vendredi 24 juin 2022

L’Anti-Œdipe : Une introduction à la vie non fasciste, par Michel Foucault + Notes sur L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari

 

Le texte de Foucault sert de préface à l’édition américaine de L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il a ensuite été publié dans Dits et écrits, de Michel Foucault (Gallimard, 1989). 

« Pendant les années 1945-1965 (je pense à l’Europe), il y avait une certaine manière correcte de penser, un certain style de discours politique, une certaine éthique de l’intellectuel. Il fallait être à tu et à toi avec Marx, ne pas laisser ses rêves vagabonder trop loin de Freud, et traiter les systèmes de signes -le signifiant- avec le plus grand respect. Telles étaient les trois conditions qui rendaient acceptable cette singulière occupation qu’est le fait d’écrire et d’énoncer une part de vérité sur soi-même et sur son époque.

Puis vinrent cinq années brèves, passionnées, cinq années de jubilation et d’énigme. Aux portes de notre monde, le Vietnam, évidemment, et le premier grand coup porté aux pouvoirs constitués. Mais ici, à l’intérieur de nos murs, que se passait-il exactement ? Un amalgame de politique révolutionnaire et antirépressive ? Une guerre menée sur deux fronts -l’exploitation sociale et la répression psychique ? Une montée de la libido modulée par le conflit des classes ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, c’est par cette interprétation familière et dualiste que l’on a prétendu expliquer les événements de ces années. Le rêve qui, entre la Première Guerre mondiale et l’avènement du fascisme, avait tenue sous son charme les fractions les plus utopistes de l’Europe - l’Allemagne de Wilhelm Reich et la France des surréalistes - était revenue pour embraser la réalité elle-même : Marx et Freud éclairés par la même incandescence.

Mais est-ce bien là ce qui s’est passé ? S’est-il bien agi d’une reprise du projet utopique des années trente, cette fois à l’échelle de la pratique historique ? Ou y a-t-il eu, au contraire, un mouvement vers des luttes politiques qui ne se conformaient plus au modèle prescrit par la tradition marxiste ? Vers une expérience et une technologie du désir qui n’étaient plus freudiennes ? On a certes brandi les vieux étendards, mais le combat s’est déplacé et a gagné de nouvelles zones.

L’Anti-Oedipe montre, tout d’abord, l’étendue du terrain couvert. Mais il fait beaucoup plus. Il ne se dissipe pas dans le dénigrement des vieilles idoles, même s’il s’amuse beaucoup avec Freud. Et surtout, il nous incite à aller plus loin.

Ce serait une erreur de lire L’Anti-Oedipe comme la nouvelle référence théorique (vous savez, cette fameuse théorie qu’on nous a si souvent annoncée : celle qui va tout englober, celle qui est absolument totalisante et rassurante, celle, nous assure-t-on, dont « nous avons tant besoin » en cette époque de dispersion et de spécialisation d’où « l’espoir » a disparu). Il ne faut pas chercher une « philosophie » dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts-surprise : L’Anti-Oedipe n’est pas un Hegel clinquant. La meilleure manière, je crois, de lire L’Anti-Oedipe, est de l’aborder comme un « art », au sens où l’on parle d’« art érotique », par exemple. S’appuyant sur les notions en apparence abstraites de multiplicités, de flux, de dispositifs et de branchements, l’analyse du rapport du désir à la réalité et à la « machine » capitaliste apporte des réponses à des questions concrètes. Des questions qui se soucient moins du pourquoi des choses que de leur comment. Comment introduit-on le désir dans la pensée, dans le discours, dans l’action ? Comment le désir peut-il et doit-il déployer ses forces dans la sphère du politique et s’intensifier dans le processus de renversement de l’ordre établi ? Ars erotica, ars theoretica, ars politica.

D’où les trois adversaires auxquels L’Anti-Oedipe se trouve confronté. Trois adversaires qui n’ont pas la même force, qui représentent des degrés divers de menace, et que le livre combat par des moyens différents.

1. Les ascètes politiques, les militants moroses, les terroristes de la théorie, ceux qui voudraient préserver l’ordre pur de la politique et du discours politique. Les bureaucrates de la révolution et les fonctionnaires de la Vérité.

2. Les pitoyables techniciens du désir - les psychanalystes et les sémiologues qui enregistrent chaque signe et chaque symptôme, et qui voudraient réduire l’organisation multiple du désir à la loi binaire de la structure et du manque.

3. Enfin, l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique (alors que l’opposition de L’Anti-Oedipe à ses autres ennemis constitue plutôt un engagement tactique) : le fascisme. Et non seulement le fascisme historique de Hitler et de Mussolini - qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses - mais aussi les fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite.

