sang et eau. Et je confesse que j’ai été pris de terreur. Et si les forces me trahissaient ? quand je serais incapable de travailler coude à coude avec les hommes forts qui étaient encore comme des enfants à naître ? Et sur-le-champ j’ai fait un grand serment. Il était un peu conçu comme cela : Pendant tous les jours que j’ai vécus, j’ai travaillé dur avec mon corps, et en raison du nombre de jours que j’ai travaillé, c’est exactement dans cette proportion que je me trouve rapproché du fond de la Fosse. Je sortirai de la Fosse, mais ce ne sera pas par l’effort des muscles de mon corps, Je ne ferai plus de travail pénible, et que Dieu me donne la mort si je fais avec mon corps un jour de dur travail de plus qu’il n’est absolument indispensable. Et toujours, depuis, je me suis appliqué à m’écarter du travail pénible. Par ailleurs, au cours d’un vagabondage de dix mille miles à travers les États-Unis et le Canada, j’échouai aux chutes du Niagara, fus arrêté par un agent de police à la recherche de gens qui lui donnent de l’argent, me vis refuser le droit de plaider coupable ou non-coupable, fus condamné à trente jours de prison pour ne pas avoir de domicile fixe ni de moyens visibles d’existence, me vis passer les menottes et enchaîner à un groupe d’hommes se trouvant dans une situation analogue, fus véhiculé à travers le pays jusqu’à Buffalo, écroué au Pénitencier du Comté d’Erié, et le crâne tondu et mes moustaches rasées, fus habillé en costume rayé de forçat, dus subir la vaccination obligatoire pratiquée par un étudiant en médecine qui s’exerçait sur des gens comme nous, fus contraint de marcher au pas, et mis au travail sous la surveillance de gardiens armés de carabines Winchester — tout cela pour avoir voulu courir les aventures à la mode des superbes bêtes blondes. Au sujet de détails complémentaires, le témoin, dans sa déposition, n’en donne point, bien qu’il puisse insinuer qu’un peu de son excès de patriotisme national se soit calmé et infiltré quelque part, tout à fait dans le fond de son âme -tout au moins, depuis cette expérience il s’est aperçu qu’il se préoccupe plus des hommes, des femmes et des petits enfants que des frontières, lignes géographiques imaginaires. Revenons à ma conversion. Je crois qu’il y a quelque chose de visible : mon individualisme déchaîné a été assez efficacement chassé de moi, et quelque chose d’autre m’a été aussi efficacement inculqué. Mais, exactement comme j’avais été un individualiste sans le savoir, j’étais à présent un socialiste sans le savoir, et, en même temps, non scientifique. J’avais subi une nouvelle naissance, mais je n’avais pas changé de nom, et je courais un peu partout pour découvrir quel genre de chose j’étais. Je suis vite retourné en Californie et j’ai ouvert les livres. Je ne me rappelle pas ceux par lesquels j’ai commencé. C’est de toute façon un détail sans importance. J’étais déjà Cela, quel que Cela soit et avec l’aide des livres, j’ai découvert, que Cela, c’était Socialiste. Depuis ce jour-là, j’ai ouvert un grand nombre de livres, mais aucune argumentation économique, aucune démonstration lucide du caractère logique et inévitable du Socialisme ne me touche aussi profondément et d’une manière aussi convaincante que j’ai été touché le jour où j’ai vu pour la première fois les parois de la Fosse Sociale se dresser autour de moi et que je me suis senti glisser, glisser, jusque dans les abattoirs qui se trouvent tout au fond. »

-Jack London, Comment je suis devenu socialiste, 1902.

 

***

 

« Le Directeur de la revue me demande d’esquisser un historique de cette conversion ; si je devine que l’exercice peut n’être point entièrement futile, dès lors que mes lecteurs voient en moi le représentant d’un certain type de personnes, j’aurai du mal à être tout à fait clair, bref et véridique. Essayons malgré tout.

Mais au préalable je dirai ce que j’entends par « Socialiste », puisqu’aussi bien le mot n’a plus, à ce qu’on me dit, la même signification claire et nette qu’il y a dix ans.

