"Ready Player One, Blade Runner, Matrix, Ghost
in the Shell… si l’on oublie les space opéras à la Star Wars on
pourrait croire qu’au cinéma la science-fiction s’est arrêtée à l’étage du
Cyberpunk. Ce sous-genre de la SF dépeint le monde comme dévasté par
l’industrie, les multinationales, la drogue et la technologie, peuplé d’hommes
augmentés, de robots, de hackers, bardé de de néons fluo et de fils qui
trainent un peu partout. C’est vrai qu’on n’a toujours pas d’implants corporels
sophistiqués ni complètement intégré le Cyberespace, mais comment douter qu’on
se rapproche inéluctablement de cette vision du monde ? Notre destin semble
tout tracé par ces mythes fondateurs qui ont inspiré les grands pontes de la
société technologique, développeurs et ingénieurs de la Silicon Valley en tête
de liste. Comme la conquête spatiale a pris du retard depuis les années 1960 et
que nous n’avons toujours pas rencontré d’extra-terrestres, la seule
alternative reste le récit post-apocalyptique, qui raconte la survivance d’être
humains à la catastrophe inévitable qui nous attend au bout du couloir. Faites
votre choix : soit le transhumanisme, soit le désastre environnemental. [...]
Alors que la contre-culture Cyberpunk s’est développée
dans les années 1980 comme une contrepartie à l’euphorie ambiante, exacerbant
par son cynisme les conséquences déjà visibles sur l’environnement et la
société de la civilisation capitaliste, les récits cybernétiques et
apocalyptiques collent aujourd’hui d’un peu trop près à la morosité ambiante.
Le futur, c’est maintenant (les robots et fusils laser en moins). Doit-on pour
autant se résigner à notre funeste destinée ? Quel genre d’histoire peut encore
nous faire rêver ? Qui pourra produire une esthétique et une idéologie pouvant
servir de modèle aux aventuriers de demain ?
Ne tremblez plus, voici venir le Solarpunk. L’artiste et théoricien britannique Jay Springett l’annonce de but en blanc lors d’une conférence au Het Nieuwe Instituut de Rotterdam : « Le but du Solarpunk est de déprogrammer l’apocalypse ». […] Depuis une quinzaine d’années, le mouvement bourgeonne sur les réseaux, des discussions sur les forums spécialisés aux croquis et images disséminés sur diverses plateformes.
Pour trouver le premier recueil officiel de nouvelles
Solarpunk, il faut aller chiner du côté du Brésil : en 2012 l’éditeur de SF et
de Fantasy « Editora Draco » publie l’ouvrage Solarpunk. Histórias
ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável (« Solarpunk : histoires
écologiques et fantastiques dans un monde durable »). Des récits d’anticipation
qui roulent aux carburants biologiques boostés aux nanotechnologies, où l’on
contrôle la puissance de la foudre et fait voler d’immenses navires spatiaux
grâce au rayonnement solaire. Parmi les auteurs portugais et brésiliens, un
certain nombre de journalistes scientifiques et d’ingénieurs accolent leurs
plumes à celles des littéraires, donnant au projet un air de manifeste. À l’été
2017 sort en anglais l’anthologie Sunvault, stories of Solarpunk and
Eco-speculation, qui consolide le genre : le Solarpunk est une
anti-dystopie. Notre planète pourrait finir dans un état catastrophique,
l’espèce humaine aurait trouvé le moyen de relever la tête et même d’abattre les
barrières culturelles. Loin de l’ethnocentrisme blanc traditionnel déjà
craquelé par l’influence grandissante des récits d’anticipation dans le monde
arabe, en Afrique subsaharienne, en Chine ou en Inde, les récits Solarpunk
intègrent également une évolution positive des mœurs : éducation, sexualité et
genre sont passés à la moulinette de l’optimisme social de gauche. Occuper Mars
et terraformer la planète au moyen d’une organisation martiale ? Trop colonial,
allons plutôt nous nicher dans la haute atmosphère terrestre à manger du ramen
en boubou, sur un air latino.
L’esthétique visuelle du Solarpunk oscille entre art nouveau et maquette d’architecte de « ville durable » : des silhouettes
elfiques adeptes de technologies propres déambulent dans des villes à la
végétation luxuriante, avec une pointe d’afrofuturisme (le royaume autoritaire
du Wakanda de Black Panther serait-il Solarpunk ?). Comme son nom l’indique, le
genre fait la part belle aux technologies solaires, vouant à l’astre de jour un
culte quasi mystique. Alors que la planète ne cesse de monter en température,
la puissante étoile par laquelle vient la destruction deviendrait par une
ingéniosité technique notre sauveur. L'omniprésence des technologies solaires
dans le Solarpunk rappelle la naïveté de l’ère atomique, quand dans les
histoires de l’écrivain Isaac Asimov le nucléaire était miniaturisé et inséminé
dans la vie quotidienne, comme une solution magique à tous nos problèmes.