Je dirais que L’Anti-Oedipe (puissent ses auteurs me pardonner) est un livre d’éthique, le premier livre d’éthique que l’on ait écrit en France depuis assez longtemps (c’est peut-être la raison pour laquelle son succès ne s’est pas limité à un « lectorat » particulier : être anti-Oedipe est devenu un style de vie, un mode de pensée et de vie). Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comment débarrasser notre discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs, du fascisme ? Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s’étaient logées dans les replis de l’âme. Deleuze et Guatari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps.

En rendant un modeste hommage à saint François de Sales (Homme d’Eglise du XVIIe siècle, qui fut évêque de Genève. Il est connu pour son Introduction à la vie dévote), on pourrait dire que L’Anti-Oedipe est une introduction à la vie non fasciste.

Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de la vie quotidienne :

* Libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante.

* Faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale.

* Affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune) que la pensée occidentale a si longtemps tenu sacré en tant que forme de pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniformité, les flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire mais nomade.

* N’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire.

* N’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de Vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique.

* N’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse les « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement, l’agencement de combinaisons différentes. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation ».

* Ne tombez pas amoureux du pouvoir.

On pourrait même dire que Deleuze et Guattari aiment si peu le pouvoir qu’ils ont cherché à neutraliser les effets de pouvoir liés à leur propre discours. D’où les jeux et les pièges que l’on trouve un peu partout dans le livre, et qui font de sa traduction un véritable tour de force. Mais ce ne sont pas les pièges familiers de la rhétorique, ceux qui cherchent à séduire le lecteur sans qu’il soit conscient de la manipulation, et finissent par le gagner à la cause des auteurs contre sa volonté. Les pièges de L’Anti-Oedipe sont ceux de l’humour : tant d’invitations à se laisser expulser, à prendre congé du texte en claquant la porte. Le livre donne souvent à penser qu’il n’est qu’humour et jeu là où pourtant quelque chose d’essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand sérieux : la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles, colossales, qui nous entourent et nous écrasent, jusqu’aux formes menues qui font l’amère tyrannie de nos vies quotidiennes. »

 

***

 

Il s’agit maintenant de notes du cours de M. Jean-Baptiste Vuillerod, « La philosophie face à Mai 68 : repenser l’action politique » (Université Paris 10 Nanterre – La Défense,1er semestre 2015-2016) :

« En 68 sort la thèse principale de Deleuze, Différence et Répétition. Elle exprime sous forme académique ses thèses. En 69, Logique du sens est déjà un peu plus atypique.  

En mai 68, Deleuze enseigne à Lyon, il est l’un des seuls professeurs à soutenir le mouvement. Il rencontre Guattari.

1972, sortie de L’Anti-Œdipe. Ontologie, machine désirante, désir schizophrénique. Il s’inscrit dans une tentative de révolutionner la forme de l’œuvre philosophique (voir aussi Glas de Derrida).

Plan du livre : 4 chapitres : Chapitre I, section 1 à 3, l’ontologie des machines désirantes. Section 4, le problème politique de la répression du désir par lui-même. Pourquoi désire-t-on la répression ?

Deuxième chapitre : critique de la psychanalyse comme l’une des institutions qui permet l’auto-répression du désir. Lorsqu’on dit que le désir circule dans le champ familial, on l’enferme dans la honte et on l’amène à s’auto-réprimer.

Troisième chapitre : théorie de l’histoire. Toutes les sociétés construisent une forme de répression du désir dont l’Œdipe est la dernière variante.

Quatrième chapitre : la schizo-analyse. Une théorie de l’inconscient qui cherche à comprendre de quelle façon on peut se libérer de l’auto-répression du désir.

Première thèse de l’ontologie : Tout est machine et connexion de machine. Une machine est un flux et/ou une coupure de flux. Ex : l’électricité est un flux, coupé par un élément de la lampe, nouveau flux, lumière, flux, le Capital de Marx. Chaque chose est Machine énergie et machine-organe. Seule la connexion avec autre chose peut nous permette de produire. Théorie de la rencontre. On n’agit pas spontanément, mais par rencontre. Chaque chose est renvoyée à autre chose.

Pourquoi parler de coupure plutôt que simplement de causalité ? Le courant électrique n’est pas là pour alimenter la lampe, mais il circule et la lampe vient couper le flux. Cette position de la lampe à une dimension d’imprévue : c’est l’événement. Le flux ne sait pas vers quoi il va.