Eh bien ! par Socialisme j’entends un état de société où il n’y aurait ni riches ni pauvres, ni patrons ni esclaves, ni oisiveté ni surmenage, ni travailleurs intellectuels malades de l’intellect, ni travailleurs manuels atteints d’écœurement, bref une société dont tous les membres jouiraient d’une égalité de condition et éviteraient tout gaspillage dans la conduite de leurs affaires, pleinement conscients qu’en lésant l’un d’entre eux on les léserait tous – la matérialisation enfin du sens contenu dans le mot COMMUNAUTE.

Or cette conception du Socialisme qui est la mienne aujourd’hui et que j’espère conserver jusqu’à mon dernier souffle, est la mienne depuis le début.

Je n’ai pas connu de période transitoire, sauf à considérer comme telle une brève période de radicalisme politique au cours de laquelle, si pourtant je voyais clairement mon idéal, je n’avais pas le moindre espoir de le voir se réaliser.

Cette phase prit fin plusieurs mois avant que je n’entre à la Fédération Démocrate (à l’époque), et mon adhésion à cette organisation signifiait que j’avais désormais acquis l’espoir de voir mon idéal se réaliser.

Si l’on m’interroge sur l’étendue d’un tel espoir, ou que l’on me demande de préciser jusqu’où je croyais que nous autres Socialistes contemporains pourrions parvenir dans cette direction, ou bien encore à partir de quel moment la société changerait de visage, j’avoue que je n’en sais rien.

Tout ce que je puis dire, c’est que je laissai libre carrière à mon espoir et à la joie que j’en conçus à l’époque.

Pour le reste, quand je décidai d’adhérer, j’ignorais tout de l’économie ; je n’avais même pas mis le nez dans Adam Smith, ni entendu parler de Ricardo ou de Karl Marx. Chose assez curieuse : j’avais effectivement lu quelque chose de Mill, à savoir ses articles posthumes (publiés dans la Westminster Review, ou bien était-ce dans la revue Fortnightly ?) dans lesquels il attaque le Socialisme dans sa version fouriériste.

Dans ces écrits, il expose les thèses en présence, qui valent ce qu’elles valent, de façon claire et honnête ; ce qui eut pour effet dans mon cas de me convaincre que le Socialisme était un changement nécessaire et qu’il nous était possible de l’instaurer à notre époque.

Ces articles achevèrent de me convertir au Socialisme. Et maintenant que j’appartenais à une organisation Socialiste (car la Fédération ne tarda pas à devenir clairement Socialiste), j’eus à cœur d’essayer de pénétrer les aspects économiques du Socialisme : j’en vins même à me lancer dans Marx, mais là je dois avouer que, si j’ai pris le plus grand plaisir au côté historique du Capital, la lecture des aspects purement économiques de cette grande œuvre me valut les pires souffrances quand tout se mélangeait dans ma cervelle.

Quoi qu’il en soit, je lus tout ce dont je fus capable ; et je voudrais sincèrement espérer qu’il m’est resté quelque chose de mes lectures, sans pouvoir m’empêcher de penser qu’il m’est resté davantage de mes entretiens incessants avec mes amis Bax, Hyndman et Scheu par exemple, et des réunions militantes qui se tenaient à l’époque à un rythme soutenu et dont j’eus ma part.

Je dois à certains de mes amis Anarchistes d’avoir par la suite parachevé l’apprentissage du Socialisme pratique dont je suis capable ; ils m’enseignèrent, bien malgré eux, que l’Anarchisme était impossible, tout comme j’appris de Mill, bien malgré lui, que le Socialisme était nécessaire.

Je viens de raconter comment je me suis plongé dans le Socialisme pratique, et je m’aperçois que j’ai commencé mon récit par le milieu ; j’ai en effet le sentiment que ma condition d’homme aisé, n’ayant point à subir les handicaps qui accablent à chaque pas le travailleur, m’aurait tenu éloigné de l’aspect pratique de la question, n’eût été qu’un idéal me forçait de chercher dans cette voie.

