jeudi 13 mars 2025

Entre Descartes et Fichte. Le moment solipsiste de l’idéalisme moderne

"C'est un fait assez peu connu, même en France, que l'idéalisme moderne est d'origine essentiellement française." (p.335)

"Selon les célèbres tropes des anciens sceptiques que nous a relatés Sextus Empiricus, tout philosophe dogmatique est obligé, pour commencer, d'ériger en premier principe une proposition arbitraire, une hypothèse plus ou moins gratuite. Car s'il voulait ne rien laisser indémontré, la démonstration de toute proposition s'appuyant nécessairement sur une autre, il se verrait acculé à une régression à l'infini.

S'il y a eu un philosophe qui a su éviter l'écueil en question, c'est certainement Descartes. En poussant son doute méthodique plus loin que ne l'avait fait aucun sceptique, jusqu'à l'hypothèse d'un génie malin qui nous tromperait alors même que nous croyons avoir acquis la certitude, il aboutit à une proposition inébranlable n'ayant besoin d'être appuyée sur aucune autre. Me trompe qui pourra, moi qui me trompe, qui doute, qui affirme, qui nie, je suis, j'existe.

Il va de soi que, dans ses déductions ultérieures, Descartes n'a pas pu se maintenir à la hauteur indubitable de son premier principe, et que pour aller plus loin et atteindre les bases du dualisme ou du réalisme traditionnel, vers lequel il aspirait, pour déduire du Cogito l'existence de Dieu et du monde des créatures, tant matérielles que spirituelles, il a été obligé de verser dans des considérations d'une valeur plus douteuse, parfois même frisant le paralogisme.

De sorte que, chez lui, le fondement domine -du moins au point de vue certitude- sur l'ensemble du système ; alors que chez les autres philosophes c'est plutôt le contraire : un bel édifice, mais qui manque de fondement." (p.308)

"Fénelon, dans le deuxième chapitre de la seconde partie du Traité de l'existence de Dieu, fait particulièrement ressortir le moment solipsiste contenu dans le Cogito. « Je conçois, dit-il, ce que j'appelle moi, qui pense, et à qui je donne le nom d'esprit. Hors de moi je ne connais encore rien ; je ne sais s'il y a d'autres esprits que le mien, ni s'il y a des corps. » Et, plus loin, ce passage souvent cité : « Non seulement tous ces corps qu'il me semble apercevoir, tant le mien que les autres, mais encore tous les esprits qui paraissent en société avec moi, qui me communiquent leurs pensées, et qui sont attentifs aux miennes ; tous ces êtres, dis-je, peuvent n'avoir rien de réel, et n'être qu'une pure illusion qui se passe tout entière au dedans de moi seul : peut-être suis-je moi seul toute la nature." (pp.308-309)

"Les historiens plus récents du malebranchisme paraissent faire peu de cas précisément des tendances idéalistes de cette philosophie ; et ce pour la simple raison que Malebranche n'a pas, quand même, abouti à l'immatérialisme, qu'il est resté, au contraire, persuadé de l'existence des choses matérielles. Ceci est certainement juste. Mais ce qui est plus important, c'est que, malgré sa croyance personnelle à l'existence d'un monde corporel, il a créé un système où celui-ci ne joue aucun rôle, où son admission, l'admission d'une matière, par définition (seul l'idéal, selon lui, étant intelligible) invisible, inintelligible et inefficace, se révèle comme étant complètement superflue. Dieu, chez lui déjà, comme plus tard chez Berkeley, remplace entièrement le monde extérieur. Dieu et notre âme, les idées que nous voyons en Dieu, ou dans l'étendue idéale et intelligible appartenant à son essence, et les sentiments ou sensations qu'il produit en nous, sans d'ailleurs les éprouver lui-même, voilà les seuls éléments." (p.309)

"Nos sensations, que Malebranche appelle parfois (improprement) des idées obscures et confuses [...] nous incitent à croire que les corps existent. Or, les sens, dont la valeur n'est que biologique, ne sont pas là pour nous apprendre la vérité. Et c'est pourquoi Dieu ne serait pas trompeur, si les corps n'existaient pas, car alors nous ne serions abusés que par les sens, qui nous abusent toujours, et non par l'entendement, exclusivement orienté vers les essences. « Pourquoi, c'est ainsi qu'il s'exclame dans le VIe Éclaircissement, l'un des principaux monuments de l'histoire de l'idéalisme moderne, nous trompons-nous dans les jugements que nous formons sur les qualités sensibles, sur la grandeur, la figure et le mouvement des corps, si ce n'est que nous suivons une impression semblable à celle qui nous porte à croire qu'il y a des corps ? Ne voyons-nous pas que le feu est chaud, que la neige est blanche, que le soleil est tout éclatant de lumière ? Ne voyons-nous pas que les qualités sensibles, aussi bien que les corps, sont hors de nous ?... Quelle raison avons-nous de juger qu'outre les corps intelligibles que nous voyons il y a encore d'autres que nous regardons ? C'est pourquoi, conclut-il, nous devons nous borner à octroyer aux corps la seule réalité intelligible, que plus tard on dénomma empirique : Ainsi, lorsque nous voyons des corps, jugeons seulement que nous en voyons, et que ces corps visibles ou intelligibles existent actuellement. Mais pourquoi jugeons-nous positivement qu'il y a en dehors un monde matériel, semblable au monde intelligible que nous voyons ? »" (p.314)

