L’Éthique à Nicomaque n’est pas un livre facile. Entre les distinctions faussement simples, le vocabulaire aristotélicien (que Richard Bodéüs s’efforce d’éclairer par les innombrables notes qui accompagnent sa traduction), les renvois internes aux autres œuvres du système (Politiques, Physique, Métaphysique, etc.), on ne peut pas dire que l’on s’amuse tous les jours. Je ne dirais pas non plus qu’il s’agit d’un livre bouleversant ; en ce qui me concerne, ma conception du bien et du mal n’en est pas sortie transfigurée. Mais comme toutes les grandes œuvres se prêtent à approfondissement (surtout lorsqu’il leur est donné d'avoir une postérité aussi féconde), il n’est pas exclu que je change d’avis ultérieurement.
On peut d’ores et déjà faire quelques remarques sur la nature de la philosophie morale proposée par Aristote et quelques problèmes qu’elle soulève.
Au livre I, Aristote s’interroge sur le souverain
bien. C’est là qu’on trouve son analyse -à mon sens brillante- de la dimension téléologique de l’action et de
l’existence humaine, laquelle est nécessairement, logiquement, recherche du
bonheur :
"Par ailleurs, est final, disons-nous, le bien
digne de poursuite en lui-même, plutôt que le bien poursuivi en raison d'un
autre ; de même, celui qui n'est jamais objet de choix en raison d'un autre,
plutôt que les biens dignes de choix et en eux-mêmes et en raison d'un autre ;
et donc, est simplement final le bien digne de choix en lui-même en permanence
et jamais en raison d'un autre. Or ce genre de bien, c'est dans le bonheur
surtout qu'il consiste, semble-t-il. Nous le voulons, en effet, toujours en
raison de lui-même et jamais en raison d'autre chose. L'honneur, en revanche,
le plaisir, l'intelligence et n'importe quelle vertu, nous les voulons certes
aussi en raison d'eux-mêmes (car rien n'en résulterait-il, nous voudrions
chacun d'entre eux), mais nous les voulons encore dans l'optique du bonheur,
dans l'idée que, par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le
bonheur, nul ne le veut en considération de ces biens-là, ni globalement, en
raison d'autre chose." (Éthique
à Nicomaque, Livre I, traduction Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004, 560
pages, p.67)
"Le bonheur paraît quelque chose de final et
d'autosuffisant, étant la fin de tout ce qu'on peut exécuter." (p.68)
"Le bonheur est ensemble la chose la
meilleure, la plus belle et la plus plaisante." (p.77)
On peut toujours hausser les épaules en disant que
c’est une observation de bon sens (sur laquelle s’accordent nombre de
philosophes, aussi différents que peuvent l’être Épicure, Sénèque, Pascal ou John
Locke), il me semble néanmoins qu’elle est riche de conséquences, en
particulier sur l’idée qu’on se fait de la morale (et de la politique). On
pourrait peut-être aussi nuancer –mais est-ce incompatible avec l’aristotélisme ?-
en considérant le bonheur non comme le Souverain bien lui-même mais comme quelque chose qui accompagne le bien (un effet ou une dimension de l’acquisition du bien).
Aristote précise plus loin sa conception en disant que
le bonheur est inaccessible à « un
bœuf, un cheval ou n'importe quel autre animal », et, plus surprenant encore,
aux enfants (« un enfant n'est pas
heureux », p.81). L’écart entre l’homme et l’animal tient évidemment à
ce que seul le premier est un être rationnel
qui s’élève au-dessus de la « vie
sensitive » (p.70). D’où il suit selon Aristote que son bonheur
réside en (ou découle de ?) un type d’activité qu’il est seul propre à
accomplir. Or la bonté et l’exécution de « ce qui est beau » (p.81) sont inaccessibles aux enfants en
raison des limitations intellectuelles de leur âge. On voit donc qu’Aristote
définit le bonheur comme une activité ou –je ne suis pas bien
sûr- comme quelque chose qui présuppose 1) : la raison humaine pleinement
développée ; 2) : l’accomplissement de certaines activités.
Ensuite Aristote affirme qu’on ne peut pas
qualifier un homme vivant d’heureux car « on se fait du bonheur l'idée d'une chose ferme et malaisée à renverser
de quelque façon que ce soit, alors que la roue de la fortune tourne souvent
pour les mêmes individus. Il est clair, en effet, que si nous suivons pas à pas
les caprices de la fortune, nous allons souvent dire que le même individu et
heureux et malheureux tour à tour, donnant de l'homme heureux l'image d'une
sorte de caméléon et d'édifice branlant. » (p.83-84). Donc, le
caractère final du bonheur chez Aristote ne semble pas une simple affaire de
logique. Ce qu’il appelle le « bonheur » est quelque chose
d’acquis et de définitif. C’est une conception « continuiste » du
« bonheur ».