En tout cas, la politique en tant que telle, où l’on voit autre chose qu’un moyen obligé, fût-il aussi peu commode que détestable, en vue d’une fin donnée, ne m’aurait jamais attiré et je n’aurais pas davantage pu imaginer, une fois conscient des injustices propres à la société dans son état présent, que pareilles injustices pussent être partiellement corrigées.

En d’autres termes, jamais je n’aurais pu avoir la sottise de croire à des pauvres heureux et « respectables ».

Si c’est donc mon idéal qui m’obligea à embrasser le Socialisme pratique, d’où tirai-je la nécessité de concevoir un idéal ?

C’est là qu’intervient ce que j’ai dit au début, à savoir que je représente, à travers ces lignes, une certaine façon de voir les choses.

Avant l’essor du Socialisme moderne, la quasi-totalité des gens intelligents étaient, ou se disaient, très largement satisfaits de la civilisation de notre siècle.

Ils étaient satisfaits, je dis bien, dans leur quasi-totalité, et ne voyaient rien d’autre à faire que de perfectionner ladite civilisation en la débarrassant de quelques ridicules survivances des époques barbares.

En un mot, c’était l’état d’esprit Libéral, état naturel à nos bourgeois modernes et prospères, qui n’ont de fait plus rien à désirer sur le plan du progrès mécanique, et qui ne souhaitent qu’une chose : que le Socialisme les laisse libres de jouir en paix de leur vie d’abondance.

Mais à côté de ces personnes satisfaits, il s’en trouvait d’autres qui ne l’étaient pas vraiment : des gens à qui le triomphe de la civilisation inspirait un vague sentiment de répugnance, mais que le pouvoir illimité du Libéralisme réduisait au silence. Enfin, on trouvait une poignée d’hommes en état de révolte ouverte contre ledit Libéralisme – une poignée . . . disons deux, Carlyle et Ruskin.

C’est Ruskin, avant que je n’en vienne au Socialisme pratique, qui fut mon maître et me mit sur le chemin de l’idéal dont j’ai parlé précédemment.

Et je ne puis, rétrospectivement, m’empêcher de dire au passage à quel point le monde d’il y a vingt ans eût été mortellement ennuyeux, sans Ruskin !

C’est grâce à lui que j’ai appris à donner forme à mon mécontentement, qui, je dois le dire, n’était rien moins que vague.

Sans parler du désir de produire de belles choses, la passion dominante de ma vie a toujours été la haine de la civilisation moderne.

A présent que l’espoir de la voir anéantie me dicte ma pensée, que dirai-je de son effondrement au profit du Socialisme ?

Que dirai-je de sa maîtrise du pouvoir mécanique et du gaspillage qu’elle en fait ?

Que dirai-je du dénuement où vit la communauté de son peuple et de la richesse où vivent en son sein les ennemis de cette communauté ?

Que dire de la stupéfiante organisation qu’elle a mise sur pied… pour une vie de pure misère !

Que dire de son mépris des plaisirs simples que, n’était son absurde folie, tout le monde pourrait goûter ?

Et de sa vulgarité qui, n’ayant pas d’yeux pour voir, a causé la ruine de l’art, seul réconfort assuré du travail humain ?

Autant de vérités auxquelles je n’étais pas à l’époque moins sensible qu’aujourd’hui, mais dont j’ignorais les causes.

L’espoir qui habitait les temps passés s’était évanoui : les combats millénaires de l’humanité n’avaient abouti qu’à ce chaos sordide, absurde et laid ; il me paraissait que dans l’immédiat le futur dût aggraver l’ensemble des maux présents en balayant les derniers vestiges du temps où l’immonde grisaille de la civilisation n’avait pas encore placé l’univers sous sa coupe.

Tristes perspectives, assurément !

Et si je puis parler un instant de moi en tant que personne, et non plus comme le représentant d’un groupe donné, combien ne devaient-elles pas particulièrement assombrir un homme de mon tempérament, indifférent à la métaphysique et à la religion autant qu’à l’analyse scientifique, mais dont l’amour pour la terre et la vie qu’elle héberge est aussi vif que sa passion pour l’histoire de l’humanité !

