vendredi 3 mai 2024

Aristote, Éthique à Nicomaque

L’Éthique à Nicomaque n’est pas un livre facile. Entre les distinctions faussement simples, le vocabulaire aristotélicien (que Richard Bodéüs s’efforce d’éclairer par les innombrables notes qui accompagnent sa traduction), les renvois internes aux autres œuvres du système (Politiques, Physique, Métaphysique, etc.), on ne peut pas dire que l’on s’amuse tous les jours. Je ne dirais pas non plus qu’il s’agit d’un livre bouleversant ; en ce qui me concerne, ma conception du bien et du mal n’en est pas sortie transfigurée. Mais comme toutes les grandes œuvres se prêtent à approfondissement (surtout lorsqu’il leur est donné d'avoir une postérité aussi féconde), il n’est pas exclu que je change d’avis ultérieurement. 

On peut d’ores et déjà faire quelques remarques sur la nature de la philosophie morale proposée par Aristote et quelques problèmes qu’elle soulève.

Au livre I, Aristote s’interroge sur le souverain bien. C’est là qu’on trouve son analyse -à mon sens brillante- de la dimension téléologique de l’action et de l’existence humaine, laquelle est nécessairement, logiquement, recherche du bonheur :

"Par ailleurs, est final, disons-nous, le bien digne de poursuite en lui-même, plutôt que le bien poursuivi en raison d'un autre ; de même, celui qui n'est jamais objet de choix en raison d'un autre, plutôt que les biens dignes de choix et en eux-mêmes et en raison d'un autre ; et donc, est simplement final le bien digne de choix en lui-même en permanence et jamais en raison d'un autre. Or ce genre de bien, c'est dans le bonheur surtout qu'il consiste, semble-t-il. Nous le voulons, en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d'autre chose. L'honneur, en revanche, le plaisir, l'intelligence et n'importe quelle vertu, nous les voulons certes aussi en raison d'eux-mêmes (car rien n'en résulterait-il, nous voudrions chacun d'entre eux), mais nous les voulons encore dans l'optique du bonheur, dans l'idée que, par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le bonheur, nul ne le veut en considération de ces biens-là, ni globalement, en raison d'autre chose." (Éthique à Nicomaque, Livre I, traduction Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004, 560 pages, p.67)

"Le bonheur paraît quelque chose de final et d'autosuffisant, étant la fin de tout ce qu'on peut exécuter." (p.68)

"Le bonheur est ensemble la chose la meilleure, la plus belle et la plus plaisante." (p.77)

On peut toujours hausser les épaules en disant que c’est une observation de bon sens (sur laquelle s’accordent nombre de philosophes, aussi différents que peuvent l’être Épicure, Sénèque, Pascal ou John Locke), il me semble néanmoins qu’elle est riche de conséquences, en particulier sur l’idée qu’on se fait de la morale (et de la politique). On pourrait peut-être aussi nuancer –mais est-ce incompatible avec l’aristotélisme ?- en considérant le bonheur non comme le Souverain bien lui-même mais comme quelque chose qui accompagne le bien (un effet ou une dimension de l’acquisition du bien).

Aristote précise plus loin sa conception en disant que le bonheur est inaccessible à « un bœuf, un cheval ou n'importe quel autre animal », et, plus surprenant encore, aux enfants (« un enfant n'est pas heureux », p.81). L’écart entre l’homme et l’animal tient évidemment à ce que seul le premier est un être rationnel qui s’élève au-dessus de la « vie sensitive » (p.70). D’où il suit selon Aristote que son bonheur réside en (ou découle de ?) un type d’activité qu’il est seul propre à accomplir. Or la bonté et l’exécution de « ce qui est beau » (p.81) sont inaccessibles aux enfants en raison des limitations intellectuelles de leur âge. On voit donc qu’Aristote définit le bonheur comme une activité ou –je ne suis pas bien sûr- comme quelque chose qui présuppose 1) : la raison humaine pleinement développée ; 2) : l’accomplissement de certaines activités.

Ensuite Aristote affirme qu’on ne peut pas qualifier un homme vivant d’heureux car « on se fait du bonheur l'idée d'une chose ferme et malaisée à renverser de quelque façon que ce soit, alors que la roue de la fortune tourne souvent pour les mêmes individus. Il est clair, en effet, que si nous suivons pas à pas les caprices de la fortune, nous allons souvent dire que le même individu et heureux et malheureux tour à tour, donnant de l'homme heureux l'image d'une sorte de caméléon et d'édifice branlant. » (p.83-84). Donc, le caractère final du bonheur chez Aristote ne semble pas une simple affaire de logique. Ce qu’il appelle le « bonheur » est quelque chose d’acquis et de définitif. C’est une conception « continuiste » du « bonheur ».