La machine est pensée contre la structure de Lacan (dont Guattari fut le disciple). La machine introduit le concept de coupure. Mai 68 est vu par Guattari comme une rupture dans l’ordre de la causalité. Bouleversement de structures éternelles de l’inconscient.

L’œuvre, l’appel à libérer le désir, parlaient à l’époque aux MLF ou au mouvement homosexuel.

Ce qui intéresse Deleuze, à ce moment, n’est pas l’essence, mais le fonctionnement. Comment les choses fonctionnent-elles ? Par rencontre et coupure de flux. L’homme est machine d’une machine sociale.

Kant affirme la distinction radicale entre l’organique (unité immanente) et le mécanique (créés par l’homme). Samuel Butler, métaphysicien repris par Deleuze et Guattari, affirme que cette distinction n’est pas réelle (l’homme n’est pas une vraie unité, il a des sous-systèmes dont il peut être délesté, comme les handicapés). L’homme est codé (ADN) comme une machine. Indistinction de l’organique et du machinique.

Pourquoi machines désirantes ? Désir parce qu’il faut bien un principe de fonctionnement. C’est parce qu’il y a désir que les machines produisent des flux. Le désir n’est pas pensé comme un objet qui manque au sujet, mais comme le conatus, la tendance à persister dans l’être. On ne désire pas un objet. Le désir, c’est le fait d’émettre un flux. Il n’y a pas encore de sujet humain dans cette ontologie. Il y a désir avant même qu’il y est un objet à désirer. Le désir est ensuite coupé par quelque chose, qui nous interprétons a posteriori comme ce que nous voulons.

De Zamba, philosophe mexicain, a appelé « ontologie plate » celles de Deleuze et Badiou, opposées à l’ontologie scalaire, avec une échelle des êtres.

Wolf a distingué deux branches de la métaphysique : la métaphysique générale (qu’est-ce que l’être ?) et la métaphysique spéciale, divisée en théologie (étude de l’être suprême), la psychologie (étude de l’âme) et cosmologie (étude de l’âme).

Heidegger critique la métaphysique chrétienne (dans Kant et le problème de la métaphysique), qui s’est concentrée sur la métaphysique spéciale. La modernité (Kant) marque selon Heidegger un retour à l’étude de l’être en tant qu’être.

Kant détruit la métaphysique au sens classique. Heidegger en fait une lecture « ultra-tordue ».

Dans l’ontologie plate, l’être est identique. Mais pour Deleuze, l’univocité de l’être n’exclut pas des différences en son sein, entre la pierre immuable et le cerveau dont les connexions évaluent en permanence.

Dans la quatrième partie de l’Anti-Œdipe, le discours du schizophrène dévoile la vérité de l’être. Expérience transcendantale.

Dans l’antipsychiatrie, le schizophrène était vu comme une victime de la société plutôt que comme une maladie.

Deleuze et Guattari ont une position intermédiaire. La maladie du schizo n’en fait pas un personnage à enfermer ou dénué d’un discours intéressant sur la réalité des choses. L’Anti-Œdipe n’est pas un éloge de la schizophrénie, mais elle l’utilise pour en retirer quelque chose. Expériences schizophrénique de l’être via des citations d’artistes. Le schizophrène accède à l’essence de la réalité, mais n’en a pas conscience, ne peut pas le conceptualiser.

L’art est l’expression, la médiatisation ; il permet d’écrire des textes que la philosophie peut utiliser.

Le parti-pris de Deleuze, la schizophrénie et les expériences-limites comme cas pertinents pour accéder à l’être est largement contestable.

Penser comme fonctionnement plutôt que comme essence révèle l’influence de Nietzsche.

Deleuze part de Kant. Le criticisme détruit la prétention de connaître des essences éternelles. Destruction de la métaphysique. On ne connaît que le phénomène. Le sujet unifie l’expérience grâce à ses catégories (fondement de notre conscience). Mais Deleuze s’oppose à la disparition de l’ontologie. Il reproche à Kant d’avoir déduit le fondement du contenu de la conscience. Pour Deleuze, le fondement doit être autre que le fondé.

La conscience n’est qu’un moment, le produit d’une genèse, du développement de l’être. Elle ne se suffit pas à elle-même comme principe explicateur (critique de la phénoménologie). Il faut trouver le fonctionnement d’avant la conscience pour comprendre son émergence.

La vision du schizophrène correspond au fondement de la conscience, c’est pourquoi elle semble incompréhensible.

Chez Deleuze, l’être n’est jamais identique à lui-même. Deleuze, selon certains de ses commentateurs, ne fait pas une ontologie mais plutôt une « onto-génèse » ou une « philo-génèse ».