Quoi ! fallait-il que tout finît par un comptoir juché sur un crassier, avec le salon de Podsnap se profilant à l’horizon et un comité libéral distribuant aux riches du champagne et de la margarine aux pauvres en quantités propres à satisfaire tout le monde, même si le plaisir des yeux a disparu de l’univers et que Huxley dût prendre la place d’Homère ?

Et pourtant, croyez-moi : quant au plus profond de moi-même je m’évertuais de toutes mes forces à scruter l’avenir, c’était bien là le spectacle qui s’offrait à mes yeux, et, pour autant que je pouvais en juger, l’on ne se bousculait point pour juger bon de se battre et éviter que la civilisation ne connût pareille conclusion.

Ainsi donc étais-je promis à une fin de vie joliment pessimiste, si l’idée ne m’était soudain venue qu’au sein de toute cette infection de la civilisation commençaient à germer les graines d’un grand changement, ce que nous autres appelons la Révolution Sociale.

Pareille découverte changea pour moi la face du monde : et je n’eus, pour devenir Socialiste, qu’à prendre en marche le train du mouvement pratique, ce que j’ai essayé de faire, comme je l’ai dit précédemment, du mieux que j’ai pu.

Je résume : l’étude de l’histoire, l’amour et la pratique des arts m’ont imposé de prendre en haine une civilisation qui ne manquerait pas, si les choses devaient rester en l’état, de faire de notre histoire un tissu d’absurdités et des arts une collection de curiosités anciennes, sans véritable rapport avec la vie du temps présent.

Mais, plus chanceux que bien d’autres dont la sensibilité n’était pas moins artistique, je dus à la conscience de la révolution en gestation au sein de notre odieuse société moderne, à la fois de ne m’être pas figé en un simple détracteur du « progrès » et de n’avoir englouti ni mon temps ni mon énergie dans l’une de ces innombrables entreprises où les demi-artistes de la bourgeoisie placent leur espoir de voir croître l’art, alors même qu’il n’a plus de racines : et je devins Socialiste pratique.

Un mot ou deux en guise de conclusion. Certains de nos amis diront peut-être : qu’avons nous affaire de ces questions d’histoire et d’art.

A travers la Social-Démocratie, ce que nous voulons c’est gagner décemment notre vie ; c’est vivre, en quelque sorte, et tout de suite. Assurément, quiconque professe que la question de l’art et de la culture doit primer celle du couteau et de la fourchette (et il en est dont c’est l’opinion avouée) ne comprend rien à l’art, ni qu’il lui faut plonger ses racines dans le sol d’une vie florissante et sereine.

Il faut se souvenir en même temps que la civilisation a réduit le travailleur à une portion de vie si congrue qu’il n’est guère en état de donner corps au désir d’une existence qui soit nettement supérieure à celle qu’il doit actuellement subir.

L’art a pour mission de lui rendre présent l’idéal authentique d’une vie pleine et raisonnable, une vie dont l’on sentira que ceux qui la mènent ne peuvent se passer davantage du spectacle de la beauté et de sa création – c’est-à-dire de la jouissance du vrai plaisir – que de leur pain quotidien ; ni que personne, ni qu’aucun groupe d’hommes, ne puisse s’en voir interdire l’accès si ce n’est sous l’effet d’une obstruction patente, à laquelle ne doit répondre qu’une résistance farouche. »

-William Morris, Justice, 16 juin 1894.


***

 

"Depuis sa formation, si le capitalisme a changé, sa "nature" (Heilbroner, 1986) ne s'est pas radicalement transformée si bien que les sources d'indignation qui ont continûment alimenté sa critique sont restées à peu près les mêmes au cours des deux derniers siècles. Elles sont essentiellement de quatre ordres :

a) le capitalisme source de désenchantement et d'inauthenticité des objets, des personnes, des sentiments et, plus généralement, du genre de vie qui lui est associé ;

b) le capitalisme source d'oppression, en tant qu'il s'oppose à la liberté, à l'autonomie et à la créativité des êtres humains soumis, sous son empire, d'une part à la domination du marché come force impersonnelle qui fixe les prix, désigne les hommes et les produits-services désirables et rejette les autres, d'autre part aux formes de subordination de la condition salariale (discipline d'entreprise, surveillance rapprochée des chefs et encadrement par des règlements et des procédures) ;

c) le capitalisme source de misère chez les travailleurs et d'inégalités d'une ampleur inconnue dans le passé ;

d) le capitalisme, source d'opportunisme et d'égoïsme qui, en favorisant les seuls intérêts particuliers, se révèle destructeur des liens sociaux et des solidarités communautaires, particulièrement des solidarités minimales entre riches et pauvres.