Le côté « stoïcien » de l’homme heureux va
dans le même sens : « [L'homme
heureux] supportera aussi les caprices de la fortune avec le plus beau visage. »
(p.85)
Étrangement, ce caractère « continuiste »
semble explicitement contredit à la page suivante : « On ne peut être, en effet, arraché au
bonheur aisément, ni par n'importe quel revers. Au contraire, cela nécessite de
grandes infortunes, qui se multiplient. Après de telles infortunes, on ne peut
pas non plus recouvrer le bonheur en peu de temps. »
Au livre II, Aristote dit que les vertus morales ne
sont pas données naturellement mais
sont acquises par imitations des
personnes vertueuses. Ceci ferme apparemment la voie aux théories du sens moral inné (chez les platoniciens par exemple). Cela s’oppose également à la position de Platon pour lequel la
vertu ne peut pas s’acquérir par l’éducation. Quant à savoir comment les
thomistes font pour faire tenir le péché originel avec l’affirmation suivante
(« nous ne naissons pas
naturellement bons ou mauvais. », p.112), je me le demande…
Au livre III, Aristote affirme l’objectivité des valeurs
morales et fait du mal une conséquence de l’ignorance (deux thèses
socratiques) : « Tout méchant
ignore ce qu'il doit réellement accomplir et ce dont il lui faut se garder ;
c'est même en raison de ce genre de déviation que les hommes deviennent
injustes et globalement mauvais. [...] L'ignorance impliquée dans la décision
d'agir du méchant n'entraîne pas son non-consentement à l'action ; au
contraire, elle est seulement responsable de sa méchanceté. » (p.136)
« Dans
l'absolu et en vérité l'objet du souhait, c'est le bien, mais chaque
particulier trouve souhaitable ce qui lui paraît bon. Ainsi donc, le
vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon, tandis que le vilain
trouve souhaitable n'importe quoi. » (p.152)
La méta-éthique d’Aristote est donc un réalisme moral
fondée sur un eudémonisme téléologique (ce qui est proche de la position ultérieure d’Ayn Rand). Par rapport à la conception platonicienne de l'activité morale comme contemplation d'une réalité suprasensible, l'aristotélisme participe manifestement d'un mouvement vers une conception naturalisée et scientifique de la vie morale.
Aristote nie ensuite que la vie morale se réduise à la
poursuite du plaisir et à l’évitement de la douleur (ce que soutiennent l’hédonisme,
l’utilitarisme, etc.) : « Le
grand nombre, en revanche, est en proie, semble-t-il, à l'illusion due au
plaisir, car celui-ci n'est pas un bien mais paraît l'être. La masse prend donc
l'agrément pour le bien et fuit le chagrin comme le mal. » (p.152).
Aristote reconnaît néanmoins plus loin qu’un tel comportement est favorisé par
la nature : « La pente la plus manifeste de la nature est de fuir
ce qui chagrine et de viser l'agréable. » (p.421). Ce qui ne semble
pas contradictoire car l’acquisition de la vertu morale, on l’a vu, exige
d’imiter les hommes vertueux, et relève donc en partie (sinon totalement) de
la culture et de l’éducation. Aristote définit une orientation classique de
la philosophie occidentale suivant laquelle devenir moral suppose un dépassement
de la nature (ce qu’on retrouvera au 17ème siècle chez La Fontaine ;
plus tard chez Kant et Hegel).
Au livre V, le bonheur est désigné comme l’effet de la
justice, non plus seulement pour la vie morale individuelle mais pour la vie
civique : « Nous appelons justes les prescriptions susceptibles de
produire et de garder le bonheur et ses parties constituantes au profit de la
communauté des citoyens. » (p.229).
Est distingué le juste par nature du juste qui prend son importance « une fois établi » (p.260). Aristote
est donc jusnaturaliste : la
justice ne se confond pas avec la loi ou la convention ; la loi, le droit positif peut être injuste et
condamnable (cf aussi : « Tout
ce qui est juste s'entend de deux façons (ce qui n'est pas écrit d'une part, et
ce que dit la loi d'autre part). », p.447). Mais en outre, il reconnaît
qu’une part de la justice consiste dans le respect de lois et de conventions
établies par les hommes.
Au livre VII (dans un mouvement qui contre-balance
celui du livre II), Aristote rejette l’anti-hédonisme radical :
« On ne peut pas soutenir que le
plaisir est essentiellement un mal. » (p.398). Le plaisir, un certain
nombre de biens « externes » (notamment des biens matériels, mais
aussi l’amitié, étudiée au livre VIII), sont des conditions de l’obtention de
la vie heureuse. La vertu seule est insuffisante à la vie heureuse
(contrairement à ce que soutiennent par exemple les stoïciens) : « L'homme heureux a besoin, par surcroît, des biens corporels, des biens extérieurs et
de la fortune, afin de ne pas avoir d'entraves venant de là. Et ceux qui
prétendent que le supplicié sur sa roue ou la victime de grandes infortunes
sont heureux pourvu qu'ils soient hommes de bien, ces gens-là, bon gré mal gré,
parlent pour ne rien dire. » (p.399)
[Notons que ces remarques de bon sens contredisent le
passage p.85, et pose aussi problème au regard de la conception
« continuiste » du bonheur.]
