« Raphaël Glucksmann est troisième sur le podium dans les sondages pour les élections européennes […]
Pour l’instant, cette pole position à gauche suffit à
son bonheur, et à celui des socialistes. 9 à 13 % d’intentions de vote, il y a
très longtemps qu’ils n’ont pas été à pareille fête. Raphaël Glucksmann a fait
le trou à gauche, alors qu’il y a deux ans, Anne Hidalgo avait emmené les
socialistes au fond du trou, avec 1,75 % des voix. […]
La gauche de Glucksmann est résolument pro-européenne
et écologiste. Elle est aussi, assez parisienne et élitiste. Lui-même battait
sa coulpe il y a quelques années en reconnaissant être "culturellement" plus
à l’aise à New York ou Londres que dans la campagne picarde. Un réformisme,
finalement pas si éloigné du macronisme originel. Raphaël Glucksmann admet
voter à 80% comme les députés Renaissance au Parlement européen. »
-Renaud Dély, « Élections européennes 2024 : Raphaël Glucksmann en pole position à gauche », France.info, 29 mars 2023.
« Reconnaissons un mérite à Bernard-Henri Lévy.
Il a eu un fils (Antonin) qui a eu le bon goût de ne pas écrire de livre. Il
est devenu avocat : et, au moins, quand il défend François Fillon (ou
d’autres, d’ailleurs), il ne fait pas de philosophie comme son père… Quant à sa
fille (Justine), elle est devenue romancière et ne pratique ni l’essai ni la
philosophie. Chez les Glucksmann, le schéma semble différent : on est
visiblement essayiste à prétention philosophante de père en fils. Vous avez
aimé André (1937-2015), l’auteur de La Cuisinière et le mangeur
d’hommes, Les Maîtres penseurs ou La Troisième
Mort de Dieu ? Celui qui critiquait le totalitarisme dans les
années 1970 avant d’appeler à voter pour Nicolas Sarkozy en 2007 et d’être
décoré de la Légion d’honneur en 2009 par le même Sarkozy devenu entre-temps
président (sans doute plus pour services électoraux rendus que pour la qualité
intellectuelle de son œuvre déjà bien oubliée) ? Vous allez adorer Raphaël
(né en 1979), le nouveau visage du progressisme chic qui s’est imposé dans les
médias et en librairie depuis quatre ans maintenant.
Il n’est certes pas très original de renvoyer Raphaël
Glucksmann à son père : c’est même très attendu, voire carrément en
dessous de la ceinture, diront certains. Mais il se trouve que ce sont son
« œuvre » et sa « pensée » elles-mêmes qui nous y
contraignent. Nous aurions vraiment préféré qu’il se spécialise en
assyriologie, en biologie moléculaire ou en philosophie des mathématiques et
pouvoir ainsi le laisser tranquille. Mais non, il s’est malheureusement
installé sur le même créneau que son père : celui de l’essayisme politique
« de gauche » creux et moralisant à prétention philosophique, le tout
bien en phase avec l’air du temps évidemment. Raphaël Glucksmann nous a déjà en
effet gratifié de trois livres depuis 2015 : il est très présent dans les
médias, jusqu’à avoir même une brève expérience de patron de presse à la tête
du Nouveau Magazine littéraire entre janvier et août 2018… Mais en quoi
consiste exactement la « pensée » de Raphaël Glucksmann ? [...]
Raphaël Glucksmann fait son apparition sur la scène
intellectuelle de façon autonome à l’occasion des attentats du 7 janvier
2015 avec son livre Génération gueule de bois (sous-titre : Manuel
de lutte contre les réacs). La quatrième de couverture se veut volontairement
angoissante et dramatique :
Djihad au cœur de Paris, croisade
antieuropéenne de Poutine, FN premier parti de France, stars négationnistes du
Web : des forces réactionnaires que tout semble distinguer à première vue
lancent un défi commun à nos principes et nos modes de vie.[…]
Pour une génération élevée dans le mythe
de la fin de l’histoire, la gueule de bois est terrible.
Sommes-nous prêts pour le combat qui
vient ?