"Malebranche se voit forcé d'admettre qu'il n'y a pas et ne peut y avoir de preuve certaine, de véritable démonstration en leur faveur, aucune chose créée ne renfermant l'existence dans son essence." (p.315)

"Pourquoi reste-t-il, dans son for intérieur [...] un réaliste ou « matérialiste » convaincu et repousse avec énergie la conclusion que devaient puiser dans son œuvre les idéalistes anglais ? [...]
Ce n'est que la foi, c'est l'autorité de l'Écriture, qui nous oblige à croire que Dieu a effectivement créé des corps." (pp.314-315)

"Dans le dernier chapitre de son livre Des vraies el des fausses idées, [Arnauld] produit huit arguments devant démontrer, conformément à Descartes et contrairement à Malebranche, que Dieu serait trompeur si les corps n'existaient pas. [...] Voici, par exemple, le troisième de ses arguments : « J'ai cru voir une infinité de fois des hommes qui me parlaient, dont les uns m'ont paru dire de fort bonnes choses, et d'autres de fort mauvaises... car il y en avait même qui m'eussent porté à croire qu'il n'y a point de Dieu. Or, je suis bien aussuré que ces pensées ne venaient point de moi, puisque j'en avais beaucoup d'horreur ; il faudrait donc qu'elles fussent de Dieu qui m'aurait parlé intérieurement en la place des personnes que je croyais me parler extérieurement. Or, l'idée que j'ai de l'Etre parfait ne souffre point qu'on lui attribue une conduite si indigne de sa bonté ; donc je dois regarder comme impossible la supposition qu'il n'y ait que Dieu et mon esprit. » (p.316)

"Wolff, dans ses Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen publiés en 1719, parle déjà de toute une secte d' « égoïstes », ces idéalistes extrêmes qui, à la différence des idéalistes « pluralistes », ne reconnaissent que « je suis ». De même G. M. Pfafî, théologien de Tubingue, qui consacre un article entier à ce nouveau phénomène […] (De egoismo, nova haeresi philosophica, 1722)." (p.319)

"La conception, esquissée ci-dessus, d'un moi créateur de ses objets, se trouve encore une fois condensée dans la définition que Brunet donne du moi au début de sa revue Progrès de Médecine, datant de 1709, et qui résume probablement les considérations qu'il avait développées dans son Projet d'une nouvelle métaphysique.

L'âme ou le moi, y dit-il, doit être considéré « comme une lumière d'intelligence et de sentiment, qui s'éclaire intimement elle-même et qui, connaissant par conscience tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle opère et tout ce qui se passe en elle, se rend toutes choses intelligibles et sensibles dans les idées et les modifications qu'elle se donne par tous ces actes directs et réfléchis, émanés d'elle vers elle-même, suivant les diverses impressions qui se font dans sa propre essence. Toute apercevante et toute aperçue ; s'apercevant à l'infini, en qui seule, comme individuelle, elle borne toutes ses vues et ses désirs, et trouve sa vérité et son bien, parce qu'elle est entièrement semblable à elle seule pour pouvoir s'y représenter absolument, s'y conformer ou s'y identifier, et parfaitement proportionnée pour s'y accommoder, y convenir et s'y complaire uniquement. »

Il va sans dire que cette définition quasi-fichtéenne a dû paraître étrange aux rares contemporains de notre philosophe qui en prirent connaissance." (p.322)

"Le premier argument que Bayle développe en faveur de l'impossibilité d'une matière existant formellement ou actuellement se trouve dans la première partie de la remarque G, intitulée : Objections contre l'existence de l'étendue. Cet argument ne représente rien moins qu'une anticipation déjà fort nette de la deuxième antinomie kantienne. En la lisant, nous assistons donc à la naissance d'une théorie dont les répercussions philosophiques devaient être prodigieuses. « Il n'y a point d'étendue, argue Bayle, donc il n'y a point de mouvement. La conséquence est bonne... la difficulté n'est donc qu'à prouver qu'il n'y a point d'étendue. Voici ce qu'aurait pu dire Zénon. L'étendue ne peut être composée ni de points mathématiques, ni d'atomes, ni de parties divisibles à l'infini ; donc son existence est impossible. La conséquence paraît certaine, puisqu'on ne saurait concevoir que ces trois manières de composition dans l'étendue ; il ne s'agit donc que de prouver l'antécédant.