Le côté « stoïcien » de l’homme heureux va dans le même sens : « [L'homme heureux] supportera aussi les caprices de la fortune avec le plus beau visage. » (p.85)

Étrangement, ce caractère « continuiste » semble explicitement contredit à la page suivante : « On ne peut être, en effet, arraché au bonheur aisément, ni par n'importe quel revers. Au contraire, cela nécessite de grandes infortunes, qui se multiplient. Après de telles infortunes, on ne peut pas non plus recouvrer le bonheur en peu de temps. »

Au livre II, Aristote dit que les vertus morales ne sont pas données naturellement mais sont acquises par imitations des personnes vertueuses. Ceci ferme apparemment la voie aux théories du sens moral inné (chez les platoniciens par exemple). Cela s’oppose également à la position de Platon pour lequel la vertu ne peut pas s’acquérir par l’éducation. Quant à savoir comment les thomistes font pour faire tenir le péché originel avec l’affirmation suivante (« nous ne naissons pas naturellement bons ou mauvais. », p.112), je me le demande…

Au livre III, Aristote affirme l’objectivité des valeurs morales et fait du mal une conséquence de l’ignorance (deux thèses socratiques) : « Tout méchant ignore ce qu'il doit réellement accomplir et ce dont il lui faut se garder ; c'est même en raison de ce genre de déviation que les hommes deviennent injustes et globalement mauvais. [...] L'ignorance impliquée dans la décision d'agir du méchant n'entraîne pas son non-consentement à l'action ; au contraire, elle est seulement responsable de sa méchanceté. » (p.136)

« Dans l'absolu et en vérité l'objet du souhait, c'est le bien, mais chaque particulier trouve souhaitable ce qui lui paraît bon. Ainsi donc, le vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon, tandis que le vilain trouve souhaitable n'importe quoi. » (p.152)

La méta-éthique d’Aristote est donc un réalisme moral fondée sur un eudémonisme téléologique (ce qui est proche de la position ultérieure d’Ayn Rand). Par rapport à la conception platonicienne de l'activité morale comme contemplation d'une réalité suprasensible, l'aristotélisme participe manifestement d'un mouvement vers une conception naturalisée et scientifique de la vie morale.

Aristote nie ensuite que la vie morale se réduise à la poursuite du plaisir et à l’évitement de la douleur (ce que soutiennent l’hédonisme, l’utilitarisme, etc.) : « Le grand nombre, en revanche, est en proie, semble-t-il, à l'illusion due au plaisir, car celui-ci n'est pas un bien mais paraît l'être. La masse prend donc l'agrément pour le bien et fuit le chagrin comme le mal. » (p.152). Aristote reconnaît néanmoins plus loin qu’un tel comportement est favorisé par la nature : « La pente la plus manifeste de la nature est de fuir ce qui chagrine et de viser l'agréable. » (p.421). Ce qui ne semble pas contradictoire car l’acquisition de la vertu morale, on l’a vu, exige d’imiter les hommes vertueux, et relève donc en partie (sinon totalement) de la culture et de l’éducation. Aristote définit une orientation classique de la philosophie occidentale suivant laquelle devenir moral suppose un dépassement de la nature (ce qu’on retrouvera au 17ème siècle chez La Fontaine ; plus tard chez Kant et Hegel).

Au livre V, le bonheur est désigné comme l’effet de la justice, non plus seulement pour la vie morale individuelle mais pour la vie civique : « Nous appelons justes les prescriptions susceptibles de produire et de garder le bonheur et ses parties constituantes au profit de la communauté des citoyens. » (p.229).

Est distingué le juste par nature du juste qui prend son importance « une fois établi » (p.260). Aristote est donc jusnaturaliste : la justice ne se confond pas avec la loi ou la convention ; la loi, le droit positif peut être injuste et condamnable (cf aussi : « Tout ce qui est juste s'entend de deux façons (ce qui n'est pas écrit d'une part, et ce que dit la loi d'autre part). », p.447). Mais en outre, il reconnaît qu’une part de la justice consiste dans le respect de lois et de conventions établies par les hommes.