Ce qui caractérise immédiatement le style intellectuel
de Raphaël Glucksmann, on le voit bien, c’est ce que l’on pourrait appeler le prophétisme
générationnel. Un trait sociologique que l’on trouvait déjà chez les
nouveaux philosophes : « Notre génération a une responsabilité
historique. » Cette incantation s’opère sur fond d’opposition binaire
simpliste entre un « avant » où tout était clair, rassurant avec
des repères stables (la fin de l’histoire, l’expansion planétaire de la
démocratie et des idéaux humanistes) et un « après » inauguré ici par
les attentats du 7 janvier 2015 qui ouvre un âge d’angoisse, une ère d’incertitude
marquée par une perte des repères traditionnels. Pas d’analyse politique,
encore moins géopolitique du pourquoi de la situation : le discours est à
la fois moralisateur et anxiogène, avec une confrontation sommaire entre
les forces du Bien et les forces du Mal identifiées à des « forces
réactionnaires », des puissances inquiétantes qui nous
« menacent », d’ailleurs toutes mises au même niveau sans
hiérarchie : sans être un partisan acharné du Front national (aujourd’hui
Rassemblement national), on pourrait trouver problématique de mettre au
même niveau un parti politique qui se présente légalement (jusqu’à preuve du
contraire) à des élections dans un pays ayant malgré tout quelques apparences
de démocratie comme la France, et les attentats djihadistes « au cœur de
Paris ».
Quant aux « stars négationnistes du Web »,
si elles contreviennent certes à la loi et si, bien évidemment, leurs propos
sont condamnables, elles ne commettent pas directement d’attaques physiques sur
des personnes. Mais Raphaël Glucksmann ne semble pas avoir, comme feu son père,
un grand sens de la nuance ni de l’analyse : pour lui, les éléments du
réel vont par paquets, il y a le Bien d’un côté et le Mal de l’autre, un (bloc-notes
du) point c’est tout.
Autre trait commun aux nouveaux philosophes des
années 1970 et en lien avec le prophétisme : l’exhortation lyrique
à la lutte qui remplace l’analyse. « Sommes-nous prêts pour le combat
qui vient ? » Il n’y a, comme on l’a dit, rien à comprendre (ou très
peu), tout est très simple : il y a le Bien et le Mal. Il faut donc lutter
contre le Mal (le FN, le terrorisme, le négationnisme, la réaction, etc.) au
nom du Bien (la démocratie, l’humanisme, le progressisme, la république).
Ce qui frappe aussi dans cette quatrième de
couverture, ce sont ces paragraphes courts (parfois une seule phrase) sans
lien logique entre eux, ce qu’on appelle en linguistique la parataxe. On
trouve très souvent ce procédé dans les textes de Bernard-Henri Lévy : il
n’est qu’à ouvrir au hasard n’importe lequel de ses livres ou de ses
« Bloc-notes » dictés pour Le Point (et publiés ensuite en volume
sous le titre Questions de principes) pour s’en convaincre. Cette figure
de style produit un double effet d’accélération de l’écriture (les liens logiques
ont toujours une certaine lourdeur et ont tendance à ralentir le rythme) et de
désordre à la fois lucide et inspiré. En effet, comme dans les romans
américains des années 1930-1940 (Faulkner, Hemingway, Dos Passos), nous
sommes projetés directement dans le monologue intérieur d’un penseur puissant à
l’intérieur duquel les idées se bousculent, toutes plus géniales les unes que
les autres… Cette façon d’écrire va bien dans le sens de ce que nous
disons : le but n’est pas de faire appel à l’intelligence du lecteur avec
une argumentation (encore moins une démonstration) dotée d’articulations
logiques solides et qui progresserait ainsi d’étape en étape. Il est de
produire cet effet de prophétisme générationnel lyrique incarné dans ce
« nous » à prétention universaliste se projetant héroïquement dans un
« après » incertain.