Comment donc le Solarpunk peut-il mériter son suffixe
« -punk », qui suppose une certaine dose de subversion ? Certains pensent déjà
flairer l’arnaque, persuadés d’avoir débusqué une utopie technologique portée
par une nouvelle génération de scientistes déguisés. Alors que la philosophie
punk peut être résumée par une déconstruction méthodique qui fait beaucoup de
bruit, il ne faut pas oublier sa capacité à user de son pessimisme pour
redonner à tous la banane (et des droits sociaux). D’après la chercheuse en
sciences sociales Jennifer Hamilton, la subversivité du Solarpunk réside
surtout dans le fait que son optimisme apparent n’incite pas à suivre les
règles du système établi, mais bien à les contourner. Le mouvement a ainsi
comme particularité de se développer en parallèle de la littérature et de
l’image par le design (appliqué comme spéculatif), grâce à ses adeptes
environnementalistes, ingénieurs, développeurs et spécialistes de l’open
source. Des expérimentateurs issus d’une culture de réseau, non linéaire,
ouverte, à une période marquée par ce que le pionnier du Cyberpunk Bruce
Sterling nomme l’atemporalité. Finie la mémoire unique de l’histoire, le récit
linéaire et à sens unique de notre passé politique. À l’ère du réseau tout se
passe simultanément, des voix discordantes diffusent en même temps leur
propositions. Malgré le péril du trou noir numérique (voir nos deux articles à
ce sujet), l’archivage est bien moins sélectif et l’amnésie plus ardue. Lors
d’une conférence, Sterling décrit une « ère de décomposition et de
réaffectation de structures obsolètes, de nouvelles inventions sociales au
coeur de réseaux, un maillage anarchique d'histoire et de futurisme, plutôt
qu’une cathédrale érigée pour l’histoire comme toile de fond d’une utopie du
futurisme. »
Si les artisans du Solarpunk voient leur mouvement
comme un successeur du cyberpunk, c’est qu’ils empruntent beaucoup aux théories
des auteurs majeurs du genre. Neal Stephenson et son concept du « héroglyphe »,
le récit politique inhérent à un genre artistique qui va stimuler et inspirer
créateurs et ingénieurs, donne la légitimité aux tenants du Solarpunk pour leur
projet de sauvetage du monde. William Gibson, dissertant sur l’atemporalité
décrit des utopies à la date de péremption connue par ses instigateurs,
conscients des limites de leur perspective et voués aux réajustements constants
: « Ne vous laissez plus hypnotiser par l’idée d’innovation technologique ».
(No longer allow yourself to be hypnotized by the sense of technical novelty).
Ainsi, plutôt qu’un successeur à tous les autres genres de science fiction, le
Solarpunk se pense comme le prolongement d’un idéal politique qui existe parmi
d’autres dans le vaste champ des récits d’anticipation. Les adeptes de l’église
de l’homme augmenté comme les cyniques qui se résignent à vivre bientôt dans
les restes de la modernité déchue, ou font la sieste dans leur bunker en
attendant la fin du monde, eux devront peut-être faire de la place à une autre
esthétique. »
-« Le Solarpunk, une cure de soleil contre la fin dumonde », ARTE, 5 septembre 2018.
***
« La vie est difficile pour les futurologues de
moins de 30 ans.
Au cours de notre parcours dans les systèmes éducatifs
de nos pays respectifs, nous avons été exposés à WorldChanging et aux
conférences TED, au consumérisme vert savamment conçu et aux ONG de
développement durable. Mais nous avons également grandi avec des prédictions
apocalyptiques censées se réaliser avant l'âge prévu de notre retraite, avec la
militarisation lente mais inexorable des services de police métropolitains,
avec l'incapacité de l'ordre politique existant à faire face à la menace
existentielle, mais pas encore urgente, du changement climatique. Beaucoup
d'entre nous pensent qu'il est immoral de mettre des enfants au monde dans un
monde comme le nôtre. Nous avons grandi dans l'ombre, et si nous ressemblons
parfois à des champignons, c'est grâce à notre capacité d'adaptation.
Nous sommes des solarpunks parce que les seules autres
options sont le déni ou le désespoir.
Les promesses faites par la plupart des singularistes
et des transhumanistes sont individualistes et non viables : combien d'entre
elles sont adaptées à un monde où l'énergie n'est ni bon marché ni abondante,
sans parler des terres rares ?
