Comment le corps, réalité biologique, peut-il être un objet d'étude pour la sociologie et les sciences sociales ? Comment les sociétés humaines se différencient-elles dans l'éducation des corps et leurs usages ? Voici des questions étonnantes auxquelles réfléchit l'anthropologue Marcel Mauss dans cet article fondateur.
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"Je dis bien les techniques du corps parce qu'on peut faire la théorie de la technique du corps à partir d'une étude, d'une exposition, d'une description pure et simple des techniques du corps. J'entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. En tout, il faut procéder du concret à l'abstrait, et non pas inversement." (p.365)
"Quand une science naturelle fait des progrès,
elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens
de l'inconnu. Or, l'inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les
professeurs « se mangent entre eux », comme dit Goethe (je dis mange, mais
Gœthe n'est pas si poli). C'est généralement dans ces domaines mal partagés que
gisent les problèmes urgents. Ces terres en friche portent d'ailleurs une
marque. Dans les sciences naturelles telles qu'elles existent, on trouve
toujours une vilaine rubrique. Il y a toujours un moment où la science de
certains faits n'étant pas encore réduite en concepts, ces faits n'étant pas
même groupés organiquement, on plante sur ces masses de faits le jalon
d'ignorance : « Divers ». C'est là qu'il faut pénétrer. On est sûr que c'est là
qu'il y a des vérités à trouver : d'abord parce qu'on sait qu'on ne sait pas, et
parce qu'on a le sens vif de la quantité de faits.
Pendant de nombreuses années, dans mon cours
d'Ethnologie descriptive, j'ai eu à enseigner en portant sur moi cette disgrâce
et cet opprobre de « divers » sur un point où cette rubrique « Divers », en
ethnographie, était vraiment hétéroclite. Je savais bien que la marche, la
nage, par exemple, toutes sortes de choses de ce type sont spécifiques à des
sociétés déterminées ; que les Polynésiens ne nagent pas comme nous, que ma
génération n'a pas nagé comme la génération actuelle nage. Mais quels
phénomènes sociaux étaient-ce ? C'étaient des phénomènes sociaux « divers »,
et, comme cette rubrique est une horreur, j'ai souvent pensé à ce « divers »,
au moins chaque fois que j'ai été obligé d'en parler, et souvent entre temps.
Excusez-moi si, pour former devant vous cette notion
de techniques du corps, je vous raconte à quelles occasions j'ai poursuivi et
comment j'ai pu poser clairement le problème général. Ce fut une série de
démarches consciemment et inconsciemment faites.
D'abord, en 1898, j'ai été lié à quelqu'un dont je
connais bien encore les initiales, mais dont je ne me souviens plus du nom.
J'ai eu la paresse de le rechercher. C'était lui qui rédigeait un excellent
article sur la « Nage » dans l'édition de la British Enclyclopaedia de 1902, alors en cours. (Les articles «
Nage » des deux éditions qui ont suivi sont devenus moins bons.) Il m'a montré
l'intérêt historique et ethnographique de la question. Ce fut un point de
départ, un cadre d'observation. Dans la suite -je m'en apercevais moi-même -,
j'ai assisté au changement des techniques de la nage, du vivant de notre
génération. Un exemple va nous mettre immédiatement au milieu des choses :
nous, les psychologues, comme les biologistes et comme les sociologues.
Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous
apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir
dans l'eau. Aujourd'hui la technique est inverse. On commence tout
l'apprentissage en habituant l'enfant à se tenir dans l'eau les yeux ouverts.
Ainsi, avant même qu'ils nagent, on exerce les enfants surtout à dompter des
réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant tout
avec l'eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on sélectionne
des arrêts et des mouvements. Il y a donc une technique de la plongée et une
technique de l'éducation de la plongée qui ont été trouvées de mon temps. Et
vous voyez qu'il s'agit bien d'un enseignement technique et qu'il y a, comme pour
toute technique, un apprentissage de la nage. D'autre part, notre génération,
ici, a assisté à un changement complet de technique : nous avons vu remplacer
par les différentes sortes de crawl
la nage à brasse et à tête hors de l'eau. De plus, on a perdu l'usage d'avaler
de l'eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps,
comme des espèces de bateaux à vapeur. C'était stupide, mais enfin je fais
encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique. Voilà donc une
technique du corps spécifique, un art gymnique perfectionné de notre temps.
Mais cette spécificité est le caractère de toutes les
techniques. Un exemple : pendant la guerre j'ai pu faire des observations
nombreuses sur cette spécificité des techniques. Ainsi celle de bêcher. Les
troupes anglaises avec lesquelles j'étais ne savaient pas se servir de bêches
françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division quand nous
relevions une division française, et inversement. Voilà à l'évidence comment un
tour de main ne s'apprend que lentement. Toute technique proprement dite à sa
forme. Mais il en est de même de toute attitude du corps. Chaque société a ses
habitudes bien à elle. Dans le même temps j'ai eu bien des occasions de
m'apercevoir des différences d'une armée à l'autre. Une anecdote à propos de la
marche. Vous savez tous que l'infanterie britannique marche à un pas différent
du nôtre : différent de fréquence, d'une autre longueur. [...]