Transportons-nous à l’autre bout de l’œuvre
de Raphaël Glucksmann, jusqu’à la conclusion de son dernier livre,
intitulée « En sommes-nous capables ? » (écho au
« Sommes-nous prêts pour le combat qui vient ? » qui concluait
la quatrième de couverture du livre de 2015). Le procédé semble exactement
identique et même encore renforcé. Une phrase par paragraphe, pas plus.
Nous sommes les enfants du vide.
Nous savons que la société de solitude qui
nous a vus naître n’est pas durable.
Nous savons que les anciennes idéologies,
les vieux partis, les antiques structures ne nous aideront pas à en sortir.
[…]
Nous savons quel horizon esquisser et quelle
route emprunter.
Nous savons ce qui nous reste à faire.
Nous en sommes capables.
Comme on le voit, Raphaël Glucksmann emprunte à BHL
(et aussi à son père) l’asyndète et à François Hollande… l’anaphore !
Entre son père biologique et ses deux pères spirituels, c’est effectivement
vraiment un « enfant du vide » sur le plan intellectuel ! On
navigue ici entre approximation sociologique (son concept de « société de
solitude », qu’il essaie maladroitement d’expliquer d’ailleurs dans la
première partie de son livre, n’a pas la moindre consistance scientifique et
relève d’une sociologie spontanée de journaliste et d’essayiste, ni plus ni
moins), opposition sommaire (et, en un sens, très macronienne) entre
l’« ancien monde » sclérosé et inerte et le « nouveau
monde » inédit qui s’ouvre à nous où tout serait à réinventer pour ceux
qui en auraient le courage, perspectives eschatologiques à la fois abyssales et
absolument grotesques (« notre rémission future », « une
promesse d’aube se lève dans le crépuscule », un
« horizon ») : on demeure totalement atterré devant une prose d’une
telle nullité. Et l’on se demande vraiment comment de telles bêtises peuvent
passer la porte d’une maison d’édition et se retrouver imprimées à des milliers
d’exemplaires, leur auteur faisant l’objet d’articles, d’entretiens et de
débats, dirigeant pendant huit mois un magazine national (Le Nouveau Magazine
littéraire) dont la vocation est d’animer le débat d’idées en France, et ayant
son rond de serviette comme « débatteur » sur France Inter dans une
émission politique du dimanche matin. Mais, « nous le savons », plus
on assène, plus on a de chances d’impressionner son public par cette force de
conviction inébranlable.
Le prophète, comme l’a montré Max Weber dans son livre
sur le judaïsme antique, s’oppose au prêtre, comme l’exceptionnel s’oppose à
l’ordinaire. Le prophète est en effet celui qui, dans des temps troublés et
incertains, se lève, prend la parole pour dire le sens du présent et projeter
le groupe vers l’avenir, alors que tout le monde est inquiet et que plus
personne ne sait quoi dire. Dans la tradition biblique, il est inspiré
directement par Dieu pour remettre le peuple qui doute dans le droit chemin, le
rassurer et aussi le tancer quand il ne respecte pas ses valeurs. L’avantage
de la position du prophète est donc clair : comme on l’a vu, pas besoin
d’argumenter, de démontrer, de raisonner. Parler suffit. Sans s’en
référer à un Dieu dont l’existence aujourd’hui ne fait plus consensus, il
suffira de se référer à quelques idoles majuscules du Bien :
la Démocratie, les Droits de l’homme, l’Humanisme, le Progrès, la République.
Le problème est que, dans le cas de Raphaël
Glucksmann, ce discours « prophétique » (ou qui se voudrait tel) vire
carrément à la confusion mentale. On demeure ainsi sidéré de la phrase
d’ouverture de Génération gueule de bois qui donne,
précisément, l’impression d’avoir été écrite après une soirée bien trop arrosée
:
Nous sommes tous des flics juifs
arabo-martiniquais dessinateurs libertaires de prophètes clients de supérette
kasher.