L’homme de bien jouit également de sa propre vertu
(seconde objection à l’anti-hédonisme radical) ; ce qui lui permet un
rapport apaisé et réflexif vis-à-vis de lui-même : « L'homme
vertueux souhaite passer du temps à s'entretenir avec lui-même, car il a du
plaisir ce faisant. En effet, les actions accomplies lui laissent des souvenirs
ravissants et celles qu'il s'apprête à faire suscitent en lui de bons espoirs ;
or ce genre choses est agréable ; et de plus, sa pensée abonde en vues de
toutes sortes. » (p.464)
"Par conséquent, l'homme bon, pour sa part,
doit avoir l'amour de soi parce qu'il peut en tirer personnellement profit, vu
ses belles actions, et rendre service aux autres." (p.479)
L’eudémonisme d’Aristote n’est donc pas une éthique
sacrificielle ou une exhortation à l’abnégation au mépris du « moi »
(haïssable suivant Pascal…) –ce que Ayn Rand mettra en exergue de façon
polémique en parlant de la dimension égoïste
de l’homme vertueux.
Le bonheur est à nouveau défini à la fin du livre IX
comme « une sorte d'activité ; et
l'activité, évidemment, s'inscrit dans le devenir ; autrement dit, elle n'est
pas donnée comme un objet de possession. » (p.483). On voit cependant mal
comment cette définition peut s’accorder avec celle du bonheur comme dans un
état final (livre I).
Toutefois ces distinctions n’expliquent pas pourquoi il faut préférer le plaisir
issu de l’action juste à celui que –Aristote l’admet- peut procurer l’action
injuste. Car Aristote semble dire que la
vertu est elle-même digne de choix,
indépendamment de ses bienfaits (qui
existent puisqu’elle s’accompagne d’un plaisir propre, on l’a vu. Voir
aussi : « Nous croyons qu'un plaisir doit être inextricablement
mêlé au bonheur. [...] Il semble en tout cas que la poursuite de la sagesse
implique d'étonnants plaisirs par leur pureté et leur stabilité. »,
p.526).
La relation entre vertu et bonheur n’est donc pas
claire. Aristote écrit que « le bonheur
est une activité traduisant la vertu » (p.524), laquelle activité est
de nature méditative. Comme la vertu est définit comme « chose stable », acquise, le bonheur
doit donc aussi être continu, ce qui semble contredit par certains passages
précités. En outre, cette définition semble faire de la vertu une condition suffisante du bonheur, hors on a déjà vu
qu’Aristote rejetait cette position…
L’ouvrage d’Aristote, bien qu’ardu, apparaît, dans ses
thèses philosophiques fondamentales, comme dans l’ensemble très sage et
raisonnable. Néanmoins, cette lecture de l’Éthique
à Nicomaque m’a laissé un sentiment mitigé à cause des problèmes ci-dessus.
S’il semble clair que l’eudémonisme téléologique d’Aristote apporte de bonnes objections aux formes d’anti-hédonisme les plus radicales, sa conception continuiste et active du « bonheur » semble l’écarter des eudémonismes n’accordant qu’un rôle instrumental à la vertu (comme l’épicurisme), au profit d’une conception perfectionniste de la morale (soit la thèse qui fait de la vie bonne ou du souverain bien ce qui permet le « développement de la nature humaine » ou encore l’obtention d’une forme d’ « excellence »). Et s’il est vrai que depuis le début des années 2020 ma propre réflexion m’a rapproché d’une telle conception de la moralité, l'accentuation « intellectualiste » de la vie heureuse selon Aristote (qui n’est pas sans évoquer aussi la béatitude contemplative du sage spinoziste) me semble quelque peu réductrice et incomplète.
Cette hypothèse suivant laquelle l’éthique
aristotélicienne ne vise pas tant le bonheur qu’à rendre vertueux est
d’ailleurs renforcée par le fait qu’Aristote soutient une position perfectionniste
(et donc anti-libérale) en politique. Les dernières pages de l’Éthique à Nicomaque appellent d’ailleurs
à la mise en place d’une éducation publique obligatoire visant à moraliser les mœurs
(avec, comme chez Platon, une référence positive à Sparte, qu’on reverra chez Rousseau
et durant la Révolution française) :
"Mais il n'y a que dans la Cité de Lacédémone ou peu s'en faut que le législateur semble s'être préoccupé de la manière d'élever les enfants et de règler leurs conduites. Dans la grande majorité des Cités, en revanche, ce genre de choses ne fait l'objet d'aucune préoccupation et chaque particulier y vit comme il le souhaite. [...] Le mieux est que voit le jour une préoccupation commune de l'éducation. [...] Quand les préoccupations sont communes [...] elles s'exercent évidemment par le moyen de lois. [...] On peut penser qu'on tient un compte plus exact des particularités lorsque l'instruction est privée, car chacun peut mieux avoir le traitement adéquat. [...] Néanmoins [...] c'est par le moyen de lois que nous pouvons devenir bons." (p.543-545)
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