Une sorte de révélation me vint à l'hôpital. J'étais
malade à New York. Je me demandais où j'avais déjà vu des demoiselles marchant
comme mes infirmières. J'avais le temps d'y réfléchir. Je trouvai enfin que
c'était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la
fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles
marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce
au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C'était une idée que je pouvais
généraliser. La position des bras, celle des mains pendant qu'on marche
forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais
quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement
psychiques. Exemple : je crois pouvoir reconnaître aussi une jeune fille
qui a été élevée au couvent. Elle marche, généralement, les poings fermés. Et
je me souviens encore de mon professeur de troisième m'interpellant : « Espèce
d'animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes ! » Donc il existe
également une éducation de la marche.
Autre exemple : il y a des positions de la main, au
repos, convenables ou inconvenantes. Ainsi vous pouvez deviner avec sûreté, si
un enfant se tient à table les coudes au corps et, quand il ne mange pas, les
mains aux genoux, que c'est un Anglais. Un jeune Français ne sait plus se
tenir: il a les coudes en éventail : il les abat sur la table, et ainsi de
suite. En fin, sur la course, j'ai vu aussi, vous avez tous vu, le changement
de la technique. Songez que mon professeur de gymnastique, sorti un des
meilleurs de Joinville, vers 1860, m'a appris à courir les poings au corps :
mouvement complètement contradictoire à tous les mouvements de la course ; il a
fallu que je voie les coureurs professionnels de 1890 pour comprendre qu'il
fallait courir autrement.
J'ai donc eu pendant de nombreuses années cette notion
de la nature sociale de l' « habitus ». Je vous prie de remarquer que
je dis en bon latin, compris en France, « habitus
». Le mot traduit, infiniment mieux qu' « habitude », l' « exis », l' « acquis » et la « faculté » d'Aristote (qui était un
psychologue). Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette « mémoire »
mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses. Ces «
habitudes » varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations,
elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les
modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l'ouvrage de la raison
pratique collective et individuelle, là où on ne voit d'ordinaire que l'âme et
ses facultés de répétition.
Ainsi tout me ramenait un peu à la position que nous
sommes ici, dans notre Société, un certain nombre à avoir prise, à l'exemple de
Comte : celle de Dumas, par exemple, qui, dans les rapports constants entre le
biologique et le sociologique, ne laisse pas très grande place à
l'intermédiaire psychologique. Et je conclus que l'on ne pouvait avoir une vue
claire de tous ces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas
intervenir une triple considération au lieu d'une unique considération, qu'elle
soit mécanique et physique, comme une théorie anatomique et physiologique de la
marche, ou qu'elle soit au contraire psychologique ou sociologique. C'est le
triple point de vue, celui de « l'homme total », qui est nécessaire. Enfin une autre
série de faits s'imposait. Dans tous ces éléments de l'art d'utiliser le corps
humain les faits d'éducation dominaient. La notion d'éducation pouvait se
superposer à la notion d'imitation. Car il y a des enfants en particulier qui
ont des facultés très grandes d'imitation, d'autres de très faibles, mais tous
passent par la même éducation, de sorte que nous pouvons comprendre la suite
des enchaînements. Ce qui se passe, c'est une imitation prestigieuse.
L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi et qu'il a vu réussir par
des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L'acte
s'impose du dehors, d'en haut, fût-il un acte exclusivement biologique,
concernant son corps. L'individu emprunte la série des mouvements dont il est
composé à l'acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. C'est
précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l'acte
ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l'individu imitateur, que se trouve
tout l'élément social. Dans l'acte imitateur qui suit se trouvent tout
l'élément psychologique et l'élément biologique. Mais le tout, l'ensemble est
conditionné par les trois éléments indissolublement mêlés.
Tout ceci se rattache facilement à un certain nombre
d'autres faits. Dans un livre d'Elsdon Best, parvenu ici en 1925, se trouve un
document remarquable sur la façon de marcher de la femme Maori
(Nouvelle-Zélande). (Ne dites pas que ce sont des primitifs, je les crois sur
certains points supérieurs aux Celtes et aux Germains.) « Les femmes indigènes adoptent un certain « gait » (le mot anglais
est délicieux) : à savoir un balancement
détaché et cependant articulé des hanches qui nous semble disgracieux, mais qui
est extrêmement admiré par les Maori. Les mères dressaient (l'auteur dit «
drill ») leurs filles dans cette façon de
faire qui s'appelle l' « onioi ». J'ai
entendu des mères dire à leurs filles [je traduis] : « toi tu ne fais pas l'onioi », lorsqu'une petite fille négligeait de
prendre ce balancement (The Maori,
1, p. 408-9, cf. p. 135). C'était une façon acquise, et non pas une façon
naturelle de marcher. En somme, il n'existe peut-être pas de « façon naturelle
» chez l'adulte. A plus forte raison lorsque d'autres faits techniques
interviennent : pour ce qui est de nous, le fait que nous marchons avec des
souliers transforme la position de nos pieds ; quand nous marchons sans
souliers, nous le sentons bien." (pp.365-370)
"Nous avons fait, et j'ai fait pendant plusieurs
années l'erreur fondamentale de ne considérer qu'il y a technique que quand
il y a instrument. Il fallait revenir à des notions anciennes, aux données
platoniciennes sur la technique, comme Platon parlait d'une technique de la
musique et en particulier de la danse, et étendre cette notion.