Cette phrase, voulue telle par l’auteur, pose le même
problème que le « Je suis Charlie » qui a fonctionné comme un
véritable impératif catégorique pendant l’hiver 2015 et qui n’a jamais vraiment
été interrogé. Un simple pas de côté, une petite prise de distance, une vague
velléité de désolidarisation par rapport à ce slogan suffisaient de toute façon
à classer celui qui les manifestait parmi les partisans de Dieudonné, Soral ou
autres épouvantails agités comme une avant-garde de l’armée de la bête immonde.
Pourtant, ce slogan pose le même problème que la phrase de Raphaël
Glucksmann. Les psychiatres nous ont en effet appris à ne pas confondre
empathie et confusion émotionnelle : l’empathie consiste à se mettre à
la place de l’autre en imaginant sa souffrance, mais en gardant conscience de
la différence entre soi et lui (se mettre à la place de l’autre, ce n’est pas
être l’autre, tout élève de terminale ayant suivi un vague cours de philosophie
sur autrui sait cela) ; la confusion émotionnelle, au contraire de
l’empathie, suppose l’indistinction entre la souffrance de l’autre et soi.
Depuis le « nous sommes tous des juifs allemands » en soutien à
Daniel Cohn-Bendit en 1968, puis le « nous sommes tous Américains »
de Jean-Marie Colombani dans son l’éditorial du Monde du 12 septembre 2001, ce genre de formules
mobilisatrices est devenu un réservoir de clichés (au même titre que les
« de quoi Untel est-il le nom ? »).
Nous sommes donc tous celui que l’éditorialiste ou le
penseur vedette a décrété que nous étions. Je ne me mets plus à la place de l’autre,
je crois être l’autre. Ce qui n’a bien entendu aucun sens. Dire « Je suis
Charlie » n’avait aucun sens. Il aurait fallu dire « Je suis
solidaire avec Charlie », « Je compatis avec Charlie »,
« Je souffre pour Charlie », tout ce qu’on veut, mais pas « Je
suis Charlie ». Mais notre époque qui vit de confusion et d’émotion
peut-elle produire autre chose que de la confusion émotionnelle ? Donc,
non : nous ne sommes pas tous des flics, ni tous des juifs, ni tous des
Arabes, ni tous des Martiniquais, ni tous des dessinateurs libertaires, et
sûrement pas, encore moins, un mélange de tout ça, même si certains d’entre
nous peuvent se réclamer ponctuellement de telle ou telle de ces étiquettes
identitaires.
Dès la première phrase de son premier livre, Raphaël
Glucksmann veut être éclatant, il n’arrive qu’à être ridicule. Il pèche à la
fois par confusion et simplification, mais les deux ne sont pas forcément
opposés : quand on une vision du monde binaire, manichéenne et étriquée,
on ne peut produire autre chose que de la confusion, dans un style
journalistique d’ancien élève de Science Po informé des « grands enjeux
internationaux » et qui surenchérit, par ailleurs, dans la métaphore
tragico-lyrique.
Nous avons perdu notre virginité rue
Nicolas-Appert et Porte de Vincennes. Le palais postmoderne dans lequel nous
avons grandi s’est effondré sur et dans nos têtes.
Une petite référence à la mort chez Heidegger, ça peut
aussi faire chic et ça impressionne le lecteur moyen de Télérama qui
n’a généralement pas lu une ligne de l’auteur d’Être et temps :
L’adversité – ou la prise de
conscience que l’adversité existe, irréductible – peut nous sortir de
notre aboulie, rendre ces existences dont nous doutions
« authentiques », telle la rencontre de la mort selon Heidegger. Il
n’y a plus le choix […].
Au milieu de cette mélasse parataxique incantatoire et
catégorique (« Il n’y a plus le choix », mais pourquoi ? On ne
sait pas, toujours aucune explication…), Raphaël Glucksmann ne se
demande d’ailleurs pas une seconde si la référence allusive à Heidegger, membre
du NSDAP de 1933 à 1945, est réellement pertinente pour valoriser les idéaux
humanistes, démocratiques et progressistes dont il se réclame. Tout lecteur un
minimum honnête de Heidegger sait en effet qu’il ne souscrivait à aucune de ces
positions politiques. Cela revient peu ou prou à se réclamer du pape lors
d’un congrès sur l’athéisme. Pas de quoi inquiéter notre brillant
« progressiste », qui poursuit dans son argumentation avec la finesse
d’un rouleau compresseur :
Sommes-nous armés pour cela ? Peut-on
avoir grandi en Europe de l’Ouest dans les années 1980, 1990 ou 2000 et
trouver en soi les ressources intellectuelles, psychiques, physiques
nécessaires à la lutte ? « L’hiver arrive », dit la série Game
of Thrones : sommes-nous équipés pour les grands froids qui s’annoncent
et leurs cortèges de zombies plus fachos les uns que les autres ?