L’anti-Œdipe réfute la psychanalyse en montrant que le désir n’est pas simplement dirigé vers « papa-maman » mais potentiellement vers n’importe quel objet. Le désir « délire le monde ». Les interprétations psychanalytiques ramènent toujours le désir aux figures de la famille. Le désir est immédiatement social (« molaire »).

Pour Deleuze et Guattari, il est avantageux pour le capitalisme de réduire le désir à la famille, car dès lors qu’il déborde dans la société, tout devient possible. Pour créer une société, il faut un minimum d’organisation, des pôles de désir. Si le désir est totalement libéré, la société devient impossible. L’Anti-Œdipe est donc une critique de la psychanalyse, qui expliquait Mai 68 en termes de complexe d’Œdipe non résolu (thèse de Mendel et Stéphane). En Mai 68, le désir quitte la sphère de la famille pour gagner la société.

Pour eux, le désir n’a rien à voir avec la consommation de tel ou tel objet.

La société n’est possible que si le désir s’oriente vers certains objectifs, certaines tâches, certains objets. La société n’est possible que par répression.

Si tout est désir, comment la répression est-elle possible ? Deleuze et Guattari ajoutent au freudo-marxisme l’idée que le désir peut se réprimer lui-même, plutôt que d’être réprimé par le capitalisme.

L’auto-répression du désir est le problème central de l’Anti-Œdipe. Chaque société (Sauvage, barbare i.e étatique, civilisé i.e capitaliste) a produit des formes de répression du désir. Dans la société sauvage, le désir est reterritorialisation sur certains objets. Elle fonctionne grâce au marquage des corps (violence physique, intériorisation de la culture par le corps). Les sociétés barbares fonctionnent au ressentiment. Elle possède un despote paranoïaque (Prince) qui use de la loi et de la terreur pour conserver sa position. Le capitalisme fonctionne à la mauvaise conscience. Les flux sont libérés, la terreur endiguée. Production, consommation, accroissement du capital. Libération partielle du désir, qui subit une répression parce qu’on lui fait honte.

Une lecture du schéma historique de l’Anti-Œdipe est que les trois formes (sauvage, barbare, et civilisée) coexistent dans chaque société (validité synchronique et diachronique).

Dans les sociétés passées, la position familiale et sociale est inséparable. Le capitalisme les dissocie. La société est structurée par l’économie, la lignée ou la position dans la famille n’ont aucune importance. La famille devient privée. Elle se referme sur elle-même. Le désir y est alors enfermé. Œdipe est donc antérieur à la psychanalyse, il est créé par les structures du capitalisme (la famille nucléaire se forme avec la révolution industrielle, famille restreinte, exclusion des grands-parents du foyer, etc.).

Comment sortir de l’auto-répression du désir ? La répression ayant une dimension inconsciente, il paraît difficile d’en sortir. D’où le chapitre 4, introduction à la skizo-analyse, opposé à la psyché.

Destruction et création. Destruction de ce qui dans la société et dans l’inconscient même bloque le désir. Nouvelle manière de se rapporter aux êtres. Moment de relance, d’expérimentations. Il faut relancer le désir, créer de nouvelles connections, de nouvelles rencontres.

Lacan et les lacaniens ont détesté l’Anti-Œdipe.

Mais qu’est-ce qui va nous permettre de savoir que l’on détruit les bonnes choses ? Que l’on n’en crée pas de nouvelles ? Comment éviter les mauvaises rencontres (la drogue préoccupe Deleuze) ? La drogue ou le rejet total de la famille ou de la société n’est pas critiqué comme immorale mais comme empêchant la relance du désir. Autodestruction de soi-même et de ses possibles.

C’est pour lutter contre cette dérive irrationnelle que la vertu de prudence (Spinoza, Épicure, Lucrèce) est convoquée dans l’Anti-Œdipe.

Deleuze critique souvent la tradition rationaliste (Platon, Descartes, Kant, Hegel). Mais il valorise pourtant un moment de connaissance qui permet le bon usage des destructions / créations.

Au chapitre 3 de Différence et répétition, il explique qu’il élabore une philosophie du problème. Il faut poser le problème de la vérité non au niveau des solutions mais au niveau des problèmes. La vérité n’est pas seulement une correspondance de ma représentation et de l’objet.

L’énoncé « Je pense donc je suis » n’est pas intéressant, sauf si on le rattache au problème épistémologique de Descartes : fonder la vérité. Il faut rapporter les thèses soutenues au problème posé. Et donc, il faut se poser les bons problèmes pour pouvoir dire des choses intéressantes.

Deleuze s’oppose à Aristote, qui affirme que chaque homme cherche naturellement la vérité. Les vrais problèmes se posent non par un amour de la pensée (philosophia) mais à cause d’une rencontre. Nous sommes contraints à penser, saisis, poussés. Les problèmes sont dans l’histoire, dans le champ philosophique, social, politique. L’histoire brise la tendance fixiste de l’esprit. Contre Aristote, Deleuze affirme que l’esprit est naturellement bête : sa curiosité provient de rencontre, de bouleversement, de remises en cause extérieures.

Le travail philosophique de Deleuze & Guattari se situe donc à un niveau plus général, et dialogue avec davantage d’altérités, que la critique politique que fait Rancière.

Contre le Rancière et le Foucault du début des années 70, Deleuze & Guattari critiquent le maoïsme et son fonctionnement répressif. Ils voient plutôt des perspectives émancipatrices du côté du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et du MLF (Mouvement de Libération des Femmes). Pour les auteurs de l’Anti-Œdipe, le maoïsme ignore Mai 68, qui a réveillé un désir de supprimer la domination des femmes, des homosexuels, etc.

 

Le Champ d’inscription de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari.

Le terme de champ d’inscription vient des Règles de l’Art de Bourdieu. Il permet de comprendre à qui l’on répond, qui l’on combat ou soutient (alliés/adversaires théoriques, politiques, institutionnels, etc).

L’ouvrage de Deleuze et Guattari s’oppose aux groupuscules d’extrêmes gauche (maoïstes, trotskystes, anarchistes), au structuralisme (Saussure, Lacan, Lévi-Strauss, Althusser), à la psychanalyse.

Il appuie le freudo-marxisme, le FHAR, le MLF, et l’antipsychiatrie & la psychiatrie communautaire & la psychothérapie institutionnelle.

Au niveau de l’idéologie, l’extrême-gauche à une idéologie révolutionnaire (elle veut renverser le capitalisme) mais est guidée, inconsciemment, par des désirs réactionnaires (qui les pousse à recréer de la domination, à mépriser la parole des femmes, des homosexuels, etc.).

Outre ce niveau politique, il y a une critique théorique du structuralisme (Barthes, Lévi-Strauss, Althusser, Lacan, Saussure, Jakobson). Loi de l’échange des femmes chez Lévi-Strauss ; surdétermination chez Althusser ; désir toujours décalé dans le signifiant chez Lacan (ce qu’il appelle la Loi de la castration ou l’impossibilité de jouir réellement) ;

Sartre leur oppose que seule l’intentionnalité fait fonctionner les structures (les structures de la parenté dépendent de la conscience subjective des acteurs d’éviter l’inceste, par exemple). Quand les hommes font leur propre histoire, leur conscience intervient, la structure n’est pas suffisante pour expliquer le changement social.

Pour Deleuze et Guattari, Mai 68 a montré que les structures ne fonctionnent que pour la société en temps normal. « Les structures ne descendent pas dans la rue ». La machine introduit des coupures dans la structure. Ils ne font pas un retour à la conscience mais utilise le concept d’événement.  Mai 68 est donc le surgissement du désir, et non pas seulement la contestation du savoir-bourgeois ou de la relation pédagogique (Rancière, Foucault).

Un autre adversaire est la psychanalyse. R. Castel, ami de Foucault, écrit ainsi Le psychanalysme.

Deleuze et Guattari considère le FHAR et le MLF comme ambigus. Autour de la lacanienne Antoinette Fouque se constitue une nouvelle hiérarchie mandarinale. Les deux mouvements se rejettent aussi mutuellement.

Ils critiquent également la distinction freudo-marxiste désir / société, la seconde réprimant le premier. Cela n’explique pas l’auto-répression du désir, que l’on trouve plus chez Wilhelm Reich que chez Marcuse. Reich explique en effet le vote fasciste des ouvriers (à l’encontre de leurs intérêts objectifs) par l’idéologie fasciste, par le surmoi, par la répression du désir (entendu au sens sexuel).

Le problème de Reich, c’est son articulation de Marx et Freud. Deleuze et Guattari critique le freudo-marxisme de Reich pour en être resté à l’idéologie au lieu d’interroger le désir.

L’Anti-Œdipe est possible grâce à la fondation de Vincennes, qui offre une légitimité institutionnelle à Deleuze, la possibilité de s’exprimer. Même chose pour Guattari qui a travaillé 15 ans à la clinique de La Borde. La position de l’auteur influence la réception de l’œuvre. » 

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