J'appelle technique un acte traditionnel efficace (et
vous voyez qu'en ceci il n'est pas différent de l'acte magique, religieux,
symbolique). Il faut qu'il soit traditionnel et efficace. Il n'y a pas de
technique et pas de transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi
l'homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses
techniques et très probablement par leur transmission orale.
Donnez-moi donc la permission de considérer que vous
adoptez mes définitions. Mais quelle est la différence entre l'acte
traditionnel efficace de la religion, l'acte traditionnel, efficace,
symbolique, juridique, les actes de la vie en commun, les actes moraux d'une
part, et l'acte traditionnel des techniques d'autre part ? C'est que celui-ci
est senti par l'auteur comme un acte d'ordre mécanique, physique ou
physico-chimique et qu'il est poursuivi dans ce but.
Dans ces conditions, il faut dire tout simplement :
nous avons affaire à des techniques du corps. Le corps est le premier et le
plus naturel instrument de l'homme. Ou plus exactement, sans parler
d'instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps
moyen technique, de l'homme, c'est son corps. Immédiatement, toute cette grande
catégorie de ce que, en sociologie descriptive, je classais comme « divers »
disparaît de cette rubrique et prend forme et corps : nous savons où la ranger.
Avant les techniques à instruments, il y a l'ensemble
des techniques du corps. Je n'exagère pas l'importance de ce genre de travail,
travail de taxinomie psycho-sociologique. Mais c'est quelque chose : l'ordre
mis dans des idées, là où il n'y en avait aucun. Même à l'intérieur de ce
groupement de faits, le principe permettait un classement précis. Cette
adaptation constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand
nous buvons) est poursuivie dans une série d'actes montés, et montés chez
l'individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par
toute la société dont il fait partie, à la place qu'il y occupe." (pp.371-372)
"L'histoire du portage est très importante.
L'enfant porté à même la peau de sa mère pendant deux ou trois ans à une tout
autre attitude vis-à-vis de sa mère qu'un enfant non porté ; il a un contact
avec sa mère tout autre que l'enfant de chez nous. Il s'accroche au cou, à
l'épaule, il est à califourchon sur la hanche. C'est une gymnastique
remarquable, essentielle pour toute sa vie. Et c'est une autre gymnastique pour
la mère que de le porter. Même il semble qu'il y ait ici naissance d'états
psychiques disparus de nos enfances. Il y a des contacts de sexes et de peaux,
etc." (p.377)
"Il y a les gens à oreillers et les gens sans
oreillers. - Il y a les populations qui se mettent très serrées en rond pour
dormir, autour d'un feu, ou même sans feu. Il y a des façons primitives de se
réchauffer et de chauffer les pieds. Les Fuégiens, qui vivent dans un endroit
très froid, ne savent que se chauffer les pieds au moment où ils dorment,
n'ayant qu'une seule couverture de peau (guanaco). - Il y a enfin le sommeil
debout. Les Masaï peuvent dormir debout. J'ai dormi debout en montagne.
J'ai dormi souvent à cheval, même en marche quelquefois : le cheval était plus
intelligent que moi. Les vieux historiens des invasions nous représentent Huns
et Mongols dormant, à cheval. C'est encore vrai, et leurs cavaliers dormant
n'arrêtant pas la marche des chevaux." (pp.378-379)
"La danse enlacée est un produit de la
civilisation moderne d'Europe." (p.381)
"Les inventeurs du savon ne sont pas les Anciens,
ils ne se savonnaient pas. Ce sont les Gaulois." (p.382)
"[L'éducation du sang-froid] est avant tout un
mécanisme de retardement, d'inhibition de mouvements désordonnés ; ce
retardement permet une réponse ensuite coordonnée de mouvements coordonnés
partant alors dans la direction du but alors choisi. Cette résistance à l'émoi
envahissant est quelque chose de fondamental dans la vie sociale et mentale. Elle sépare entre elles, elle classe même les sociétés dites primitives :
suivant que les réactions y sont plus ou moins brutales, irréfléchies,
inconscientes, ou au contraire isolées, précises, commandées par une conscience
claire.
C'est grâce à la société qu'il y a une intervention de
la conscience. Ce n'est pas grâce à l'inconscience qu'il y a une intervention
de la société. C'est grâce à la société qu'il y a sûreté des mouvements prêts,
domination du conscient sur l'émotion et l'inconscience." (pp.385-386)
-Marcel Mauss, "Les techniques du corps.", paru dans le Journal de Psychologie, avril 1936, repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2013 (1950 pour la première édition).
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