Le solarpunk consiste à trouver des moyens de rendre
la vie plus merveilleuse pour nous aujourd'hui, et surtout pour les générations
qui nous succéderont, c'est-à-dire à prolonger la vie humaine au niveau de
l'espèce plutôt qu'au niveau individuel. Notre avenir doit passer par la
réutilisation et la création de nouvelles choses à partir de ce que nous avons
déjà (au lieu du modernisme du XXe siècle qui consistait à « tout détruire pour
construire quelque chose de complètement différent »). Notre futurisme n'est
pas nihiliste comme le cyberpunk et évite les tendances potentiellement
quasi-réactionnaires du steampunk : il est axé sur l'ingéniosité, la
générativité, l'indépendance et la communauté.
Et oui, il y a bien du « -punk » là-dedans, et pas
seulement parce que c'est devenu un suffixe à la mode. Le solarpunk a un
caractère contestataire, mais c'est une contestation qui commence par
l'infrastructure comme forme de résistance. Nous le voyons déjà dans les
difficultés rencontrées par les services publics pour faire face à l'explosion
des installations solaires sur les toits. « S'occuper des infrastructures,
c'est se protéger contre le vol de son autodétermination », disait Chokwe
Lumumba, ancien maire de Jackson, dans le Mississippi, et il avait raison. Il y
a certainement de bonnes raisons d'avoir un réseau électrique, et nous ne
voulons pas qu'il se détériore, mais l'un des aspects positifs de la résilience
locale est qu'elle vous place dans une bien meilleure position pour négocier
avec ceux qui pourraient vouloir vous couper l'accès à l'électricité (nous
pensons notamment à Detroit).
Le solarpunk s'inspire de l'idéal du fermier yeoman de
Jefferson, de l'idéal swadeshi de Gandhi et de la Marche du sel qui s'ensuivit,
ainsi que d'innombrables autres traditions de dissidence innovante. (Pour ce
que ça vaut, Gandhi et Jefferson étaient tous deux des inventeurs.)
L'esthétique visuelle du solarpunk est ouverte et en
constante évolution. À l'heure actuelle, elle est un mélange des éléments
suivants :
-La vie à l'époque du navire à voile et de la conquête
de l'Ouest dans les années 1800 (mais avec plus de vélos) ;
-La réutilisation créative des infrastructures
existantes (parfois post-apocalyptiques, parfois étranges) ;
-L'innovation de type « jugaad » issue des pays en
développement ;
-Des technologies de pointe avec des résultats simples
et élégants ;
Évidemment, plus on s'avance dans le futur, plus on
peut se permettre d'être ambitieux. À long terme, le solarpunk reprend les
images que nous ont transmises les blogs écologistes et les développe
davantage, plus longtemps et plus profondément. Imaginez des permaculteurs qui
pensent à l'échelle du temps d'une cathédrale. Imaginez des systèmes
d'irrigation en terrasses qui servent également d'ordinateurs fluidiques.
Contemplez la vie d'un agent du Département de la remise en état des terres qui
gère une région peu peuplée du sud-ouest américain consacrée à la collecte
d'énergie solaire et au stockage par pompage. Imaginez que les « villes
intelligentes » soient abandonnées au profit d'une citoyenneté intelligente.
Tumblr s'est enflammé la semaine dernière à la suite
de cette publication imaginant une forme de solarpunk avec une esthétique Art
nouveau inspirée des jardins édouardiens, qui est magnifique et me rappelle
Miyazaki. Il y a quelque chose de charmant dans la façon dont cela réagit
contre les visions mainstream d'un futur moderniste trop lisse, propre et blanc
à la iPod. Le solarpunk est un futur à visage humain et aux oreilles sales.
-Adam Flynn, « Solarpunk : Notes toward a manifesto » 4
septembre, 2014.
***
« Au cours des dix dernières années, de nombreuses personnes ont écrit sur le solarpunk, principalement après 2014.
Ce genre n'est pas encore clairement défini.
Ce manifeste solarpunk est une réadaptation créative
des idées sur le solarpunk écrites par de nombreuses personnes. Ces idées se
trouvent principalement dans Solarpunk : a reference guide [...] et dans
Solarpunk : Notes towards a Manifesto, d'Adam Flynn.
Le solarpunk est un mouvement dans les domaines de la
fiction spéculative, de l'art, de la mode et de l'activisme qui cherche à
répondre à la question « À quoi ressemble une civilisation durable et comment y
parvenir ? » et à l'incarner.
L'esthétique du solarpunk allie le pratique au beau,
le bien conçu au vert et luxuriant, le lumineux et coloré au terreux et solide.
Le solarpunk peut être utopique, simplement optimiste
ou préoccupé par les difficultés rencontrées sur la voie vers un monde
meilleur, mais il n'est jamais dystopique. Alors que notre monde est en proie à
des calamités, nous avons besoin de solutions, pas seulement d'avertissements.