Au livre VII (dans un mouvement qui contre-balance celui du livre II), Aristote rejette l’anti-hédonisme radical : « On ne peut pas soutenir que le plaisir est essentiellement un mal. » (p.398). Le plaisir, un certain nombre de biens « externes » (notamment des biens matériels, mais aussi l’amitié, étudiée au livre VIII), sont des conditions de l’obtention de la vie heureuse. La vertu seule est insuffisante à la vie heureuse (contrairement à ce que soutiennent par exemple les stoïciens) : « L'homme heureux a besoin, par surcroît, des biens corporels, des biens extérieurs et de la fortune, afin de ne pas avoir d'entraves venant de là. Et ceux qui prétendent que le supplicié sur sa roue ou la victime de grandes infortunes sont heureux pourvu qu'ils soient hommes de bien, ces gens-là, bon gré mal gré, parlent pour ne rien dire. » (p.399)

[Notons que ces remarques de bon sens contredisent le passage p.85, et pose aussi problème au regard de la conception « continuiste » du bonheur.]

L’homme de bien jouit également de sa propre vertu (seconde objection à l’anti-hédonisme radical) ; ce qui lui permet un rapport apaisé et réflexif vis-à-vis de lui-même : « L'homme vertueux souhaite passer du temps à s'entretenir avec lui-même, car il a du plaisir ce faisant. En effet, les actions accomplies lui laissent des souvenirs ravissants et celles qu'il s'apprête à faire suscitent en lui de bons espoirs ; or ce genre choses est agréable ; et de plus, sa pensée abonde en vues de toutes sortes. » (p.464)

Le rapport éthique à soi-même rend possible le rapport éthique à l’autre :
« Il faut fuir la méchanceté sans relâche et tâcher d'être honnête, car c'est ainsi qu'on peut à la fois entretenir envers soi-même des dispositions amicales et devenir pour autrui un ami. » (p.467). On trouve ainsi au livre IX une importante fin de non-recevoir aux anathèmes lancés contre l’amour de soi : "On fait honte en effet à ceux-là qui sont attachés en tout premier lieu à leurs propres personnes et l'on prend en mauvaise part l'amour de soi pour les dénoncer. L'opinion aussi va dans le même sens. Le vilain, d'après elle, n'agit que pour soi et plus il est méchant, plus c'est évident ; donc on lui reproche en quelque sorte de ne jamais se départir de lui-même lorsqu'il agit, alors que l'honnête homme est motivé par ce qui est beau et plus il est il est vertueux, plus il se laisse guider par ce mobile, qui le fait agir dans le souci de son ami et il laisse de côté son avantage personnel.

Mais ce sont là des arguments avec lesquels les faits sont en désaccord. Et ce n'est pas sans raison. On prétend en effet qu'on doit aimer avant tout la personne qui est notre meilleur ami. Et le meilleur ami de quelqu'un, c'est celui qui lui souhaite du bien en se souciant de cette personne-là, même si nul ne doit le savoir. Or ce sont les dispositions qu'on a avant tout envers soi-même.
Et c'est vrai par conséquent aussi de toutes les autres dispositions, qui permettent de définir l'ami puisque, on l'a dit, c'est de là que toutes les attitudes amicales en arrivent à concerner les autres personnes. [...] Tout cela est en effet susceptible de s'appliquer avant tout à quelqu'un dans sa relation avec lui-même, car on est avant tout cher à soi-même. » (p.475-476)

"Par conséquent, l'homme bon, pour sa part, doit avoir l'amour de soi parce qu'il peut en tirer personnellement profit, vu ses belles actions, et rendre service aux autres." (p.479)

L’eudémonisme d’Aristote n’est donc pas une éthique sacrificielle ou une exhortation à l’abnégation au mépris du « moi » (haïssable suivant Pascal…) –ce que Ayn Rand mettra en exergue de façon polémique en parlant de la dimension égoïste de l’homme vertueux.

Le bonheur est à nouveau défini à la fin du livre IX comme « une sorte d'activité ; et l'activité, évidemment, s'inscrit dans le devenir ; autrement dit, elle n'est pas donnée comme un objet de possession. » (p.483). On voit cependant mal comment cette définition peut s’accorder avec celle du bonheur comme dans un état final (livre I).

Le livre X revient sur la question du plaisir. Aristote s’oppose à ceux qui affirment qu’il y a contradiction entre la vie morale et le plaisir. Mais, comme on l’a déjà vu, cela ne le conduit pas à une éthique hédoniste, le bien et le plaisant reste deux choses distinctes (même si elles peuvent se recouper) : « Il y a ceux qui mettent de l'avant les plaisirs répréhensibles.
On pourrait leur rétorquer qu'il n'y a pas là de quoi tirer un vrai plaisir. Ce n'est pas en effet parce que les sujets mal disposés les trouvent agréables qu'il faut croire que ces choses le sont aussi dans la réalité quand on fait exception de ces sujets. Il en va ici comme ailleurs : on ne s'en remettra pas non plus aux malades pour juger de ce qui est sain, doux ou amer et, de leur côté, les objets blancs ne sont pas ceux qui apparaissent ainsi aux personnes souffrant des yeux. [...]
Ou plutôt, il faut dire qu'il y a différences formes de plaisirs. Ceux que procurent les belles actions sont en effet d'une tout autre nature que ceux que procurent de laides actions. » (p.507)

"Personne ne voudrait d'une vie où, gardant une intelligence de petit enfant toute son existence, il trouverait dans les plaisirs de l'enfance toute la joie possible ; ni de la joie qu'il y aurait à faire l'une des pires choses qui soient sans jamais risquer d'en être peiné.
Ajoutons enfin qu'il y a beaucoup de choses que nous pouvons prendre aucun plaisir: par exemple, voir, nous souvenir, savoir, posséder les vertus... Le fait par ailleurs que ces choses entraînent nécessairement des formes de plaisir n'a aucune importance, car nous pouvons les apprécier quand même ne s'ensuivrait pas de plaisir. [...]
Ainsi donc, le plaisir n'est ni le bien, ni une chose toujours appréciable, c'est un fait semble-t-il évident." (p.508)

Toutefois ces distinctions n’expliquent pas pourquoi il faut préférer le plaisir issu de l’action juste à celui que –Aristote l’admet- peut procurer l’action injuste. Car Aristote semble dire que la vertu est elle-même digne de choix, indépendamment de ses bienfaits (qui existent puisqu’elle s’accompagne d’un plaisir propre, on l’a vu. Voir aussi : « Nous croyons qu'un plaisir doit être inextricablement mêlé au bonheur. [...] Il semble en tout cas que la poursuite de la sagesse implique d'étonnants plaisirs par leur pureté et leur stabilité. », p.526).

La relation entre vertu et bonheur n’est donc pas claire. Aristote écrit que « le bonheur est une activité traduisant la vertu » (p.524), laquelle activité est de nature méditative. Comme la vertu est définit comme « chose stable », acquise, le bonheur doit donc aussi être continu, ce qui semble contredit par certains passages précités. En outre, cette définition semble faire de la vertu une condition suffisante du bonheur, hors on a déjà vu qu’Aristote rejetait cette position…

L’ouvrage d’Aristote, bien qu’ardu, apparaît, dans ses thèses philosophiques fondamentales, comme dans l’ensemble très sage et raisonnable. Néanmoins, cette lecture de l’Éthique à Nicomaque m’a laissé un sentiment mitigé à cause des problèmes ci-dessus.

S’il semble clair que l’eudémonisme téléologique d’Aristote apporte de bonnes objections aux formes d’anti-hédonisme les plus radicales, sa conception continuiste et active du « bonheur » semble l’écarter des eudémonismes n’accordant qu’un rôle instrumental à la vertu (comme l’épicurisme), au profit d’une conception perfectionniste de la morale (soit la thèse qui fait de la vie bonne ou du souverain bien ce qui permet le « développement de la nature humaine » ou encore l’obtention d’une forme d’ « excellence »). Et s’il est vrai que depuis le début des années 2020 ma propre réflexion m’a rapproché d’une telle conception de la moralité, l'accentuation « intellectualiste » de la vie heureuse selon Aristote (qui n’est pas sans évoquer aussi la béatitude contemplative du sage spinoziste) me semble quelque peu réductrice et incomplète. 

Cette hypothèse suivant laquelle l’éthique aristotélicienne ne vise pas tant le bonheur qu’à rendre vertueux est d’ailleurs renforcée par le fait qu’Aristote soutient une position perfectionniste (et donc anti-libérale) en politique. Les dernières pages de l’Éthique à Nicomaque appellent d’ailleurs à la mise en place d’une éducation publique obligatoire visant à moraliser les mœurs (avec, comme chez Platon, une référence positive à Sparte, qu’on reverra chez Rousseau et durant la Révolution française) :

"Mais il n'y a que dans la Cité de Lacédémone ou peu s'en faut que le législateur semble s'être préoccupé de la manière d'élever les enfants et de règler leurs conduites. Dans la grande majorité des Cités, en revanche, ce genre de choses ne fait l'objet d'aucune préoccupation et chaque particulier y vit comme il le souhaite. [...] Le mieux est que voit le jour une préoccupation commune de l'éducation. [...] Quand les préoccupations sont communes [...] elles s'exercent évidemment par le moyen de lois. [...] On peut penser qu'on tient un compte plus exact des particularités lorsque l'instruction est privée, car chacun peut mieux avoir le traitement adéquat. [...] Néanmoins [...] c'est par le moyen de lois que nous pouvons devenir bons." (p.543-545)

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