L'une des difficultés du travail critique est qu'il est presque impossible de tenir ensemble ces différents motifs d'indignation et de les intégrer dans un cadre cohérent, si bien que la plupart des théories critiques privilégient un axe au détriment des autres en fonction duquel elles déploient leur argumentation. Ainsi, l'accent est mis tantôt sur les dimensions industrielles du capitalisme (critique de la standardisation des biens, de la technique, de la destruction de la nature et des modes de vie authentiques, de la discipline d'usine, et de bureaucratie), en sorte que les mêmes critiques peuvent être prolongées dans une dénonciation du socialisme réel, tantôt sur ses dimensions marchandes (critique de la domination impersonnelle du marché, de la toute-puissance de l'argent qui met tout en équivalence et fait des êtres les plus sacrés, œuvres d'art et surtout êtres humains, une marchandise, qui soumet au processus de marchandisation la politique, objet de marketing et de publicité comme n'importe quel autre produit). De même, les références normatives qui sont mobilisées pour rendre compte de l'indignation, sont différentes, voire difficilement compatibles." (pp.86-85)

"On peut ainsi distinguer une critique artiste d'une critique sociale.
La première, qui s'enracine dans l'invention d'un mode de vie bohème (Siegel, 1986), puise surtout aux deux premières sources d'indignation dont nous avons donné plus haut le rapide signalement : d'une part le désenchantement et l'inauthenticité, d'autre part, l'oppression, qui caractérisent le monde bourgeois associé à la montée du capitalisme. Cette critique met en avant la perte de sens et, particulièrement, la perte du sens et du grand, qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée, touchant non seulement les objets quotidiens mais aussi les œuvres d'art (le mercantilisme culturel de la bourgeoisie) et les êtres humains. Elle insiste sur la volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d'enrégimenter, de dominer, de soumettre les hommes à un travail prescrit, dans le but du profit mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de l'artiste, son refus d'une contamination de l'esthétique par l'éthique, son refus de tout forme d'assujetissement dans le temps et dans l'espace et, dans ses expressions extrêmes, de toute espèce de travail.

La critique artiste repose sur une opposition, dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire, entre l'attachement et le détachement, la stabilité et la mobilité. D'un côté, les bourgeois, possédant des terres, des usines, des femmes, enracinés dans l'avoir, obnubilés par la conservation de leurs biens, perpétuellement soucieux de leur reproduction, de leur exploitation, de leur augmentation et condamnés par là à une prévoyance méticuleuse, à une gestion rationnelle de l'espace et du temps et à une recherche quasi obsessionnelle de la production pour la production ; de l'autre, des intellectuels et des artistes libres de toute attache, et dont le modèle -celui du dandy- constitué au milieu du XIXe siècle, faisait de l'absence de production, si ce n'est la production de soi, et de la culture de l'incertitude des idéaux indépassables […]

La seconde critique, inspirée des socialistes et, plus tard, des marxistes, puise plutôt aux deux dernières sources d'indignation que nous avons identifiées : l'égoïsme des intérêts particuliers dans la société bourgeoise et la misère croissante des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent, mystère qui trouvera son explication dans les théories de l'exploitation. Prenant appui sur la morale et, souvent, sur une thématique d'inspiration chrétienne, la critique sociale rejette, parfois avec violence, l'immoralisme ou le neutralisme moral, l'individualisme voire l'égoïsme ou l'égocentrisme, des artistes." (pp.88-89)

-Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris Gallimard, coll. Tel, 2011 (1999 pour la première édition), 971 pages.

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