Des solutions pour prospérer sans combustibles
fossiles, pour gérer équitablement la pénurie réelle et partager l'abondance au
lieu de soutenir une pénurie et une abondance factices, pour être plus
bienveillants les uns envers les autres et envers la planète que nous
partageons.
Le solarpunk est à la fois une vision de l'avenir, une
provocation réfléchie, un mode de vie et un ensemble de propositions
réalisables pour y parvenir.
Nous sommes des solarpunks parce que l'optimisme nous
a été enlevé et que nous essayons de le récupérer.
Nous sommes des solarpunks parce que les seules autres
options sont le déni ou le désespoir.
Au fond, le solarpunk est une vision d'un avenir qui
incarne le meilleur de ce que l'humanité peut accomplir : un monde
post-pénurie, post-hiérarchie, post-capitaliste où l'humanité se considère
comme faisant partie intégrante de la nature et où l'énergie propre remplace
les combustibles fossiles.
Le terme « punk » dans Solarpunk fait référence à la
rébellion, à la contre-culture, au post-capitalisme, au décolonialisme et à
l'enthousiasme. Il s'agit d'aller dans une direction différente de celle du
courant dominant, qui prend de plus en plus une tournure inquiétante.
Solarpunk est autant un mouvement qu'un genre : il ne
s'agit pas seulement d'histoires, mais aussi de la manière dont nous pouvons y
parvenir.
Le solarpunk englobe une diversité de tactiques : il
n'y a pas une seule bonne façon de faire du solarpunk. Au contraire, diverses
communautés à travers le monde adoptent ce nom et ces idées, et construisent de
petits nids de révolution autosuffisante.
Le solarpunk offre une nouvelle perspective précieuse,
un paradigme et un vocabulaire permettant de décrire un avenir possible. Au
lieu d'embrasser le rétrofuturisme, le solarpunk se tourne entièrement vers
l'avenir. Pas un avenir alternatif, mais un avenir possible.
[...]
Le solarpunk met l'accent sur la durabilité
environnementale et la justice sociale.
Le solarpunk consiste à trouver des moyens de rendre
la vie plus merveilleuse pour nous aujourd'hui, mais aussi pour les générations
qui nous succéderont.
[...] Le solarpunk reconnaît l'influence historique
que la politique et la science-fiction ont eue l'une sur l'autre.
Le solarpunk considère la science-fiction non
seulement comme un divertissement, mais aussi comme une forme d'activisme.
Le solarpunk veut contrer les scénarios d'une Terre
mourante, d'un fossé insurmontable entre riches et pauvres, et d'une société
contrôlée par les entreprises. Pas dans des centaines d'années, mais pour un
horizon à portée de main.
Le solarpunk, c'est la culture créative des jeunes,
les solutions locales, les réseaux énergétiques locaux, les moyens de créer des
systèmes fonctionnant de manière autonome. C'est aimer le monde.
La culture solarpunk englobe toutes les cultures,
religions, capacités, sexes, genres et identités sexuelles.
Le solarpunk est l'idée selon laquelle l'humanité
parvient à une évolution sociale qui ne se limite pas à la simple tolérance,
mais qui englobe une compassion et une acceptation plus larges.
L'esthétique visuelle du solarpunk est ouverte et en
constante évolution. À l'heure actuelle, elle est un mélange des éléments
suivants :
La vie à l'époque de la voile et de la conquête de
l'Ouest dans les années 1800 (mais avec plus de vélos) […]
Le solarpunk se déroule dans un futur construit selon
les principes du nouvel urbanisme ou du nouveau piétonnisme et de la durabilité
environnementale. Le solarpunk envisage
un environnement bâti de manière créative et adapté au bénéfice du soleil,
entre autres, à l'aide de différentes technologies. L'objectif est de
promouvoir l'autosuffisance et de vivre dans les limites naturelles.
Dans le solarpunk, nous avons pris le recul nécessaire
pour mettre fin à la lente destruction de notre planète. Nous avons appris à
utiliser la science à bon escient, pour améliorer nos conditions de vie en tant
que partie intégrante de notre planète. Nous ne sommes plus dépendants de la
technologie, mais nous l'utilisons pour améliorer notre vie.
Nous ne sommes plus des seigneurs. Nous sommes des
gardiens. Nous sommes des jardiniers.
Le solarpunk :
-est diversifié
-permet la coexistence de la spiritualité et de la
science
-est beau
-peut devenir réalité. Maintenant. »
Tout cela est intéressant, mais je ne peux pas m’empêcher d’y trouver, par rapport au cyberpunk originel, l’expression d’une certaine naïveté typique de gauche. Car en fin de compte il ne s’agit ni plus ni moins que de retomber sur le très vieux genre de l’utopie. Un des classiques du genre s’appelle justement… La Cité du Soleil. Cela ne s’invente pas !
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