De Heidegger à la série télévisée Game of
Thrones, Raphaël Glucksmann a comme on le voit un panel de références très
large et inversement proportionnel à son sens du ridicule. Il semble oublier au
passage que le fameux « Winter is coming » se trouve déjà presque
textuellement chez Shakespeare avant d’être dans Game of Thrones qui adresse
ainsi un clin d’œil au maître du Globe Theater. [...]
Mais qui chasse les « zombies fachos » (on
se croirait dans un jeu vidéo type Resident Evil !), sinon cette
« gauche zombie » dont parlait Laurent Bouvet dans l’essai qui porte
ce titre ? En tout cas, Raphaël Glucksmann n’a pas besoin de « se
mettre à nu » : son texte le montre déjà en slip.
Dans une période pour le moins difficile pour le parti
socialiste (score de 6 % aux élections présidentielles de 2017, vente du
siège historique du parti rue de Solferino en novembre de la même année),
Raphaël Glucksmann semble un des derniers à croire encore au discours que ce
camp politique tient depuis les années 1980 et l’élection de François
Mitterrand. Héritier, là encore, de son père, il se fait fort de ranimer une
flamme socialiste pourtant très blafarde. Avec Les Enfants du vide,
il a constitué une sorte de bréviaire pour militant de gauche à bonne
conscience « citoyenne » : de l’écologie, de la démocratie
participative, pour que le « citoyen » devienne enfin
« acteur » « du » politique et se « ressaisisse »
des « enjeux du XXIe siècle », dans une « époque » où
le monde devient de plus en plus « complexe ». On pourrait accumuler
des kilomètres de ces expressions ressassées inlassablement, en un discours
tout prêt et bien huilé façon Science-Po. On peut ouvrir le livre à n’importe
quelle page et avoir le sentiment d’être dans une réunion du Parti socialiste,
ou ce qu’il en reste. Un peu de storytelling générationnel sur les héritiers de
Mitterrand, un peu (beaucoup) d’indignation sur la catastrophe écologique qui
vient et l’irresponsabilité des hommes politiques, des vœux pieux sur un
« réveil » de la conscience citoyenne dans un temps
« postpolitique » et « postdémocratique » :
Nous
sommes saisis d’un vertige dont l’humanisme moderne, dans son acception classique,
ne se relèvera pas. Deux voies s’offrent à nous. Fuir en avant dans l’hybris
techniciste et individualiste. Ou entamer une révolution mentale, sociale,
économique et politique.
Ce genre de phrase sonne bien, et on est sûr de faire
de l’effet. Sidérer par des grands mots, jouer sur l’appréhension et la peur
dans un monde incertain, tétaniser en montrant que des choix bouleversants
s’imposent à nous, tous ces procédés rhétoriques sont inusables. Mais les
dénonciateurs de la démesure de la technique devraient – encore une
fois – se demander si les gens qui en ont parlé comme Heidegger sont
vraiment dans leur camp. De plus, opposer une révolution mentale totale, que
seule rendrait possible le philosophe-prophète, à la marche de la technique,
aveugle et stupide, dangereuse et incontrôlable, n’a rien de particulièrement
original. Combien de gourous n’ont pas dit peu ou prou la même chose, reprenant
sans cesse la même opposition sommaire de l’esprit et de la matière ?