Peu de paroles nous suffiront à l'égard des points mathématiques, car les esprits les moins pénétrants peuvent connaître avec la dernière évidence, s'ils y font un peu attention, que plusieurs néants d'étendue joints ensemble ne feront jamais une étendue... Il n'est pas moins impossible ou inconcevable qu'il [le continu] soit composé des atomes d'Épicure, c'est-à-dire de corpuscules étendus et indivisibles... La divisibilité à l'infini est l'hypothèse qu'Aristote a embrassée ; et c'est celle de presque tous les professeurs en philosophie, dans toutes les universités, depuis plusieurs siècles. Ce n'est pas qu'on la comprenne, ou que l'on puisse répondre aux objections ; mais c'est qu'ayant compris manifestement l'impossibilité des points, soit mathématiques soit physiques, on n'a trouvé que ce seul parti à prendre. »

Et il conclut avec force : « Un zénoniste pourrait dire à ceux qui choisissent l'une de ces trois hypothèses : vous ne raisonnez pas bien, vous vous servez de ce syllogisme disjonctif : Le continu est composé de points mathématiques, ou de points physiques, ou de parties divisibles à l'infini. Or, il n'est composé ni de - ni de - , donc il est composé de - . Le défaut de votre raisonnement n'est point dans la forme, mais dans la matière ; il faudrait abandonner votre syllogisme disjonctif, et employer ce syllogisme hypothétique : Si l'étendue existait, elle serait composée ou de points mathématiques, ou de points physiques, ou de parties divisibles à l'infini. Or, elle n'est composée ni de points mathématiques, ni de points physiques, ni de parties divisibles à l'infini. Donc elle n'existe point. Il n'y a aucun défaut dans la forme de ce syllogisme. [...] La conséquence est donc nécessaire, pourvu que la mineure soit véritable. Or, il ne faut que considérer les arguments dont ces trois sectes s'accablent les unes les autres, et les comparer avec les réponses, il ne faut, dis-je, que cela pour voir manifestement la vérité de la mineure. Chacune de ces trois sectes, quand elle ne fait qu'attaquer, triomphe, ruine, terrasse, mais à son tour elle est terrassée et abîmée, quand elle se tient sur la défensive. »

Kant se souviendra de cette dernière constatation de Bayle (dont il connaissait assurément les écrits, et surtout le Dictionnaire, l'un des ouvrages philosophiques les plus en vogue au XVIIIe siècle), lorsqu'il dira à propos des antinomies : « Ces assertions captieuses ouvrent donc un champ de luttes dialectiques où chaque parti maintient le dessus quand il lui est permis de prendre l'offensive, et se trouve immanquablement vaincu quand il est obligé de se défendre seulement » (pp.323-325)

"Vers la fin du XVII siècle et au début du XVIIIe la philosophie de Malebranche jouissait d'une grande réputation en Angleterre." (p.328)

" [Berkeley] se montre aussi peu équitable envers ses prédécesseurs idéalistes que le fut, plus tard, Kant envers les siens, et notamment à l'endroit de Berkeley lui-même. Certes, le rationalisme et l'universalisme de Malebranche sont à l'opposé du sensualisme et du nominalisme berkeleyens. Il est vrai également que le philosophe de l'Oratoire n'a pas osé, pour des raisons que nous avons tâché d'élucider, aller jusqu'au bout et embrasser la thèse immatérialiste. Mais tout cela n'empêche pas qu'en matière de métaphysique, la doctrine de Berkeley ne ressemble fort, voire ne soit presque identique, à celle de Malebranche." (p.332)

"A propos des deux premières antinomies, Kant reproduit presque textuellement le raisonnement de Collier, et ce en omettant, tout comme celui-ci au sujet de Bayle, d'indiquer sa source." (p.330)

-Lewis Robinson, "Le « Cogito » cartésien et l'origine de l'idéalisme moderne", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 123, No. 5/8 (MAI-AOUT. 1937), pp.307-335.

2 commentaires:

  1. On aurait également pu citer Schopenhauer dans la lignée des grands philosophes idéalistes modernes. Tout cela repose sur le refus de la scolastique, et par-delà, de l'aristotélisme.

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    1. En effet, Schopenhauer considère que l'idéalisme sous sa forme la plus extrême (solipsisme) est irréfutable.

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