Cette lecture n’est pas fausse, mais peut être
insuffisante." (pp.16-17)
"La réponse de Sextus consiste à séparer, pour
ainsi dire, le circuit de l’action de celui de la connaissance. Le phénomène,
ce qui m’apparaît, constitue un critère d’action sans que j’aie à me demander
de manière dogmatique si ce qui apparaît est une qualité réelle de l’objet de
ma représentation. Et selon Sextus, non seulement c’est en vertu de ce circuit
que l’action du sceptique est possible, mais c’est aussi ce qui se passe dans
la vie quotidienne [...] À chaque fois, selon Sextus, nous avons affaire à des
situations où l’action ne sollicite pas une représentation théorique de ce
qu’il faut faire –ce qu’on pourrait appeler un principe–, mais une réponse
pratique liée à la représentation phénoménale de la situation ainsi qu’à
l’observation des solutions trouvées par les hommes pour répondre à ces
situations." (pp.18-19)
"En ce qui concerne la tradition des lois et des
coutumes, Sextus choisit l’exemple de la piété. L’enjeu est de montrer que,
même si le sceptique doute de l’existence des dieux au sens où il n’affirme ni
ne nie leur existence, il ne remet pas en cause l’ensemble des attitudes
communes qui constituent le fait religieux dans une communauté, et notamment la
piété. Sans pour autant croire que les dieux existent (ou qu’ils n’existent
pas) le sceptique agit de la même façon que les croyants." (p.19)
"Sextus dit d’ailleurs à ce sujet « sans doute
se trouvera-t-il [le sceptique] plus en sécurité que les autres philosophes
»." (note 1 p.20)
"C’est précisément parce que le sceptique est
conscient de la relativité des lois et des coutumes qu’il peut agir en suivant
ses propres lois et coutumes sans y adhérer, tout du moins sans considérer
qu’elles sont justes. Le 10e trope lui permet de se rapporter à la loi et à la
coutume comme un simple phénomène sans chercher derrière lui une valeur
absolue. Il y a à ce niveau le même rapport avec la loi et la coutume qu’avec
le phénomène : il faut faire le départ entre le phénomène et le jugement que
l’on porte sur le rapport de ce phénomène à la réalité. De la même manière en
ce qui concerne les normes d’action constituées par les lois et les coutumes,
le sceptique se trouve dans la situation suivante : en tant que citoyen ou
membre de telle communauté culturelle, le sceptique ne peut pas ne pas avoir
certaines émotions morales liées à des jugements de valeur produits par son
milieu culturel. Ces émotions sont de l’ordre du phénomène : elles s’imposent à
nous de la même manière que le miel nous apparaît (dans certaines conditions)
doux et sucré. Grâce à ces phénomènes, non seulement l’action est possible,
mais plus encore, l’inclusion du sceptique dans une communauté avec des règles
communes est possible. Il est même possible d’imaginer, à rebours de la lecture
conformiste, une certaine forme d’engagement propre au sceptique à partir des
valeurs qu’il reçoit de la communauté dans laquelle il vit. Sextus en
témoigne d’ailleurs lui-même lorsqu’il dit « nous » pour désigner des jugements
de valeurs sur certaines pratiques : « pour la plupart d’entre nous il est
illégitime de teindre de sang humain l’autel d’un dieu »." (p.21)
"Par le contact des parents, d’un environnement
social, et même de discours, nous apprenons des normes d’actions sans pour
autant avoir à les théoriser. Nous commençons par faire avant de penser, et nos
sentiments moraux et politiques proviennent d’abord de ce
sol-là." (p.22)
"Cette nouvelle logique d’action ne permet donc
pas de dire –comme le sous-entend l’objection morale– que le sceptique obéira.
Elle ne permet pas non plus de dire qu’il désobéira : elle consiste précisément
à montrer que la réponse à ce type de situation ne peut pas être donnée a priori, et cela pour plusieurs
raisons. De manière générale parce que, comme nous l’avons dit, la règle de «
la tradition des lois et des coutumes », n’est en réalité pas une règle mais
une description du déroulement de l’action. À la limite peut-on inférer de la
formule « faire quelque chose de défendu » que le sceptique choisira plutôt de
désobéir s’il se fie uniquement aux « lois nationales ». Mais en réalité la
situation est plus complexe que cela : l’ordre du tyran met en conflit des
déterminations pathologiques, comme dirait Kant, (« la conduite de la nature »)
avec les lois et les coutumes. Rien ne permet de dire quel sera le
processus du choix ; tout se passe donc comme si l’analyse de l’action
selon Sextus consistait avant tout à supprimer l’étape philosophique ou
dogmatique pour dévoiler un autre fonctionnement propre à la vie
quotidienne." (p.27)
"Aucun choix n’est juste ou injuste
indépendamment d’une situation ; et le scepticisme propose de ne pas ajouter au
problème de départ celui de savoir si ce qui a été choisi est bien par nature.
Cet aspect critique des prétentions de la philosophie morale à produire des
principes qui guideraient une politique, en faisant ressortir la dimension
empirique, situationnelle de la vie commune et plus particulièrement de la vie
politique met donc la philosophie en dehors de la politique. Et on peut se
demander dans quelle mesure ce geste libérateur n’est pas en lui-même créateur
: il rend possible la philosophie politique dans une certaine mesure, un peu
comme la critique sceptique du dogmatisme rend possible la science
empirique." (p.29)
-Stéphane Marchand, « Du scepticisme en politique. Le
cas de Sextus Empiricus », Éthique, politique, religions, n° 5,
2014 – 2, Scepticismes en politique, p. 15-30.
PS : La seconde attitude décrite pourrait se
résumer à la maxime « fais comme tu le sens » (un sentiment dont on
ne devrait même pas dire qu’il est produit par la vie en société, puisque cela
reviendrait à introduire l’idée de causalité, qui dépasse la
présentation phénoménale de l’émotion…).
On conviendra qu’un tel précepte est des plus indigents pour affronter nos problèmes moraux (c'est-à-dire des situations de tensions émotionnelles et cognitives entre plusieurs possibilités, qui renvoie d'ailleurs au caractère inévitablement conflictuel de la vie dans un régime politique)… Le scepticisme aboutit à dissocier la moralité de la rationalité ; l’action est livrée à l’arbitraire du ressenti individuel…
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