[...] Mais cela ne passe pas pour particulièrement
philosophique que de dire cela, car on attend au contraire du penseur qu’il
nous offre un « supplément d’âme » (Bergson), non qu’il acquiesce aux
bienfaits des technologies qui contribuent à notre bien-être quotidien. Il est
en effet acquis, chez un nombre incalculable d’auteurs d’obédiences diverses
– mais tous d’accord sur ce point –, que le bien-être est vulgaire,
car individuel et limité, sensuel et donc assez « sale », alors que
le Bien, qui est l’objet de toutes les spéculations du philosophe total, est
universel, spirituel, donc admirable. Les critiques du progrès qui n’ont que la
révolution mentale à la bouche ne voient pas que ce sont eux qui n’ont pas fait
le saut de la révolution moderne, qui se propose d’améliorer la condition matérielle
des hommes et de les laisser ensuite prendre soin de leur esprit comme ils
l’entendent. Ils n’ont pas fait cette révolution mentale qui aboutirait à
l’abandon de cette opposition intenable entre le corps et l’esprit.
L’individualisme a quelque chose d’insupportable pour
une conscience de gauche « socialiste ». L’individu n’a le droit à
l’existence que s’il a préalablement été transcendé par un beau laïus citoyen.
Sans cela, il est seul, tel le sauvage Rousseau. Il est donc malheureux, mauvais,
incapable d’entendre cette dialectique du particulier et de l’universel. [...]
On voit que les choses n’ont pas énormément changé,
malgré les efforts de la gauche pour se soucier des conditions de vie réelles
des Gilets jaunes. Le « peuple » est toujours pris pour un
ensemble à rassembler en une « masse », qu’il faut éclairer et
diriger pour son propre bien. Mais la réconciliation finale entre
l’intellectuel et la masse – par laquelle l’intellectuel se fondrait dans
la « masse », tandis que la « masse » serait haussée au
niveau de l’intellectuel – ne semble pas à l’ordre du jour : les deux
se méconnaissent mutuellement et ont du mal à trouver le moindre terrain
d’entente. [...]
Raphaël Glucksmann nous raconte au détour d’un
chapitre comment il rêverait de travailler avec des terminales sur ce sujet de
bac : « Pourquoi avons-nous intérêt à étudier l’histoire ? »
Nul doute que le « nous » du sujet a dû le séduire. Sa réponse :
Pour
appréhender la portée de ce que nous faisons, tous ensemble, ce mercredi
15 juin 2016 au matin, pour en saisir le sens, la nécessité. Pour savoir
ce qu’être « rabelaisien », « cartésien », « voltairien »
ou « français » veut dire.
L’histoire de France est faite pour aboutir à un beau
cours de philo. On serait même tenté de dire, comme Nietzsche à propos de Hegel, que « le sommet et
l’aboutissement du processus universel coïncideraient avec sa propre existence
berlinoise ». À propos de Paul Bert, ministre de l’Instruction
publique et des Cultes en 1882, Raphaël Glucksmann note que « le ministre voit dans l’instruction publique
une évangélisation républicaine : Il faut que nous fassions pour l’école
ce que nos pères faisaient pour leurs églises ». Le programme de la
IIIe République est résumé : tous les enfants doivent accéder au
savoir qui permet la citoyenneté. Dans ce cadre, la philosophie tient lieu de
théologie républicaine. [...]
Il est pour le moins ridicule de croire que le
professeur serait un missionnaire en charge d’évangéliser les populations.
Comme dans tout métier, sans doute, une certaine humilité est nécessaire. Ceux
qui croient défendre la profession en lui prêtant une dimension sublime ne
voient pas qu’ils se déconsidèrent auprès de l’opinion publique. Et comme ils
se sentent mal-aimés, ils en rajoutent encore sur le rôle
« essentiel » que doit jouer la discipline pour élever l’homme de la
nature à la culture, afin de faire accéder le citoyen à la vraie liberté, celle
de la pensée qui se défie de l’opinion et qui exerce son jugement sans préjugé
aucun, etc. Sans préjugés, sauf les leurs, qui semblent indéracinables."
-Henri de Monvallier & Nicolas Rousseau, Les imposteurs de la philo, Le Passeur, Première édition, 2019.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire